Cahiers Jean Guéhenno numéro 6

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Cahiers Jean Guéhenno

6

Les Amis de Jean Guéïienno




Couverture de Kevin Pez Š

pez.kevin@gmail.com


Cahiers Jean GuĂŠhenno 6



Cahiers Jean Guéhenno 6

Les Amis de Jean Guéhenno



Quelques châteaux..

Ce sixième cahier s'ouvre

sur un

hommage à Louise Guéhenno,

Louisette », la fille de Jean Guéhenno et Jeanne Maurel : « L'élégance des châteaux de sable. » Au-delà du récit d'une belle existence, remer¬ «

cions Jeanne

Étoré-Lortholary de

nous avoir rappelé les valeurs qui ont générosité, attention aux autres, curiosité intellectuelle inlassable, respect des différences sans confusion entre tolérance et compromission... et la liberté ! Des mots auxquels ses actes donnaient vie, donnent vie.

inspiré

sa

mère

:

Notre château de

papier se construit : avec la muséographe Thomas-Bourgneuf, la ville de Fougères travaille à un projet de mise en valeur de son patrimoine, qui comprend aussi un patrimoine immatériel auquel Jean Guéhenno a largement contribué par son œuvre. Une œuvre que notre président d'honneur, l'historien Jean-Pierre Rioux, vient de servir par une tribune libre dans Libération, où il invite à dépas¬ ser les clichés : on peut être soi-même « mais à la mesure du monde et obsédé par son tourment », car « notre pensée et notre langue peuvent accueillir et porter l'univers ». Martine

témoignage de Michel Malle, qui voulut changer sa vie entreprise par une lettre de Guéhenno, il montre que l'opposition rituelle entre le « local » et le « national » ne signifie pas Quant

et fut

au

aidé dans cette

grand-chose1. Enfin, notre appel du cahier n°5 a été entendu : une petite équipe (Michel Malle, Michèle Mourot, Jacques Thouroude) travaille active¬ ment, depuis notre dernière assemblée générale, à un choix de textes de Guéhenno sur l'Europe, à paraître dans une collection de poche bien diffusée de La Part commune à Rennes, dirigée par Jean-Louis Coatrieux, chercheur spécialiste d'imagerie médicale, écrivain et membre du comité de rédaction de Hopala !

1. Bonne occasion de

rappeler le beau livre de Jean-François Chanet, L'École républicaine et les

petites patries, Aubier, 1996. Cahiers Guéhenno n°

6, 2017


Des châteaux de sable

de

papier ne changeront pas le paysage font partie de ces innombrables dressent des milliers de citoyens respirer l'air de ce pays », à pleins poumons. ou

que nous connaissons aujourd'hui. Ils obstacles à « la haine et la peur » que

qui veulent

«

P.

Bachelier, J.-K. Paulhan, F. Roussiau

8


Louise Guéhenno 23 février 1922

-

3

mars

2017

L'élégance des châteaux de sable

Elle est

la terrasse, en

la table de contemple vallée, les Pyrénées au loin lorsque le temps est clair, elle finit de boire son café. La peau tannée par le soleil, éblouie, elle ferme les yeux. Et lorsqu'on lui dit qu'il fait peut-être un peu trop chaud là-haut, qu'elle y est peut-être depuis un peu trop longtemps, balayant d'un coup et par avance les futiles consi¬ dérations esthético-sanitaires qu'on pourrait lui objecter, elle réplique royalement : « Le soleil n'a jamais fait de mal à personne.» Elle est déjà assez âgée - sinon, on ne se serait pas permis -, elle n'enseigne plus, elle cultive son jardin, expérimente toutes sortes de plantations avec toujours la même faculté de fier étonnement, lit énormément, écoute la radio, écoute beaucoup de musique et, sentant lui échapper une mémoire qu'elle a toujours dite assez faible, prend des notes de toutes parts, découpe des articles qui s'accumulent dans un relatif désordre. sur

plein soleil, les

murs et

marbre réverbèrent la lumière et augmentent la chaleur, elle la colline d'en face, elle contemple son jardin, sa maison, la

Louise

© Jeanne

Cahiers Guéhenno n° 6, 2017

Guéhenno,

Étoré-Lortholary


été achetée par Jean Guéhenno le 10 septembre maison très ancienne, se souvenait Louise, avec encore

La maison

a

1919. C'était

une

l'alcôve et le

lit-clos,

une cage d'escalier fermée, son jardin donnant sur quelques terrasses, et au fond la rivière, et puis un autre coips de bâtiment qui sera « le bureau ». Elle sera habitée toute l'an¬ née par les parents de Jeanne Maurel, tandis que pour Jean Guéhenno et Jeanne Maurel, et plus tard leur fille, ce sera la maison de vacances. Les parents sont cafetiers, Léopold petit commerçant fantasque quelque peu dissipé, toujours à court d'argent, correspondant local de La Dépêche, chef de l'harmonie municipale, photographe, menuisier à ses moments perdus, et Marie-Louise, apparemment effacée et d'une extrême gentil¬ lesse, au dire des anciennes serveuses du café qui fréquentent toujours la maison des dizaines d'années plus tard. Un univers très éloigné des origines ouvrières bretonnes de Jean Guéhenno que ces tout petits bour¬ geois méridionaux accueillent à bras ouverts. Ils ont rêvé pour leur fille de réussite aux concours de la fonction publique, le concours de l'École normale supérieure de Sèvres est simplement pour eux le comble de ce qu'ils pouvaient espérer, mais Léopold Maurel commente la nouvelle avec la plus grande modestie. Jean Guéhenno conservera pour ses beaux-pa¬ rents, même après la mort de leur fille, en particulier pour le grand-père Léopold qui vivra jusqu'en 1943, et qu'il continuera d'assister, même financièrement, une grande affection. «

le travers »,

Jeanne Maurel est,

femme d'une extrême

d'après tous

ceux

qui l'ont

connue, une

douceur, elle est belle, elle est intelligente, d'une

grande simplicité et généreuse, élégante, visiblement admirée de toutes et de tous. Elle connaît tous les habitants du village, le récit qu'elle fait dans une lettre à Jean de la mobilisation pour la guerre de 1914 est tout empreint de la tendresse qu'elle leur porte. Elle a reçu une éduca¬ tion catholique, ses notes de journal de jeune fille, brûlantes de passion inassouvie, puis de son amour naissant pour celui qu'elle appelle « mon petit Jean », « mon Jeannot », et du trouble qu'il lui cause sont en même temps ponctuées de « mon doux Jésus ! ». Cette jeune intellectuelle qui recopie pour son ami au front des textes de Proudhon et de Nietzsche, entreprend en même temps de broder une nappe pour supporter l'attente. Elle a confectionné plus tard, pour la maison de la rue des Lilas à Paris, des rideaux de lin et de soie rose dont il reste quelques vestiges dans les armoires de Montolieu. Louise décrit volontiers ce décor, le balcon, le 10


rue des Lilas, les chiens certaine place dans sa vie.

jardin de la une

Diane, puis Malik, qui occupent déjà

Louise naît à Lille le 23 février

1922, le couple s'est marié en été auparavant en poste à Constantine, la guerre a perturbé et retardé tous les parcours. Très vite, les parents sont nommés à Paris, c'est l'installation, rue des Lilas. Louise garde toute sa vie de 1916, Jeanne Maurel

«

son

»

a

quartier de la Place des Fêtes

un

souvenir merveilleux

;

elle

l'environnement de petits artisans et commerçants, l'animation de la rue, le Paris des cartes postales en noir et blanc de l'époque. Elle racontera aussi la guerre dans ce même quartier, le froid dans la maison,

raconte

le manque la milice.

de vivres, la disparition de certains voisins, les descentes de

La terrasse de

Jeanne et Jean Guéhenno dans la forêt

Montolieu,

de

qui deviendra après travaux le bureau de Jeanne et Jean Guéhenno © Jeanne

Etoré-Lortholary

11

Fougères

au carrefour du père © Jeanne Etoré-Lortholary

Tacot


C'est

une

enfant brune, très

agile,

aux yeux marrons

légèrement

bridés, un air insulaire voire asiatique, qui ne fera que s'accentuer avec l'âge. Elle est scolarisée au lycée Racine. Elle vit entre ses deux parents

professeurs, intellectuels de gauche, engagés, et une employée de maison qui la garde, Émilie, qu'elle appelle « Mélinotte », dont la présence lui sera attachée tout au long de sa vie. Outre son travail de professeur, Jeanne Maurel publie des articles sous le nom de Pierre Vignard (du nom d'une ferme de Montolieu qu'elle a beaucoup fréquentée), elle traduit, entre autres les Lettres de Sacco et Vanzetti. C'est en même temps une mère extrêmement féminine dont se souvient Louise, extrêmement soigneuse de son apparence, aimant faire la cuisine, portant des cols de fourrure et des chapeaux à voilette, de fines bottines de cuir noir, une mère qui aime recevoir, qui se voit offrir de magnifiques cadeaux, un piano quart de queue qui attendra dans la maison de Montolieu et sur lequel Louise joue encore longtemps, et vers lequel elle retourne lorsqu'elle ne maîtrise plus très bien son existence, reprenant inlassablement des gammes. Mais Jeanne Maurel est déjà malade. La rupture,

c'est la mort de la mère, Louise a dix ans, lorsque Montolieu, le 24 avril 1933. Dès lors, dans ses notes, dans sa correspondance avec ses amies, dans tout ce qu'elle écrit pour elle-même, la solitude et le silence seront toujours présents, expri¬ més, pesants. Elle grandit entre un père essentiellement attaché à son travail et à son œuvre, même s'il l'appelle « mon petit » et se montre d'une grande tendresse dans les cartes postales qu'il lui adresse de ses déplacements, et Émilie qui tout naturellement, abuse après la disparition de la mère de l'autorité qu'elle peut exercer sur l'enfant, avec un mélange d'amour possessif et de rigueur factice et bornée. Une amie de Jeanne Maurel, agrégée des lettres, elle aussi, restée proche de la famille, céliba¬ taire d'une grande culture, Mademoiselle Lafon, dite « Tatafon » qui voit grandir Louise et l'invite une fois par semaine à partir de la mort de sa mère, dira que cette enfance a été l'une des plus tristes qu'elle ait connues. Jeanne Maurel meurt à

Serait-ce

précisément de cette enfance un peu trop triste, que sa résistance, sa résidence pourrait-on dire, sa fantaisie, son mépris de l'autorité, de toutes les convenances, son indépen¬ dance intangible, son inépuisable énergie ? Il semblerait qu'elle oppose à l'exigence et à l'autorité paternelle, comme à la tutelle de l'employée de maison, ce qu'elle opposera plus tard aux deux hommes qu'elle épousera Louise Guéhenno tire

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successivement, aucune

une

liberté intérieure

prise. La question de

laquelle aucun d'entre eux n'a féminisme ne se pose même pas, elle nul n'aurait de prise sur elle. Et elle est sur

son

semble avoir fixé d'emblée que d'une obstination totale, mais discrète. Avec

grands

noms

père, et Emilie souvent présente, elle côtoie les plus de la littérature, Malraux, Gide, Giono, Guilloux, Chamson, son

Paulhan, Boucher. Elle se souvient des personnages, des débats avec Jean Guéhenno, de ses emportements, elle se souvient des lieux des prome¬ nades, elle le racontera à ses amis, à son enfant, à ses petits-enfants. Elle

joue auprès de son père, en grandissant, le rôle qu'a joué Jeanne Maurel, et que jouera à son tour Annie Guéhenno, elle lit ses articles, tape ses manuscrits, est appelée à donner un avis, qu'il n'est nullement prêt à écouter. Bien plus tard à Montolieu, lorsque Jean Guéhenno écrit régu¬ lièrement ses chroniques pour le Figaro littéraire - ce qui a été source de violente critique de la part de sa fille -, il fait successivement monter dans son bureau « Louisette » et Annie, qui sont chacune appelées à se pronon¬ cer sur la qualité du propos ; s'il leur convient le jardin reste calme, si l'une ou l'autre émet quelque réserve la tonitruante éloquence de l'écri¬ vain se déchaîne, même les enfants de la génération suivante n'arrivent pas à le prendre tout à fait au sérieux et se sentent vraiment « du côté des femmes

».

Après avoir rêvé de devenir professeur de gymnastique, Louise père est sceptique sur ses capaci¬ tés en mathématiques alors indispensables pour obtenir la première année de médecine. Elle échoue effectivement par deux fois, et doit renoncer. Cela restera un regret, les impeccables cahiers de sciences naturelles, les croquis de dissection, traduisaient déjà cet intérêt immédiat qu'elle porte à tout ce qui est vivant et à son fonctionnement dans tous ses détails, sans aucun dégoût d'aucune sorte, sans aucun doute sur le caractère absolu¬ ment merveilleux de l'organisme et des organismes en général. Plantes, insectes, mollusques, reptiles, tout la captive, tous sont la beauté du monde. Elle éprouve une admiration sans borne pour les petits lézards qui peuplent la terrasse du bureau et courent au soleil. Lorsqu'on lui fait remarquer que les chardons dont elle veut cueillir un bouquet piquent un peu trop, elle néglige et continue : « Oui, mais ils sont tellement beaux ! » Guéhenno voudrait devenir médecin. Le

13


son

La période de la guerre est telle que Jean Guéhenno la décrit dans Journal des années noires. A Montolieu, la grand-mère est morte en

1935. Louise vient

une

fois seule, elle a été seule autorisée à passer en

libre pour

rendre visite à son grand-père : le pétainisme ambiant, et l'ignorance dans laquelle on veut être là de ce qui se passe ailleurs, lui inspirent une répulsion terrible (elle, qui dit avoir peu de mémoire, et pour qui la rancune n'est pas un sentiment naturel, gardera une forme de méfiance vis-à-vis de certains). Elle circule à vélo, le grand-père a tout juste de quoi manger et meurt le 1er janvier 1943. zone

Elle écrit

: «

Seuls les hommes sont

responsables de ce grand vide

où volent les frelons... des hommes seuls ont fait le

vide, ont fait taire les creusé les cerveaux, arra¬

voix, étouffé les cris, les rires, arrêté les cœurs, ché les rêves, les projets en marche, anéanti les raisons de vivre, la joie. » À la fin de la guerre, son père se remarie le 10 décembre 1946 ; elle part comme assistante de français en la Oberschule de Nagold, petite ville sur

Allemagne. Elle est nommée à le Danube, puis à Mayence en ruines. Il y a, là encore, un décalage entre ce qu'elle note : le compor¬ tement des officiers d'occupation qui la choque souvent, la morgue de l'occupant, le froid, l'isolement, et le souvenir qui en reste, ou ce qu'elle veut en transmettre : son amour de ce pays, des paysages, le souvenir de sa logeuse, les forêts, parfois même trop bien entretenues à son goût. Elle lit beaucoup d'allemand, recopie intégralement des poèmes d'une écriture minuscule penchée et régulière dans de petits carnets, elle écoute toujours beaucoup de musique, elle fréquente le groupe des assistants en poste comme elle dans cette Allemagne occupée, et fait la connaissance de Julien Étoré qu'elle épousera à Montolieu le 2 octobre 1948 et qui sera comme elle professeur d'allemand. Ensemble ils organiseront avec la ville de Braunschweig (Brunswick) des échanges linguistiques, à une époque où l'idée de réconciliation ne va pas encore de soi. De retour

France,

père lui ayant fait donation de la maison remariage, elle sera successivement surveillante d'externat au collège technique de Mazamet, puis enseignante de lettres, surveillante d'extemat au lycée de jeunes filles de Carcassonne, maître auxiliaire d'enseignement d'allemand à ce même lycée. Elle enseigne l'allemand jusqu'en 1958, mais a le sentiment que l'enseigne¬ ment routinier d'une langue étrangère ne lui ouvre pas un champ assez large ; elle passe alors le certificat d'aptitude au professorat de Lettres de Montolieu

au

en

moment

son

de

son

14


modernes

(les sections qu'a voulues son père), l'obtient et est réaffectée lycée de Carcassonne. Son métier est dès lors pour elle un bonheur, elle a des rapports d'inspection dithyrambiques. Sa foi dans l'éducation est sans doute le cœur de sa vie. Nourrie de Montaigne, Rousseau, Voltaire, Montesquieu, elle veut transmettre la passion de ces textes. Elle fournit un travail énorme, elle est au service de ses élèves, cherche chez chacune ce qui pourra être sa chance. Elle ne néglige rien, elle est là pour défendre ses élèves, pour les aider, leur donner l'envie de lire, d'apprendre, de comprendre ; elle se montre très réservée à l'égard des collègues qui ne partagent pas cette générosité. Après son divorce, elle sera en poste à Paris au lycée Balzac, puis reviendra à l'École Normale d'instituteurs de Carcassonne (c'est alors que visitant les écoles du département, elle explorera aussi jusque dans ses moindres recoins ce territoire, il n'est pas de vallon desséché au fond du Minervois dont elle ne puisse vanter le charme) et terminera sa carrière au lycée de Castelnaudary pour prendre sa retraite en 1983 après avoir reçu les Palmes académiques sans en infor¬ mer personne, ni répondre à aucun des courriers afférents. au

Jean et Louise Guéhenno

© Jeanne

Louise Guéhenno

Étoré-Lortholary

de la

rue

© Jeanne

15

sur

la terrasse

des Lilas à Paris

Étoré-Lortholary


Elle

le 4 octobre 1949

fille dont

s'occupe pour une part été installée dans la maison au moment de sa donation, et qui, comme elle gère la vie de tous les jours, exerce une sorte de tyran¬ nie domestique que Louise supporte avec patience et désinvolture. Ses centres d'intérêt sont ailleurs. L'ombre de Jean Guéhenno est toujours présente à Montolieu où il passe avec Annie et Jean-Marie, son fils, tout le mois de septembre et les vacances de Pâques. Émilie attend la venue de « Monsieur », conserve précieusement son fauteuil, ses habitudes. L'admiration et le respect que lui voue sa fille sont sans doute à la fois plus profonds et moins inconditionnels. Lorsque la famille est réunie, les discussions politiques sont vives. Louise Guéhenno reste (comme l'écrit à son décès son demi-frère Jean-Marie) d'une gauche rigoureuse, socia¬ liste, démocrate, mais indulgente face à la sévère exigence de son père. Emilie, qui

a eu

une

a

L'égalité est pour elle une vérité première, elle ne saurait même concevoir la différenciation des individus en fonction de leur origine, de leur richesse, de leur croyance,

de leur couleur. Non seulement elle les accueille, mais elle les voit de la même façon. Elle met dans ses convic¬ tions l'entêtement familial légendaire, une résistance absolue ; elle peut rester silencieuse, mais pas transiger.

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Elle a foi dans l'Europe, redoute toutes les formes de nationa¬ lisme, de conservatisme, de croyance aveugle et dogmatique. Elle est anticléricale, se souvient en souriant du temps où sa grand-mère l'em¬ menait à la messe, où les petites plaques d'émail sur les bancs d'église

portaient les noms des familles, mais elle déteste fondamentalement la pensée religieuse. Elle croit en la raison, la science, le progrès, la beauté. Et puis elle a cette passion émerveillée de la nature, de la richesse du monde, de toutes les formes d'art et de culture, qui l'occupe entière¬ ment. C'est l'époque des voyages en Grèce, en Italie qu'elle organise entièrement, en camping, sauvage pour une part, puis en Yougoslavie, en Espagne. Là encore, tout l'intéresse, les temples, les musées, mais aussi l'artisanat, les coutumes, les paysages, les oliviers, la mer, et toujours les plantes et les fleurs... elle prend des centaines de photos, que l'on projette, que l'on regarde, que l'on commente. C'est

large part des échanges avec ses deux amies de toujours, aussi différentes l'une de l'autre que faire se peut, mais avec qui elle correspond tout au long de sa vie. L'une bibliothécaire à Paris, l'autre professeur de philosophie à Grenoble, puis à Paris. Les lettres donnent des nouvelles personnelles, mais elles sont surtout la poursuite de conversations de jeunesse, où la musique tient une place considérable, avec toujours la même ferveur du propos, le récit des voyages, la descrip¬ tion des paysages et surtout la lumière, les fleurs. Lorsque ces trois amies se réunissent à Montolieu, elles partent en promenade, Louise a le souci de leur faire découvrir tout ce qu'elle connaît de ce pays qu'elle a sillonné dans tous les sens : les routes des Corbières, les routes de la Montagne Noire, les lacs, les chemins, les sentiers, les abbayes, les chapelles, les châteaux, tout ce qu'elle-même connaît par cœur. Les escapades sont longues, jamais aucun horaire de dîner, de coucher n'a semblé devoir être impératif. L'entourage manifeste parfois quelque inquiétude, que Louise balaye sans hésiter, il fallait bien leur montrer, on ne pouvait pas passer par là, sans pousser un peu plus loin... Les soirées se poursuivent en discussions interminables autour d'un petit verre que l'on déguste une

à l'infini. En mai

68, Louise Guéhenno participe au mouvement dont on qu'il a pu apporter à l'époque. Ce sera un sujet de désac¬ cord avec son père. C'est aussi un sujet de désaccord avec son mari, qui s'est engagé dans la vie publique, est devenu un maire dynamique de a

oublié

ce

17


Montolieu, mais raisons

-

a

suivi

entre autres

-

un parcours politique sinueux, et ce sera de leur divorce en 1969.

l'une des

C'est alors

qu'arrive une lettre de Tchécoslovaquie, après le Printemps de Prague : Louise retrouve ainsi la trace d'un étudiant qu'elle a connu à Paris à la fin de la guerre, et qu'elle a visiblement aimé. Dès lors, elle prend sa voiture, son berger allemand et part en Tchécoslovaquie tous les étés, et tous les Noëls. Elle épouse Miroslav Sabacky à Prague le 20 août 1973 ; il émigrera légalement, ayant atteint l'âge de la retraite, en 1975, et vivra jusqu'à son décès en 2002, à Montolieu. Mirek peint et cultive avec une méticulosité maniaque un jardin de cactées, c'est une personnalité assez mystérieuse, au moins aussi forte que celle de Louise ; par ailleurs l'austérité de son caractère, la marque que lui ont laissée une éducation protestante traditionnelle et la sinistre histoire politique de son pays, la forme particulière de l'humour tchèque, rendront difficile l'adap¬ tation et l'atmosphère assez lourde. Louise Guéhenno y échappe par ses propres moyens, longtemps elle prendra seule sa voiture pour raccompa¬ gner ses petits-enfants à Paris, y séjourner brièvement, aller voir son amie à Cahors, aller se promener et promener son chien dans la montagne ou sur ces garrigues où elle prétend qu'il ne fait jamais trop chaud, qu'il y a toujours « un peu d'air » : elle a toujours su s'échapper. Dans la confusion des dernières années de

vie, elle ne semble premier ni de son second mari aucun souvenir. Elle parle de Paris, de la guerre, des chemins, des itinéraires, des nuages qui l'em¬ pêchent de voir le fond de la vallée, elle croit toujours devoir enseigner, aller faire ses cours, aller voir ses élèves, mais ses deux mariages sont perdus dans l'oubli.

garder de

sa

son

Telle serait

en

résumé l'histoire de la vie de Louise

Guéhenno,

mais si le personnage a tant marqué ceux qui l'ont connue ce n'est pas au travers des événements, c'est par son caractère. Pour l'anniversaire de

quatre-vingts ans, entourée de sa famille et des amis les plus proches, possession de toute sa lucidité, mais déjà dans une certaine confusion qui ne semble encore que la poursuite de sa permanente rêve¬ rie, de son mépris des contingences, elle remercie la vie de lui avoir donné « tant de chance, et pour commencer celle d'une vie aussi longue, pour ses

encore en

faire tant et tant de choses

».

18


Pour

trois

petits enfants, elle est une grand-mère inhabituelle, la plage de Sète, comme elle le faisait quarante ans plus tôt, elle construit avec eux systématiquement des châteaux de sable qu'on peaufine tous les matins, elle crapahute dans les ravins et communique cette passion à l'un de ses petits-fils, elle plante avec lui un ginko-biloba dont elle admire la dorure chaque automne. On se souvient de sa passion des arbres : il y a même une petite extension de sa maison qui, au terme de disputes sanglantes, ne pourra être construite qu'à condi¬ tion de respecter l'emplacement d'un vieux noisetier : « il est trop vieux pour qu'on y touche » ; le résultat est curieux et incommode, mais on ne s'arrêtera pas à cela. ses

elle les emmène camper sur

Plus

sérieusement, si l'on voue à la mémoire de Louise Guéhenno

certain respect

c'est, nous dit une amie, pour son « élégance » : sa haine de toute mesquinerie, son désintéressement total, son extrême patience, son refus des concessions intellectuelles, son humanité, son autonomie, non pas revendiquée, mais établie une fois pour toutes, sa réserve, sa capacité à vivre dans la solitude, mais aussi sa permanente disponibilité à l'accueil de l'autre, la formule rituelle, qu'elle prononce encore à bon escient même quand elle a perdu beaucoup de ses repères, demeurant : « Cela fait plaisir de vous voir. »

un

liberté

d'esprit,

sa

Jeanne

? 19

Étoré-Lortholary



Tribune de Jean-Pierre Rioux dans Libération du 19 octobre 2016.

Jean-Pierre Rioux, historien, est président d'honneur de notre associa¬ tion. Nous le remercions, ainsi que Libération, de nous avoir autorisés à

reproduire

ce texte.

Le penseur

et résistant, mort en 1978, a disparu de l'horizon alors qu'il

avec éloquence des « haines et Debout pour ne pas se renier ?

parle

Jean

Par

des

peurs »

Guéhenno, pourquoi

qui

pas

nous

travaillent.

?

temps angoissés, pourquoi ne pas lire un peu Jean (1890-1978), l'oublié aux bouquins introuvables ? Son huma¬ nisme est rance, sa morale civile d'un autre âge et André Gide a osé dire un jour qu'il parlait du cœur comme d'autres parlent du nez. Et pourtant, il parle encore ! Car l'enfant d'un ouvrier de Fougères qui, atteste-t-il dans Changer la vie (Grasset, 1961), avait entendu Jean Jaurès dire en 1906 aux grévistes, là-bas, qu'il fallait d'abord apprendre à lire le réel et à dire le vrai, le vieil antifasciste qui a tant salué le Front populaire, le vieux pédago pour khâgneux sages, nous lance encore quelques apostrophes bonnes à prendre. nos

Guéhenno

Dans La Foi

difficile (Grasset, 1957), il a dit sa quête d'une qui récusera l'égoïsme identitaire : « Méfiez-vous des gens, des partis, des doctrines qui vous promettent tout et ne vous demandent rien. (...) N'acceptez ni de haïr, ni d'avoir peur. La haine et la peur ne vous feraient jamais qu 'une petite place misérable où vous auriez bientôt honte et où vous respireriez mal. Ne pensez pas à vous sauver seuls. N'imitez pas. (...) Respirez l'air de ce pays. Tâchez d'être l'ouverture à l'Autre

vous-mêmes, mais à la Faites la preuve qu accueillir et porter

mesure

du monde et obsédés par son tourment.

'une fois encore notre pensée et notre langue peuvent l'univers ». Car même aux pires moments du doute, il faut tenir pour la vie contre la mort, puisque « la vie est une méditation de la vie elle-même tant qu 'elle dure, et une action » ; tenter une action en intelligence et en justice, comme chez Albert Camus ou Emmanuel Mounier. Mieux : une action en vérité. Parler vrai, écrire vrai, vivre vrai Cahiers Guéhenno n° 6, 2017


en

luttant pour

de

l'Évangile. Voici, droit dans

le vrai, le voici qui endosse « la vérité vous rendra libre » ses bottes, le fils du menu peuple breton devenu professeur et écrivain, l'enfant de la méritocratie républicaine qui a franchi ce qu'il appelle « la ligne de la sécurité » matérielle qui sépare les hommes : debout, dressé, pour ne pas se renier. Rouvrons La Mort des autres

(Grasset, 1968), où il dit sa révolte après la Grande Guerre : « Il nous semble parfois que nous avons perdu notre monde, que la terre n 'est plus notre patrie, que nous n 'y trou¬ vons plus notre place. Le vieux Chateaubriand craignait cette 'société universelle ' en train de se faire. Il avait trop de plaisir à être triste et prophétisait : Comment trouver place sur une terre agrandie par la puis¬ sance d'ubiquité, et rétrécie par les petites proportions d'un globe souillé partout ? Nous ne changerons pas de planète. La terre n 'est pas leparadis, mais nous ne pouvons aimer qu 'elle, et nous lui resterons fidèles. Nous retrouverons notre chemin. Nulle autre ressource qu 'en nous-mêmes ». Et pensons

à cette fin de Sur le chemin des hommes (Grasset, masse de l'humanité végète désormais dans une sorte de pénombre ; elle a assez de lumières pour que les inquiétudes de la justice soient en elle déjà éveillées ; elle n 'en a pas assez pour s'en remettre à la seule raison pour la réaliser. Elle est impatiente. Que les pharisiens prennent garde ! (...) Les violences désespérées n'inter¬ viennent que dans ces trous orageux de l'histoire où ce qui est déjà dans leur cœur exigence passionnée n 'est pas encore dans leur esprit une idée claire. Tout n 'est peut-être autour de nous si trouble et si confus que parce que la foi en la raison humaine n 'est pas encore assez active. Il n 'est pas d'autres salut que l'amour de la vérité. » 1959)

: «

La grande

Jean-Pierre Rioux

gggdjftt j

22


«

Il y a

toujours

une

autre île

»

Quand Guéhenno intronisait Michel Tournier Au

printemps 2014, Antoine Gallimard et Hugues Pradier, direc¬

de collection, rencontrent Michel Tournier, qu'ils souhaitent publier dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». Ils définissent ensemble un coipus

teur

(la plupart des romans et Le Vent Paraclet) et désignent un responsable du volume, en la personne d'Ariette Bouloumié, assistée de Jean-Bernard Vray et de Jacques Poirier. Pour une édition de ce type, l'appareil critique comporte trois éléments essentiels : l'établissement du texte (coquilles, éventuelles variantes d'une édition à l'autre) ; une notice de présentation, à même de restituer l'histoire du texte (grâce au fonds Tournier), sa signi¬ fication et l'accueil qui lui a été réservé ; et enfin des notes explicatives pour chaque citation ou allusion. Au milieu d'allusions à la philosophie ou à la littérature allemande, particulièrement abondantes dans cette autobio¬ graphie intellectuelle qu'est Le Vent Paraclet (1975), on peut remarquer l'épigraphe du chapitre IV (« Vendredi ») : « Il y a toujours une autre île. / Jean Guéhenno. » (p. 211 en collection « Folio »). Ayant en charge Le Vent Paraclet, il me revenait d'en identifier l'origine exacte. Le problème n'avait pu être résolu, jusqu'à ce que je contacte M. Patrick Bachelier : il me donna aussitôt la source (un article dans Le Figaro, retrouvé plus tard dans le dossier de presse de Gallimard) et me fournit des informa¬ tions biographiques jusque-là inédites, qui me permirent de rédiger la courte note reproduite infra. C'est grâce à de tels concours que purent paraître, en février 2017, un an après la disparition de l'auteur, les œuvres de Michel Tournier, sous le titre : Romans suivis de Le Vent Paraclet (Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »). Note de la page

1746

:

Tournier emprunte à Guéhenno une phrase de sa chronique sur Vendredi ou les Limbes du Pacifique (« Le retour à la solitude », Le Figaro, 28 novembre

1967), où l'on trouve les mots suivants : « Cette "île administrée" ne lui plus. 11 rêve d'une autre île. 11 y a toujours une autre île. » Lorsque paraît Le Vent Paraclet, Tournier lui envoie un exemplaire avec cette dédi¬ cace : « Pour Jean Guéhenno qui en sept mots a épuisé toute la substance de Vendredi, / en hommage amical. » (Nous remercions M. Patrick Bachelier, de la Société des amis de Jean Guéhenno, pour ces informations.) suffit

Cahiers Guéhenno n° 6, 2017


Parallèlement à cette édition

Pléiade

lancée par

Gallimard, prévu de publier, en 2018, un Dictionnaire Tournier, dirigé par Ariette Bouloumié. Comme il est d'usage, en pareille entreprise, la liste de notices n'a cessé d'évoluer. Décision a donc été prise d'ajouter une notice « Guéhenno », qui reprend pour l'essentiel les infor¬ mations données par la Pléiade, mais de façon un peu moins laconique : GUÉHENNO Jean (1890-1978) en «

»

les éditions Klinksieck ont

Il y a

toujours une autre île. / Jean Guéhenno » : citée en épigraphe de « Vendredi », quatrième partie du Vent Paraclet ( VF, 211), cette phrase témoigne d'une rencontre, humaine et intellectuelle. Tout commence quand, dans Le Figaro du 28 novembre 1967, Jean Guéhenno rend compte de Vendredi ou les limbes du Pacifique dans une chronique intitulée « Le retour à la solitude » où, à l'avant-dernier paragraphe, il évoque un Robinson « malheureux » une fois l'île sauvage devenue « administrée ». A ce moment, écrit le chroniqueur, « Il rêve d'une autre île. Il y a toujours une autre île ». «

Lorsque paraît Le Vent Paraclet, qui reprend la phrase, Michel en fait parvenir un exemplaire à Jean Guéhenno avec cette dédi¬

Tournier

Pour Jean Guéhenno

qui en sept mots a épuisé toute la substance hommage amical ». De son côté, dans Le Figaro du 17 mars 1977, Jean Guéhenno rend compte du Vent Paraclet dans « Le vent de l'esprit », chronique où il rappelle « l'immense plaisir » éprouvé dix ans auparavant avec Vendredi, grâce à qui « le roman ressuscitait, reprenait souffle ». Touché par ce propos, Michel Tournier envoie alors à Jean Guéhenno un mot pour lui dire sa gratitude : « Merci mon cher Maître et ami, pour le cadeau que m'apporte Le Figaro de ce matin. J'aime que ce soit vous et vous seul qui ayez songé à mon dixième anni¬ versaire de vie littéraire. / En effet Vendredi a paru le 1er mars 1967, et aussitôt l'Académie française l'a pris sous sa protection. En vérité, c'est à vous que j'aurais dû le dédier. » cace : «

de Vendredi. / En

Je remercie ces

M. Patrick

Bachelier, de la Société des Amis de Jean Guéhenno,

pour

infonnations.

Jacques Poirier, Université de Bourgogne - Franche-Comté Voir

:

ILE

(L'). 24


A

nous

deux, Culture !

De Moritz à Guéhenno

Pourquoi évoquer dans un Cahier Guéhenno un roman allemand du XVIIIe siècle ? L'édition par laquelle nous avons découvert Anton Reiser\

a été préfacée par Michel Tournier, dont on sait l'estime qu'il portait à Guéhenno, ce qui ne suffit pas à rapprocher Guéhenno de Moritz (1756 - 1793) ; leur relation, d'abord d'opposition puis de proximité, prend un sens cependant, dès que l'on adopte une perspective historique, politique et sociale. Il y a un « moment Guéhenno » de l'histoire de la IIIe République, moment méritocratique vrai et largement mythifié, ce qui n'échappait pas à Paulhan lorsqu'il lui écrivait à propos du Journal d'un homme de 40 ans : « Mais il ne s'agit pas d'un conte de fées : pourquoi sautez-vous brusquement, sans explication, du bureau du petit employé à l'École normale ? [...] Est-ce pour ne pas avouer votre triomphe (et pour les autres les humiliations qui s'ensuivent) sur les quelque cent mille jeunes gens qui rêveraient de préparer Normale [...], sur les quelque mille qui commencent, et échouent. Enfin, la difficulté, votre difficulté était là, et vous l'esquivez.2» ; ce moment correspond, d'un autre côté, à un vaste changement, bien expliqué par Albert Thibaudet dans sa République des professeurs (1927)3 ; il y montre l'antagonisme,

à la fin du XIXe

siècle, entre

«

héritiers

» ou «

nantis

»

et « boursiers

»

Thibaudet, l'enseignement secondaire, encore prestigieux, contrairement au droit ou à la médecine qui impliquent un patrimoine, « recrute presque exclusivement parmi les boursiers, les fils de famille sans fortune4». Ces hommes nouveaux et modestes se voient appelés plus rapidement à « une fonction de cadres » par trois faits : « / 'affaire Dreyfus, la défaite politique de l'Église, et l'arrivée au pouvoir de la République radicale5». Guéhenno, à qui Thibaudet destine ou

1. 2.

«

promus » ; pour

Fayard, 1986. Correspondance Paulhan-Guéhenno, 1926-1968, Gallimard, 2002, lettre de septembre 1934, 107.

p. 3. Nous

nous

4.

p.

5.

Ibid., Ibid.,

p.

référons ici à l'édition de F. Bourricaud, Ressources, Paris, Genève, 1979.

121. 122.

Cahiers Guéhenno n° 6, 2017


son

livre, est le modèle de

toire de la France

: «

La

ces hommes « poussés en avant » par l'his¬ ligne de votre vie devient une artère de la vie

politique française.1'» Un siècle et demi

plus tôt, Anton Reiser échoue à trouver sa place morcelée, compartimentée, dépourvue d'une forte fonction publique, dans laquelle l'accès à la haute culture, sans être impossible, est seulement entrouvert à quelques pauvres, doués, qui restent étroitement dépendants de leurs bienfaiteurs et des changements dans

une

société allemande

d'humeur de

ces

Anton

derniers.

Reiser, de Philipp Moritz, a été publié en Allemagne quatre

avant la Révolution

française, avec pour sous-titre « roman psycholo¬ C'est l'histoire d'un jeune homme pauvre, que son père, adepte du quiétisme de Mme Guyon - on devrait plutôt dire membre de la secte de Mme Guyon, tant il place son fils « sous un éteignoirphysique, moral, intellectuel » met en apprentissage chez un chapelier. Passé la joie d'échapper enfin à sa famille, le jeune garçon y est malheureux. Passionné par l'éloquence religieuse, il aspire à étudier, à se cultiver, ce que ne lui permet pas sa condition. ans

gique

».

-

*

Quiétisme sement

de

doctrine mystique qui met la perfection de l'homme dans l'anéantis¬

: « sa

volonté

en

Dieu et

une

vie de

contemplation passive.

»

Dictionnaire

général de la langue française, Hatzfeld et Darmesteter, 1895-1900. •

Jeanne-Marie Bouvier de la Motte

fin du XVIIe siècle (en humaine

».

se

Guyon,

«

bouleversa le paysage religieux de la

proclamant investie de la mission de

Elle laissa 39 volumes d'écrits, dont le

«

détruire la raison

Moyen court et très facile

l'oraison que tous peuvent pratiquer très aisément (1685) ».

pour

O. Biyidi,Dictionnaire des

littératures de sur

Mme

langue française, Bordas, 1986. Le jugement de la princesse Palatine Guyon est brutal : « Mme Guion [sic] m'a l'air d'être une vraie folle. » ( 17

juillet 1698). Elle revient à plusieurs reprises sur la crise politique associée à l'ac¬ complissement de la grâce de Mme Guion dans ses lettres des 17 juillet, 20 juillet, 21 septembre de la même année. Lettres de Madame, Duchesse d'Orléans, née Princesse Palatine depuis son arrivée en France jusqu 'à la mort de Louis XIV, éd. M. Goudeket, Le Club français du livre, 1947, pp. 97-101.

6.

Ibid., p. 197.

26


Lentement, par étapes au propre et au figuré, suivies de remords à la vie normale telle qu'on l'a définie pour lui, il cherche libérer de son carcan, de cette initiation religieuse qui lui a été

et de retours

à

se

imposée

de suie ». C'est en ce préface, définit le récit comme

« comme un manteau

Tournier, dans

sa

«

désengagement

«

S'en sortir...

sens que une

Michel

histoire de

».

»

Désengagement douloureux car, si Anton Reiser a les moyens intellectuels, l'énergie, d'apprendre et d'apprendre beaucoup, il est pauvre, très pauvre. Il lui faut parfois marchent un temps mais le maintiennent contraire

recourir à des expédients qui une précarité permanente,

dans

minimum de sérénité et de sécurité

qu'exigent les études. Il adultes, souvent mora¬ orgueil, s'intéressent à lui ; des amis partagent son admiration pour les beautés de la nature et son enthousiasme pour la littérature ; mais ils ne lui sacrifient pas leurs vies personnelles ni leurs amours, dont il reste le témoin, humilié de leur gentillesse proche de l'indifférence. au

n'est pas tout à fait seul : de riches et généreux lisateurs et condescendants, ce qui exaspère son

Le théâtre lui apparaît comme la voie royale pour se sortir de sa misère et il tente, à plusieurs reprises, en vain, d'entrer dans des troupes d'acteurs prestigieux (réprouvés par les autorités religieuses) : lumières,

applaudissements, succès immédiat après l'effort, richesse, l'attirent se

brûle

aux

;

il

feux de la rampe.

Michel Toumier voit dans le

roman un «

avertissement donné

artistes ambitieux : « Toutes ces entreprises ne visant qu 'à à la gloire » ou encore à un but moral, politique, religieux « passent à côté de l'absolu », condamnent leurs auteurs à la médiocrité. Pour lui, le génie exigerait un désintéressement absolu (rarement acces¬ sible aux très pauvres). Distinguer la vraie vocation artistique de la fausse peut conduire à sauver quelqu'un (si on ne l'assomme pas pour de bon). jeunes » la fortune ou

aux

Certes. Mais

j'ai été aussi sensible à plusieurs messages que Moritz, dans ce roman autobiographique, envoie aux enseignants et éducateurs, leur demandant d'admettre qu'ils peuvent se tromper, qu'il convient pas d'enfermer un être en devenir dans la prison d'un juge¬ ment définitif. Telle mauvaise action ou réaction insupportable ne résume

ne

pas

à jamais la personnalité d'un être. Chercher à l'aider 27

suppose

aussi


certaine

disponibilité, toujours possible. une

une

certaine humilité, celle d'admettre l'erreur

Ce qui m'a surtout touché dans ce lent roman - lent comme les lentes marches à travers des paysages qui semblent changer si peu (les randonneurs me comprendront) -, c'est une description de l'Allemagne peu avant les bouleversements des guerres révolutionnaires et impériales, d'une Allemagne très éloignée de cette Prusse qui obsédera les Français

pendant un siècle : passions du théâtre et de la poésie, respect immense pour la culture classique, la théologie, manifesté d'abord à ceux qui les enseignent, implications sociales de la langue que l'on parle, bas alle¬ mand, haut allemand, latin quand on se trouve avec des gens respectables (même si l'on en sait très peu7) ; si la pauvreté oblige Anton Reiser à faire chambre commune avec des compagnons qu'il n'a pas choisis, bruyants, grossiers - solitude et calme sont des luxes inaccessibles -, il se distingue d'eux par la langue châtiée qu'il parle ; les fautes de conjugaison des rouliers avec lesquels il partage pour la nuit une salle commune d'auberge accroissent son mépris exaspéré à leur égard. Au-delà de

l'Allemagne, Moritz témoigne d'une époque où plupart des voyageurs marchent d'un lieu à l'autre, connaissent la fatigue, les intempéries, la peur que leurs chaussures ne les lâchent, font de nombreuses rencontres, heureuses (compagnons de route qui vous racontent les pays que vous allez traverser, vous avertissent des pièges ou dangers, hôtes généreux et désintéressés), ou malheureuses (sergents recruteurs, gens d'armes pourchassant les vagabonds) ; d'un monde où la campagne n'est pas encore séparée de la ville par une interminable banlieue, où la ville se définit par ses remparts, ses portes, ses tours et ses clochers, repères familiers. la

Le

regard

Moritz sur son héros souvent pitoyable, sur original : sans être agressif - personne n'a envie de s'attaquer à un être jeune, solitaire, affamé (de nourriture, d'amitié, de considération, de savoir), dont les quelques égarements ne sont pas des que porte

lui-même donc, est

7. « L'éducation de Marie-Antoinette fut donc très négligée. Les papiers publics retentissaient cependant de la supériorité de la jeune famille de Marie-Thérèse. On y rendait souvent compte des réponses que les jeunes princesses faisaient en latin aux harangues qui leur étaient adressées ; elles les prononçaient, il est vrai, mais sans les comprendre : elles ne savaient pas un mot de cette langue. » Mme Campan, Première femme de chambre de Marie-Antoinette, Mémoires, prés. Jean Chalon, Le Temps retrouvé, Mercure de France, 1988, 2002, pp. 42-43.

28


délits graves, qui cherche à « s'en sortir » - il est empreint d'une légère ironie par rapport à ses tourments, inspirés en partie par la sensibilité

romantique dominant alors la littérature et les

mœurs.

La retenue de

l'époque ne permet pas de savoir si Anton Reiser consciemment ou non. L'on sait juste qu'il a remporté son plus grand succès sur scène travesti en fille.

aime les garçons,

Se libérer d'un

«

manteau de suie

»

noire

ou

rouge...

Guéhenno est-il tout à fait le contraire d'Anton Reiser, comme

l'avons

suggéré au début de cette note ? Il ne répondit jamais à en exprima publiquement le remords à deux reprises, d'abord dans Europe, en 19328, puis dans Vendredi, en 1936 : « C'est peut-être que le pluralisme libéral dont il aimait à se réclamer [laissait] un partisan un peu désarmé.9» Mais s'il a été partisan, il ne l'est pas resté. Son existence peut apparaître non comme un « désengagement » - il n'a jamais oublié ses origines ni son espoir de « changer la vie », pour lui et pour les autres -, mais comme un affranchissement tranquille et résolu de l'esprit partisan qui a pu le tenter après les massacres de la Grande Guerre nous

Thibaudet et

et la

Révolution d'Octobre. En

sens, tel Anton Reiser, qui s'est libéré de ce « manteau de quiétisme de Madame Guyon, Guéhenno s'est libéré préco¬ cement du marxisme-léninisme non moins sectaire qui a caractérisé beaucoup d'intellectuels de sa génération. Ce qu'il écrit de son évolution : « J'abandonnai en 1932 mon projet [d'écrire une biographie admirative de Lénine], quand la conjoncture politique en Russie me parut réduire la grande espérance à n'être que la matière d'un nouveau catéchisme.10 » est rigoureusement confirmé par ses lettres à Romain Rolland" dès 1931, et même dès 1928 par une lettre de Paulhan à Jean Grenier12.

suie

8.

«

9.

«

»

ce

du

Littérature et politique », Europe, décembre 1932, pp. 610-611. Mort de Thibaudet », 24 avril 1936. 10. Ce que je crois, Grasset, 1964, p. 152 ; voir aussi pp. 161-162. 11. Voir entre autres celle du 24 mai 1931

: « Et puis j'en ai assez de l'idéologie. », in L'Indépendance l'esprit, Correspondance entre Jean Guéhenno et Romain Rolland 1919-1944, préf. André Malraux, Albin Michel, 1975, p. 163. 12. Jean Paulhan Jean Grenier, Correspondance 1925-1968, Quimper, Calligrammes, lettre 4,

de

-

p.

21.

29


Cela

Sainte

explique sans doute pourquoi il n'a pas fait le voyage en Terre soviétique, à l'époque où bien des intellectuels s'y précipitaient.

Jean-Kely Paulhan

30


En

vérité, il

ne

m'a plus jamais quitté

En

quoi l'œuvre littéraire de Jean Guéhenno a-t-elle influencé, et peut-être en partie éclairé mon parcours personnel et professionnel ? Abrupte en apparence, et quelque peu prétentieuse cette interro¬ gation est néanmoins fondée, et même légitime, si je considère certains aspects de ma vie ; plus de cinquante années se sont écoulées après les premières lectures de certains de ses ouvrages, majeurs à mes yeux, et donc la rencontre

avec un

homme de pensées, une âme payse animée

orgueilleuse volonté de gouverner sa vie. Je me persuade sans qu'elle l'a notablement imprégnée. En vérité, il ne m'a plus jamais quitté. Avec le temps j'ai décanté les lucides conseils de l'ancien professeur et pédagogue qu'il demeurait, extrait la part substantifique et juste de sa lettre, tels des jalons de vérité ayant pu orienter quelque part par une

difficulté

vie et

ma

mes

actions.

Combien de

fois,

au

fil des années, ai-je ressorti cette précieuse

lettre du 7 mai 1971 pour

le plaisir secret et jaloux alors, de retrouver présence bienveillante derrière cette belle écriture à l'encre bleue, rythmée par des mots et des phrases, une manière et des tournures n'étant qu'à lui ? Un jour, je glissai l'enveloppe et son magnifique contenu dans les pages du Caliban parle suivi de Conversion à l'humain, une autre fois, je transférai cette pièce à l'intérieur de Changer la vie. Cette véné¬ ration confinant au fétichisme eût fait sourire l'essayiste vouant culte à la raison et au Logos.

une

C'était une grande chance pour moi de posséder cette belle d'attention manifeste et fraternelle, assortie de recommandations chaleureuses de mon compatriote, monsieur Guéhenno.

preuve

Cette lettre eut

influence

faste, elle fut un recours spirituel, et intime, l'homme étant pour mon esprit un modèle de citoyen incommode et

lucide.

«

Il faut

rismes nourrissant comme

une

penser seul... », les viatiques et aphoessais de moraliste au sens du XVIIIème siècle,

apprendre à ses

éléments de rumination et de méditation, comme stimulants de

la conscience trop souvent

assoupie n'ont jamais déserté approches du monde et de la vie. Cahiers Guéhenno n° 6, 2017

mes

diverses


Chacun, par expérience sait que tout cheminement de vie est complexe, déterminé par le mélange d'innombrables facteurs indéniable¬ ment liés à l'enfance, à la jeunesse, à la famille, à l'école, à la petite société locale, à la cité natale... au hasard et à la nécessité... Je crois pouvoir faire miennes aujourd'hui encore les actions de grâces qu'au début de Changer la vie, l'écrivain adresse avec tendresse et reconnaissance à ses parents, à sa nourrice, aux êtres rencontrés, croisés et observés, à la forêt doma¬ niale des songes,

à la mer offrant son ample respiration... Quelle force, et quelle énergie nous mènent, nous guident, sur telle ou telle voie ? Quelles fées se sont penchées sur nos berceaux ? Des paroles, des conseils, des encouragements, l'affection des miens et des proches, des enseignements, des exemples, tout cela n'ayant vraiment rien de singulier, a conditionné mes démarches et mes quêtes, celles d'un « homme de série » ; cette expression qu'il affectionne et réitère dans ses récits, en particulier Le Journal d'un homme 40 ans, m'a toujours tenaillé l'esprit, heurté même, en ce qu'elle me paraissait empreinte de l'idée mécanique de production et de reproduction des hommes... Quoi qu'il en soit mon adhésion personnelle à l'ensemble de son aussi, sans aucun doute, en rapport avec son origine sociale, mais essentiellement, pour ce qui me concerne, je le mesure plus encore à présent, où je suis revenu m'installer à Fougères, avec la ville, sa géographie pittoresque, son histoire sociale, sociologique, économique, événementielle, littéraire, ses sites et ses quartiers - tous ces lieux aimés et ces liens charnels avec la cité qu'il décrit ou relate de façon admi¬ rable, entre autres dans Carnets du vieil écrivain. Ce sont les preuves écrites de son attachement atavique à Fougères, quoi qu'aient pu, dans les années soixante, répandre les fâcheux à cet égard. Il est consubstantiel à notre ville, oserais-je affirmer. Quitte à me répéter, et à plagier le maître, marcher dans la ville ou dans la forêt proche, me procure un plaisir spiri¬ tuel et physique - randonner dans l'épaisseur des âges de la petite patrie stimule mes pensées et ma mémoire - ressentir la présence des ombres d'êtres aimés, croisés, et partis m'agrandit l'âme. œuvre

est

Je songe

à cette métaphore si chère à Pascal Quignard, qu'il reprend dans chacun ou presque de ses ouvrages successifs composant Dernier royaume, celle du retour du saumon vers la source l'ayant vu naître, comme un ultime voyage avant de disparaître. 32


Gravir à pied la rue des Vallées, la rue de Rillé, la me de la Pinterie...

Gaston Cordier, la me des Récollets, l'avenue de la Verrerie, le chemin de la Butte à Bigot... contempler du jardin public le grandiose la

me

amphithéâtre où court, sous les frondaisons des vallons, le Nançon, le regard attiré, aimanté par les tours du vaste et puissant château-fort, au cœur de cette dépression où niche l'église Notre-Dame-des-Marais, et ces étagements incroyables, désordonnés de constmctions et de maisons... Ces lieux innombrables de la cité et de ses quartiers, aujourd'hui encore m'appellent et ravivent le mouvement humain solitaire ou collectif, celui de tous les pas accomplis... celui des initiations, des exaltations, des découvertes, des itinéraires, des chemins sinueux, des strates sociales

professionnelles... des méditations devant les usines chaussonnières cours et salles de patronage, des parvis d'église..., un flux sensible de sève ancienne m'anime, et à mes côtés toujours, tel un protecteur, l'homme et l'écrivain Guéhenno m'accompagnent. La bien¬ veillante figure tutélaire aimée, idéalisée et intériorisée, intronisée même sans cesse, me rappelle la nécessité de se comporter sérieusement avec les rêves. C'est donc une présence quasi permanente, pareille à celle d'un ange gardien, si bénéfique et si prégnante qu'il serait, à l'heure des bilans, fol de ne pas le déclarer. L'ingratitude est exclue s'il s'agit de et

désaffectées, des

reconnaître Nous

sa

notable influence humaniste

sur mon

tissés et tissus d'anecdotes. Ainsi

chemin d'homme.

beau-père René, père, né en 1889, et chaussonnier, avait connu dans sa jeunesse Guéhenno ; la famille habitait alors tout près de l'église parois¬ siale de Bonabry, précisément rue des Feuteries. Bref, ce dernier m'offrait chaque année à Noël, c'était un rituel consacré, une orange, en mémoire de nos aïeux et de nos humbles origines, mais avant tout par référence à cet émouvant récit résonnant dans nos esprits connivents à cet instant, où Guéhenno conte avec force sensible cette merveilleuse parenthèse, celle sommes

mon

dont le propre

de la fête du solstice d'hiver

«

sol novus, sol invictus ».

Cette

espérance de vie nouvelle, saisissante de beauté et de lumière, symbolisée par ce fruit exotique, que je laissais aussi chancir sur un verre à pied, nous reliait et nous ralliait, en dépit des âges, à notre histoire et culture communes. Je ne peux m'empêcher alors de relire ces belles pages de Changer la vie où un sauveur des hommes et du monde naissait dans le plus extrême dénuement. Ce récit est pour moi dans son ensemble une lecture annuelle et fidèle, en janvier, comme l'est, avec 33


la

des mois de

juillet et d'août, la plongée rêveuse dans l'univers poète Saint-John Perse. Mais je m'égare quelque peu, dans ces anecdotes secondaires et personnelles. S'il était besoin peut-être de témoigner davantage encore de l'influence positive de l'homme et de ses œuvres sur ma vie, il me semble que les propos que je tins en 2010 lors de la cérémonie organisée à l'occasion de mon départ en retraite du Conseil général de la Mayenne, sont de nature, je crois, à révéler la déterminante place de l'académicien dans mon cheminement. Ai-je trahi les miens et ma condition originelle ? Seuls les autres, notamment les usagers du service public et les gens rencontrés, mes proches aussi, pour¬ raient se prononcer. Bien entendu, je veux espérer que les points de vue seraient divers, contrastés et antagonistes, quant à la manière que j'eus de me comporter dans mes responsabilités de fonctionnaire de province. De toute façon l'orgueilleux fils de femme de ménage et de chaussonnier que je suis, quête l'indulgence, encore et toujours, et surtout celle de de

venue «

vents »

du

M. Jean Guéhenno.

Michel Malle

34


Michel Malle, par

association, et Jean

Nous

l'intermédiaire de François Madelain, membre de notre communiqué un échange de lettres de 1971 entre lui

nous a

Guéhenno.

publions

de Guéhenno

ces

a

pu

lettres et lui avons demandé en quoi l'œuvre littéraire influencer son parcours personnel et professionnel.

publions également sa communication en préambule de notre générale du mois de mai 2017.

Nous

dernière assemblée

«

Ce n'est pas un

malheur de devoir

se

battre

»

Lettre de Michel Malle à Jean Guéhenno

Rennes, avril 1971

Monsieur, Je

sais trop comment vous

aborder dans cette lettre, et vous plaît. Tout d'abord, j'ai lu et je viens de relire successivement vos livres, Journal des années noires et le Journal d'un homme de 40 ans. Et Dieu sait avec quel plaisir ! En effet, je vais avoir 22 ans et tout comme vous je suis originaire de Fougères, où je suis né dans une famille d'ouvriers de la chaussure. Ma première rencontre avec vous je l'ai faite dans ces dictées données en classe de collège pour parfaire, dit-on, l'orthographe. Elle était extraite de Changer la vie, et je me rappelle ce train de plaisir qui « ahanait » dans la campagne. Et c'est sur ce dernier verbe que tous les élèves de la classe « se cassèrent le nez », que le train « dérailla ». Au lycée de Fougères, en 3ème, je me souviens encore de cette dictée toujours extraite de Changer la vie, à propos du rite solennel et grave de la « paye ». Depuis j'ai lu ce livre admirable, auquel, certainement, à tort, j'ai tendance à m'identifier. ne

m'en excuserez,

s'il

vous

1911. Après la guerre, il continua de travailler comme « arracheur de pointes », puis comme « cardeur ». Entre-temps, le chômage l'obligea à travailler aux carrières de Louvigné-du-Désert. Auparavant je dois dire qu'il resta 5 ans prisonnier Papa est né

à la

en

chaussure, d'abord

Cahiers Guéhenno n° 6, 2017


Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale. Maman élevait des en nourrice (enfants dont les parents travaillaient en usine...), faisait des ménages chez « les bourgeois », ce qu'aujourd'hui d'ailleurs elle continue de faire pour vivre. En effet, papa avait dû cesser toute acti¬ vité, à la suite d'une tuberculose contractée sans doute à la fabrique. Bref, c'est le milieu social dans lequel j'ai vécu et passé toute mon enfance et mon adolescence, toute une atmosphère sombre que je retrouve à la lecture de vos ouvrages. Et je vous assure que tout n'était pas rose dans notre famille. De plus, nous étions quatre enfants, mais là-dessus je ne veux pas larmoyer, car je serais malhonnête et futile si j'osais dire que «j'ai été malheureux ». Car si je regarde toute mon enfance je m'aperçois combien j'étais heureux malgré toutes mes misères nées surtout du procédé, tout à fait normal je crois, pour l'enfant, de comparaison vis-à-vis des autres camarades de l'école, où des garçons de mon âge faisaient partie de la classe aisée. J'avais honte, je l'avoue, de la maison vétusté où nous habi¬ tions, de nos habits... Je n'aimais pas voir les sœurs des pauvres apporter du poisson, ou des effets... J'avais honte de papa qui buvait quelque peu, de sa veste râpée, de son béret sale de poussière... Et pourtant, j'aimais papa et maman. Et puis maman s'est « crevé le cul » pour payer nos études, pour qu'on arrive, pour qu'on devienne décents, pour qu'on ne connaisse pas la « godasse ». Mon frère aîné, doué, est devenu prêtre, et je vous assure qu'il n'a pas renié, ni trahi sa classe, bien au contraire ; il lui arrive même de se heurter avec maman qui petit à petit, inconsciem¬ ment a intégré cette terrible mentalité bourgeoise et égoïste, s'est soumise avec l'âge (ce qu'on n'a pas le droit de lui reprocher). Quant à moi, après de médiocres études, qui me conduisaient à l'obtention d'un bac scienti¬ fique, je travaille comme surveillant général dans un CES (libre), tout en ayant une inscription à la faculté des sciences. Ma sœur repasse son bac cette année, et la dernière est en cinquième. en

enfants

Mais

je me raconte, et je vous en demande pardon. Je continue. Depuis quelque temps, je rassemble des souvenirs d'enfance dans un cahier. J'écris la vie de papa, telle que je l'ai vue durant douze ans. Je suis tenté d'analyser les causes de sa condition de ?, de dire qu'il était « déterminé » par sa condition (orphelin à 4 ans, travail à 12 ans...). Et pourtant, je vous demande encore pardon de l'outrage : j'ai eu le culot de parler de vous à 15 ans, de votre réussite, de vous prendre comme réfé¬ rence (dans un système social comme le nôtre), de lui dire : « comment a ...

36


fait Jean Guéhenno pour

réussir ? » Il n'avait rien répondu, je me rappelle. Aujourd'hui, j'ai encore honte d'avoir tenu de tels propos à mon père. Pour en revenir à ce déterminisme de papa dès sa naissance, j'en ai parlé à mon frère, lequel était très embarrassé de répondre. Pourtant au fond de moi-même, je suis encore plus embarrassé, car secrètement je refuse l'homme déterminé. En effet j'ai une haute idée de l'homme et j'ai foi en lui, et la « détermination » ne laisse pas de place, je crois, aux choix. L'essentiel cependant il nous l'a donné, ou tout du moins montré ; son altruisme inconditionnel, son amour pour nous. Et tout ça voyez-vous noie et submerge tout le reste, et nous fait avoir plus de respect encore pour papa. Personnellement

j'attends, j'ai des sympathies pour tout ce qui osé dire au cuisinier et à un maître de collège : « Si une révolution éclate, née de la classe proléta¬ rienne, ouvrière, je serai solidaire... » Que n'avais-je pas dit là ? Et tout de suite, l'instituteur de brandir le mot « répression ». concerne

la lutte ouvrière, et récemment j'ai

Je revois

escaliers, usé salauds... Je

père rentrant de la fabrique, son pas lourd dans les par les cadences. Je l'entends encore dire « Les patrons, ces mon

»

importunerai pas plus longuement car j'ai l'impres¬ parler. C'est toujours le danger. J'essaie d'être vrai et sincère dans toutes les situations de la vie. J'accepte mes compromis¬ sions, que je ne peux nier. Je découvre toutes les contradictions d'un monde injuste, mécanique et oppressant. Mais je crois à la vie de l'esprit qui lui ne peut être étouffé, écrasé et meurtri. ne vous

sion de m'être écouté

»

J'aimerais,

tout le respect que

je dois au vieil homme que aujourd'hui, nourri d'expériences, savoir exactement si comme je l'ai entendu dire à Fougères, vous avez oublié et renié cette ville. vous

avec

êtes

De plus pouvez-vous me donner des conseils, à propos du journal j'écris sur la vie de papa ? Ainsi je suis partagé entre le refus d'une esthétique de l'écriture et une secrète croyance au style, à la netteté d'une pensée (sans doute à cause de mon style exécrable que bien des profes¬ seurs m'ont reproché). Maintenant est-ce vraiment nécessaire de raconter que

la vie d'un ouvrier et de

sa

famille ?

Dans l'attente et la joie comme un

Je

vous

renouvelle

mes

excuses,

chrétien, j'espère vos réponses. manque de cohérence et

si cette lettre 37


d'unité, pardon aussi pour certaines digressions, car l'enthousiasme de vous

écrire

en

est

la

cause.

Veuillez recevoir

l'expression de

mes

sentiments distingués. Michel Malle

Réponse de Jean Guéhenno à Michel Malle 6 mai 1971 Mon cher

compatriote,

Votre lettre m'a touché et j'ai

du plaisir à

vous

répondre.

Mais

je veux vous dire tout de suite qu'il n'est pas vrai que j'ai Fougères ». Qui a pu vous dire cela ? Quel calomniateur ? Non, je pense toujours à Fougères avec amitié. Quand j'y passe je vais au cime¬ tière sur la tombe des miens. Le vrai est que je n'y ai plus aucune famille et n'y connais plus à peu près personne. Quand j'ai été élu à l'Académie, j'ai un moment espéré que j'irais parler à tous les syndicats réunis. Ils ne sont pas parvenus à s'entendre, et naturellement cette réunion était la condition de mon voyage. Je ne voulais pas choisir entre les ouvriers et «

renié

travailler à leur division. Mais

Je vous remercie d'avoir lu mes livres commandé la plus grande partie de mon œuvre, et je me souviens assez bien d'elle pour être ému par la vôtre. J'y reconnais ce que j'ai pu vivre moi-même. Après quoi, il me faut vous dire que je n'ai jamais pensé à mon enfance comme à une enfance malheu¬ reuse. Au contraire, et j'en suis venu, il y a longtemps, à penser que j'ai eu une grande chance. Ce n'est pas un malheur de devoir se battre, et une bataille, quand on la gagne, ne peut laisser de mauvais souvenirs. avec

parlons de

vous.

tant de soin. Ma jeunesse a

Je

vous

conseille donc de travailler courageusement, sans trop

mêler à

l'agitation politique. J'ai attendu, quant à moi, d'être un homme pour vraiment prendre part au débat politique et je n'ai jamais au reste été d'aucun parti. J'ai seulement été socialiste de cœur, dans tout vous

que j'ai fait. Vous êtes jeune, préparez sérieusement des examens. Il faut gagner et s'assurer ainsi la liberté. C'est le plus nécessaire. Il faut ce

38


pouvoir vivre

une

vie vraiment libre, soit dans la solitude, soit dans

engagements. Il faut apprendre à penser seul. Vous pensez à écrire une vie de votre père. Il est peut-être un peu tôt. Écrire est un métier ses

difficile et

qu'il faut apprendre par d'immenses lectures. Un livre n'est seulement un témoignage. Un témoignage n'est convaincant et n'a une valeur efficace que s'il est fait avec talent. C'est ce talent qu'il faut, à votre âge, travailler à acquérir. J'ai quant à moi, travaillé de longues années, beaucoup lu, avant de tenter d'écrire un livre. Travaillez donc et ayez confiance. Bon courage et bien cordialement.

pas

Guéhenno

I

39



Communication de M. Michel Malle de notre assemblée

préambule générale du 20 mai 2017 en

Lettre du 6 mai 1971 de Jean Guéhenno

Tout d'abord merci de m'accueillir

parmi vous, et de m'avoir l'opportunité, à l'occasion de votre assemblée générale, d'une prise de parole au sujet d'une correspondance personnelle avec Jean Guéhenno. Je sollicite par avance votre indulgence, et votre bienveillance, si je viens dans mon témoignage à manquer de clarté, voire de sens critique, sur ces choses, qui me touchent encore et toujours. offert

Je

préalable préciser les circonstances ayant déclenché divulgation de son existence, alors que je conservais assez secrète¬ ment depuis 45 ans, ce précieux courrier dans mes papiers accumulés au fil des années. C'est anecdotique, j'en suis conscient, mais à mes yeux, cela revêt de l'importance. Un ami, un pays à la vérité, François Madelain, auprès duquel j'ai démarré ma vie professionnelle en 1974, c'était en Mayenne, et qui en avril 2016, exposait de remarquables œuvres de peinture, rue Nationale à Fougères dans les locaux de l'Of¬ fice de tourisme, est à l'origine de cette mise au jour, je n'ose dire veux au

la

exhumation. Comme il était

déjeuner à la maison, je lui fis découvrir bibliothèque et notamment un domaine sur une étagère, consacré aux œuvres presque complètes, parfois en plusieurs exemplaires, de Guéhenno. Et à cette occasion, je lui offris La Mort des autres, qu'il n'avait pas lu, ouvrage essentiel, témoignage révolté sur l'absurdité du sacri¬ fice et qui m'est sensible en ce qu'il renvoie au premier conflit mondial du XXème siècle, mais aussi, dans mon esprit, à mon propre grand-père paternel1 tué en septembre 1916 sur le front de la Somme. Il avait 32 ans, et il était père de trois jeunes enfants. Comme pour de nombreuses familles, cet homme inconnu n'était pour moi qu'une photographie en noir et blanc, agrandie, d'un homme moustachu en civil, élégant en ses venu

ma

1. Eugène Malle, né à Fougères le 8 août 18 84, 1366me Régiment d'Infanterie, mort pour la France à Chilly (Somme) le 6 septembre 1916.

Cahiers Guéhenno n° 6, 2017


habits dominicaux, et

figé dans un cadre mouluré. Le regard ne fixe pas l'objectif, il est étrangement lointain, comme si cet homme pressentait ou devinait son tragique destin. Il était né à Fougères. Il était cordonnier, et s'était exilé à Paris, à 20 ans. Je

m'égare quelque peu avec ces digressions apparentes, toujours je montrai avec fierté à François Madelain cette lettre qui était glissée dans les pages de Caliban parle. Il était interloqué, d'autant qu'entre-temps il m'avait fait part de son adhésion à l'Association des Amis de Jean Guéhenno. Sa curiosité était aiguisée, et surtout il insistait pour que je prenne contact avec l'association. est-il que

Il

parla avec son père, Jean Madelain, ancien maire de la ville (1965-1971) et ancien parlementaire (sénateur 1980-1998), qui assez vite confia à Patrick Bachelier, cette information en mesure d'enrichir, d'une certaine manière, les connaissances sur l'écrivain emblématique en

de notre ville. Cet enchaînement des causes, et

des circonstances, ce récit particulier sur cette révélation m'amuse et me réjouit, et me hausse du col, à présent que j'ai rejoint il y a quelques mois votre association. Un hasard pour

moi.

dans

un

objectif

a

construit,

a

inféré, des effets finalement heureux

1971, j'allais avoir 22 ans. Je suis étudiant, et je suis surveillant

collège privé à Rennes. Quelles raisons, quelles motivations m'ont poussé à écrire à

l'académicien Guéhenno ? Elles sont

nombreuses, et diverses,

sans

être forcément d'une

grande singularité. Je n'épuiserai d'ailleurs pas ces dernières, la première est essentielle, cardinale même à mes yeux. La première est d'une bana¬ lité à sourire. Il est né à Fougères. Un cadre

charnel à

une

physique et géographique,

cité et à

son

un

lieu circonscrit,

un

lien

environnement intimement familiers, une

atmosphère unique, bien entendu, tout chauvinisme mis à part. Ensuite, l'appartenance à un même milieu social, donnée notable ; j'étais issu d'une famille ouvrière, puisque mon père, fils de cordonnier, exerça le métier d'ouvrier de la chaussure, de chaussonnier, quasiment toute sa vie professionnelle, manufactures Crosnier, Raoul, Tumoine, Réhault, etc. ; ma mère également, mais sur une brève période, Morel et 42


Gâté, avant de faire toute sa vie, ou presque, des heures de ménage, çà et là, chez des particuliers de la ville. Certes ce sont des années très postérieures à celles liées à la jeunesse et à la famille de l'écrivain essayiste. D'autre part,

dans ces raisons ou motivations, une identification large du terme, à un être se révoltant radicalement contre sa condi¬ tion, refusant de se soumettre à une sorte de fatalité, celle qu'imposerait un ordre établi, assignant à chacun une place définitive dans la société ; un état personnel dont on ne saurait s'extraire ou se libérer. Et sur ce plan, il était pour moi un exemple et un modèle. au sens

Et

puis aussi très fondamentalement, une admiration portée, au Cioran, à son œuvre littéraire, ses récits et ses essais, qu'en 1971 j'avais lus avec application et passion, sans nécessai¬ rement comprendre toutes les dimensions de sa pensée et de ses idées. Je m'étais procuré, en les achetant, une grande partie de ses ouvrages, dans une librairie « mythique » de Rennes, « Les Nourritures terrestres ». sens ou

à la manière de

Enfin, sa Foi en l'homme, un humanisme non dénué de carac¬ religieux, malgré son clair rejet d'un Dieu, créateur et transcendant. Toutefois, je le constatais, toute son œuvre est imprégnée de références et de symboles chrétiens. Il ne guérit pas de son enfance, et de la Bretagne, de cette poésie des rites religieux, de son vocabulaire, car finalement il est conscient d'être aussi redevable à cette culture, ayant baigné socialement sa jeunesse, pour le meilleur et pour le pire, et au-delà, de son refus sans ambages de croire à la résurrection du prophète. tère

Voilà,

non

exhaustives, des raisons et motivations ayant

pu me

conduire à écrire à Guéhenno. C ' était un toupet de grand adolescent. La lettre adressée n ' était pas dénuée de naïvetés, et même, je l'éprouve très fort encore aujourd'hui..., il y prescription..., teintée d'une certaine impudeur, en dépit de la sincé¬ rité l'animant à l'évidence. Je

Ce que je

ne

résiste pas

crois2

2. Jean Guéhenno,

à citer cette définition

:

Ce que je crois, Grasset, 1964, p. 125.

43

que

Guéhenno livre dans


J'appelle sincérité la fidélité à soi-même d'un homme qui, reconnu et, à tort ou à raison, ayant construit son âme sur une certaine règle, s'y tient comme à une sorte d'honneur. [...] C'est ainsi qu'être sincère n'est pas toujours être vrai. » «

s'étant enfin

Presque tous la vérité. »

ses

livres font résonner cette maxime

: «

La sincérité

n'est pas

Dans

courrier, où je narrais, entre autres, mon histoire familiale, souligner des similitudes nombreuses avec la sienne, j'évo¬ quais la rumeur répandue par les esprits déçus, et circulant à Fougères, à savoir, qu'il aurait renié sa cité natale.

non sans

ce

y

Ces considération et

interrogation, sur le fond de ces allégations, de ma lettre. Et là, je dois vous lire sa l'introduction longue de sa réponse à ma

n'intervenaient que vers la fin vive réaction, car elle constitue

question. «

6 mai 1971

Mon cher

compatriote,

Votre lettre m'a touché et j'ai

du plaisir à

vous

répondre.

Mais

je veux vous dire tout de suite qu'il n'est pas vrai que j'ai Fougères ». Qui a pu vous dire cela ? Quel calomniateur ? Non, je pense toujours à Fougères avec amitié. Quand j'y passe je vais au cime¬ tière sur la tombe des miens. Le vrai est que je n'y ai plus aucune famille et n'y connais plus à peu près personne. Quand j'ai été élu à l'Académie, j'ai un moment espéré que j'irais parler à tous les syndicats réunis. Ils ne sont pas parvenus à s'entendre, et naturellement cette réunion était la condition de mon voyage. Je ne voulais pas choisir entre les ouvriers et «

renié

travailler à leur division.

»

Il était fort

choqué de ce bruit courant dans notre cité, et exprimait avec un accent indigné, lui étant propre, tout cela étant vraisemblablement dû à des quiproquos, des incompréhensions les raisons de

son

abstention,

fâcheuses. Je

position cohérente qu'il formule à 81 ans, qui devait présider à sa venue, il l'avait fait connaître, à ces corres¬ pondants d'alors, ceux ayant appelé de leurs vœux son déplacement. À la vérité, j'ignore la teneur circonstanciée de ces échanges, notamment veux

penser que cette

sur ce

44


les représentants des syndicats, sur ce sujet. Des notes d'archives attestent-elles les exigences qu'il avait formées en 19623 ? J'incline à la confiance sur sa volonté déterminée de n'être pas un facteur de conflits. avec

«

Ne pas

être récupéré

»,

d'une certaine manière.

Décidément, cette tentative d'essai exégétique d'une lettre de

naguère n'est pas départ.

une

démarche aussi simple

que

je l'avais imaginée,

au

La suite de

sa réponse, son contenu, c'est le reflet exigeant et vision, telle qu'il l'a dans tous ses livres développée, avec lucidité, clarté... ferme modération, et nuances de pensées, où il donne les conseils d'un Fougerais à un Fougerais, d'un maître bienveillant à

de

constant

un

sa

élève attentif et respectueux,

impatient. Il livre -

-

-

son

point de

d'un homme d'expérience à un garçon conseils, successivement :

vue, et ses

sur

la

sur

l'engagement

sur

le sérieux des études et de la formation,

-

-

perception de

sur une sur

en

sa jeunesse,

politique,

approche humaniste et responsable des choix de vie,

le nécessaire talent à

acquérir

pour

qui veut s'engager dans

l'écriture... Je vous lis ces paragraphes majeurs à mon sens, par leur densité, leurprégnance. Certains ont forme de maximes, et ont grandement éclairé et accru ma réflexion personnelle de citoyen, au cours de ma vie. Comme il le répétait souvent, je parle peut-être plus haut qu'il ne le faudrait... 3. Jean Guéhenno avait écrit le 29

janvier 1968, à André Marivin, alors secrétaire de la C.F.D.T. beaucoup de choses de votre lettre, [...], de ces coupures de journaux [...] relatives à la manifestation du 26 janvier. Je n'ai pas besoin de vous dire que je suis de tout cœur avec vous. Vous avez bien raison d'écrire « qu'une véritable libération ouvrière ne se fera que par la prise de conscience de cette aliénation », et vous êtes dans une grande locale

: «

Cher Monsieur, J'ai à vous remercier de

tâche. Aller à

Fougères pour l'inauguration de votre nouvelle maison ? Je ne peux vous le promettre. Je suis accablé de travail, mal maître de mon temps, et je voudrais l'employer tout à écrire [...]. Je ne connais presque plus personne à Fougères. Je m'y sens un peu mal à l'aise entre une bourgeoi¬ sie dont je ne garde pas un très bon souvenir et à laquelle je suis naturellement suspect et une masse ouvrière avec laquelle l'homme de livres que je suis devenu entre, hélas, difficilement en contact. Je souhaite bien fort que les divers syndicats ouvriers de Fougères travaillent ensemble et sentent

qu'ils n'ont tous à défendre qu'une même Je dis à

vous

CFDT de

cause.

C'est la condition de leur victoire.

et à tous nos camarades : bon courage

Fougères.

45

et je suis vous fraternellement. » Archives de la


Mais

parlons de vous. Je vous remercie d'avoir lu mes livres jeunesse a commandé la plus grande partie de mon œuvre, et je me souviens assez bien d'elle pour être ému par la vôtre. J'y reconnais ce que j'ai pu vivre moi-même. Après quoi, il me faut vous dire que je n'ai jamais pensé à mon enfance comme à une enfance malheu¬ reuse. Au contraire, et j'en suis venu, il y a longtemps à penser que j'ai eu une grande chance. Ce n'est pas un malheur de devoir se battre, et une bataille, quand on la gagne, ne peut laisser de mauvais souvenirs. «

avec

tant de soin. Ma

Je

vous

conseille donc de travailler courageusement, sans trop

mêler à

l'agitation politique. J'ai attendu, quant à moi, d'être un vraiment prendre part au débat politique, et je n'ai jamais, au reste, été d'aucun parti. J'ai seulement été socialiste de cœur, dans tout ce que j'ai fait. Vous êtes jeune, préparez sérieusement des examens. Il faut gagner et s'assurer ainsi la liberté. C'est le plus nécessaire. Il faut pouvoir vivre une vie vraiment libre, soit dans sa solitude, soit dans ses engage¬ ments. Il faut apprendre à penser seul. Vous pensez à écrire une vie de votre père. Il est peut-être un peu tôt. Écrire est un métier difficile et qu'il faut apprendre par d'immenses lectures. Un livre n'est pas seulement un témoignage. Un témoignage n'est convaincant et n'a une valeur efficace que s'il est fait avec talent. C'est ce talent qu'il faut, à votre âge, travailler à acquérir. J'ai quant à moi, travaillé de longues années, beaucoup lu, avant de tenter d'écrire un livre. Travaillez donc et ayez confiance. vous

homme pour

Bon courage et Guéhenno

bien cordialement,

».

Avant de conclure

mon propos, je dois vous faire un aveu, qui réagir légitimement, car peu conforme à la philosophie ensei¬ gnée par Guéhenno. L'esprit critique acerbe, vis-à-vis de ses conceptions, de ses idéaux, de ses œuvres, de sa pensée, de son parcours de vie, de ses engagements dans les revues, Europe et Vendredi, de ses correspondances nombreuses, avec Romain Rolland, Jean Paulhan, en particulier ; je me suis toujours refusé, à tort ou à raison, à l'exercer, comme si je m'atta¬ quais à quelque chose de tabou... A la vérité, l'homme Guéhenno n'a jamais craint de s'exposer, avec émotion et raison, tout au long de sa vie, et s'est aussi prêté avec vigueur à des débats et des polémiques, montrant ainsi son fort caractère, et sa détermination pour défendre, entre autres, l'idéal de l'Europe et ceux privés d'accès aux savoirs, à la connaissance, vous

fera

46


à la culture... D'ailleurs tant de

de

ses

leçons sont à tirer de ses luttes diverses et analyses que je crains de ne pouvoir jamais mettre un terme à mon

intervention.

clore, une fois pour toutes, cet essai bien modeste, à l'égard correspondance du 6 mai 1971, je tiens à dire ma profonde gratitude l'endroit de Guéhenno, et de sa création littéraire, et pour son amour de Pour

de à

sa

notre

cité. En outre,

il

me

revient à titre personnel de le remercier

pour

les

que l'on nous faisait apprendre, il y a quelques décennies, en l'occurrence les attributs de la balance Roberval, et qui caractérisaient si bien celles de l'homme qui nous rassemble cette après-midi :

qualités

-

-

-

Fidélité, Justesse, Sensibilité.

Merci pour votre

patiente écoute.

47



Courrier

Ménucourt, le 20 janvier 2015 Monsieur, Je

remercie de votre lettre et de

vous

l'exemplaire des Cahiers

Jean Guéhenno.

J'avais

connu

l'Association, à

[...] J'ai été intéressé

sa

fondation, Via. L'Ours.

la notice sur l'homosexualité, étant en parle une ou deux fois dans le Journal des années noires de façon peu favorable, en particulier en liaison avec le personnage d'Abel Bonnard qui n'était pas, en effet, une excel¬ lente publicité pour notre cause ! J'avais évoqué le cas, vers 1990-1991, quand j'avais été chargé de refondre entièrement la déclaration de prin¬ cipes de l'Association Homosexualité et Socialisme. par

homosexuel moi-même. Jean Guéhenno

faudrait pas, toutefois, crier à l'« homophobie » devant cette de Jean Guéhenno (à ses yeux, André Gide ne devait pas être bonne référence non plus !). Mon père était d'une famille populaire du Il

«

ne

réticence

une

»

Finistère et l'admirait été enchanté

beaucoup (ainsi que Louis Guilloux) mais il n'a pas quand j'ai fait mon « coming out » avec lui - et c'était pour¬

tant un homme

vie «

se

admirable, mais,

comme

Guéhenno,

son

sérieux devant la

teintait d'une sorte de

gay »,

ravagé

par

puritanisme. Il est vrai qu'un certain monde l'égoïsme et le consumérisme, n'a rien d'attrayant.

J'ai

manqué de peu, hélas, une rencontre avec Jean Guéhenno : je comptais lui demander audience à la rentrée de septembre et, si mes souvenirs sont bons, il est mort juste à ce moment-là. J'aurais voulu l'interroger sur Léon Blum (sujet de ma maîtrise) et Mme Annie Guéhenno m'a envoyé son admirable billet de Combat à la mort

une

de

certaine année,

ce

dernier1.

Je me réjouis d'apprendre que l'on va éditer « in extenso » le Journal des années noires. Je l'ai lu quand j'étais en classe préparatoire

à

Lyon et c'est mon livre préféré de Guéhenno l'esprit.

avec

L'Évangile éternel et

Aventures de

1. Jean

Guéhenno, Combat le 30

Cahiers Guéhenno n° 6, 2017

mars

1950,

«

Léon Blum

ou

le respect du peuple

».


Il y parle de sa rencontre avec Joffre Dumazedier (sauf erreur de part) et ce dernier, plus tard, dans Les Cahiers de l'animation (numéro spécial sur les origines de l'éducation populaire) raconte avec humour

ma

son

travail

Jean Guéhenno à la Libération.

avec

Une anecdote entrée à

en

passant : comment je dois à Jean Guéhenno mon

l'École normale supérieure J'avais

en

1977.

général des notes très médiocres en lettres modernes. on proposait un texte de Roland Barthes à commenter : autant dire de l'hébreu pour moi. Tout à coup, un souvenir m'est revenu : Guéhenno avait donné à ses élèves, pendant l'Occupa¬ tion, un texte d'un auteur aujourd'hui oublié (Boylesve ?) à commenter et déplorait, dans son journal, qu'aucun n'eût remarqué que ce texte était stupide. Je me dis : pourquoi ne pas essayer ? Et j'argumentai en ce sens. Résultat : une note bien supérieure à mes habitudes et qui a nettement À

en

l'écrit de cette

contribué à Je

mon

me

année-là,

succès final.

pose encore

aujourd'hui la question : avais-je

eu

raison ?

Ou, simplement, le correcteur, après avoir corrigé des dizaines de copies exaltant

sur

tous

les tons la

reposant de trouver une Je

vous

perspicacité de Roland Barthes, avait-il trouvé voix discordante ?

envoie, ainsi qu'à toute l'association,

plus cordiaux et je

vous

rejoins dès

que

mes

sentiments le

possible. Jean-François Fer

"l I 50


«

Chef », un mot

Yves Cohen, Le Siècle des

chefs,

d'avenir

une

histoire transnationale du Éditions Amsterdam,

commandement et de l'autorité (1890-1940), 2013.

(...) Alors je connus quel serait toujours parmi les hommes de mon véritable ennemi : celui-là qui se croit « chef « par sa seule naissance et pour qui l'ordre du monde, sa morale et sa politique ne peuvent être que celles qui assurent toujours son propre avancement. "Chef', ce petit mot-là avait de l'avenir «

temps mon

dans les années 1910. J.

Dans

récit

»

Guéhenno, Changer la vie (1961), Les Cahiers Rouges, Grasset, 1990, p. 194.

qui appartient au genre de la dystopie (ou contre utopie), publié pour la première fois en 1935, le romancier américain Sinclair Lewis, prix Nobel de littérature en 1930, imagine, bien avant Philippe Roth (Le complot contre l'Amérique, 2006), qu'en 1940 est élu président des États-Unis un démagogue cynique. Sitôt en poste, il abolit les institutions démocratiques, élimine physiquement ses opposants, les enferme dans des camps, etc. Dans un des tout premiers chapitres, avant l'élection, alors que des amis discutent entre eux, l'un d'eux interpelle le personnage principal : « Pourquoi être si effrayé du mot "fascisme", Doremus ? Un mot, rien qu'un mot ! La chose n'est pas si mauvaise quand je pense à tous ces chômeurs qui vivent à nos crochets ! Un homme à poigne, cela ne nous ferait pas de mal. Un Hitler, un Mussolini, qui nous gouvernerait pour de bon, et qui nous rendrait la prospérité.» Un autre renchérit : « Il nous faut un homme à poigne, seulement ici c'est impos¬ sible.» A contrario de l'avertissement que l'on peut lire parfois avant le début d'un film, toute ressemblance avec un personnage existant n'est pas totalement fortuite, d'autant moins que pour cette réédition de juin 2016, avant donc l'élection américaine de novembre, l'éditeur français a choisi en couverture, sur fond de drapeau étoilé, un personnage sans un

Cahiers Guéhenno n° 6, 2017


visage mais à l'épaisse coiffure jaune canari et cravate bleue1. En dépit du fait que la limite chronologique de l'étude d'Yves Cohen soit 1940, la scène rapportée ci-dessus peut entrer en écho, avec le thème du livre : l'émergence mondiale de la figure du chef, du « besoin de chef » ; on pourrait ajouter que, récemment, Le Monde (8 novembre 2016) a publié sous le titre « La grande fatigue démocratique des Français » un sondage duquel il ressort notamment que 30% des Français plébiscitent un régime autoritaire, sans oublier les Autrichiens qui ont été à deux doigts d'élire un politicien d'extrême droite se plaçant sous le patronage de Dieu, ni les Russes qui accordent le pouvoir à des hommes forts. Ces quelques exemples montrent à eux seuls qu'il n'est pas inutile - qu'on l'appelle « chef » en France, « leader » aux États-Unis, « tiihrcr » en Allemagne ou « rukovoditel » [chef ou dirigeant soviétique] », les quatre modèles et nations retenus par l'auteur - de comprendre ce qu'ils recouvrent exacte¬ ment, d'en repérer l'émergence, d'en faire la généalogie, d'en analyser les théories, d'en étudier les applications concrètes ; c'est tout l'objet de ce volumineux livre, très érudit, d'Yves Cohen, d'une lecture souvent diffi¬ cile mais passionnante. Il ne faut toutefois pas se méprendre sur le sens de la première partie du titre : Le siècle des chefs qui, a priori, fait penser à l'ère des dictateurs du 20ème siècle, car la question politique n'est qu'un des aspects de l'étude, et pas le plus important. Il s'agit avant tout, comme l'indique la suite du titre, d'une histoire transnationale du commande¬ ment et de l'autorité qui pose la question de la « gouvernementalité » concept emprunté au philosophe Michel Foucault - des sociétés et des modalités qu'elle prend. Cette étude est donc consacrée aux conditions de l'émergence du concept de chef dans les sociétés étudiées entre 1890 et 1940 - qu'elles soient des démocraties ou des dictatures - en tant que principe organisateur en politique, dans l'armée, l'industrie, l'éducation. -

L'ouvrage se compose de deux grandes parties. Dans la première, l'auteur s'attache à étudier les « pratiques discursives », c'est-à-dire à faire l'histoire des théories du chef en étudiant les écrits de tous

ceux - psycho¬ logues, sociologues, militaires, politiques, théoriciens de l'organisation du travail, industriels - qui ont réfléchi à cette question du commande¬ ment, construit des modèles et proposé des solutions. Dans la seconde,

1. Sinclair Lewis, Impossible ici, La Différence, 2016 (version française de Raymond Queneau, préface de Thierry Gillyboeuf).


Yves Cohen passe en

action à

de la théorie à la pratique en se concentrant sur le chef partir d'études de cas pris en France et en Union soviétique.

L'émergence du

«

chef »

Pourquoi le « besoin de chef - il n'est pas par essence autoritaire question du commandement se pose aussi dans les sociétés démo¬ cratiques - prend-il une telle ampleur au tournant du 19ème siècle ? C'est la conséquence de deux évolutions essentielles, d'une part les révolutions politiques et l'aspiration à la démocratie, d'autre part le développe¬ ment du capitalisme et le regroupement de masses d'ouvriers dans les nouvelles industries. Les hiérarchies traditionnelles (le souverain de droit divin, l'aristocrate, le notable) qui n'avaient pas à justifier leur domina¬ tion tant elle semblait naturelle, fondée souvent sur une relation d'homme à homme, se sont effondrées ; les peuples ont fait irruption dans les socié¬ car

la

tés, c'est l'avènement de « l'ère des masses » difficiles à maîtriser et la crainte, pour les classes dominantes, de la mise en cause de leur pouvoir. Elles comprennent donc que pour contrôler, encadrer, conserver leur

pouvoir, leur rôle dirigeant ner

sur ces sociétés, il convient, pour- « gouver¬ les foules modernes », de « recomposer et développer les hiérarchies

ne sauraient avoir rien de commun avec celles, aristocratiques, d'An¬ cien Régime ». Cela concerne aussi bien la politique, l'usine mais aussi

qui

l'armée

la guerre

de masse » et la conscription et pose donc la question de savoir ce que doit être un chef : qui est apte à commander, à exercer le leadership ? De qui, de quoi le chef tient-il sa légitimité ? Quelles compétences doit-il posséder et mettre en oeuvre ? Comment doit-il diriger ses subordonnés, faire accepter son autorité ? C'est la raison pour laquelle la question est « transnationale », la réflexion foisonnante dans de nombreux pays et la circulation des nouveaux concepts d'autorité élaborés faite d'allers et retours entre différentes zones géographiques. avec «

Qu'est-ce qu'un chef ?

qu'apparaît aux États-Unis la notion de leader question du rapport entre le chef et la démo¬ cratie : avec le régime démocratique qui suppose un consentement volontaire, la nécessité du leadership comme forme possible de l'autorité, c'est-à-dire la conduite des hommes, le « gouver¬ nement direct des masses, en particulier dans l'économie » ? C'est alors par exemple que dans l'industrie, le taylorisme (parcellisation des tâches C'est à

et de

ce

moment

leadership qui

pose la comment concilier

53


chronométrage pour résumer sommairement) et le fordisme (travail à chaîne) signent la prise en main par les ingénieurs de l'organisation du travail ouvrier, ce dernier y perdant son autonomie. et

la

En

sur

qui concerne l'Allemagne, les travaux de Norbert Elias, que s'il ce

des Allemands dans l'obéissance

fuhrer

au

l'auteur souligne, en s'appuyant existe une disposition culturelle

chef, toutefois le débat

le mot est plutôt neutre jusqu'à 1918,

sur

le chef, le

connotation dictato¬ riale - « ne relève aucunement dans son essor et sa prise sur le discours politique de quoi que ce soit qui ressemblerait au national-socialisme ». La préoccupation est la même que dans les autres nations étudiées : comment, par exemple, dans l'entreprise, sachant que le simple privilège de classe ou les titres managériaux ne suffisent pas à être obéi et respecté, obte¬ nir l'adhésion des ouvriers aux objectifs de l'entreprise ? Les nouvelles formes de direction du personnel s'efforcent de faire prévaloir les liens -

sans

d'une communauté de travail. En 1925, la création de l'Institut allemand

la formation au travail a pour objectif de fournir aux industries des techniques pour constituer une classe ouvrière « qui adhère aux fins patronales, travaille dans la joie, se détourne des syndicats et surtout de la révolution ». Avec l'arrivée d'Hitler au pouvoir, le discours sur le fuhrer appliqué à l'entreprise fait que la communauté de travail qui ne doit en aucun cas être le lieu de la lutte des classes, devient ethnique, au service de l'entreprise et de la nation. La question du chef n'est donc pas sans rapport avec le régime politique en vigueur. pour

méthodes et

En France, la

place à donner

la préoccupation pour le commandement, l'autorité,

chefs prend également

place importante. Dans sur le rôle social de l'officier s'interroge sur les formes de commandement nouvelles à mettre en œuvre alors qu'une loi de 1889 a rendu le service militaire « univer¬ sel ». Constatant d'une part que les soldats ne sont plus des sujets mais des citoyens, de plus en plus instruits grâce au développement de l'instruction primaire obligatoire, que d'autre part les manières de mener la guerre ont profondément évolué et que le soldat ne doit plus être un automate mais un collaborateur intelligent, il propose que l'officier, tout en maintenant l'autorité, devienne un éducateur de la nation soucieux du bien-être de ses hommes, porté vers l'amélioration de lui-même, son comportement devant être exemplaire. Le but est de rechercher l'efficacité au combat. La guerre de 1914-1918 renforce cette préoccupation et, progressivement, l'armée d'abord

aux

avec

une

Lyautey, dont l'article de 1891


construit

une

qualités

que

figure du chef qu'il faut savoir sélectionner en fonction l'on attend de lui, sachant que commander, ce n'est pas essentiellement donner des ordres : il faut persuader, faire admettre, contrôler, juger, savoir punir, récompenser, être exemplaire, connaître les hommes, avoir une certaine aura pour obtenir l'adhésion. Cela est vrai dans l'armée, l'industrie ou la politique, que l'on soit aux États-Unis ou en Allemagne, en Russie soviétique ou en France avec toutefois des réponses différentes en fonction de l'histoire de ces pays. C'est donc tout ce corpus de textes théoriques et aussi pratiques qu'analyse de manière très exhaustive Yves Cohen dans cette première partie. se

des

Le chef

en

action

Dans la

seconde, l'auteur change de point de vue et passe du pratique en analysant comment le chef agit à partir de grands thèmes constitutifs de la pratique du chef (la planification, le rapport entre présence et distance dans le commandement, le rôle de l'écrit) en s'appuyant sur trois exemples : la pratique du directeur et de ses principaux cadres dans une usine soviétique en 1930 ; celui du directeur de la produc¬ tion des usines Peugeot, enfin celui, à partir de ses écrits, d'un grand chef politique, Staline entre 1928 et 1937. discours à la

La limite

chronologique de cette étude est 1940, mais qu'en est-il figure du chef dans la société contemporaine ? La quatrième de couverture indique : « Les foules se déclarant "sans leader" qui émergent aujourd'hui en de nombreux points du monde sont en rupture complète avec l'idée qui a dominé le 19èmc siècle, selon laquelle « les hommes en foule ne sauraient se passer de maître » (Gustave Le Bon) ». Il conviendrait d'inter¬ roger cette affirmation car, à une époque de capitalisme triomphant, alors qu'une nouvelle religion, un dieu caché, le Marché, règne sans partage, exerce son leadership, déploie avec succès d'habiles stratégies qui mènent à la servitude volontaire (lire ou relire La Boétie), les citoyen(ne)s sont-ils si autonomes, si libres qu'ils le pensent? Le pouvoir ayant horreur du vide, se déclarer « sans leader » n'est-il pas une dangereuse illusion (illusion très à la mode en mai 1968 et après, mais il se trouvait toujours un militant charismatique ou (et) manipulateur pour tirer les ficelles) ? de la

Le

triomphe suprême du chef ne serait-il à faire croire qu'il n'existe pas ?

pas

de commander

en

étant parvenu

J.Thouroude 55



Maurice Genevoix 28 août 1914

Le 13

-

-

Paul

Dupuy, Correspondance,

30 avril 1915, La Table Ronde, 2013

1915, au tréfonds de sa douleur Genevoix crie toute Dupuy. Dans une chambre de presbytère abandonnée, à quelque distance du front, il commence sa lettre quand son agent de liaison vient lui apprendre qu'un obus est tombé sur l'abri du colo¬ nel : deux officiers sont tués, un autre, arrivé la veille, « a les deux yeux crevés ». Accablé, Genevoix préfère et accepte « une balle en plein combat » et refuse cette « immobilité angoissée » où la mort vous cueille sans qu'on puisse la deviner. Il repense à son ami Porchon lui aussi fauché, gisant dans son sang. Genevoix est épuisé, il va dîner seul au coin de sa table dans l'obscurité baignée « des visages blêmes de ceux qui sont morts ». sa

mars

détresse à Paul

Depuis le 28 août 1914, à la demande de Dupuy, alors secrétaire général de l'École normale supérieure, Genevoix lui écrivait. Dupuy avait demandé à ses élèves de lui adresser des nouvelles du front. Il répondait et envoyait des objets divers et des vêtements pour soulager ces jeunes combattants peu habitués, pour la plupart, aux intempéries auxquelles les tranchées les exposaient.

Maurice Genevoix dans

son

bureau

© Julien Larère-Genevoix Cahiers Guéhenno n° 6, 2017


Genevoix confie à

Dupuy ce qu'il ne peut transmettre à son père, Éparges » le hantent, il souhaite épargner les alarmes à l'un pour mieux exprimer son désarroi et sa désolation à l'autre. Dupuy à l'occasion de cette correspondance devient un père de substitution, de même que Genevoix devient, et sans doute bien après la guerre, le les

«

«

boucheries des

fils élu

».

Le

préfacier, Michel Bernard, jeunes normaliens,

hécatombe chez les

nous pour

rappelle l'effroyable la plupart officiers, ou

sous-officiers d'infanterie. Sur les 240 élèves mobilisés,

120 furent blessés, dont Jean Guéhenno le lendemain de la lettre citée

tués et 97

ci-dessus. Dans cette

correspondance

des noms fami¬ regretté par Guéhenno que nous reconnaissons sous les traits de Hardouin dans La Jeunesse morte1, Jacques Desjardins, André Vaillant « mal guéri d'une blessure », yeux cernés, renfrogné, vêtu d'une capote de grognard qui a « repris ses pantoufles et son allure de rat de bibliothèque ». André Vaillant, le vieil ami de Guéhenno qui habitera le même immeuble que lui jusqu'à sa mort liers à Genevoix et Guéhenno. Marcel

au

nous retrouvons

Étévé,

tant

mois d'avril 1977. En

1968, Guéhenno dédia à Henri Bouché La Mort Bouché, qui a vécu, ces dans la même obsession que moi. » Culpabilité d'avoir

des autres, en ces termes : « A mon ami, Henri

cinquante

ans, survécu alors que tant d'autres furent frappés par la mort. Dupuy dans sa bonté invita Bouché « mélancolique et déprimé », se remettant difficile¬ ment d'une intervention

chirurgicale, à sa table familiale. Au cours de ce repas est évoqué le facétieux camarade Genevoix, quelquefois intrépide et acrobate, au point de monter sur les toits du lycée Lakanal, pour y fixer sur le paratonnerre de la chapelle le tambour du lycée. Au fil des pages nous apprenons ce que deviennent les coturnes de Genevoix. Les nouvelles sont terribles : la mort de Pierre Javal le 14 octobre

1914, celle de Jean Bouvyer le 26 octobre 1915 à l'hôpi¬ donné aux locaux de l'École normale de la rue d'Ulm, réquisitionnés et transformés par les autorités militaires. Puis, celle de Pierre Hermand, tué à l'ennemi et porté disparu le 17 juin 1916 à tal

n°103,

nom

Bezauge-la-Grande. Genevoix et Gainsette, tous les deux mutilés, furent les survivants.

1. Jean

Guéhenno, La Jeunesse morte,

Éditions Claire Paulhan, 2008. 58


Les nombreuses missives

envoyées par Genevoix sont un véri¬ Dupuy ; certes celui-ci connaissait la valeur de son élève, mais il ne peut s'empêcher de les lire à haute voix aux élèves de l'École normale pas encore mobilisés. Genevoix peint les paysages dévastés par la guerre, les portraits de ses amis rencontrés au cours de son séjour au front ; son écriture saisit la délicatesse des formes, les couleurs, les entrelacs de la lumière et de l'ombre, les visages bouleversés par la détresse et la souffrance. Il confia à sa fille, Sylvie « qu'il aurait aimé et préféré être peintre plutôt qu'écrivain ».

table révélateur pour

De

Paris, au mois de janvier 1915, Dupuy dépeint les dernières ville, le style est brillant, néanmoins il avoue à son protégé : feriez voir tout cela, j'en suis sûr, avec dix fois moins de mots,

lueurs de la «

Vous

me

et presque

d'un seul

coup. »

Le 25 avril

vement

1915, dans la tranchée de Calonne2, Genevoix est griè¬ blessé, trois balles, deux dans le bras gauche, une dans l'épaule ;

l'artère fémorale est déchirée et les nerfs

sectionnés, plusieurs opérations excel¬

nécessaires pour sauver le bras. Il en ressort très affaibli, son lente condition physique lui ayant certainement sauvé la vie. sont

Le 30 avril souvent des

1915, dans

sa

dernière lettre, Dupuy espère avoir

nouvelles de Genevoix, il en a

grand besoin : « J'ai là votre paquet de lettres : c'est déjà du passé ! un passé qui me fut bienveillant, mon

ami.

»

Dupuy, comme envoûté, ne peut plus se passer des arabesques » de Genevoix. Il décide de lancer le jeune écrivain en devenir. En décembre 1915, il accompagne son protégé, réformé défi¬ nitivement, le bras toujours en bandoulière, chez Hachette ; un contrat l'attend sur le bureau du directeur, vieil ami de Dupuy. Convalescent, mais résolu à écrire, Genevoix s'installe dans une chambre d'archicube, sous les toits de l'École normale supérieure ; par la fenêtre il regarde de temps en temps le bassin central abandonné des Ernest3. En deux mois Sous Verdun est couché sur le papier ; publié en mai 1916, abon¬ damment coupé par la censure militaire, il inaugure la carrière littéraire «

de Genevoix.

2. Route forestière longue de 25 km reliant Hattonchâtel à Verdun. 3. Nom donné aux poissons, surnommés ainsi du prénom du directeur

rieure, Ernest Lavisse.

59

de l'École normale supé¬


Après la défaite de juin 1940, Dupuy, dévasté, confie à un ancien Ils sont morts pour rien ». Que l'on pense aux mots de Guéhenno : « Encore si cette mort avait eu un sens, une valeur efficace. [...] Il faut oser dire la seule chose qu'on n'ose jamais dire, parce qu'elle fait crier d'horreur les mères, les épouses, les enfants, les amis. [Ils] sont morts pour rien. Pour rien. Pour moins que rien [,..]4 ». Dupuy ayant détruit toutes les lettres qu'il avait reçues, seules, sans doute, subsistent celles de Genevoix et de Marcel Étévé5. élève

: «

En

chevalière

Genevoix.

signe de reconnaissance et d'affection, Dupuy donna une un anneau d'or surmonté d'une pierre rougeâtre usée - à Celui-ci la portera toute sa vie à l'annulaire de la main droite, -

la main valide. Patrick Bachelier

4. Jean

Guéhenno, Journal d'un homme de 40

ans, Grasset, 1934, p. 208. Dupuy, Mémoires et récits de guerre, Lieutenant Marcel Étévé, Lettres d'un combattant, août 1914-juillet 1916, Hachette, 1917. Marcel Étévé fut tué le 20 juillet 1916 à Estrées (Somme).

5. Préface de M. Paul

60


Cahiers de Brèves

-

Études

juin 2015, n° 36

-

Romain Rolland n° 35

-

décembre 2015.

Un article du numéro 35, retient particulièrement l'attention, le texte d'une conférence : « Romain Rolland et Stefan Zweig, l'épreuve de » de Marc Crépon, directeur du département de philosophie de l'École normale supérieure. Les réflexions de l'auteur sur la construction de la haine, instrument d'une « culture de l'ennemi », « rage de destruc¬ tion », « volonté radicale d'anéantissement » sont d'une brûlante actualité dans le contexte national et international d'aujourd'hui. Dès lors que la haine a engendré la violence, il est très difficile de revenir en arrière. C'est pourquoi tout manipulateur de la haine est un apprenti sorcier car, au bout du compte, à partir du moment où elle est incmstée, elle lui échappe, elle refuse toutes les médiations et notamment celle de la parole. Elle pose donc un triple défi : à ceux qui l'ont déclenchée et voudraient l'ar¬ rêter ; à ceux qui s'y sont opposés dès le début, avant qu'elle n'emporte tout, parce qu'ils en connaissent les conséquences ; enfin, à ceux qui en héritent - par exemple Gandhi, Nelson Mandela, Martin Luther King ; on pourrait ajouter à cette liste ceux qui devront bien, un jour sans doute lointain, reconstruire les sociétés détruites d'Irak et de Syrie - car, en raison d'un contexte humain gangrené, il devront vaincre cette haine, la contrer, la surmonter, la dépasser. Ces considérations conduisent l'auteur à proposer une relecture du texte de Romain Rolland Au-dessus de la mêlée publié par le Journal de Genève le 24 septembre 1914'. L'écrivain

la haine

avait hésité entre deux autre titres haine. L'article lui valut

:

Au-dessus de la haine et Contre la

réprobation générale de la France belliciste après guerre une forme d'ostracisme de la part de la France officielle qui ne lui pardonna jamais de s'être placé, en moraliste, au-delà des passions meurtrières (voir à ce sujet, dans ce même numéro des Cahiers de Brèves, l'article de Jean-Pierre Meylan : « Romain Rolland, initiateur et victime de réseaux politico-idéologiques »). Cet écrit poursuivait un triple but : dégager une alternative à l'engrenage des sentiments hostiles ; démontrer que la haine de l'autre n'est pas une donnée naturelle mais une une

et

1. Réédité

en

2014

:

Romain

Cahiers Guéhenno n° 6, 2017

Rolland, Au-dessus de la mêlée, Petite bibliothèque Payot.


construction

idéologique à laquelle on doit opposer un autre discours, une promouvoir la culture - y compris évidemment la culture germanique qu'il illustra et magnifia dans son œuvre - en opposition à la construction haineuse de l'ennemi. L'étude de Marc Crépon convainc de l'urgence de (re)lire aujourd'hui ce texte de Romain Rolland. autre action ;

L'article de Michael Carlo

Klepsch dans le n°36 complète Crépon. Sous le titre : « "Manufacturing consent"pendant la grande guerre, Des jours dramatiques dans la vie de Romain Rolland », l'auteur rappelle le contexte de l'écriture à'Au- dessus de la mêlée et analyse sa réception en France. Il emprunte le concept de manufacturing consent au linguiste Noam Chomsky qui a étudié, dans un ouvrage publié en 1988, comment, dans un contexte donné, les médias peuvent se mettre au service de la propagande de guerre pour produire un consensus et l'approbation d'une politique gouvernementale. C'est bien de cela qu'il s'agissait entre 1914 et 1918. Stupéfait de constater que les « élites culturelles » françaises, allemandes, britanniques participent à la propagande de guerre, Rolland désapprouve l'engagement de « ces héros de l'écritoire qui, depuis chez eux, pensaient qu'il fallait envoyer les autres au champ de bataille et continuer à jeter de l'huile sur le feu ». On se souviendra à ce sujet de ce qu'écrit Jean Guéhenno dans La Jeunesse morte2. Il refuse par ailleurs - y compris lorsque les troupes allemandes commettent des crimes contre l'esprit : destruction en août 1914 de la bibliothèque de Louvain (Belgique) riche d'ouvrages précieux ; bombar¬ dement de la cathédrale de Reims l'amalgame auquel procèdent certains entre la haute culture allemande et le militarisme prussien. Dans une lettre à l'écrivain allemand Gerhart Hauptmann3, Rolland écrit : « Je ne suis pas [...] de ces Français qui traitent l'Allemagne de barbare [...] Je sais tout ce que je dois aux penseurs de la vieille Allemagne » mais il demande à son correspondant d'« élever la voix contre les Huns qui vous commandent ». En France, les « héros de l'écritoire » lui reprochent sa germanophilie. Ce refus du manichéisme suscite des admonesta¬ tions encore modérées, mais elles se transforment, après la publication d'Au-dessus de la mêlée, en virulentes accusations dans toute la presse au point qu'on lui dénie le droit d'appartenance à la communauté française très utilement celui de Marc

2. Jean

3. lbid.

Guéhenno, La jeunesse morte, Éditions Claire Paulhan, 2008, voir par exemple p. 231. p.47-50, « Lettre ouverte à Gerhart Hauptmann », Journal de Genève, 2 septembre 1914.

62


». Seuls évidemment les milieux pacifistes intellectuel et, à sa manière, le jury suédois lorsqu'il lui attribue le prix Nobel de littérature en 1915. Tout au long du conflit, Rolland plaide sans relâche pour la raison qui doit conduire à la négo¬

car

il refuse

saluent

son

«

l'union sacrée

courage

ciation afin de mettre fin

au massacre.

Il écrit dans

une

lettre de 1917

:

Entre la guerre entêtée, jusqu'au de l'Allemagne - entre cette guerre

bout, jusqu'à la mort de la France et démente, cette guerre à tout prix, et la paix à tout prix -, il y a un autre parti, qui est celui de la raison : et c'est de discuter entre belligérants ». «

ce même numéro plusieurs auteurs soulignent le grand publication de la correspondance (1920-1927) entre Romain Rolland et l'écrivain autrichien Stefan Zweig4 ; l'apport fondamental de ces lettres réside, selon Roger Dadoun, « dans les éclairages quasiment prophétiques qu'elles projettent sur une réalité historique qu'elles anti¬ cipent et qui allait conduire à d'atroces affrontements et exterminations ».

Dans

intérêt de la

J.Thouroude

sr ! '■:

4»K

us

4. Dont

un film récent (août 2016) évoque la dernière partie de la vie avant son suicide en février Maria Schrader, Stefan Zweig, adieu l'Europe. Selon la critique cinématographique, le film a le mérite de donner envie de (re)lire Stefan Zweig et plus particulièrement Le monde d'hier, souvenirs

1942

:

d'un

Européen (1941, publication posthume en 1944), grand livre témoignage sur le « suicide de l'Europe » (Folio, Gallimard, 2016, nouvelle traduction). L'adaptation du texte à la scène remporte toujours un grand succès et le théâtre des Mathurins à Paris a pu prolonger les représentations de Jérôme Kircher de septembre 2016 à avril 2017.

63



Un

Garçon bien

sous

tous rapports ?

Maurice

Garçon, Journal 1939-1945, éd. Pascal Fouché et Pascale Froment, Les Belles Lettres, Fayard, 2015, 704 p. «

La Paix

soutenus seront

sera

si

déshonorés.

»

affreuse pour les Français que ceux qui nous auront Paulhan tient ce propos d'Abetz de Drieu lui-même. (11 décembre 1940, 206).

La

publication de nombreux journaux personnels fait se croiser regards différents sur la même période, montrant bien la fragilité de toute généralisation. Certes, ces textes ne révèlent rien de boulever¬ sant, mais ils sont nécessaires : ils permettent d'échapper aux mille façons d'enterrer une question en la déclarant archi-connue. Ils nous amènent à la reconsidérer avec des yeux neufs, et incitent à une retenue dont la pratique pourrait s'appliquer utilement à « notre » actualité. Point de plaidoyer ici pour le relativisme en morale : dans les crises graves, il existe bien des attitudes qui favorisent la vie ou au moins le moindre mal, d'autres qui portent la mort ; des êtres qui se réfèrent à des valeurs, ou essayent de s'y référer, d'autres qui s'en passent (par manque de convictions, opportu¬ nisme, arrivisme, goût du pouvoir et de l'argent). À cet égard, le journal du très occupé Maurice Garçon en 1939-45 est passionnant parce qu'il présente le cas d'un homme d'action et de réflexion - c'est un avocat parisien réputé - qui, sans se soumettre, est soumis aux préjugés et aux petitesses (inévitables ?) de son temps, oscille entre l'ordinaire et l'ex¬ ceptionnel. Dans sa prolixité, pourtant réduite par les éditeurs, qui s'en expliquent dans leur introduction, il propose une vision qui complète celles laissées par des témoins aussi différents que Jean Guéhenno, Jean Grenier, Charles Rist, Léon Werth, Hélène Berr, Romain Rolland, ou, chez les étrangers, Lion Feuchtwanger (Le Diable en France), Andrzej Bobkowski (En guerre et en paix : journal 1940-1944), maintenant Moriz Scheyer (Si je survis), avec leurs parts de vérité, qu'expliquent souvent leurs situations particulières et les chemins qu'elles leur ont parfois imposés. des

Cahiers Guéhenno n° 6, 2017


L'«

hypocrite lecteur

»,

soucieux d'abord de juger

«

[son]

semblable, [son\ frère », sera d'abord choqué par la xénophobie et l'anti¬ sémitisme de de Romain

Garçon qui se donnent libre cours : pas plus que le journal Rolland, ce texte n'était destiné à la publication tel quel, et

soyons reconnaissants à la famille, aux éditeurs de n'avoir pas voulu l'expurger. À l'angle de la rue des Écoles et du boulevard Saint-Michel, l'au¬ teur, qu'indispose ce « vrai carrefour des races », « où l'on entend parler toutes les langues », « depuis le Levantin maquereau jusqu 'au juif affai¬ riste d'Europe centrale », rêve d'une descente de police. Nous sommes le 21 mai 1940 (87). Deux mois plus tard, alors que la défaite est consommée, il se réjouit que les juifs y laissent « quelques plumes », bien conscient de représenter une opinion courante (138). La haine de Jean Zay, ministre de l'Éducation nationale sous le Front Populaire, lui inspire des propos révoltants ou la reprise de ragots, alors même qu'il est déjà bien au fait du piège tendu dans l'affaire du « MASSILIA » (134-135, 169)'. Encore en juin 1944, il craint un retour des juifs « avec des dents bien longues, un appétitféroce et des exigences intolérables » (576)2. Sans être pétainiste le moins du monde, Garçon, qui saisit bien l'impopularité du régime dès le début et la conviction générale qu'il ne survivrait pas sans le soutien allemand, adhère à la lutte contre le communisme, la franc-maçonnerie, « l'arrivisme des juifs ». Mais même lorsqu'il affirme son soulagement de voir enfin des « freins » à leur ambition se mettre en place, reprennent le dessus chez lui un souci de modération et d'équilibre, des préoccupa¬ tions de justice. S'il estime la franc-maçonnerie pernicieuse, il n'entend pas qu'on s'en prenne aux doctrines sociales qu'elle défendait (427). Oui à la lutte contre le communisme, mais pas à n'importe quel prix (441). La livraison de juifs étrangers, « nos hôtes », aux Allemands l'indigne (399). Surtout, il souligne très fortement, à propos de l'antisémitisme, « la revanche des médiocres et des faibles », leur « jalousie inavouée et

1. Voir F. Casadesus, « La force d'une éducation. Hélène Mouchard-Zay », Réforme, n° 3669, 4 août 2016, p. 20. 2. L'essayiste et critique viennois Moriz Scheyer se livre à une analyse de l'arrogance supposée de ces juifs « que l'on était en droit de considérer disparus à tout jamais » et que l'on trouve bien insolents de « réclamer ». Cette arrogance désigne surtout leur volonté de « reprendre leur ancien rang, leurs anciennes positions, de réintégrer les logements et les postes de travail dont ils ont été dépouillés ». Ils « osent demander des comptes, voire un bilan » ! Voir Si je survis, Flammarion, 2016, pp. 293-294.

66


inavouable

Julien Cain, que je n 'aimais pas beaucoup, est trop persécuté. Juif, il n 'est pas sans faute, révoqué injustement de ses fonctions, le voilà en prison. C'est trop ! » (229)3. Enfin, son anglophobie ne le pousse pas vers la collaboration et ne l'empêche pas de souhaiter une victoire anglaise (39, 152, 160, 342). »

(437-438).

«

Bien inséré socialement,

Garçon est un avocat prestigieux, recherché, qui mène de front carrière et vie mondaine, sans illusions excessives

sur son

talent d'écrivain ni

sur

le mérite de

son

élection à

l'Académie Française, à

laquelle son ambition le porte. Une ambition qui ne l'empêche pas de garder une distance pleine d'humour. Compositeur de chansons, il fait jouer une pièce au Grand Guignol, dont il reconnaît la médiocrité (262), se réjouit du prix que donne l'Académie à son livre sur l'éloquence (279). Il est dommage qu'il n'ait pas consacré une petite comédie à

ses

visites de courtoisie

aux

académiciens

vers

la fin de l'Oc¬

cupation et aux controverses que suscite le cas de Louis Bertrand, auteur à succès de L'Invasion, régulièrement réédité après 14-18 (sur le thème du « grand remplacement » des Français de souche par les sauvages immi¬ grés italiens, prompts à sortir leurs couteaux, en 1907) : « Je me présente au fauteuil de Bertrand (...). Sur lafin de sa vie, Bertrand entrait à l'Aca¬ démie et levait le bras droit de

pour

en

criant

:

"Heil Hitler".

»

Duhamel propose

à titre

posthume qui servirait d'intermédiaire, éviter à Garçon l'éloge de Bertrand.

nommer un successeur

Tous les peuples Même si

honnêtes sont avec ces

nous...

de

cœur.

anecdotes, nombreuses, ont du charme,

ne

serait-ce

qu'elles parlent d'un Paris évanoui, c'est la partie politique du journal qui retient d'abord l'attention, parce que, comme chez Guéhenno ou Rist, elle nous montre un homme d'une lucidité totale, représentatif de cette élite française dont on a écrit un peu vite qu'elle s'était effondrée moralement et intellectuellement en juin 1940. Il appartient à des cercles, à des milieux différents de ceux de l'enseignement ou des dirigeants économiques - l'étanchéité de chaque milieu par rapport aux autres est surprenante, le constat vaut-il encore aujourd'hui ? - mais sa perception des événements rejoint la leur, comme elle rejoint celle qui s'exprime que parce

sera déporté à Buchenwald. Il retrouvera son poste d'administrateur général à la Bibliothèque nationale en 1945 puis sera nommé Directeur des bibliothèques de France en 1946.

3. J. Cain

67


dans les lettres de Jean Paulhan. Même vision de la solitude de la France 1940 et de

l'inégalité des forces en présence : « Nous sommes seuls peuple qui a le double de population (...). Tous les peuples honnêtes sont avec nous... de cœur. » (36-37) Même méfiance contre le retour du catholicisme religion d'État, déjà à l'œuvre avant la défaite (98-99, 503-504, 535, 553). Même mépris pour Pétain et son royaume dérisoire, sa garde, sa prétention à incarner le chef et le père des Français (131, 238, 317), à représenter un État souverain (492). Même convic¬ tion qu'il doit son pouvoir à la déroute militaire du pays, dont il est en partie responsable, comme l'a montré le procès, interrompu parce que devenu trop embarrassant, de Riom (237, 343, 353)4. Même condamna¬ tion d'une droite française, qui préfère les nazis à toute autre solution (159, 186, 191). Même constat du pillage organisé de la France par son vainqueur, dès l'été 1940 (140-141, 159, 256). Même défiance vis-à-vis des informations (qui ne prémunit pas toujours Garçon contre les rumeurs malveillantes). en

contre

un

Mais c'est lorsqu'il fait défiler sous nos yeux, un soir de répé¬ générale au théâtre des Mathurins, pendant l'hiver de 1941, une procession de personnages « très parisiens », dont le critique de Je Suis Partout puis du Petit Parisien, Alain Laubreaux, mêlés à des impor¬ tants de la presse, de l'édition, de la politique, qu'il nous plonge soudain dans l'abjection de la comédie humaine, bien plus intéressante que la pièce jouée sur scène : « Le vrai spectacle était plutôt dans les couloirs, pendant les entractes. Il y avait là un drôle de monde. (...). La sonnette qui rappelle dans la salle grelotte trop tôt. La comédie était meilleure au foyer que sur le plateau. » (227-228). L'auteur du journal n'est pas qu'un spectateur ironique. Il témoigne, sans concession, de la lâcheté et du carriérisme du milieu professionnel (juges, avocats, fonctionnaires d'autorité) avec lequel il est en relation directe, et, sans se prétendre un héros lui-même (ce texte n'était pas destiné à une publication en l'état), essaye de se comporter courageusement, au moins dignement. tition

4. Riom 1942 Le procès

de Léon

Réquisitoire et interrogatoires Journal de captivité de Daladier Témoignages Blum, prés. Julia Bracher, Omnibus, 2012.

68


J'ai

vu

est un

Mornet à l'œuvre

Sa dénonciation du comportement des juges sous l'Occupation violent réquisitoire, qui va d'ailleurs au-delà des anecdotes cruelles.

Il permet

de comprendre pourquoi la nomination du procureur Mornet général de la Haute Cour en avril 1945 a fait scandale et a entaché l'épuration (646, 648) : « Pendant le gouvernement de Pétain (...), j 'ai vu Mornet à l'œuvre. Ilprésidait la Commission de dénaturalisa¬ tion. Il exécutait ainsi les juifs qui, redevenant étrangers, étaient aussitôt ramassés par les Allemands et déportés. » (675) Garçon montre aussi que les dénonciations par la radio de Londres des juges les plus impliqués dans la répression et les persécutions modéraient leurs ardeurs (483, 502). Serviles, ambitieux, ils apparaissent sous sa plume aussi légers et désin¬ voltes dans leur traitement des dossiers et des hommes (326, 384) : « Ils sont sans doctrine et n 'ont pas conscience que leur premier devoir est de rendre la justice non sur des ordres mais en fonction de leurs scrupules moraux. Voilà pourtant ceux qui sont chargés de prononcer entre le juste et l'injuste et de défendre nos libertés. » (398) comme

procureur

Frustration, revanche d'un avocat contre des ennemis profes¬ Garçon n'est pas plus indulgent pour ses confrères avocats, dont l'antisémitisme, qu'il partage, lui répugne dès lors qu'il relève de la chasse aux affaires lucratives (166). Quand survient la 8e ordonnance du sionnels ?

29 mai 1942

imposant le port de l'étoile jaune à partir de six ans en zone occupée, il comprend immédiatement que le conseil de l'Ordre ne fera rien pour défendre les quelques juifs encore présents au Palais de Justice (376). Enfin, il réagit avec fermeté, en écrivant au bâtonnier de l'Ordre pour protester contre la circulaire de février 1944 abolissant le secret professionnel : « Je lui demande en tout cas de donner à la circulaire une large publicité et de la faire imprimer pour que nous puissions l'affi¬ cher dans nos salles d'attente. Les clients doivent être prévenus que nous sommes mis en demeure de les trahir. » (529) Le même homme est écœuré par la fabrication de la légende résistante en septembre 1944 parmi les avocats : « Les Allemands nous ont relevés du secret professionnel sans que nous protestions, puis tout cela est oublié. Il paraît que l'Ordre des avocats était " à la pointe de l'avant-garde de la résistance... ". » (613) Les

tion

«

fonctionnaires d'autorité que ses » l'amènent à côtoyer, les

dans le monde

69

fonctions et sa situa¬ chefs, au moment de la


chasse

suspects, se défaussent de leurs responsabilités vis-à-vis des présumés dangereux pour l'État : « On a prié toutes les admi¬ nistrations de désigner les suspects. Être suspect, c 'est faire l'objet d'un rapport de subalterne mécontent ou d'une lettre anonyme. Pour ne pas compromettre les chefs, on les a priés seulement de mettre les suspects en disponibilité. La mise en disponibilité est la manière lâche de désigner aux

individus

l'arrestation.» (397) Visitant le camp de Rouillé, près de Poitiers, où Vichy interne droits communs, trafiquants du marché noir, communistes ou prétendus tels (qui préparent une revanche compréhensible), Garçon, bavardant quelques instants avec son directeur, un « ancien lieutenant de gendarmerie embusqué là on ne sait comment », nous rend témoins d'un malentendu à la fois drôle et d'une grande noirceur : « "Je ne veux pas rester ici. Le métier me dégoûte. J'en ai assez d'être chiourme" (...). Comme il m'avait parléjusque-là très humainement, j'allais lui dire que je comprenais et approuvais même ses scrupules. Le poste qu 'il occupe n 'a rien de bien honorable. Il ne m 'a pas laissé le temps de m'expliquer car il a ajouté : "Ah non, rester dans une place où il y a tant de respon¬ sabilités et d'embêtements pour gagner trois mille francs par mois, c'est fini, j'en pars. " Etj'ai compris que je m'étais trompé. C 'était la question du traitement qui luifaisait quitter sa fonction. » (498) pour

L'enracinement local de

Garçon à Poitiers, ville près de laquelle il

une propriété justifiant de fréquents séjours (ce qui explique son absence de Paris au moment de la Libération), lui permet de rencontrer

possède

les hauts fonctionnaires de

Vichy, préparant leurs retournements de veste préfet régional Bourgain (...) ne serait pas fâché d'entrer en contact avec les réfractaires. C'est évidemment dans l'intérêt de la région (...). Demain, on lui mettra peut-être la main au collet. Il m'explique qu 'il est un brave homme, que sans lui les Allemands auraient fait bien plus de déprédations. Décidément, c'est l'argument habituel de tous ces misérables qui depuis quatre ans servent Vichy. » (593) et leur défense : « Le

Paroles confiées à

journal intime, qui n'engageaient pas qui les écrivit ? Garçon s'est comporté en avocat courageux, en mainteneur d'une tradition qui fait l'honneur de l'État de droit. Ainsi, il décide, en un temps où il n'est guère possible d'entrevoir une défaite allemande et la fin de Vichy, en janvier 1941, de défendre Mandel : « Le procès est bon, je le perdrai. Mais du moins y trouverai-je l'occasion de défendre des idées libérales auxquelles je crois et de parler pour une un

l'homme

70


que je crois juste. » (223) Il illustre une fois de plus la remarque de Pierre Laborie sur l'influence qu'exerce notre milieu au sens large sur cause

nos

engagements ou nos démissions5 : « Je crois que mon père, s'il vivait,

'approuverait. » Fin 1943, Garçon, face à un officier allemand exaspéré qu'un avocat ose rendre visite en prison à un jeune « terroriste », affirme haut et fort son devoir d'humanité, puis arrive à convaincre un tribunal d'État siégeant sous surveillance allemande de ne pas le condamner à mort (493-494). m

Comparer la perception des événements et des hommes de Garçon à celles de Guéhenno et de Paulhan, telles que nous les ont transmises le Journal des années noires, les polémiques publiques sur

l'épuration, mais aussi leurs correspondances, présente de l'intérêt. Du premier, il ne fait jamais mention, comme si les univers auxquels ils appartiennent étaient étrangers. Du second, il est proche socialement (ce qui ne l'empêche pas d'être indifférent à son œuvre littéraire, malgré sa sympathie personnelle, comme son discours d'accueil de Paulhan à l'Académie française le montrera avec éclat6). En même temps, Garçon partage avec Guéhenno, et ceux dont Guéhenno est le porte-parole, qui continuent de se reconnaître en lui, une même détestation spontanée du régime de Vichy. Détestation que Paulhan n'éprouve même pas la tenta¬ tion d'exprimer, tant elle s'impose à lui comme un « lieu commun » ; Garçon partage, dans le secret de son journal, les déceptions suscitées par le nouvel ordre issu de la Libération, dont Guéhenno n'est pas dupe, tout en estimant qu'attaquer publiquement l'épuration fait le jeu des collabo¬ rateurs (qui n'ont pas tous lâché prise). Il ne s'agit pas ici de démontrer des influences que les circonstances de publication, les âges, les expé¬ riences de ces témoins rendent improbables, plutôt de mettre en valeur des rencontres qui nous permettent de mieux comprendre cette France des années quarante. Jaurès et

Plutarque

Comme Guéhenno, s'appuyant cependant sur une tradition poli¬ tique bien plus réservée à l'égard de la Révolution française, Garçon, dont l'anglophobie, argumentée, nourrie de faits précis, ne tourne pas 5. Voir P. Laborie, Le Chagrin et le venin, Bayard, 2011, p. 330. 6. Voir http://www.academie-francaise.fr/reponse-au-discours-de-reception-de-jean-paulhan

(27 février 1964)

71


philonazisme, refuse la soumission à l'Allemagne ; il fait de ce refus question d'honneur. Pas question d'une volte-face qui conduirait les Français à renier leur histoire (145, 152 163), réagit-il dans l'été au

une

de 1940. Même méfiance que

chez Guéhenno face aux prétentions socia¬ rien entreprendre tant qu 'on est sous la botte et en servitude. » (159). Même fidélité à l'idée européenne et même refus de l'associer à l'ordre nouveau voulu par Hitler : d'abord retrouver la liberté et le pouvoir de débattre (160). Guéhenno s'absorbe dans la vie de Rousseau pour maintenir le souvenir d'un homme libre, lit à sa fille le Discours à la jeunesse (1903) de Jaurès, Garçon se promet de « lire chaque soir un chapitre de Plutarque pour se conserver en équi¬ libre » (160). Tous deux savent aussi se protéger contre les images de la propagande et décèlent sans hésitation la composition inhabituelle des foules maltraitant prisonniers anglais ou américains devant les caméras des actualités (578)7. Tous deux encore mettent immédiatement en doute, malgré leur émotion, le mythe de la libération de Paris par les seules forces du peuple parisien (596, 611 ; Journal des années noires, 23 août 1944). Le 8 mai 1945 ne sera pas une vraie fête (685). Ils reconnaissent cependant qu'il y a dans la « légende » héroïque comme une nécessité de salut public : « C'est l'histoire telle qu'elle aurait dû se dérouler. La seule à laquelle on doit croire et qui élève un peu l'âme. (...) J'ai eu tort de bouder. Il sera toujours temps de s'apercevoir que tout ne va pas comme je voudrais. », note Garçon, après avoir assisté, en septembre 1944 à la conférence du recteur Roussy, révoqué par Vichy en juin 1940 (621). lisantes de

Vichy

: «

On

ne peut

En même temps,

s'il est évident que l'amateur de spectacle, de pittoresque (fut-il frelaté ou parfois répugnant), a plus de goût pour les seconds ou premiers couteaux de tous ordres (Darquier de Pellepoix, Laubreaux, Carbuccia, Nalèche, Duhamel, Léautaud, Béraud, Heller, Fontenoy, Fay, Grasset, Grimm, Mistouflet - qui finira au MRP !), Garçon ne résiste pas au plaisir de dire son fait à Montherlant : « Il ne fallait pas mettre Fils de personne mais le Père emmerdant » (519) ; il nous livre une grille de lecture impitoyable et tout à fait utile pour lire le Fabrice (1956) de Pierre Benoit, qui règle dans ce mauvais roman ses comptes 7. Voir le Journal des années noires,

Folio Gallimard, 2012, 5 juillet 1944, p. 445.

72


la Résistance8. Même si

ses portraits « vachards » sont brillants, suggère, presque malgré lui car il n'aime pas l'émotion, que la légende héroïque n'est pas totalement fausse : encore célébrés ou oubliés, certains des patriotes qu'il cite, Félix Aulois, Thierry de Martel, Paul Didier (le seul juge à avoir refusé de prêter serment en septembre 1941), Gabriel Péri, ont bien été des héros qui ont permis aux Français de

avec

Garçon

se

nous

retrouver, de refaire un pays. Avec

Paulhan, Garçon partage l'écœurement du spectacle de la places qui suit la Libération (640) et des excès de l'épuration (« D'autres médiocres se vengent. » 622), la méfiance à l'égard de tous les emportements populaires, des arrestations arbitraires (613-614), le refus des procès politiques et de la peine capitale (484, 536). Le 30 septembre 1944, il note : « Je viens de lire le numéro des Lettres françaises paru aujourd'hui. Ses échos, en seconde page, sont bêtes et aussi venimeux que l'étaient ceux de Je suis partout il y a deux mois encore. » (622) chasse

Un

aux

témoignage exceptionnel

Pourquoi lire ces presque 700 pages ? Certainement pas parce qu'elles seraient le récit définitif sur des années qui n'ont pas fini de nous hanter. Un peu comme des fragments de mosaïque que l'on peut replacer ici ou là, elles nous aident à admettre d'abord que notre savoir reste incomplet, en devenir, malgré les milliers et les milliers de pages déjà publiées. Elles dérangeront ou indigneront parfois, si tant est que la faculté d'indignation ne soit pas émoussée chez nous ou accaparée par d'autres sujets plus « actuels ». L'antigaullisme précoce de Garçon, en juin 1940 (129), la persistance de son hostilité en juin 1944 (563, 676), son inimitié à l'égard des « émigrés » de Londres et de New York (481, 483), ses préjugés à l'égard des juifs (comme à l'égard des noirs améri¬ cains, les premiers libérateurs qu'il aperçoit, 610), auxquels il ne faut pas le réduire car il est toujours capable de revenir sur certaines errances (502, 575), sa condamnation résolue puis moins résolue des attentats contre les forces allemandes d'occupation (309, 320, 532-533) peuvent troubler. Mais il faut considérer ce journal comme un témoignage exceptionnel, une photographie non retouchée des états d'esprit d'un représentant 8. Très dur

hâtif » de

son

P. Benoit dans

son Journal, Garçon se livre à un éloge appuyé de l'homme et de réponse au discours de réception de Paulhan, auquel il reproche un « portrait trop prédécesseur.

avec

l'écrivain dans

sa

73


d'une

partie de l'élite française, en proie à une double agression : celle de l'occupation et de l'oppression étrangères, relayées par un gouvernement national qui doit son pouvoir à cette occupation. Dans

confus, Garçon ne saurait échapper complète¬ confusion, qu'il accepte, revendique presque, par l'acte d'écrire, volonté d'enregistrer ses impressions et ses expériences. Il se trompe ce

contexte

ment à la

la

quand il estime que cet effort d'enregistrement ne peut concerner que lui : « II faut se résoudre à écrire des choses dont on rougit le lende¬ main, mais qu 'il faut bien se garder d'effacer si l'on veut par soi-même retrouver l'évolution qu 'on a subie. Cela, c 'est impubliable et d'ailleurs inintéressant pour tout autre que soi-même. » (19 août 1940, 147). Même si l'obsession de

Vichy dans la vie politique française plus souvent de la passion de l'abaissement ou, plus simplement, d'une immense paresse intellectuelle, ce Journal 1939-1945 est bien au cœur de notre passé collectif.

relève le

Jean-Kely Paulhan

74


«

Patrick Kéchichian, La

Présent !

»

Défaveur, récit, Ad Solem, 2017

Un récit porte sur

des faits réels

ou

imaginaires, qui doivent

comporter un enseignement, souvent caché, variable selon les lecteurs et le moment où ils le découvrent ; il invite à la prudence, dans notre exis¬ tence d'abord, dans nos interprétations ensuite. La défaveur, c'est un petit garçon qui la ressent dès l'école, où son sourire, sa « gentillesse machi¬ nale » ne le protègent pas de l'impatience, distraite elle aussi, même pas

volontairement cruelle, de ses camarades et de ses maîtres. Isolé, « en échec » comme on dirait sentencieusement aujourd'hui, le narrateur est

maigrichon à la langue entravée, aux gestes maladroits, qui renvoie [aux puissants, aux brutaux, aux plus instruits, aux bardés de diplômes, aux premiers de la classe] l 'image plaisamment inversée de la puissance « ce

dont ils s'honorent

».

L'enfant

puis le jeune homme, retranché de l'initiation à la culture la dispensent les institutions - j'emploie à dessein « retranché » et non « exclu », mot comportant une charge émotionnelle et politique accusatrice étrangère au texte - découvre par lui-même, dans un certain désordre, plus proche de la vraie vie, les livres. La bibliothèque de « L'Heure joyeuse », rue Boutebrie, entre l'abbaye de Cluny et l'église Saint-Julien-le-Pauvre, puis la librairie « La Joie de lire » représentent les premières étapes d'un cheminement. « Avec étonnement et recon¬ naissance, il ressentit physiquement la chaleur et la sympathie qui se dégageaient des livres. [...] Il acquit la certitude que, là, on ne lui deman¬ derait compte de rien, et surtout pas de lui-même. » Il se sent maintenant « présent ! », prêt à répondre à l'appel de son nom, en passe d'acquérir une identité indépendante du bon vouloir des autres. « Doucement poussé hors de l'établissement scolaire où, sans doute par distraction, on l'avait admis », il commence aussi, profitant de la liberté qui lui est soudain accordée, à comprendre que la « défaveur » ne le touche pas comme une malédiction : elle est seulement une interprétation, qu'il lui appartient de changer. Comment ? Par l'effet de sa volonté, de ses efforts, mais aussi

telle que

Cahiers Guéhenno n° 6, 2017


de la

grâce qu'il reçoit. C'est ici qu'intervient une double conversion, langue française, à sa littérature.

au

catholicisme et à la

Est-ce la voie de la sérénité et d'un

équilibre conquis autant volonté supérieure ? Non, car cette révolution inté¬ rieure n'a pas pris en compte une histoire familiale ancienne, dont la mère du narrateur est la gardienpe, désespérée et accusatrice. Les derniers chapitres de La Défaveur résonnent d'une prosopopée violente, destruc¬ trice, amère, comme si l'Arménie d'avant l'émigration se réveillait soudain d'un long silence, imposé par les difficultés de la vie d'immigré, le respect tout formel dû au pays d'accueil, la discrétion nécessaire des humiliés fiers d'être sans avenir : « Entrait-il dans tes prérogatives de déménager toi-même ton berceau des rives de l'Orient à celles de l'Oc¬ cident ? [...] Où as-tu trouvé la force, l'inconscience plutôt, de sauter au-dessus des frontières, d'aller choisir toi-même une nouvelle patrie et de nommer tienne une terre qui nous demeure, que tu le veuilles ou non, désespérément étrangère ? » qu'accordés

par une

Changer la vie ? Le lecteur de Guéhenno, esprit religieux mais étranger à la grâce divine1, ne peut être ici qu'interpellé, s'il se souvient de ces pages de Changer la vie, autre récit d'apprentissage, des chapitres, en particulier, « La découverte du logos » et « Histoire de livres ». Le narrateur est un converti laïc : « J'attendais de la culture ce qu 'on attend d'une religion. » Mais il se rend compte que cette conversion entraîne aussi une rupture du lien avec sa mère, qui sera irréversible : « Déjà je n 'étais plus son fils. [...] Son cœur la renseignait avec exactitude. Cette passion des livres, du papier, que j'avais n 'était qu 'un moyen de m'évader d'une vie pour laquelle je me sentais du dégoût. Je déserterais. » Changer la vie, chan¬ ger plus modestement sa vie, introduire un autre ordre du monde, c'est toujours accepter un désordre temporaire, courir le risque de passer pour un fauteur de trouble. Avec tristesse, sans doute, avec aussi la joie plus secrète d'intervenir dans un destin que d'autres avaient déjà admis en votre nom, de devenir responsable, au moins en partie.

1. Patrick pp.

Bachelier,

«

Jean Guéhenno

ou

"La Foi difficile"

27-42.

76

»,

Cahiers Jean Guéhenno, 1, 2007,


À l'opposition entre héritiers et « hommes nouveaux » - des « hommes nouveaux » dont l'émergence a été facilitée en partie par la IIIe République et sa réorganisation du pays selon une nouvelle hiérar¬ chie - P. Kéchichian substitue une

concurrence entre

héritiers

et

convertis2.

premiers ont des racines, un patrimoine, respectables, enviables ; les seconds n'ont « pas de malle, ou juste celle [qu'ils se sont] fabriquée dans la hâte, et elle est vide ». De son aventure spirituelle, P. Kéchichian retient une « immense et infinie gratitude pour Celui qui [l'a] sauvé ». Guéhenno, vivant dans un monde sans Dieu, a exprimé dans toute son œuvre la conviction d'avoir été libéré par l'école et la haute culture dont elle lui a ouvert les portes, même s'il se rendait bien compte que son itinéraire était exceptionnel.

Les

Comment définir alors le

rapport que l'on entretient avec son ? Pour P. Kéchichian, la renaissance qu'il évoque entraîne une amnésie volontaire, l'acceptation de cette « défaveur » intime, qui est le prix à payer pour sa révolution intérieure, une étape sur le chemin. Guéhenno, lui, ne se résigne pas à la « défaveur » et entreprend de montrer, de se prouver à lui-même, qu'il n'a pas déserté ; d'où, chez ce révolutionnaire, ce constant retour au passé, sans nostalgie suspecte - il ne masque pas la haine et la dureté des rapports entre classes au début du XXe siècle qui touche ses lecteurs, toutes origines confondues, car la tendresse, la joie, la solidarité, les légendes d'une ancienne culture «

propre passé »

-

,

ouvrière l'éclairent aussi. Telle est la faille de

plutôt la tension qui l'anime, qui n'a pas échappé à Jean Paulhan, qui lui écrivait : « Parfois, je vous en veux de tant vous souvenir. (...) Vous fâcherai-je si je vous dis qu 'il y a bien du charme, qu 'il y a un charme terriblement prenant dans ce que vous écrivez que peut-être ne l'ignorez-vous pas tout à fait. Que sans doute ce charme est-il la preuve qu 'il y a du moins un plan où vous êtes son œuvre ou

ce

sans

mémoire...3»

2. P.

Kéchichian, « Je ne suis certain que de Dieu », entretien avec M.-L. Kubacki, La Vie, 27 avril2017, pp. 36-38. 3. Lettre du 6 septembre 1937, in Jean Paulhan-Jean Guéhenno, Correspondance 1926-1968, Gallimard, 2002, p. 140. 3 mai

77


La défaveur et

après ?

Défaveur

acceptée et croyance chez l'un, incroyance et défaveur Appartiennent-ils à des systèmes de références trop éloignés pour jamais se rencontrer ? Ce qui les rapproche, c'est une même méfiance à l'égard des fabricants d'idéologies, une même réserve et, plus particulièrement, un même doute à l'égard du « Je », Kéchichian lui préférant souvent le « Il » et Guéhenno le « Nous ». combattue chez l'autre.

L'on peut y

voir une forme de dérobade, d'esquive. Je préfère voir une pudeur, partagée par le petit nombre de leurs lecteurs, dont Houellebecq n'est pas le dieu. y

Jean-Kely Paulhan

78


A

A

quoi

nous

sert l'histoire des historiens ?

Jean-Pierre Rioux, Ils m 'ont

appris l'histoire de France, Odile Jacob,

2017. Au moment de la

publication du livre de Jean-Pierre Rioux, Ils appris l'histoire de France - sur la couverture duquel trône en médaillon Jules Michelet, l'illustre historien du Tableau de la France, aux côtés de la reproduction de la couverture du Tour de France par deux enfants de G. Bruno - un vif débat mobilisait à nouveau la commu¬ nauté des historiens à la suite de la parution d'une Histoire mondiale de la France, ouvrage collectif de 122 contributeurs, publié sous la direction

m'ont

du

professeur

au Collège de France Patrick Boucheron, placé égale¬ auspices de Michelet et se proposant de déconstruire le « roman national » au profit d'une « histoire monde », d'une « concep¬ tion pluraliste de l'histoire, contre rétrécissement identitaire qui domine aujourd'hui le débat public'». Hors du champ de l'histoire universitaire, certains polémistes professionnels ont peinturluré cette controverse d'ac¬ cents polémiques outranciers.

ment sous

les

Les hasards du calendrier de l'édition font de

l'ouvrage de J.-P Rioux, autobiographie intellectuelle et bilan de cinquante années de travaux et de recherches d'un historien

qui a labouré en profondeur l'his¬ toire de France, une contribution substantielle à ce débat car la question du chantier permanent de l'écriture de l'histoire de la France, de ce qu'elle été et

qu'elle devrait, pourrait être aujourd'hui, est le fil directeur de les toutes dernières pages, il synthétise ce que fut son ambition, sa ligne directrice - apporter sa contribution à la question fonda¬ mentale posée par Ernest Renan en 1882 : Qu'est-ce qu'une nation ? - en écrivant qu'il espère « avoir suivi le vrai fil rouge : cette ambition inouïe, autoproclamée en 1789, de concilier la cause d'un peuple et celle d'une patrie héritée qui devient la « Grande Nation » érnancipatrice au nom a

ses

ce

travaux. Dans

1. Voir par exemple l'article très critique de Pierre Nora dans L'Obs du 30 mars 2017 et la réponse des cinq maîtres d'œuvre de l'ouvrage, dont Patrick Boucheron, dans le n° du 5 avril 2017. Jean-Pierre Rioux intervient lui-même dans le débat pour se livrer à une critique à la fois ironique et mesurée du livre (Biblio Obs du 1er avril 2017).

Cahiers Guéhenno n° 6, 2017


des Droits de l'homme, parce que, disait leur déclaration, « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation ». Ce fut le combat de Jaurès, de

Péguy et de de Gaulle, d'Erckmann-Chatrian, de ou de Camus. J'ajoute qu'avoir vécu la Libération avec des yeux d'enfant vous mobilise fran¬

Michelet ou de Guéhenno, le tourment de Guilloux chement de non

ce

côté-là et

de rouge ou

vous

barbouille librement de tricolore, bordé

de croix de Lorraine

ou

».

Mais, avant d'en arriver là, J.-P. Rioux explique pourquoi et il est devenu historien, car dans cet ouvrage, il s'agit aussi - à

comment

côté d'une succession de

synthèses et de mises au point sur ce qu'ont objets d'étude de l'historien - d'une égo-histoire, c'est-à-dire, suivant la définition qu'en donna jadis Pierre Nora « d'ex¬ pliciter, en historien, le lien entre l'histoire qu'on a faite et l'histoire qui vous a fait ». Cela nous vaut une première partie, d'un ouvrage qui en comporte quatre, très personnelle, juste et sensible avec l'évocation de cet été 49, le plus bel été d'un gamin de dix ans, « Parigot-tête-de-veau appliqué à rester indigène », en vacances dans la famille corrézienne de ses parents - paysans débarqués à Paris en 1935 pour fuir la misère -, dans cette « Corrèze des bois et des prés ombreux, des premières girolles, été les différents

du ruisseau à écrevisses et de certain art, inoubliable, de tailler au couteau, tout "en

gardant" (les vaches bien sûr), le bâton de noisetier, châtaignier ou de houx bien droit et joliment écorcé ». C'est chez son oncle et sa tante, instituteurs à Chanac près de Tulle, qu'un jour de cet été 1949 « au fond de la classe désertée mais qui sent encore l'encre et la craie » il sort d'une armoire, par hasard, l'Histoire d'un conscrit de 1813 d'Erckman-Chatrian, un des trois mousquetaires - en fait, comme il se doit, ils seront quatre, qu'il lira au fil des ans (Martin Nadaud, G. Bruno et J. Michelet) - qui lui ont donné le goût de l'histoire de France et forment, à condition de les dépasser, mais sans les oublier, la première strate de sa de

vocation d'historien. Il conclut Résumons

:

que nous dévoile ce panorama romantique qui incisif. Ses idées directrices sont simples : les peuples sont marqués par le sol où ils vivent et où ils aiment, mais ils savent toujours s'arracher aux pesanteurs du milieu naturel ; ils partent du réel pour aller à l'idéal comme l'alouette qui sort du sillon ; ils vivent l'appar¬ «

a su

ce

rester

tenance

collective et nationale à deux niveaux identitaires, le local et

le national,

plaqués

au

sol à travailler mais pleins d'une grande soif 80


d'ailleurs à étancher. La France, décidément, est

une

personne

qui suit

spirituelle, qui refuse tout repliement sur le groupe égoïste, qui efface les petitesses locales. Qui crie à pleins poumons après son "mystérieux enfantement". » Ce que le grand écrivain portugais Miguel Torga avait formulé d'une autre manière en 1954 lors d'une conférence devant ses compatriotes émigrés au Brésil et au cours de laquelle il avait évoqué avec lyrisme la terre et les hommes de son Tras os Montes natal au nord du Portugal, sous la forme d'un aphorisme concis et imagé : une

«

aventure

L'universel,

c

'est le local, moins les murs?»

Mes universités Dans la seconde

partie intitulée L'espoir libéré, nous sommes dix plus tard, en 1959, le lycéen devenu étudiant dans une Sorbonne un peu poussiéreuse fait ses vraies universités à l'extérieur, « hors les murs » du temple du savoir. Dans son quartier populaire parisien d'abord, car il n'oublie jamais d'où il vient, dont il fait, avec un sens de la formule, un inventaire à la Prévert du vieux cordonnier qui profère des aphorismes antibourgeois à « l'étrange voisine enturbannée qui tirait les cartes en se rinçant au Cointreau » - et dresse un portait plein de sensi¬ bilité et de tendresse pour cette humanité, ce petit monde qui « pouvait être conflictuel et parfois violent » mais lui « apprenait crûment le bon sens et la droiture, la parole donnée et le partage ». Puis, dans l'en¬ gagement : contre la guerre d'Algérie (très beau chapitre sur la torture dans la République et La Question d'Henri Alleg), ce qui le conduira dans ses classes à être professeur et citoyen ; du côté des catholiques de gauche avec Témoignage Chrétien, puis dans l'Action catholique, ce qu'il appelle son « nouveau baptême breton » lorsqu'il participe comme moniteur à une colonie de vacances à Audierne, lieu où, dit-il, « Tout compte fait, je crois bien que j'ai appris [...] le sens de l'autre et des hori¬ zons ouverts, le goût du travail en équipe et le vagabondage nez au vent, même par gros temps. Le tout imprégné de ce que l'on nommait Action catholique quand on devenait meilleur chrétien en rayonnant dans la Cité, quand les actes et la foi allaien t de pair et que la m ission de France tentait d'honorer d'abord les travailleurs ». Enfin, l'auteur paie ses dettes intellectuelles en évoquant trois figures d'écrivains - tous enfants de ces ans

-

2.

Miguel Torga, L'universel, c'est le local moins les Barnabooth, 1994.

81

murs,

Bordeaux, William Blake & Co,


hussards noirs de la

République qui savaient reconnaître et promouvoir gamins issus du peuple - qui l'ont profondément influencé : Camus, la « morale en action et la solitude finale » ; et « deux Bretons [...] qui traduisaient en prose laïque le regard chrétien sur l'his¬ toire de France » : Louis Guilloux pour « ne pas oublier le sang si noir de la grande guerre » et, pour « songer à changer la vie », Jean Guéhenno, fils du peuple, « voleur de feu » de la culture, ami de Rousseau, chantre des espoirs de « 36 », qui a rêvé de couvrir le pays de centres éducatifs qui rendront « la raison populaire ». l'excellence chez les

Historien dans

son siècle donc, agrégé en 1964, J.R Rioux va professeur et de chercheur soit « quarante ans de travaux publics » et c'est l'objet de la troisième partie dans laquelle il propose plusieurs synthèses et des réflexions particulièrement utiles au moment où ces débats traversent encore régulièrement la société fran¬ çaise, de ce qu'ont été ses champs de recherche autour de ce que peut être pour une nation et ses citoyens une mémoire collective ; les ambiguïtés de la notion de patrimoine ; la question fondamentale de l'enseignement du récit des origines et les problèmes de l'histoire du temps présent ; l'histoire culturelle et la culture de l'âge des masses. Sur toutes ces ques¬ tions, l'auteur apporte des éclairages qui aideront le lecteur à comprendre comment on écrit l'histoire, à partir de quel questionnement. mener une

carrière de

La

quatrième et dernière partie, « Sur la piste du politique » éclectique. Ce que l'auteur nous dit de certains aspects de son parcours professionnel est sans doute de peu d'intérêt pour le lecteur qui n'appartient pas au milieu des historiens ; par contre, on pourra tirer profit des mises au point et des réflexions sur des sujets divers, sans véri¬ table lien entre eux toutefois, tels que De Gaulle : il regrette ne pas avoir compris, quand il le fallait, sa volonté décisive d'en finir avec l'aventure coloniale ; il ne fut pas le seul, loin de là ! S'il y a eu erreur de jugement, d'une part il était tout à fait légitime de s'opposer à l'arrivée au pouvoir du général dans les fourgons des prétoriens d'Alger, même si les procé¬ dures républicaines légales furent formellement respectées pour entériner ce « coup d'État légal » selon la formule de Michel Winock ; d'autre part, on ne peut nier le brouillard enveloppant ses desseins quant au règle¬ ment de la question algérienne. On lira aussi des remarques pertinentes à propos de Mai 1968 et de ses célébrations sans raison ; sur la décolonisa¬ tion ; Péguy soldat de la République « tué à l'ennemi » ; Jean Jaurès, objet est très

82


d'un

hommage lucide tout comme Blum et Mendès-France ; les guerres franco-françaises et enfin une célébration du centre en politique en forme de plaidoyer pro domo qui prend une tonalité particulière avec le « ni droite, ni gauche » et le « en même temps » de la dernière élection prési¬ dentielle qui ont vraisemblablement dû combler d'aise l'auteur ; reste à vérifier sur la longue durée les intuitions de l'auteur et la pertinence de cette stratégie. Toujours est-il que, au-delà de ces considérations politiques, souvenirs, de réflexions et de synthèses historiques, à la fois personnel, savant et passionné, fournit des éléments de réflexion pour esquisser des réponses à quelques questions fondamentales que J.-P. Rioux posait dans l'article déjà cité de L'Obs du 1er avril 2017 : « À quoi, finalement, nous sert l'histoire des historiens ? Un peuple peut-il survivre sans un récit des origines collectivement argumenté et renouvelé ? Et faut-il lui proposer d'adhérer à un récit aussi déconstruit [c'est-à-dire L'Histoire mondiale de la France de Patrick Boucheron] pour mieux l'inviter à ce « plébiscite de tous les jours » gorgé de passé auquel le convoquait Ernest Renan au 19ème siècle ? » ce

livre de

Jacques Thouroude

83



PRÉSENCES

DE

GUÉHENNO

Anticolonialisme L'anticolonialisme de Guéhenno entre les deux guerres est souvent jugé

mondiales

trop modéré, pour ne pas dire décevant. Les pp. 165-172

du livre de Cédric

Weis,

«

Au-delà des préjugés, la question coloniale

»,

fournissent des références intéressantes comprenant des textes de Maurice Halbwachs (frère de Jeanne Alexandre), de Romain

d'Alain, Rolland, de Lucie Couturier, Léon Werth, Roland Dorgelès, Louis Roubaud, Paul Monet, Luc Durtain, Charles Boussinot. Signalons l'article de Guy Sat « Jean Guéhenno face au problème colonial », in Aden n° 8, octobre 2009, pp. 176-193, qui peut être envoyé à nos lecteurs sur simple demande à la rédaction des Cahiers Guéhenno. ♦ C.

Weis, Jeanne Alexandre [1890-1980]. Une pacifiste intégrale,

Presses universitaires

240 (ce livre est tiré de la en 2003 sous la direction de Pascal Ory et de Michel Dreyfus, Prix Mnémosyne 2004, Prix Maîtron 2004.)

maîtrise de Cédric

Calihan

d'Angers, 2005,

p.

Weis, soutenue à l'université de Paris 1

parle Jeanne Alexandre rend compte

de l'essai de Guéhenno dans les d'Alain, en décembre 1928, pp. 575-578. Elle s'indigne du « silence fait autour du livre [par] la puissante critique ».

Libres propos

♦ Voir C. p.

Weis,

op.

cit., pp. 206-207 (autre référence à Guéhenno,

223).

Dangers de la contagion Mais à

quoi sei-virait une victoire sur le régime nazi, si les laissaient contaminer par l'esprit nazi ? Pour combattre la brutalité extrême, il se peut que des moyens brutaux soient admissibles, voire nécessaires (...). L'absence de scrupules de l'ennemi ne doit pas vous ôter vos scrupules. Attention aux dangers de la contagion ! ». «

vainqueurs

se

♦ Klaus Mann,

Solin, 1984,

p.

Le Tournant (Der Wende punkt, Ein Lebensbericht),

579.

Cahiers Guéhenno n° 6, 2017


Drieu La Rochelle Le Journal d'un homme de 40

ans

est

évoqué dans

ce

livre

sur

Drieu, ainsi que Paulhan : Aude Terray, Les Derniers Jours de Drieu La Rochelle, Grasset, 2016. Note 1, p. 67, p. 19, 21, 31, 39, 40-43, 72-73, 210, 223. Jean Duval

Allusions à Jean Duval et à

sa

femme, Colette Vivier, ainsi qu'à

Paulhan. ♦ Simone

Martin-Chauffier, A bientôt quand même, Calmann-Lévy, 109-110, 115.

1976. P. 100, Bernard

Groethuysen et l'Europe

Cet ami très

correspondance

avec

proche de Jean Paulhan apparaît souvent dans Jean Guéhenno

sa

Son caractère

plein de bonté et sa haute intelligence appar¬ probablement à la grande époque de l'Allemagne, celle qui, issue de Goethe, comptait en elle Hôlderlin et Schumann. [...] D'autre part il avait choisi la France [qui l'avait interné cinq ans en tant que sujet ennemi en 14-18, dont il avait obtenu la nationalité à la veille de la Seconde Guerre mondiale]. Il réussissait parfois ce prodige d'apprendre à des Français leurs plus hautes qualités, sans pourtant jamais reprendre son cœur à la patrie qui l'avait vu naître. C 'était donc une incarnation vivante et vive de l'Europe. » «

tenaient

♦ Pierre Jean Jouve, «

Bernard Groethuysen », La Nef, n°23, octobre 1946, texte annexé à Bernard Groethuysen et Alix Guillain, Lettres

1923-1949 à Jean Paulhan et à Germaine Paulhan,

Éditions Claire

Paulhan, 2017. Guerre et vieillards

Guéhenno s'est souvent attaqué, à propos de la Grande Guerre, à qu'Alain appelait « le chœur des vieillards », d'autant plus bellicistes qu'ils faisaient la guerre « avec le sang des autres ». Ce thème est abordé, contextualisé par C. Weis aux p. 51-52, 123 de son essai, où il se réfère ce

à Guéhenno. ♦ C.

Weis,

op.

cit., p. 240. 86


GUJÎHKNNO La'

Jeunesse MORTE

Jean Guéhenno La Jeunesse morte

Claire Paulhan

communique l'état des ventes de La Jeunesse qu'elle a publié en 2008. Édition originale tirée à 1000 ex. en novembre 2008. Réimpression revue et corrigée à 452 ex. en mars 2009. nous

morte,

Ventes

:

843

exemplaires. Exemplaires non-commercialisés : dons, droits

d'auteurs, services de presse : 200 Stock fin 2016

:

409

Jeanne Alexandre et le

pacifisme

Paulhan et Guéhenno

opposés sur le pacifisme de l'entre-deux-guerres, critiqué également dans les « Chroniques de Jean Guérin » de La NRF. On trouvera des compléments d'information sur les polémiques soulevées par les normaliens et Alain en 1927-1929, 1932, 1934, aux pp. 146-148 de l'ouvrage de C. Weis. D'autres allu¬ sions, cette fois à la littérature pacifiste entraînée par la Grande Guerre (Jolinon, Duhamel, Lalou, Schlumberger, Remarque..., entre autres) sont à signaler pp. 214-217. ♦ C.

Weis,

op.

se

sont

cit. (voir également Jean-K. Paulhan, « Intellectuels désar¬

més ? 1932, une année de

polémiques entre Paulhan et Guéhenno » in L'épistolaire à La Nouvelle Revue Française 1909-1940 », Épistolaire, n°34, décembre 2008, Champion, pp. 81-97). «

Jeanne

Les pacifistes intégraux entre les deux guerres, dont faisait partie Alexandre, forts de leur culture historique française, voyaient

87


dans le nazisme

phénomène qui leur était familier : « Qui a vécu, peu beaucoup, avant la guerre [de 14-18] reconnaît en Hitler le Boulanger, le Déroulède, le Barrés germanique, de même que le colonel de La Roque se dresse sur des ergots de Hitlerfrançais. » (p. 240 du livre de C. Weis). un

ou

Il est facile d'ironiser

lignes parues dans les Libres propos, au moins chez les politiques qui veulent jouer aux historiens, de réduire le présent et le proche avenir à ce qu'ils savent du passé. Que l'on pense à l'abus de la

revue

d'Alain,

la référence

aux

en

sur ces

mai 1934, mais la tentation est récurrente,

Accords de Munich.

Toujours Péguy Il

n'y a « rien de si con traire aux fonctions de la science que les fonctions de l'enseignement puisque lesfonctions de la science requièrent une perpétuelle inquiétude et que les fonctions de l'enseignement, au contraire, exigent perpétuellement une assurance admirable ». ♦ Cité par

Jean-Pierre Rioux, Vive l'histoire de France !, Odile Jacob,

2015. Verdun «

Une cérémonie

a eu

lieu

hier, à Lisieux,

pour

commémorer

le centenaire de la Bataille de Verdun. Devant le monument

aux

morts,

trois élèves du

collège Michelet ont lu des textes de Jean Guéhenno et Maurice Genevoix, deux écrivains français mobilisés durant la Première Guerre mondiale. « Je connais maintenant la signification de la guerre. La guerre c 'est la mort des autres », écrivait le premier en 1968. » [...] ♦ Ouest-France, «

Verdun », 30

Lisieux commémore le centenaire de la bataille de

mai 2016.

Diary of the Dark Years Bail

a

La traduction du Journal des années noires réalisée par David sa liste des meilleurs livres de l'année 2016 par le

été incluse dans

critique du Guardian, Pankaj Mishra. Il estime que la volonté de préser¬ la liberté de l'esprit de Guéhenno éveille des échos très forts chez les intellectuels affrontant aujourd'hui des états de type fasciste.

ver

https://www.theguardian.com/books/2016/nov/26/best-books-of-

2016-part-one 88


En Envor Sur le site de En Envor

12

(revue bretonne et malouine), consulté le janvier 2017, Yves-Marie Evanno a publié un article sur Guéhenno,

faisant écho à la tribune récente de Jean-Pierre Rioux dans Libération

(merci à J. Thouroude de

nous

l'avoir signalé).

http://enenvor.fr/eeo_actu/entredeuxguerres/jean_guehenno_ce_ fils_d_ouvrier_de_fougeres_devenu_ecrivain.html Irène Frain Beau texte

sur

l'aspiration à la haute culture dans

un

milieu

défavorisé... Irène 30 m2 », Le 1, ♦

Frain, « Quand Bach fit 30 mars 2016.

une

entrée fracassante dans

nos

http://lelhebdo.fr/journal/numero/100/quand-bach-fit-une-entre-

fracassante-dans-nos-30-mtres-carr-1530.html

Papeterie Gallimard La

papeterie Gallimard a édité, en mai 2017, un carnet reprenant Voyages de Jean Guéhenno (192 pages lignées).

la couverture de ♦

http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Papeterie/ Papeterie/Les-carnets/Carnet-Voyages-papeterie Anne Gavalda

Entendu le

jeudi 11 mai 2017 dans l'émission d'Augustin

« Boomerang », à la 28e minute. Anne Gavalda, lit un extrait dernier livre de nouvelles, Fendre l'armure au Dilettante. Un jeune

Trapenard de

son

perdre sa mère, se trouve en état d'ébriété dans un deux jeunes filles. Une très belle, qui tient selon lui, un mauvais livre, la deuxième jeune fille, un peu quelconque, lit l'ex¬ cellent Journal de Delacroix, sur la tablette de celle-ci un carnet à dessins. garçon, qui vient de train. En face de lui,

réveille dans un compartiment vide, le personnel a commencé à faire ménage : « Le bruit des aspirateurs me vrillait les tympans. Je grima¬ çais, j'ai soupiré, j'ai tiré sur la peau de mes joues en papier de verre, je me suis ébroué, et j'allais m'extirper enfin de ce maudit carré quand j'ai remarqué une feuille de papier posée sur la tablette. C'était une page arrachée d'un carnet, c 'était un dessin, c 'était moi. Un moi heureux. [...] Il

se

le

89


Comme

portrait était beau. Et sous ce lavis, à l'encre de chine, une très jolie écriture, très élégante et harmonieuse me légendait ainsi : « Nous rêvons une vie, nous en vivons une autre, mais celle que nous rêvons est la vraie. » » Anne Gavalda n'a point cité sa source. (Merci à P. et L. Bachelier de nous l'avoir signalé.) ♦

ce

https://www.franceinter.fr/emissions/boomerang

Ouest-France fait écho à notre Cahier n°5 Le

quotidien Ouest-France Ille-et-Vilaine a rendu compte le juin 2016 de notre Cahier Guéhenno n°5, dans sa rubrique des livres. Qu'il en soit ici remercié, comme de son soutien régulier. 7

François Werkoff « Les peuples comme les hommes se mesurent à leurs rêves » ; F. Werkoff cite Guéhenno dans le titre de son Essai sur le pessimisme

français. ♦

http://www.leseditionsdunet.com/histoire-et-actualites/4045-lespeuples-comme-les-hommes-se-mesurent-a-leurs-reves-essai-sur-lepessimisme-francais-francois-werkoff-9782312042053.html

90


LES AMIS DE JEAN

GUÉHENNO

(Loi du 1er juillet 1901) Siège social : 17 rue de La Rouërie 35300 Fougères Créée le 13 novembre

Guéhenno s'est donné

2004, l'Association Les amis de Jean « préserver, d'entretenir, faire

but de

comme

connaître l'œuvre de Jean Guéhenno et notamment la lire et la faire lire.

L'association pourra «

organiser ou promouvoir toutes activités rapportant directement ou indirectement à cet objectif » en donnant à

se

»

entendre cette des

grande voix, par des lectures publiques, des conférences, expositions, des rééditions, des promenades littéraires...

Conditions d'adhésion

membre individuel

-

couple : 35 €

-

ou

:

en

20 €

2017 ou

plus,

plus,

membre bienfaiteur ; 35 € ou

-

étudiant

-

ou cas

particuliers

:

plus, 10 €.

La cotisation donne droit à notre cahier et à en

une

déduction fiscale

France.

Cotisation libellée à l'ordre de l'association Jean Guéhenno

»

«

Les Amis de

et adressée à

Guéhenno », 57, me

François Roussiau : « Les Amis de Jean Duguay-Trouin, 35300 Fougères

Bureau •

Président d'honneur

Président

:

Jean-Pierre Rioux

Jean-Kely Paulhan

:

Vice-président : Guy Sat Patrick Bachelier

Secrétaire

:

Trésorier

François Roussiau

:

Quelques dates •

13 novembre 2004

idées

trente-deux lecteurs

lient par une

association, Les Guéhenno, pour entretenir le souvenir de l'homme et des auxquelles il a consacré sa vie. :

Amis de Jean

Cahiers Guéhenno n° 6, 2017

se


5 novembre 2005

Octobre 2007

présentation, au Théâtre Victor-Hugo à Fougères, du spectacle Jean Guéhenno, professeur de Résistance 1945-2005. Monot, La Part •

:

Jean Guéhenno de Patrick Bachelier et d'Alain-Gabriel

commune.

Novembre 2007 11 novembre

inédit de Jean

:

publication des Cahiers Jean Guéhenno 1. 2008 : les Éditions Claire Paulhan publient :

un roman

Guéhenno, La Jeunesse morte.

14 et 15 novembre 2008

l'université de Paris III

(Professeur Jeanyves Guérin) organise un colloque, « Jean Guéhenno, guerres et paix ». Les actes du colloque sont édités par les Presses Universitaires du Septentrion •

en •

:

2009.

10 février 2010

le 100èmo adhérent

:

nous a

rejoints, Alice Lortholary,

arrière-petite fille de Jean Guéhenno. •

Novembre 2010

5 novembre 2011

Novembre 2012

:

parution des Cahiers Jean Guéhenno 2.

présentation, au Théâtre Victor Hugo à Fougères, du spectacle Jean Guéhenno-Louis Guilloux, lecture d'une amitié 1927-1967. •

2013

Rouges •

:

»

:

:

parution des Cahiers Jean Guéhenno 3.

Réédition de

Changer la vie dans la collection

«

Les Cahiers

chez Grasset.

30 novembre 2013

:

Patrick Bachelier, secrétaire de notre association,

présente, lors de l'assemblée générale 2013, Fougères, message à des gens. Jean Guéhenno avait écrit ce message, inédit, en 1970, pour l'inauguration du lycée Jean Guéhenno... qui n'eut jamais lieu.

jeunes

Février 2014 : parution de Diary of the Dark Years, 1940-1944, Oxford University Press, traduction du Journal des années noires de Jean Guéhenno, par David Bail. •

Juin 2014

:

publication des Cahiers Jean Guéhenno 4.

Fin juin

2014 : nouvelle publication du Journal Gallimard dans la collection Folio, présenté et •

des années noires chez annoté par Jean-Kely

Paulhan et Patrick Bachelier. 28

juin-28 septembre 2014 : la Ville de Fougères, avec notre collabora¬ a mis en place une exposition temporaire au Couvent des Urbanistes ayant pour thème : « Jean Guéhenno ? Un homme d'aujourd 'hui ! ». •

tion,

92


Avril 2016 19

:

parution des Cahiers Jean Guéhenno 5.

juillet 2016

mise

:

ligne de notre site Internet : www.guehenno-

en

amis.fr/. •

Automne 2017

Revue de

Paris,

:

présence des Amis de Jean Guéhenno

au

Salon de la

2015 et 2016.

comme en

Publications •

Cahiers Jean Guéhenno

:

10

euros.

Le cahier n°l est

épuisé.

Les Cahiers n°l à 5 peuvent net :

être consultés en ligne sur notre site inter¬ www.guehenno-amis.fr/. Seul le sommaire du Cahier n°6 est sur

notre site.

Autre publication : Jean Guéhenno, guerres et paix, Jeanyves Guérin, Jean-Kely Paulhan, Jean-Pierre Rioux, actes du colloque du •

14 et du 15 novembre 2008 organisé par l'Université de Paris III. Ouvrage édité par les Presses Universitaires du Septentrion. Coût : 22 euros + 3 euros de frais d'envoi.

93




Sommaire

Patrick Bachelier.

Jean-Kely Paulhan. François Roussiau

:

De quelques châteaux

.

GUÉHENNO Jeanne

Étoré-Lortholary : Louise Guéhenno. L'élégance des châteaux

Jean-Pierre Rioux

: «

Jacques Poirier

: « Michel Tournier

Il

Jean-Kely Paulhan

:

de sable pourquoi pas ? » autre île », quand Guéhenno intronisait

Jean Guéhenno.

ya

toujours une

9 21 23

À nous deux, culture ! De Moritz à Guéhenno

25

TEMOIGNAGES •

Michel Malle

«

:

En

vérité, il

ne

m'a plus jamais quitté

31 35

Ce n'est pas un malheur de devoir se battre » Communication

41

Jean-François Fer : Comment je dois à Jean Guchenno entrée à l'Ecole normale

mon

supérieure

49

Comptes rendus •

Yves Cohen. Le Siècle des

Chefs,

une

histoire transnationale du commandement

de l'autorité, par Jacques Thouroude Maurice Genevoix - Paul Dupuy, Correspondance août

et •

51

1914 - avril 1915,

par Patrick Bachelier Cahiers de Brèves. Études R. Rolland, par Jacques Thouroude Un Garçon bien sous tous rapports ? Maurice Garçon, Journal

57 61

par

1939-1945,

Jean-Kely Paulhan

65 75

Patrick Kéchichian, Txi

Défaveur, par Jean-Kely Paulhan Jean-Pierre Rioux, Ils m'ont appris la France. Odile-Jacob, 2017, par Jacques Thouroude •

79

Alain, J. Alexandre. D. Bail (Diary of the Dark Years), C. Boussinot, L. Couturier, R. Dorgelès. P. Drieu La Rochelle, G. Duhamel, L. Durtain, J. Duval. Y.-M. Evanno, 1. Frain, A. Gavalda, B. Groethuysen, A. Guillain (Lettres à Jean Paulhan et à Germaine Paulhan), M. Halbwachs, J. Jolinon, P. J. Jouve, R. Lalou. K. Mann, S. Martin-Chauffier (À bientôt quand même). P. Monet, J. Paulhan, C. Pcguy, E. M. Remarque. J.-P. Rioux, R. Rolland. L. Roubaud, J. Schluraberger, A.

Terray. A. Trapenard, C. Vivier, C. Weis, F. Werkoff...

PVP

Pi

10€

:

ISSN

:

1959-7487

ISBN

;

978-2-9531027-5-î

782953 102741