Cahiers Jean Guéhenno numéro 5

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que l’infanterie, ou encore dans les transports, les postes, l’armement et les poudres ; s’ils ne sont pas déjà officiers, fait rare chez les universitaires, ils le deviennent rapidement pour les deux tiers d’entre eux. Ici encore, bien se garder de tirer des conclusions rapides, se souvenir que les officiers d’infanterie au cours de la Grande Guerre sont proportionnellement morts en plus grand nombre que leurs soldats (29% contre 23% pour la troupe). Mais la société très inégalitaire de l’époque ne se transforme pas à l’armée : les conditions de vie des officiers, bénéficiant d’ordonnances chargés de leur linge, de leur cuisine, de leurs chevaux, de leur couchage, de leurs sacs et bagages2, n’ont rien à voir avec celles des hommes ; un sous-lieutenant est payé 147 fois plus qu’un soldat, un chef de bataillon 354 fois (le sergent déjà 14 fois)3. Avec le peuple, que l’intellectuel va commander le plus souvent – même lorsqu’il ne le commande pas, sa différence saute aux yeux de tous et peut être l’objet de respect, d’ironie aussi ou d’incompréhension –, les relations sont difficiles. Beaucoup de bourgeois éprouvent un a priori favorable, veulent saisir l’occasion de découvrir ces inconnus rarement côtoyés dans leur vie précédente ; pour certains, cette découverte fonde leur engagement. Mais le conflit dure et dans l’espace clos des tranchées, où chacun vit sous le regard de l’autre, est obligé de prendre en compte le comportement collectif de la majorité des hommes, le désir de solitude, de loisirs différents des cartes ou des conversations attendues et répétitives dans la fumée et la vinasse, devient une obsession. L’intellectuel ressent sa solitude, recherche ses semblables : « (…) L’appui moral d’un 2. Les sacs sont très lourds et les marches très longues. Se débarrasser de son sac, en le confiant à des inférieurs, est un privilège : « Les épaules déjà fatiguées par toutes les courroies qui forment l’équipement du fantassin, nous avons dû empiler sur des voitures d’artillerie toutes les caisses et colis du ravitaillement et aussi les cantines, les sacs de toutes les personnalités de la compagnie, depuis le cycliste, le cuisinier jusqu’aux sous-off. Ces messieurs ne savent plus marcher et un sac est pour eux chose si nouvelle que leurs épaules ne sauraient le supporter. » L. Masgelier, ibid., pp. 64-65. 3. « Avant de quitter les Vosges, mon colonel me fait appeler. Il va me proposer au grade de sous-lieutenant. Je refuse d’être officier. Peu de jours après, d’autres seront promus. Ils n’auront plus à porter le sac, auront une ordonnance, coucheront dans des lits… Moi, nommé ‘adjudant’, grade que j’avais toujours assimilé au ‘chien de quartier’, je continue à coucher sur la paille et surtout à porter le sac ! » Pasteur Léon Marchand, « Les obus tombent avec des rugissements fauves », Réforme, 3 juillet 2014 (texte de septembre 1914), p. 15. Il semble que certains sous-officiers aient voulu exiger de leurs subordonnés des services réservés aux officiers. Face à cette demande l’instituteur Masgelier se montre ferme : « Au moment du coucher, altercation avec le caporal Vigier. Il voudrait que je lui fasse son lit ! Tout net, je refuse. Ce n’est pas dans mes manières, je ne suis pas né pour faire un valet (…). Je suis un soldat et non un cireur de bottes. S’il lui faut une ordonnance, qu’il me remplace. Je reprendrai sans regrets ma place parmi mes camarades. » L. Masgelier, op. cit., p. 72.

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