Gazette printemps 2011 - Librairie le Square

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Science

Humaines Philosophie Philosophie du vivre, François Jullien, Gallimard, 17,90 € « Tantôt je pense, tantôt je vis » écrivait Valéry. Dès lors, comment la pensée peut-elle rejoindre un vivre qui la conditionne ? Face à cette interrogation, François Jullien pense qu’il n’est pas tant question de connaissance que de connivence. C'est-à-dire de sensations et de perceptions du monde auxquelles on accède par des écarts et des détours. L’écart suppose de construire les termes entre lesquels il y a du jeu, du frottement, les détours eux, permettent le mouvement et la mise en abîme de l’ouvert. Par conséquent, l’éveil de la pensée serait lié à la mise en échec des dualismes statiques et à la manière dont chaque concept s’ouvre à son opposé. Tout l’enjeu ici est donc d’élaborer une stratégie du vivre pour ne pas s’abandonner dans l’ici et maintenant ni non plus l’oublier. F.C

Histoire Les conférences de Morterolles, hiver 1895-1896, Alain Corbin, Flammarion, 19 € Durant l’hiver 1895-1896, un instituteur suivant les recommandations de Jules Ferry organise à l’heure de la veillée une série de conférences à destination des adultes de son village de Haute-Vienne, Morterolles. Seules traces de cet évènement, le sujet des conférences (leur texte ne nous est pas parvenu), et le nombre de participants pour chacune. Tout comme dans le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot (où Alain Corbin faisait la biographie d’un inconnu), l’historien tente de reconstruire à partir d’éléments infimes un univers. Quels villageois assistaient aux conférences, quelles étaient leurs connaissances, qu’attendaient-ils de ces soirées ? Dans un récit, alternant conférences recrées par l’historien et réflexions sur la transmission, Alain Corbin mène une expérience unique aux confins de la littérature et de l’histoire. Car il s’agit de retrouver la vision du monde d’un villageois de la fin du XIXème. Là où faute d’éléments, Alain Corbin avait du à propos de Pinagot s’arrêter à la matérialité des choses, il peut cette fois, par ces conférences, nous faire accéder à un monde sensible. Une entreprise fascinante. N.T

Le CRIF, de la Résistance juive à la tentation du lobby, Samuel Ghiles-Meilhac, Robert Laffont 21 € Le CRIF – Conseil Représentatif des Institutions Juives de France- tient une place unique en France. Dans une république censée ignorer particularismes et communautés, le CRIF a su ces vingt dernières années imposer sa voix sur la politique mémorielle de la Shoah, la lutte contre l’antisémitisme et la politique française au Proche-Orient. Si les déclarations du CRIF suscitent souvent la polémique, l’histoire, le fonctionnement de l’organisation sont peu connues. Mêlant histoire et sociologie politique, Samuel Ghiles-Meilhac retrace l’évolution du positionnement du CRIF- au gré de quelles vicissitudes, le CRIF est-il passé de la discrétion assimilationniste des débuts affirmant du bout des lèvres l’attachement des Juifs à Israël à l’isolement d’aujourd’hui, conséquence d’un soutien inconditionnel à la politique israëlienne? Ce livre dans une langue d’une remarquable clarté offre une réflexion dépassionnée sur cette histoire et nous livre de nombreuses clefs pour appréhender un débat confus, ainsi que des éléments pour réfléchir à la représentation politique des minorités en France. N.T.

Le chagrin et le venin, Pierre Laborie, Bayard, 21 € Pierre Laborie s’interroge sur la vision qui domine aujourd’hui de la France occupée, que ce soit dans l’opinion commune ou bien dans les ouvrages d’historiens reconnus. Mais aussi sur la manière dont ce regard fut l’objet de constructions dont il est possible de faire l’histoire. Dans la lignée de Foucault, « on montre aux gens, non pas ce qu’ils ont été, mais ce qu’il faut qu’ils se souviennent qu’ils ont été », Laborie démonte les discours convenus et le bien fondé de nos représentations tout en s’interrogeant sur l’usage du passé. Ainsi, P. Laborie est proche de Marc Bloch. « Les faits historiques sont, par essence, des faits psychologiques ». En s’appuyant sur le film de Marcel Ophüls, Le chagrin et la pitié, Laborie se demande comment on est passé de la légende d’une France résistante au discours dominant d’une France collaboratrice et opportuniste. Pour lui, c’est d’abord en fonction de ce que les acteurs sociaux pouvaient connaître et appréhender des événements, en fonction de ce que ces problèmes représentaient pour eux au moment où ils les vivaient, qu’ils doivent être remis en perspective. Au risque sinon « qu’à force de considérer notre histoire comme un sac de lâchetés à vider, on finisse par atteindre ceux qui se sont opposés à la lâcheté » (Paul Thibaud). P. Laborie ne cherche pas à minimiser la collaboration, il cherche à mettre en perspective ce « tous coupables » qui ne tient pas compte des mouvements sociaux, des organisations et des distinctions au sein de la résistance. Même s’il est abusif d’avancer l’idée d’une société en résistance, Laborie invite à penser une société de non consentement. Au regard des enjeux mémoriels, c’est une réflexion d’un grand courage. F.C


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