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L’intuition et les choix éthiques

les autres, elles en sont également le résultat. Elles jaillissent dans et par nos relations avec les autres. »

Tout comportement s’enracine dans les besoins et les émotions. Changer un comportement n’est donc pas une affaire de volonté mais de motivation. La motivation c'est la projection de satisfaire un besoin, c'est-à-dire une « bonne raison ». La perspective d’une plus-value, qu’elle soit matérielle, financière, affective, intellectuelle, existentielle ou spirituelle, engendre une émotion qui motive. Ce qu’on appelle « la force de la volonté » n’est rien d’autre que la force de l’émotion. Personne ne manque de volonté par rapport à un comportement dont une récompense est attendue sous la forme d’une jouissance ; par contre, personne n’en a par rapport à un comportement dont on n’attend aucune récompense et qui est peut-être même vu comme une perte, une obligation ou une punition. On ne peut donc pas vraiment motiver les autres, on ne peut que proposer un cadre motivant, un recadrage inspirant, dans lesquels ils peuvent eux-mêmes trouver une motivation. Celui qui pense « vacances », se motive en projetant des images attirantes et il est impossible de le retenir. Il a une « bonne raison ». Celui qui n’est pas motivé, trouvera mille excuses. Les personnes pour qui, arrêter de fumer est vécu comme une perte, ne vont pas y réussir. Essayer de se motiver par la soi-disant volonté ou des « je devrais… » ne va pas aboutir. Mais une femme qui apprend qu’elle est enceinte, peut, sans effort, arrêter immédiatement et sans peine. On arrête de fumer quand on y voit une plus-value. Dans ce cas on arrête instantanément et sans avoir besoin d’une volonté spéciale ou des ressources particulières. L’émotion donne justement l’envied’agir. On ne peut tout simplement pas vouloir un comportement pour lequel on n’a pas d’émotion, pas de motivation. On fait donc toujours ce qu’on veut et on ne peut pas faire ce qu’on ne veut pas, sauf s’il y a un autre besoin et donc une autre émotion, fût elle inconsciente, qui nous donne une « bonne raison » pour le faire, et dans ce cas on fait donc ce qu’on veut ! Les gens peuvent fournir des efforts incroyables pour des comportements menant à des résultats qu’ils voient comme désirables et qui sont récompensées par de l’argent, de l’attention, de la notoriété, du succès, une position sociale ou du prestige, mais ils semblent incapable de changer des comportements, même simples, quand ils considèrent ce changement comme une exigence.

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Quand on accepte l’idée d’Aristote que dans la vie il y a plusieurs objectifs et valeurs et que dans une situation donnée on doit toujours faire un choix qui permet de satisfaire plusieurs valeurs dans une certaine mesure, on ne peut probablement pas établir une règle rationnelle pour le faire ; on soupèse et on évalue les arguments et les options. On peut, bien sûr, considérer des règles et des principes généraux, c’est ce que fait l’éthique. Un principe général est par exemple qu’on veut prendre soin de ses enfants, mais que, d’autre part on veut également prendre soin de ses parents. Il existe peu de désaccord sur ces principes généraux. Mais les principes généraux ne nous disent pas ce qu’il faut faire dans une situation concrète. Dans ce cas, ce sera plutôt une émotion ou une intuitionqui sera le facteur décisif. Si votre fils et votre père souffrent tous les deux d’une leucémie et qu’il n’y a qu’un seul donneur pour une seule transplantation, alors vous pouvez soupeser à l’infini les arguments pour l’un ou l’autre. La raison n’apporte pas de réponse, mais presque tout le monde va pressentirqu’il est juste de donner le traitement au fils. Les émotions sont donc

aussi des cognitions de valeurs. Le neurologue Antonio Damasioa démontré de façon convaincante que des personnes qui, à la suite d’un accident ou d’un traumatisme neurologique n’ont plus de contrôle de leurs émotions, ne sont plus capables de faire des choix et s’empêtrent à l’infini dans des arguments rationnels. Dans son œuvre la plus récente, Damasio révèle que la conscience ne se serait pas développée à partir des zones les plus récentes du cerveau, mais bien des zones les plus anciennes, c’est à dire des zones du cerveau qui génèrent les émotions (le système limbique).23 La philosophe américaine Martha Nussbauma également apporté une contribution importante à la revalorisation du rôle des émotions dans le jugement moral.24 Pourtant, les émotions ne peuvent pas être considérées comme des sources fiables de discernement. Le film Damage de Louis Malle en est un exemple extrêmement parlant. De même, Médéede Sénèque ou Othellode Shakespeare sont des évocations sublimes du ravage qui peut être causé à la suite de se laisser entrainer par les émotions. Shakespeare lui-même l’a résumé ainsi : « La vie est une tragédie pour ceux qui sentent, et une comédie pour ceux qui pensent ». 25 Nous pouvons parfaitement nous leurrer et nos émotions peuvent être très colorées par des expériences du passé. Platon aussi, le savait déjà : « Les émotions sont de bons serviteurs mais de mauvais maîtres. »

Les animaux réagissent toujours en suivant leurs émotions. Ils ne doutent pas, ils agissent aussitôt. Ils n’ont, tout simplement, pas d’autre choix. Si dans mon jardin mon chat rencontre une femelle, il est aussitôt animé d’une émotion, qui mène automatiquement à une action. A l’inverse, un être humain, plutôt que de suivre simplement ses émotions, va, en principe, agir en y associant de la réflexion. Quand un homme aperçoit dans la rue une belle femme séduisante, il ressent une émotion comparable à celle de mon chat, une impulsion qui le pousse de l’intérieur à agir, à ne pas laisser passer cette occasion. Mais immédiatement il va se poser la question si c’est bien une bonne idée de faire de la sorte avec cette personne à cet endroit. Dans la plupart des cas la réponse sera négative et il ne passera pas à l’acte, pas parce qu’il n’en aurait pas envie, mais parce qu’il réfléchit et décide qu’il vaut mieux ne pas

23 Antonio Damasio, Descartes’ Error. New York: G.P. Putnams’s Sons, 1994. Antonio Damasio, Looking for Spinoza. London: William Heinemann, 2003. Antonio Damasio, The Feeling of what happens. New York: Vintage, 1999. Damasio, Antonio. Self comes to mind: constructing the conscious brain. New York: Pantheon Books, 2010

24 Martha Nussbaum. Upheavals of thought. The intelligence of Emotions. Cambridge University Press, 2001.

25 Life is a tragedy for those who feel, and a comedy for those who think

donner suite à cette émotion. Il fait un choix et c’est précisément à cause de cela qu’il devient un être d’éthique. Selon Kant un acte n’est moral que s’il y a eu un choix. Si on agit sans qu’on ait eu le choix, alors ce n’est pas un acte moral. Si je dis la vérité parce que je ne peux pas mentir, alors dire la vérité n’est pas un acte moral. La moralité ne suppose pas l’absence d’émotion, mais bien le choix de donner ou non suite à une émotion. La société aussi, doit faire cette réflexion éthique. Dès qu’un acte devient possible, comme l’avortement ou l’euthanasie, la société se doit d’y réfléchir : quand, chez qui, dans quelles circonstances cet acte est-il permis ? Cela suppose la notion d’intelligence émotionnelle, c’est à dire la gestion intelligente des émotions. Il est clair que dans une société civilisée on attend des hommes qu’ils ne se comportent pas comme mon chat. Des hommes qui le feraient quand-même, sous prétexte que « c’était une impulsion incontrôlable », « c’était plus fort que moi », nous disons à juste titre qu’ils ne se comportent pas comme un être humain mais comme un animal. Un animal n’a pas la liberté de choix. Par conséquent nous n’allons pas leur demander des comptes aux tribunaux. Mais un homme peut mieux faire, et parce qu’il peut faire mieux, nous exigeons qu’il fasse mieux et qu’il se comporte conformément à son statut d’être humain. Le degré de moralité le plus bas est bien entendu basé sur la peur de la punition. Le degré de moralité le plus élevé est basé sur la compréhension de la raison de certaines exigences morales. Payer ses impôts par peur d’une pénalité financière, n’est pas un acte moral extraordinaire. Payer ses impôts parce qu’on comprend comment fonctionne la société et parce qu’on veut y contribuer, est d’un degré de moralité nettement plus élevé.

L’imagination de la réalité

Nous sommes emprisonnés dans une cage obscure et étroite que nous avons construites nous-mêmes et que nous prenons pour l’univers. Peu d’entre nous peuvent s’imaginer qu’il pourrait exister une autre version de la réalité. SOGYAL RINPOCHE

Les possibilités de ce que nous pensons et de ce que nous faisons sont limitées par ce que nous ne voyons pas, et parce que nous ne voyons pas ce que nous ne voyons pas il n’y a rien que nous puissions faire jusqu’à ce que nous voyions.

RONALD DAVID LAING (1927-1989)

Ce que nous vivons est en réalité notre état d’esprit projeté vers l’extérieur sur un écran qui s’appelle « le monde ». L’ego projette des films d’anxiété, de conflit et de guerre. L’amour projette des films qui unissent et relient. GERALD G. JAMPOLSKY

L’évolution a équipé l’homme de cette merveilleuse capacité de l’imagination, notamment la capacité de former dans la conscience des représentations de la réalité, y compris des représentations du passé et du futur. Grâce à cette capacité, l’homme vit toujours avec une certaine représentation du réel, c’est à dire une théorie (une façon de voir), un modèledu monde, un cadre de référence, une philosophie. En ce sens tout le monde fait de la philosophie. Ceux qui disent ne pas s’y intéresser, déclarent en fait ne pas avoir envie de réfléchir et d’accepter par facilité le modèle de pensée qui lui est proposé par l’éducation et par la culture. Nos cadres de pensée soutiennent nos besoins de nous protéger nous-mêmes et ceux qui nous sont chers, et d’exprimer notre implication et notre sollicitude. Mais souvent nous sommes les prisonniers de notre cadre de pensée. Un cadre de pensée fait en effet que nous ne voyons plus la réalité du monde, mais notre représentation du monde. Alors, quelque fois, il est nécessaire d’ajuster nos cadres de pensée. Le regard qu’on choisit de porter sur le monde, détermine en effet le monde que nous allons voir, ainsi que notre expérience de ce monde. (illustration !!!) œuf de Dali, rhinocéros peintre ! Nos efforts pour apprendre à connaître le monde et les êtres humains, sont embrouillés par les récits qu’on nous raconte, que nous allons croire et que nous racontons à notre tour à d’autres, notamment à nos enfants. Ces mythologies partagées ne sont souvent pas conformes à la réalité et sont à l’origine de prises de décisions erronées, comme un voyageur qui peut s’égarer parce qu’il utilise une carte inadaptée pour la région qu’il veut visiter. Notre époque a été témoin des horreurs de l’Holocauste, du massacre au Vietnam de Diên Biên Phou, des crimes en Algérie, de l’effroi de la guerre au Balkan, du génocide au Rwanda, de la maltraitance des Irakiens à Abu Ghraib et de bien d’autres atrocités. On peut en venir à la conclusion, apparemment inéluctable, que tout le monde semble très influençable par toutes sortes de mythes et croyances sociétales. Pourtant, l’être humain n’est ni bon ni mauvais. C’est en croyant à des mythes en tout genre qu’il devient capable d’actes aussi bien admirablement bons, qu’incroyablement mauvais. L’une des choses que l’être humain supporte le moins, est l’inconnu, l’incontrôlable, l’imprévisible, le chaos, le « non-savoir ». Le désir de l’ordre et du contrôle est la conséquence du désir humain de sécurité. Il s’agit d’une caractéristique générale, que tout le monde peut constater facilement chez soi-même et chez les autres. En effet, dès qu’il se produit quelque chose d’étrange dans notre environnement, nous nous agitons et nous réagissons comme des animaux anxieux, jusqu’à ce que nous sachions ce qui se passe. Cela va des petites choses anodines jusqu’aux situations plus graves. Il en est de même de ce qui peut se passer d’étrange ou d’inattendu dans notre corps ou dans notre esprit. Chaque médecin connaît le regard anxieux des patients et la question : « Docteur, qu’est-ce que j’ai ? » et surtout : « Qu’est-ce qu’il va m’arriver ? » L’ignorance, le non-savoir, sont beaucoup plus graves qu’un message de mauvais aloi. Même si on apprend qu’on a le cancer, cela donne l’impression d’avoir une certaine emprise et de pouvoir à nouveau planifier quelque peu le restant de sa vie. On a un cadre de pensée, une image du mondequi donne une certaine prédictibilité rassurante.

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