
11 minute read
Équité numérique et solidarité communautaire pendant
ÉQUITÉ NUMÉRIQUE ET SOLIDARITÉ COMMUNAUTAIRE PENDANT ET APRÈS LA COVID-19
Par Suzanne Smythe // Professeure agréée en alphabétisation des adultes et en éducation des adultes à la Faculté d'éducation de l'Université Simon Fraser
Advertisement
Reproduit avec la permission de l’auteure Suzanne Smythe, le présent article a été publié en anglais, en avril 2020 dans le blogue Policy Note du Centre canadien de politiques alternatives – Bureau de la Colombie-Britannique1 .
1 https://www.policynote.ca/digital-equity/
Comme beaucoup l’ont remarqué, la COVID-19 a le don de mettre en lumière les forces et les faiblesses de notre société; en effet, la maladie progresse plus rapidement là où règnent l’inégalité et l’injustice.
Les organismes de santé publique à tous les niveaux sont engagés dans une course visant à fournir des renseignements exacts et opportuns sur la COVID-19, lesquels sont essentiels pour appuyer les politiques de distanciation physique et maintenir les règles de mise en quarantaine et de confinement. Des politiques de lutte contre la pauvreté et des programmes sociaux ambitieux et vitaux ont vu le jour dans le but de rapiécer le filet de sécurité sociale effiloché, de sauver des vies, de protéger les gagne-pain pendant la crise, et de permettre aux gens de se conformer aux si importantes règles de distanciation physique et d’isolement social.
Cependant, des inégalités numériques persistantes menacent l’atteinte de ces objectifs. Pour obtenir de l’information en temps opportun, avoir accès aux prestations et aux programmes, et faire la transition vers le travail ou les études à distance, les Canadiens doivent avoir une connexion Internet haute vitesse, un téléphone ou un appareil numérique fonctionnel, une bonne connaissance numérique et une bonne maîtrise de l’anglais ou du français. Pourtant, les personnes les plus à risque de la COVID-19 sur le plan de la santé, de la sécurité personnelle et des moyens de subsistance sont aussi les moins susceptibles d’être branchées ou d’avoir les moyens de payer le coût relativement élevé de ces canaux d’information grand public sur Internet que nos institutions semblent tenir pour acquis. Il s’agit majoritairement de Noirs, d’Autochtones, de nouveaux immigrants, de réfugiés et d’autres communautés racialisées et à faible revenu.
LES PERSONNES LES PLUS À RISQUE DE LA COVID-19… SONT AUSSI LES MOINS SUSCEPTIBLES D’ÊTRE BRANCHÉES OU D’AVOIR LES MOYENS DE PAYER LE COÛT RELATIVEMENT ÉLEVÉ DE CES CANAUX D’INFORMATION GRAND PUBLIC SUR INTERNET.
INÉGALITÉS NUMÉRIQUES
Naturellement, l’affirmation selon laquelle 94 % des habitants de la Colombie-Britannique ont accès à Internet à la maison pourrait faire croire à nos institutions qu’elles peuvent compter sur Internet pour communiquer l’information liée à la COVID-19. Mais ce chiffre a été généré dans le cadre de l’Enquête sur l’utilisation d’Internet 2019 de Statistique Canada qui a été menée par voie électronique, ce qui a amené certains groupes à remettre en question la fiabilité de ces données. De plus, ce chiffre ne tient pas compte des différences d’accès à Internet selon le revenu, des compétences linguistiques et numériques nécessaires pour participer en ligne, ni des sacrifices financiers que doivent faire de nombreuses familles pour maintenir une connexion Internet, sacrifices qu’elles pourraient ne plus pouvoir faire en cette période de pandémie. Comme l’ont expliqué Nisa Malli du Brookfield Institute et Laura Tribe d’OpenMedia, Internet n’est pas aussi accessible qu’on pourrait le croire.
Ceux d’entre nous qui ont l’habitude d’avoir accès à Internet partout, à la maison et au travail, sur de multiples appareils, ont tendance à oublier que d’autres peinent à maintenir leur connectivité. Bien que les inégalités numériques entre les élèves ne soient pas un problème nouveau, elles ont pris de l’importance maintenant que le ministère de l’Éducation et les districts scolaires de la Colombie-Britannique font des pieds et des mains pour assurer la transition des 575 000 élèves de la province vers un enseignement à distance en situation de crise. (Nous ne prétendrons pas que cela se rapprochera un tant soit peu d’une version systématique et planifiée de l’apprentissage en ligne.) La présidente de la BC School Trustees Association, Stephanie Higginson, a reconnu les défis que pose l’introduction de l’apprentissage en ligne à l’échelle de la province lorsque les familles ont peu d’appareils et que « certains [élèves] n’ont même pas de connexion à la maison » [traduction libre].
L’inégalité numérique est une question de revenu. Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) a constaté que seulement 69 % des Canadiens du 1er quintile de revenu (gagnant moins de 33 000 $ par année) avaient accès à Internet à la maison en 2017 (CRTC, 2019), comparativement à 94,5 % dans le 5e quintile (gagnant plus de 132 909 $ par année). De même, seulement 63 % des Canadiens du 1er quintile de revenu ont accès à un ordinateur fonctionnel à la maison comparativement à 95 % de ceux du 5e quintile. La qualité et la rapidité de la connexion Internet comptent également. Beaucoup d’habitants de la Colombie-Britannique n’ont pas un accès à Internet qui se rapproche le moindrement des vitesses de téléchargement de 50 Mbps et de téléversement de 10 Mbps nécessaires pour la plupart des activités en ligne, en particulier dans les régions rurales et éloignées.
L’INÉGALITÉ NUMÉRIQUE EST UNE QUESTION DE REVENU.
Seuls 73 % des Canadiens du 1er quintile ont un téléphone mobile et, pour 42 % de ces ménages, il s’agit de leur seule connexion Internet. Les téléphones mobiles peuvent offrir une certaine connectivité, mais ils ne conviennent pas à l’apprentissage en ligne ou à la demande de prestations, car les forfaits de téléphonie cellulaire et les plafonds de données demeurent couteux et restrictifs. Certains fournisseurs de services Internet (FSI), comme Shaw, ont découvert qu’il est possible d’étendre les réseaux Wi-Fi publics gratuits dans les collectivités, mais que ceux-ci n’offrent pas les connexions sécurisées nécessaires pour communiquer avec le gouvernement et les services en ligne. Il est également injuste de s’attendre à ce que des familles, des personnes handicapées et d’autres se promènent dans les rues à la recherche de points d’accès Wi-Fi, d’autant plus qu’on demande constamment aux gens de rester à la maison. Comme OpenMedia l’a clairement indiqué, les FSI doivent laisser tomber les plafonds de données prohibitifs et, à l’approche du passage à l’ère post-COVID-19, il faut tenir un débat sur les risques de confier l’infrastructure Internet essentielle à des intérêts privés.
ACCÈS À DES RENSEIGNEMENTS EXACTS ET OPPORTUNS
Les efforts visant à mobiliser les habitants de la Colombie-Britannique en vue d’« aplatir la courbe » peuvent être encourageants jusqu’à présent, mais ils ont été entravés par un manque de matériel approprié dans les nombreuses langues lues et parlées en Colombie-Britannique, et le manque de capacité des organismes de santé et du gouvernement à rejoindre les citoyens qui vivent en marge du numérique.
Le BC Centre for Disease Control a traduit l’information sur la COVID-19 en chinois simplifié, en chinois traditionnel, en pendjabi, en farsi, en anglais et en français. Mais les familles de réfugiés et les travailleurs essentiels de première ligne à faible revenu parlent aussi arabe, amharique, tagalog, vietnamien et espagnol, et ils ne connaissent pas toujours ces langues. L’utile service 811 s’est mobilisé pour offrir de l’information par téléphone dans différentes langues, mais les gens doivent connaître l’existence de ce service pour y accéder. Un travailleur de l’immigration et de l’établissement m’a raconté que, en faisant des appels pour s’informer des familles de réfugiés au cours de la deuxième semaine de l’état d’urgence, ils ont trouvé des familles bouleversées par la fermeture des écoles et des services locaux, et qui en ignoraient en grande partie la cause. Les travailleurs essentiels à faible revenu et les travailleurs étrangers temporaires dont les tâches rendent la distanciation sociale difficile, voire impossible, ont dit aux travailleurs d’approche qu’ils se sentent isolés et anxieux parce qu’ils n’ont pas l’information nécessaire pour se protéger euxmêmes, leur famille et le public.
Les réseaux sociaux traditionnels où cette information aurait pu circuler se sont effrités en ces temps de distanciation sociale. Pour compenser, les travailleurs d’approche et d’établissement qui travaillent encore, ainsi que de nombreux bénévoles, passent leur temps à interpréter et à traduire l’information sur les sites du BCCED, de l’OMS et du gouvernement fédéral en information que les gens dont la langue maternelle n’est ni l’anglais ni le français peuvent comprendre.
ACCÈS AUX SERVICES ET AUX PRESTATIONS
Heureusement, les demandes en ligne de prestations comme l’assurance-emploi et la Prestation canadienne d’urgence (PCU) sont relativement simples, mais le processus demeure un défi pour ceux qui comptent depuis toujours sur les bibliothécaires, les formateurs en anglais langue seconde et en alphabétisation, les travailleurs d’établissement et les porte-parole pour avoir accès aux services et à l’information du gouvernement. Depuis des années, ces formateurs et ces porte-parole communautaires, dont bon nombre travaillent dans des organismes sans but lucratif disposant d’un budget restreint, jouent le rôle de comptoir de services sociaux mandataire, aidant les adultes à s’y retrouver dans l’éducation de leurs enfants, les services d’emploi et les services gouvernementaux. Malheureusement, bon nombre d’entre eux ont été mis à pied. Le moment ne pourrait pas être plus mal choisi. Ceux qui restent adoptent des méthodes inventives et intensives qui combinent d’anciennes et de nouvelles technologies pour surmonter la distanciation physique.
Les travailleurs des foyers de voisinage, ainsi que les travailleurs en établissement et en alphabétisation appellent les apprenants et les familles pour prendre de leurs nouvelles, puis pour les aider à régler une multitude de problèmes et d’inquiétudes, allant de la façon de présenter une demande de PCU sans compte bancaire à l’insécurité alimentaire et en matière de logement, en passant par l’éducation en ligne des enfants. Les artistes comblent le manque d’information grâce à l’art de la rue et aux panneaux d’information. La Downtown Eastside Literacy Roundtable a transformé son application de services LinkVan, accessible aux apprenants en alphabétisation, en un
centre d’information sur la COVID-19 pour les résidents et les fournisseurs de services de cette collectivité. Ces efforts sont vitaux, ils rendent la distanciation physique et l’isolement social possibles, et ils mettent en relief les façons dont les formateurs communautaires compensent les écarts d’équité en santé, en éducation et dans les services gouvernementaux.
LEÇONS À TIRER DE LA SITUATION
Un écosystème numérique démocratique et inclusif pendant la crise de la COVID-19 et après exige des services Internet haute vitesse sûrs et abordables, et des données mobiles accessibles et abordables pour tous. Le Canada a besoin d’une stratégie numérique inclusive conçue pour tous ses citoyens plutôt que de programmes compensatoires éparpillés. Il pourrait y avoir une expansion immédiate du programme Familles branchées qui offre Internet et des appareils à faible cout aux familles monoparentales à faible revenu. Ce programme devrait être administré par le secteur public, car on ne peut pas laisser au « marché » et aux FSI à but lucratif les décisions de qui a accès à Internet et à des appareils quand le CRTC a déjà déclaré qu’Internet est un service de base essentiel.
Les appareils qui trainent au fond des armoires et des tiroirs de beaucoup d’entre nous doivent être récupérés, nettoyés et remis en service chez les personnes à risque d’infection à la COVID-19, y compris les sans-abri, les personnes vivant dans un logement précaire, les personnes âgées et les travailleurs essentiels à faible revenu. Nous avons déjà des organisations adaptées à cette tâche, comme Free Geek et Computers for Schools, mais elles ont été immobilisées pendant la COVID-19. Personne ne devrait être privé d’un appareil fonctionnel pour se connecter à Internet et d’un téléphone cellulaire essentiel au maintien des réseaux sociaux et d’information.
L’information sur la COVID-19 doit être présentée en format Web et papier conçu pour répondre à toute la gamme de besoins en matière de langues et d’alphabétisation dans nos collectivités. Les formateurs en alphabétisation des adultes et les travailleurs en établissement compétents dans la production de textes en langage clair peuvent être des collaborateurs essentiels des services de santé, des services gouvernementaux et des districts scolaires dans cet effort. Toutefois, aussi importante que soit une infrastructure numérique inclusive, elle ne peut pas remplacer les relations en personne, les appels téléphoniques bienveillants et les stratégies d’apprentissage contextualisées qu’offrent les formateurs et les porte-parole communautaires. Ils constituent le moteur d’un écosystème d’information local prospère et efficace dont nous avons tant besoin en ce moment.
La logique derrière un gouvernement numérique est celle de l’efficacité, en supposant que la meilleure façon d’offrir un accès rapide à de l’information à enjeux élevés sur les politiques sociales et de santé soit en ligne. Mais comme nous le montre la situation de la COVID-19, cet accent sur l’efficacité devient dangereusement inefficace lorsque certaines personnes n’ont pas les moyens d’accéder à cette information ou quand l’information n’est pas adaptée aux besoins et aux réalités de collectivités diverses. Ces problèmes découlent des inégalités numériques persistantes, d’un manque d’information sanitaire et gouvernementale publiée dans un langage clair et dans les multiples langues parlées en Colombie-Britannique, et de l’incapacité de reconnaitre le rôle crucial que jouent les formateurs et les porte-parole communautaires pour combler les lacunes d’un écosystème d’information inégal et effiloché. À mesure que ces groupes interviennent en cette période de crise, l’ampleur de l’inégalité numérique devient évidente, tout comme la valeur des « anciennes technologies » de relations d’apprentissage, de bienveillance et de solidarité. t