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Les plateformes de formation numériques : la pointe de l’iceberg, un labyrinthe… ou un archipel?

« LES PLATEFORMES DE FORMATION NUMÉRIQUES :

la pointe de l’iceberg, un labyrinthe… ou un archipel? »

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Par Claire Mazuhelli // Rédactrice pigiste

Au fil du temps, de ses réflexions et compte tenu de la diversité et de la quantité innombrable de plateformes de formation numériques, Daniel Baril se demandait s’il ne touchait qu’à la pointe de l’iceberg. Ou était-ce plutôt un labyrinthe, où la personne apprenante devait trouver le fil d’Ariane lui permettant de se diriger vers l’endroit qui lui convient? Au bout du compte, M. Baril en vient à conclure que les plateformes de formation numériques constituent des archipels, composés de milliers d’iles différentes, offrant une myriade de choix. C’est à la personne apprenante de trouver le moyen de naviguer entre ces Iles afin de dénicher celle qui répondra le mieux à ses besoins. Une tâche qui n’est pas si évidente qu’elle le semble.

Nous avons eu la chance de recueillir les propos de Daniel Baril, directeur général de l’Institut de coopération pour l’éducation des adultes (ICÉA), lors d’une entrevue tenue le 8 février 2021. Il partageait ses observations sur la recherche qu’il a menée, à la suite d’une démarche de planification stratégique sur cinq ans qu’initiait l’ICÉA en 2015.

Dans le cadre de ses travaux, M. Baril fait la lecture des 70 rapports annuels de l’ICÉA, pour constater que dans les années 1960-1970, l’Institut est à l’avant-garde de l’éducation des adultes, centré sur les enjeux du domaine communautaire naissant et du système d’éducation public. Pendant les années 1970-1980, le centre d’intérêt devient l’informatique, qui prend de plus en plus d’ampleur. La question qui sous-tend cette recherche est de savoir quel est désormais le secteur d’avenir pour l’ICÉA? La recherche tente aussi de déterminer les principaux courants actuels, les éléments qui façonnent l’environnement de l’éducation des adultes et quel rôle peut y jouer l’ICÉA, en cernant les lieux d’intervention stratégique en fonction de son mandat. M. Baril enquête sur ces nouvelles tendances et une dimension lui est rapidement apparue, soit l’avènement des plateformes de formation numériques. Elles portent la capacité de transformer les approches face à l’éducation des adultes, mais aussi celles de la personne apprenante adulte dans sa façon d’apprendre. Il s’agit d’un tout nouveau secteur, composé d’une multitude de plateformes privées ou publiques, payantes ou non, opérant par abonnement mensuel donnant accès à la totalité des cours du catalogue, par des ententes avec les entreprises où l’on peut choisir des cours, des programmes ou des sujets qui nous intéressent. Ces entreprises conçoivent de nouveaux modèles de pédagogie et d’organisation de la formation.

C’est un univers très différent du présentiel et du secteur public, structurés autour de cours et de programmes préétablis. On y perçoit notamment un accent sur les modèles pédagogiques personnalisés, individualisés qui s’intègrent littéralement au quotidien des gens, par la voie d’applications qui expédient des alertes et des suggestions aux utilisateurs. Selon M. Baril, il existe deux univers parallèles : l’univers que nous connaissons,

celui de l’éducation des adultes établi et l’autre, cet univers en émergence qui n’interagit pas avec le premier.

Il est intéressant de noter que les contrecoups se font peu sentir chez les francophones puisque la presque totalité du contenu est en anglais. Une exception touche les universités, qui sont en quelque sorte des concurrents. Au Québec, il existe maintenant une plateforme appelée ChallengeU1 où un étudiant peut terminer son secondaire sur un téléphone! Cependant, à court ou moyen terme, cette situation changera avec les avancées technologiques à prévoir.

Les exemples de plateformes foisonnent. Des géants tels que Google, Amazon, Microsoft et beaucoup d’autres sont désormais actifs dans la sphère EdTech. Citons par exemple YouTube, un service en ligne d’hébergement et de diffusion de vidéos qui propose des fonctionnalités sociales de partage et de commentaires des contenus2. À l’échelle planétaire, les dirigeants de YouTube estiment à un milliard le nombre de téléchargements de tutoriels éducatifs par jour. Ainsi, ils ont créé un fonds de financement pour soutenir la production et la création de tutoriels éducatifs3 (par exemple, pour expliquer le fonctionnement de ZOOM).

Récemment, M. Baril découvrait l’existence d’un nouveau partenariat entre edX4, un consortium universitaire offrant de la formation en ligne, et Microsoft Viva5. EdX va intégrer des cours à Microsoft Teams et son contenu sera disponible à tous les employés des entreprises qui l’utilisent.

Partout au monde, surtout en Asie, le développement de ces plateformes est phénoménal. M. Baril souligne qu’Amazon est entré sur ce marché pour mettre à l’essai des services de formation en Inde, à la lumière de l’abondance de clientèle éventuelle. Il est évident que dans ce nouvel univers, il existe un énorme marché extrêmement lucratif.

Aujourd’hui, apprendre à apprendre ne suffit plus! La personne apprenante doit maintenant gérer son parcours de formation et devenir autonome dans cet univers où éclatent les lieux et les savoirs. Or, l’école ne nous oriente pas à cet égard. Il importe de noter que ces plateformes ciblent fréquemment l’individu et non la collectivité, en fonction de l’employabilité dans des secteurs d’avenir. Et comme nous le constatons depuis le début de la pandémie, l’employabilité n’est pas le seul critère, puisque les compétences en santé, en littératie financière etc. aident également à traverser une crise! M. Baril note que depuis le début de la pandémie, trois groupes de cours sont surtout offerts : la programmation informatique, la gestion et le bienêtre. Par ailleurs, face à la pandémie, l’État pose le fardeau des connaissances sur les épaules des adultes, qui doivent respecter les consignes, se débrouiller pour trouver l’information, acquérir de nouvelles compétences, etc. En quelque sorte, l’État nationalise les exigences de connaissances, mais privatise la manière d’y répondre. Bref, on a individualisé la réponse à des besoins d’apprentissage exprimés collectivement.

1 https://www.challengeu.ca/ 2 https://edshelf.com/tool/youtube-edu/ 3 https://www.futura-sciences.com/tech/definitions/internet-youtube-16495/ 4 https://www.edx.org/school/microsoft 5 https://press.edx.org/edx-microsoft-viva 6 Entrevue Daniel Baril, ICÉA, 8 février 2021 Dans un autre ordre d’idée, cet univers suscite son lot de questions et de réflexion. Historiquement, l’éducation des adultes avait pour mission fondamentale d’atténuer les inégalités scolaires. Or, ces plateformes accentuent les inégalités en étant offertes aux personnes privilégiées, maitrisant déjà la complexité des technologies. On en revient aux grands débats des années passées : comment faire pour que la technologie soit au service de la minorité?

Et si ces infrastructures bénéficient à des privilégiés, comment en faire un bien public? Comment analyse-t-on la question du bien commun par rapport au bien public et quel est le rôle de l’État, du secteur privé, etc.? Quelles seront les conséquences pour le secteur établi de la formation aux adultes? Selon M. Baril, le marché ne se tournera pas vers le monde de l’alphabétisation car celui-ci n’est pas profitable pour eux.

Pourtant, toutes ces technologies peuvent être utilisées pour le bien commun (par exemple Wikipédia qui est gratuit, où des spécialistes partagent leur savoir). Le message central de M. Baril : « On a maintenant tous les moyens à notre disposition… technologiques, pédagogiques, pour répondre aux besoins de tout le monde. La question, ce n’est pas les moyens, mais politiquement qu’est-ce qu’on en fait, comment on les mobilise? Comment harnacher ces moyens au profit de tout le monde?6 ». t

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