Cahiers Jean Guéhenno numéro 2

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Cahiers Jean Guéhenno 2

Les Amis de Jean Guéhenno



SOMMAIRE

Jean-Kely Paulhan, Mieux qu’un livre

DOCUMENTS Jean Guéhenno, « À mon père »........................................................11 Jean Guéhenno, « La culture »..........................................................15 Patrick Bachelier, Jean Duval............................................................17 Hommage de Jean Guéhenno à Jean Duval (1957)...........................20 11 lettres de Jean Guéhenno à Jean Duval.........................................23

AUTOUR DE GUÉHENNO Florent Le Bot, 1906, Changer la vie, Jean Guéhenno mémorialiste des ouvriers fougerais de la chaussure...............................................40 Sylvie Golvet, Jean Guéhenno et Louis Guilloux, une amitié difficile..............................................................................................55 Jean-François Helleux, Rêve d’une maison des écrivains.................88 Henry Jacques, poème dédié à son ami Marcel Étévé.......................91 TEL QU’ILS L’ONT VU Allocution de Bernard Clavel à Fougères, novembre 1988...............73 Extrait inédit du journal de Romain Rolland.....................................79 Roger Fournier, La visite...................................................................82 PUBLICATIONS RÉCENTES Philippe Niogret, sur Jean Guéhenno, Collection Silhouette littéraire, La Part commune..............................................................................93 Patrick Bachelier, sur le Cahier Jean-Richard Bloch 2008...............96 Alain-Gabriel Monot, sur Martine Poulain, Livres pillés, lectures surveillées, Gallimard, 2008..............................................................99 François Roussiau, compte rendu du colloque de 2008...................101 Présences de Guéhenno...................................................................117



Ce qui « se fait tous les jours » C’est un cahier d’écoliers, d’écoliers qui ont appris de Guéhenno quelques leçons fondamentales, après lesquelles ils ne seront plus pareils. Rien d’humiliant dans cette transmission du maître aux élèves : leur diversité montre d’ailleurs que chacun se crée « son Guéhenno », et c’est bien ainsi.

En même temps, ce qui unit tous les contributeurs réunis ici, c’est la même attention, la même vigilance à l’égard des valeurs, la même exigence aussi face à l’écrivain ; chargé de nous représenter, il est lui-même en danger : danger de n’être pas à la hauteur de nos attentes – nous rêvons toujours du héros présent sur tous les fronts, maître du passé et de l’avenir, qui nous lave de nos propres étroitesses ou erreurs –, danger d’être « ringardisé » – le monde de Guéhenno n’est plus le nôtre ou peut paraître déjà très lointain.

Les pages qui suivent ne prétendent pas nous apporter des assurances tous risques. Amateurs de certitudes, fuyez : Guéhenno cherchait des lecteurs, des esprits libres, non des disciples. Ceux qui ne se contentent pas des formules du bonheur trouveront dans ce cahier quelques exercices propres à les stimuler et, peut-être, à les rendre heureux, de cette joie que savait communiquer à ses camarades le père de Guéhenno : « Et cela que tu leur as donné vaut mieux qu’un livre », écrit dans une lettre à ce mort disparu trop tôt l’académicien, acharné à montrer que la culture « se fait tous les jours », qu’elle n’est pas un héritage, ni un oreiller, ni l’une de ces poupées de salon autrefois à la mode.

Le présent cahier livre deux témoignages précieux sur Guéhenno, tel que l’ont vu Romain Rolland et Bernard Clavel : homme de rigueur, ennemi de toutes les complaisances, homme d’une foi, ni chrétienne ni nationaliste (qui lui permettait de se sentir frère des hommes de conviction). Les lettres à Jean Duval nous aident à 9


imaginer l’ami attentif et fidèle qu’il pouvait être. Quant à la charmante visite d’inspection, racontée par un ancien élève du lycée de Fougères, elle pose d’intéressantes questions, avec délicatesse et humour, sur l’image ou l’absence d’image des adultes dans un esprit adolescent : ce vieux monsieur (on est vieux de plus en plus jeune) existe-t-il vraiment ? Elle est un peu la réponse à cette vieille interrogation de Guéhenno sur l’impénétrabilité de la jeunesse.

La grande grève de Fougères en 1906, nous ramène à des temps très durs, qu’il n’est pas question pour Guéhenno d’idéaliser sous prétexte qu’il s’agit de sa jeunesse : la nostalgie n’a pas cours ici, il s’agit d’abord de faim et de pain, de haine, et d’honneur et de dignité. Ringard ? Une grande partie de l’humanité se révolte ou aspire à se révolter au nom de ces valeurs. Sans avoir toujours la chance de pouvoir se réfugier un temps dans cette belle bibliothèque de Fougères, dont le sort nous préoccupe justement.

Quant à la difficile amitié entre Louis Guilloux et Jean Guéhenno, tous deux fils de cordonniers, elle nous rappelle que la connivence, la compréhension mutuelle, facilitées par une même origine, des expériences de jeunesse semblables, n’engendrent pas toujours une harmonie rassurante. L’amitié est une aventure, et les divergences des deux hommes, sur l’héritage des Lumières, l’école (et sans doute le rôle de l’État) montrent combien nos itinéraires personnels construisent que ce que nous appelons fièrement « nos idées ». !Jean-Kely Paulhan

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À mon père Titre donné par Philippe Niogret, qui nous a communiqué la photocopie de ce texte (8 pages) ; fragment de journal, BnF Manuscrits, Fonds Guéhenno, carton 20. Nous remercions Marie-Laure Prévost, Conservateur général de la BnF, d’autoriser cette publication.Nous sommes aussi reconnaissants à Jean-Marie Guéhenno de son fidèle soutien.

19 novembre 1915,

Mon père, j’aime que ton nom soit à la première page de ce cahier. Quand j’étais très jeune, je veux dire quand j’étais plus jeune que je ne suis encore, je me promis d’écrire les livres qu’un destin trop humble t’avait empêché d’écrire mais non pas de penser. Sans doute, jamais tu n’as construit même en imagination un roman, jamais de parti pris délibéré, tu ne rassemblas les idées d’une pièce tragique. Tu n’avais point de temps pour ces jeux. Les circonstances de ta vie banale te suffisaient. Tu travaillais parmi les hommes et pour les hommes, et je sais dans une petite ville des ouvriers qui te doivent quelques francs de plus chaque semaine. Ils étaient seuls, épars et misérables. Ils te doivent de savoir la joie d’être plusieurs, nombreux, innombrables. Joie qui est une force et force qui est une joie. Et cela que tu leur as donné vaut mieux qu’un livre. Une telle œuvre vaut mieux qu’un chef-d’œuvre. Tes amis dans un groupement que tu aimais t’avaient surnommé Pontivy la Justice. Et j’aime ce titre un peu ridicule, seuls des sots pourraient en rire. Il explique ton idéalisme, dit ses origines profondes. Tu croyais à la Justice comme les Bretons, mes frères, croient à Dieu. Tu appelais l’Avenir de toute ton âme. L’Avenir ne pouvait mentir. – Ma grand-mère non plus ne doutait pas de la réalité du Paradis. L’on n’apprend qu’on ne peut être dupe qu’aux (…) de la beauté de l’âme. La méfiance prépare au mensonge. L’Avenir ne pouvait mentir. L’Avenir serait grand et juste. À ceux qui ne savaient qu’attendre, tu disais d’espérer. Et ta foi était 11


contagieuse. Nos amis, le soir, après les châtaignes s’en allaient contents, délivrés. Ils emportaient un tison sous leurs vieux habits, ta foi. Ta foi qui ne devait pas tromper puisque rien de ce qui venait de toi ne trompait.

Ce sont ces jeunes forces actives, vois-tu, cette bonté et cette foi qui font les grands livres. Ainsi tu as pensé les livres que je voudrais écrire. Maman ne s’y trompe pas : Quand elle est en colère, elle me dit : « Tu peux bien lire tes livres, va, ton père Jean-Marie Guéhenno était bien plus fin et plus (Archives municipales de Fougères) intelligent que toi ». Tu avais cette extrême sensibilité du cœur, cette finesse de l’intelligence qui découvrent les âmes étrangères, et tu trouvais toujours les paroles qui consolaient. Puissé-je avoir cette force, et que ta main guide la mienne. Dans les grandes familles de nobles et de bourgeois, on aime, en montrant les portraits des ancêtres, dire : celui-là fut le prêtre, celui-là le soldat. Je n’ai point d’autre ambition que celle-ci. Que dans les grandes familles des pauvres, en notre petite ville, plus tard, ils disent, ceux que nous avons aimés, en parlant de nous : Celui-là fut le penseur, celui-là l’ouvrier. Puissé-je être, mon père, le tâcheron de tes pensées.

Mais cela sera difficile. Maman, quand elle est seulement chagrin de voir son garçon si grand, dit : « Comme tu as changé, mon petit. Autrefois… » Et elle n’achève pas, mais je sens qu’il y a bien des regrets dans cet autrefois, et je serais content s’il n’y avait pas du 12


moins dans cette plainte le regret d’une jeunesse tendre et câline qu’elle protégeait et devenue brutale et volontaire, si volontaire. C’est vrai que j’ai changé, mon cher papa, et moi aussi je regrette le sincère et enthousiaste garçon que j’étais voilà 8 ans tout à ton image. Quand je partais d’un pas alerte vers le (...), à la conquête.

Le monde était en mes pensées. J’étais très orgueilleux mais j’avais tant de bonne volonté. La sainte bonne volonté qui rapproche les hommes. J’imaginais qu’en mon orgueil et en ma certitude, la force de tous les « nôtres » avait pris conscience. Oui, mon orgueil n’était que cela ; la conscience qu’ont les pauvres de leur force. Mon rêve était l’échelle de Jacob. Il allait de la terre au ciel. Et dans l’Avenir infini, des générations après des générations en vivraient. Joie miraculeuse de ces heures de jeunesse où l’on se sent l’homme d’un Dieu. Les mains tendues au Ciel, ces mains capables d’ouvrage, fébriles de la grande œuvre à faire, les jeunes gens appellent l’Avenir, le cœur tressaillant d’allégresse et plein de confiance.

Mais le temps passe. Et cette jeune confiance que tu m’avais communiquée, toi le vieil homme, tu l’as emportée presque toute avec toi, par-delà la mort, au règne des toujours jeunes et éternelles Idées. J’ai vieilli, j’ai changé. Je suis devenu un homme des livres chargé d’ans, de toute l’éternité inquiète, de tout le vieux passé tourmenté inscrit aux monuments de pierre, aux papyrus, aux parchemins depuis des millions d’ans « qu’il y a des hommes et qui pensent ». Quand tu m’as quitté, j’étais un jeune enfant dans un jeune univers. Je n’ai pas perdu toute ma confiance ; c’est que je ne voulais pas t’oublier.

Mais elle était autrefois l’élan spontané d’une intelligence aventureuse. Je sens que trop souvent, elle n’est maintenant qu’un effet de ma volonté ; elle est parce qu’on veut qu’elle soit, mon souvenir. Ce que j’étais autrefois par sincérité et tendresse je le suis maintenant par ténacité et violence. Et ma pauvre maman se plaint. Elle ne connaît pas ces mystères, l’évolution des consciences. Elle ne sait pas, ma pauvre maman, que bien souvent ce n’est que pour rester 13


son fils, votre vrai fils à tous les deux, un fils de gueux, que j’apparais violent et brutal. Je veux l’être de toute mon âme. Et quelquefois, quand je me présente à elle, la face dure, le front tenace, elle me dit : « tu as bien changé, mon fils », elle ne sait pas, ma pauvre maman, qu’il n’est point d’autre cause à mes paroles brèves, que les batailles que je viens de livrer à tous les nouveaux sophismes qui se sont révélés à moi, à toutes les vieilles races que j’ignorais, races de riches, races d’aristocrates, et qui veulent avoir sur moi l’empire, de tous les combats que je livre pour rester sien, pour rester vôtre uniquement.

C’est vrai pourtant que j’ai changé, effroyablement changé ? À l’artiste qui a appris à chanter, il faut un art divin pour qu’il sache encore crier. Des cris sont encore des chants, des chansons. Saurai-je jamais crier les cris des jeunes races. J’ai peur, horriblement peur. Si mon cri n’allait plus être le cri de l’homme, mais un cri d’auteur, un cri d’artiste, un cri de cabotin. Retrouverai-je l’âme de ma jeunesse violente ? Par delà les chansons apprises, retrouverai-je mon âme profonde, les joies et la ferveur qui créent les Marseillaises ? Serai-je désormais capable d’une autre chanson que « la chanson des gueux » ? En mon âme chante-t-il encore le chant des gueux, le chant de l’espérance à travers les désastres, le chant fervent de douceur et de violence, brisé des sanglots de la vieille misère du monde, rythmé de l’allégresse des jeunes (…).

!Jean Guéhenno

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La culture se fait tous les jours

Texte paru dans le livret du Ministère de la culture, de la communication, des grands travaux et du bicentenaire. Célébrations nationales 1990. Direction des Archives de France. Texte paru également dans La Promotion violette, revue de l’association des membres de l’ordre des Palmes académiques, n°2, 2ème trimestre 1963 et dans L’Éducation nationale, « Le lycée Louis-le-Grand a quatre cents ans », n° 19, 23 mai 1963.

La culture n’est que la fleur de la vie dans tous les hommes qui vivent autour de nous. Elle n’est pas ce résumé abstrait et sec que des intellectuels peuvent en faire et qu’ils récitent vaniteusement. Elle est dans tout homme qui sait jouir et souffrir. Elle n’est pas le savoir. Elle se fait tous les jours dans les cœurs délicats, dans les esprits subtils. Elle est. Elle vit. Elle est l’insatisfaction de l’homme et son inquiétude, non pas un repos. Elle est dans des savants qui cherchent et découvrent, et aussi bien dans des artistes merveilleusement

Le bureau de Jean Guéhenno, rue Pierre Nicole à Paris (Archives municipales de Fougères)

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ignorants de toutes les ratiocinations, mais savent voir, regarder, écouter, entendre l’admirable aujourd’hui. Elle est une mémoire, une tradition, tout ce qui inscrit sa vie dans le vieux cœur de l’humanité, ce que nous avons gagné de sagesse dans les épreuves, et à force de travail et de réflexion. Mais elle est aussi un élan, une audace, une présence au monde comme il est, la volonté résolue de nous les soumettre, le refus de nous y soumettre. Elle est le mouvement de ce vieux passé vers ce grand avenir, une toute jeune, toute neuve espérance greffée sur une angoisse sans âge. Elle est le sentiment profond qu’il nous reste toujours à faire ce qu’ont espéré derrière nous les innombrables morts. Elle est cela que nous trouvons en nousmêmes, un désir qui demeurera toujours inassouvi, mais dont la seule présence ne peut cesser d’augmenter en nous la lucidité, le courage et l’honneur. !Jean Guéhenno, mai 1963

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Jean Duval Mme Marie-Christine Duval, adhérente de notre association, nous a envoyé douze lettres conservées par sa famille. Ces lettres, de Jean Guéhenno à Jean Duval, un de ses amis intimes, vont de 1926 à 1956. Nous avons choisi d’en publier onze, la douzième ne représentant qu’un intérêt mineur.

Patrick Bachelier

Jean Duval naît à Nice en 1896. Fils d’un inspecteur d’Académie, petit-fils d’un enseignant, il suit ce parcours initiatique : en 1914, il est élève en Hypokhâgne à Louis-leGrand. Cette même année, commence pour lui et toute une génération une terrible épreuve, la Grande Guerre. Il est artilleur, combat à Verdun, et comme tant Jean Duval d’autres, est gazé en 1918. À la fin de l’été 1919, il se retrouve à Nancy en compagnie de jeunes officiers groupés au Centre de Préparation au Concours de l’École normale. Agrégé des Lettres, Normalien, Duval sera professeur.

Il commence sa carrière en Algérie au lycée de Bab-el-Oued. Il retourne en France où la qualité de son enseignement le fait désigner à une Chaire de Première Supérieure à Lille ; il se lie d’amitié avec Jean et Jeanne Guéhenno. Il enseigne à Henri IV, puis au lycée Fénelon et termine sa carrière comme inspecteur général, rosette de la Légion d’honneur, médaille de la Résistance. Sous l’Occupation, par l’intermédiaire d’une amie, Agnès 17


Imbert, Jean et Colette Duval s’engagent très rapidement dans un des premiers noyaux de la Résistance. Les réunions clandestines se tiennent d’abord chez les frères Émile-Paul, les éditeurs du Grand Meaulnes, d’Alain Fournier. Ce petit groupe emprunte le nom de Cercle Alain Fournier pour dissimuler son action. Le premier tract est ronéotypé le 25 septembre 1940 sous le titre, « Vichy fait la guerre ». La fameuse ronéo n’est autre que celle du Musée de l’Homme, qui transite chez Jean Paulhan, et qui finit au fond de la Seine, grâce à Jean Blanzat. Au mois de mars 1941, les réunions se tiennent au domicile des Duval : 30, rue Monsieur-le-Prince, à Paris.

Mais le réseau est rapidement démantelé. Le 15 avril 1941, leur amie Agnès Imbert est arrêtée ; ils ne doivent leur salut qu’au silence courageux de cette dernière qui est condamnée au bagne nazi jusqu’à la Libération, mais également aux amis, notamment José Corti, qui n’hésite pas à cacher une nuit, à son domicile, Duval et son fils, André.

Quelques années auparavant, Duval participe à la revue Europe de son ami Guéhenno, tenant la chronique de la poésie ; il écrit onze chroniques ou comptes rendus de novembre 1930 à novembre 1934. Au mois de décembre 1930, il fait le compte rendu de La Voie royale, d’André Malraux, dont, dans ses Cahiers, il nous livre un portrait saisissant.

Duval, contrairement à son épouse, n’ose rien publier de son vivant, il laisse vingt cahiers inédits ; seul un condensé en sera publié par son ami Jean Cassou chez Corti en 1968.

Colette Duval publie plusieurs romans pour la jeunesse, notamment La Maison des petits bonheurs ; l’expérience de la Résistance sera à l’origine de La Maison des Quatre Vents, publié dès 1945.

Duval, cet homme à l’allure d’artiste, « à la vie discrète comme un chuchotement, profonde comme une pensée », au regard clair et 18


retenu, ce pèlerin des Lettres, laissera, comme Guéhenno, un souvenir impérissable à ses anciens élèves. Il défend la beauté de l’art et l’âme des textes de la littérature française. Il aimait Victor Hugo d’une sorte de passion, écrivant même un livre sur lui. Pierre Citron, son ancien élève, auteur de la biographie de Jean Giono, raconte : « Avec notre guide, nous empoignions, nous saisissions les circonstances, la genèse, le ton, la progression d’un texte ; ses trucs parfois, et sa part d’ombre et de lumière, de volontaire et d’inconscient, de donné et de construit ; les illuminations, les angoisses de Rousseau, de Baudelaire, nous étaient rendues présentes ; c’étaient aussi, devant nous, avec pudeur, avec simplicité, mais avec évidence, celles-mêmes de Jean Duval, qui les assumait et les recréait.1 »

Il décède au mois d’octobre 1957, après un stupide accident sur les Champs-Élysées au mois de décembre 1953, qui le diminue au point d’entraîner une mort précoce. Quelques mois avant la publication des Cahiers de Duval, Guéhenno, avec ferveur et enthousiasme, prévient Claude Mauriac ; ce dernier, intrigué, achète le livre : «… j’ouvre ces cahiers et c’est presque aussitôt cet enchantement si rare : la découverte d’un écrivain, celle plus émouvante encore d’un homme.2 »

Guéhenno signale cette publication dans le Figaro du 15 octobre 1968, insistant sur la qualité des textes, souhaitant de ces Cahiers « qu’on [parle] d’eux, un jour, un peu comme on parle des “Carnets de Joubert” ».

Pierre Citron, Hommage à Jean Duval, hommage collectif, José Corti, 1958, p. 98. 2 Claude Mauriac, La Terrasse de Malagar, Le Temps immobile, t. IV, Grasset, 1977, p. 322. 1

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Jean Guéhenno, octobre 1957

Hommage prononcé sur la tombe de Jean Duval Cher vieux frère, Tu vois, je suis là. Je vais essayer de parler parce que Colette m’a assuré que je devais te dire un mot pour nous tous, pour tous ceux qui t’aiment. Et puis, si j’étais en cet instant là où tu es, tu serais là où je suis et c’est toi qui parlerais ou essaierais de parler.

Tu vois, j’ai un papier dans les mains, c’est ridicule. Tu pensais qu’on devait vivre sans papier, sans rôlet, dans l’abondance du cœur, mais pardonne-moi. Je me suis méfié de moi et j’ai mieux aimé t’écrire et te lire une dernière petite lettre.

Cher vieux frère, j’oserai t’écrire ce que je n’ai jamais osé te dire, parce que cela se pense mais ne se dit pas ou se dit d’autant moins qu’on s’aime davantage. Tu étais pour moi ce qui se fait de mieux dans notre religion à nous, dans notre religion tout humaine. On apprenait à vivre rien qu’en te regardant. De tous ceux qui sont ici, il n’en est pas un qui ne sache intimement que tu as augmenté sa vie et que ce fut l’une de ses plus vraies chances de te rencontrer un jour. Pour moi, j’ai eu bien souvent un peu honte devant toi, honte d’une grossièreté qui me faisait vivre, agir, penser, parler, écrire vite. Tu vivais, toi, tu traitais la vie avec une délicatesse exemplaire.

Tu étais tout un homme. Le fond de toi c’était, je crois bien, une sorte de génie de la tendresse. C’est là-dessus que tu as tout construit, véritablement hanté, mené, puis, hélas, ravagé par le besoin de la perfection. Nul ne fut jamais plus exigeant pour soimême et régla davantage sa vie selon cette effrayante exigence, et, 20


par comble, s’il arrivait que tu sois dans cette vie violente et grossière de notre demi-siècle, un peu bousculé par les gens pressés, c’était toi qui demandais pardon. À tout homme, quel qu’il fût, tu craignais toujours de ne pas témoigner assez de respect. Je t’ai vu vivre pendant plus de trente ans. Toi, si fragile et le moins bien armé pour les souffrir, tu as voulu toujours être présent à toutes les misères des hommes et rien jamais ne put briser l’espérance que tu mettais en eux. Car tu ne croyais qu’à l’homme, qu’aux hommes, mais ta foi n’en était pas moins vaste, parce que, comme les poètes (tu étais un poète et ils n’ont jamais eu de meilleur ami que toi), oui, comme les poètes, tu savais qu’il n’est jamais de limite à ce que veut une âme, une pensée d’homme délicat et volontaire, et qu’elle peut opérer une révolution éternelle. Tu croyais à l’homme comme au plus beau mystère qui soit.

Cher Duval, plus d’une fois ces quatre derniers jours pour te retrouver, pour entendre ta voix, je suis retourné à ton Hugo et à ce merveilleux poème que tu aimais entre tous, comme Valéry l’aimait, et que tu m’avais appris à aimer, à ce tombeau de Théophile Gautier. Tu me le lisais de ta belle voix grave ; tu le portais en toi comme une sorte de texte sacré. Tu y voyais comme l’une des liturgies de notre religion d’hommes. Tu te rappelles : Ami, poète, esprit, tu fuis notre nuit noire…

Je te salue au seuil sévère du tombeau.

Lorsqu’un vivant nous quitte, ému, je le contemple, Car entrer dans la mort c’est entrer dans un temple, Et quand un homme meurt je vois distinctement Dans son ascension mon propre avènement. Ami, je sens du sort la sombre plénitude. 21


Cher Jean Duval, cher vieux frère, je ne te dis pas : Adieu, non ; je te remercie seulement de t’avoir rencontré et de continuer, comme tu vas le faire, à vivre en nous.

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Lettre n° 1. [Septembre 1926] Montolieu1, Jeudi Mon cher ami,

Non, je n’ai pas reçu ta lettre de juillet. (Elle s’est égarée entre Lille et Montolieu, ou bien je la retrouverai dans la boîte aux lettres, comme il arriva d’un télégramme aux dernières vacances). Mais j’ai celle de septembre. Merci. Je suis moi-même impardonnable de ne t’avoir pas encore donné de nos nouvelles. Pardonne-moi, quand même.

Ta lettre nous apporte une bonne nouvelle : celle de ton retour à Lille2. Vrai, j’avais un peu peur. Tu as eu bien raison de ne pas aller te perdre plus loin dans les Flandres : nous sommes assez flamands comme cela. Il y a deux ans, on me proposa aussi d’aller à je ne sais plus quel Athénée3, et tous renseignements pris j’ai refusé comme toi. Il n’y a rien à regretter, je crois. Je suis ici, il est vrai, bien mal placé pour raisonner de ces choses. Jusqu’à la fin de septembre, tous les pays au dessus de la Loire me paraissent insupportables. Après le 1er octobre, je fais de nécessité vertu et raisonne tout autrement.

De nos nouvelles ? Zézette4 grandit, sa maman la regarde grandir. Je chasse des lapins de capitaliste en lisière des propriétés gardées. Il m’arrive d’en tuer : c’est un événement. J’ai même tué un lièvre et deux perdreaux. Et j’écris le Michelet5. J’ai beaucoup travaillé mais je ne suis pas trop content. Je manque décidément trop de cette candeur et de ce cynisme qu’il faut avoir, selon Nietzsche, pour parler des grandes choses. J’en suis à la troisième et dernière partie. J’aurai fini pour la rentrée : la continuité de l’essai sera assurée. Mais il s’en faut que la forme en soit arrêtée. C’est pauvrement écrit, terne, et trop abstrait. J’aurais voulu donner le sentiment que le problème de Michelet, celui de l’accession des plus humbles à la Cité, est le nôtre, écrire un livre tragique à sa manière. Je n’ai rien fait de tel encore et je prévois que je devrai travailler 23


pendant plusieurs mois. La conclusion me demandera du temps. Et puis, je me sens un peu las, et je crains de rentrer à Lille mal en train. J’ai remué en ces deux mois beaucoup d’idées, mais ce n’a été trop souvent que pour vérifier mon ignorance. J’allais pourtant. Je suivais un homme qui va d’un train incroyable. Cela a fait bien des courses au bout desquelles je me cassai le nez. Pour le moment j’étudie ces manuels de « renaissances » que sont les œuvres de la dernière période, et n’en sors pas. Ce sont d’extraordinaires suites d’images, à propos desquelles tous mes raisonnements me paraissent prêts. Voilà ! Il y avait la matière d’un beau livre, j’en suis sûr, d’un livre émouvant mais il me faudra me tenir pour content si j’arrive à faire quelque chose d’honnête.

Pardonne-moi, mon cher vieux, de te parler de tout cela si longuement. Et toi-même qu’as-tu fait, pendant ces vacances. As-tu pu travailler ? Tu ne m’en dis pas un mot dans ta lettre. Je voudrais te savoir en train et content. Je n’aurai que du chagrin à rentrer à Lille dans trois semaines, si je ne devais t’y retrouver. Tu es un brave bougre de ne pas nous quitter encore. Écris-nous, si tu en as le loisir ; en tout cas, à bientôt. La jeune Zézette embrasse le tonton. Ma femme t’envoie son meilleur souvenir, et je suis à toi bien amicalement. Guéhenno

Petite commune de l’Aude où naît le 21 octobre 1890 Jeanne Maurel, la première épouse de Jean Guéhenno. Le couple, après leur mariage en 1916, décide d’acheter une maison dans ce village. 2 Jean Guéhenno avait été nommé à la rentrée de 1919 au lycée de Douai puis, en 1922 au lycée de Lille. C’est au lycée de Lille que les deux professeurs se lièrent d’amitié. 3 En Belgique, établissement secondaire d’enseignement public. 4 Naissance de Louise (dite Louisette) Guéhenno à Lille, le 23 février 1922. 5 Il s’agit de son essai sur Michelet, L’Évangile éternel, publié chez Grasset en 1927. 1

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Lettre n° 2. 30 juillet 1927 Mon cher ami,

Tu as été si bon de venir. Merci encore. Le médecin nous a donné les derniers renseignements hier, et ils étaient très bons. C’est tout à fait fini maintenant. Jeanne1 se remet rapidement. Nous pourrons penser à partir dans une dizaine de jours.

Et pour toi, mon cher vieux, qu’as-tu décidé ? Plus j’y songe et plus je crois peu sage d’attacher quelque importance à la sottise d’une décision administrative, toute formelle et toute mécanique. Il ne faut penser qu’à ton intérêt et ton intérêt semble être de rester à Lille et d’y attendre patiemment qu’on te nomme à Paris. Cela ne tardera guère.

Toujours pas de nouvelles du ministère pour Jeanne2. As-tu pu avoir quelque renseignement ? Tous les bureaucrates paraissent être en congé. Mes lettres courent après eux et nous ne saurons rien sans doute avant la fin d’août.

Remercie bien Madame Duval de sa bonne lettre. Vous êtes tous deux de vrais amis. Songeons à nous retrouver souvent. Embrassez le petit enfant pour nous. Nous sommes à vous très affectueusement.

Guéhenno

[Au dos de cette lettre] Ma chère petite Colette, vous êtes bien trop gentille pour que je vous appelle Madame, j’ajoute un petit mot pour vous rassurer. La situation est très bonne, le physique s’arrange avec une rapidité surprenante et le moral tient mieux que je n’aurais cru. Nous avons 25


l’impression d’achever de liquider une affreuse corvée et pour moi il y a de plus la joie un peu féroce qu’il y a dans toute convalescence, la joie de constater que cette fois encore on est le plus fort. Quant aux sacrifices faits, c’est déjà le passé, c’est étonnant même comme ça peut devenir vite le passé…

Bonnes vacances à vous tous, je pense que les nôtres ne tarderont plus beaucoup. Je vous embrasse tous, vous savez que la seule joie que nous ayons pu avoir pendant ces mauvais jours, c’est vous qui nous l’avez donnée. Jeanne Guéhenno

Jeanne Guéhenno avait dû subir une grave intervention chirurgicale. En juillet 1927, après maintes demandes, Jean Guéhenno est nommé à Paris au lycée Louis-le-Grand. Il sollicite l’appui du Recteur de l’Académie de Lille et du Directeur de l’Enseignement secondaire, afin que sa femme, toujours à Lille, soit nommée dans un lycée parisien. Elle sera nommée à la rentrée de 1927 au lycée Condorcet puis en 1928 au lycée Victor Hugo. 1 2

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Lettre n° 3. Montolieu, Aude. 14 août 1928 Mon cher vieux, J’apprends à l’instant que tu es nommé au lycée Buffon. Voilà une bonne nouvelle. Je ne savais pas même que tu étais au tableau de Paris. Comment ne me l’avoir pas dit ?… Je veux tout de suite te dire notre joie. Nous allons vous retrouver, vivre un peu plus près les uns des autres, reparler de ces grands projets de travail que nous formions il y a un an. Que devenez-vous ? Ne donneras-tu pas bientôt de tes nouvelles ? J’espère que tu te reposes bien au milieu de ces magnifiques montagnes. Écrivez ! Écris ! Ici, rien de nouveau. Il fait un terrible soleil. On crève de chaleur. Mais on est content tout de même. Je travaille à ce Lénine1. C’est un magnifique mais difficile sujet. J’ai corrigé les épreuves de « Caliban2 », et je suis bien inquiet. Le livre ne me paraît pas très bien conçu. J’ai eu tort de me mettre à la suite de Renan3 et de sa fiction. Le livre paraît artificiel. Mais il n’est plus temps de penser à tout cela. Tant pis ! Je recommencerai.

On attend des nouvelles. Je veux savoir, mon ami, que tu as enfin un peu de joie. Jeanne, Zézette et moi vous envoyons à tous trois toutes nos amitiés. Guéhenno

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[Joint à la lettre] Nous sommes bien contents pour vous mes chers amis et je pense que cette bonne nouvelle vous aidera à passer d’heureuses vacances. Vous allez avoir quelques ennuis de déménagement, mais une fois la crise passée, quelle sérénité d’en avoir fini avec Lille et d’être rendu au port. C’est la fin des ennuis de carrière et c’est le commencement de l’indépendance. Vous vous rendrez bien compte de cela au bout de trois mois de Paris. Pour moi c’est la chose qui m’a le plus frappée, c’est pourquoi je vous en parle. La vie n’a pas du tout le même aspect. Et puis vous êtes très jeune, et c’est tout à fait épatant d’être à Paris à votre âge. Je me hâte car le courrier va partir et je voudrais vous dire des tas de choses, mais je voudrais aussi que notre mot de félicitations arrive un des premiers. Alors je me résume et je vous dis à bientôt, cet hiver… Sans compter que Louisette sera bien heureuse de retrouver de temps en temps le petit André. Je vous embrasse tous trois et bonne fin de vacances, et tous nos souhaits pour un appartement (il y en avait dans notre rue en juillet, mais bien petits et chers. 2 pièces cuisine bains, dans les 5 000.) Encore une fois toutes nos félicitations et toutes nos amitiés.

Jeanne Guéhenno

J’ai moi-même permuté pour le lycée Victor Hugo. Jean Guéhenno avait décidé d’écrire une biographie de Lénine au point d’apprendre le russe. Il abandonna son projet. Lors de l’émission télévisée Aujourd’hui Madame, du mois de décembre 1977, il dit aux interlocuteurs présents qu’il avait toujours chez lui six cents pages écrites sur Lénine, mais qu’il préférait l’esprit de Socrate à celui de Lénine. 1

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Il s’agit de Caliban parle, publié chez Grasset 1928. Cet essai fut comme un coup de tonnerre dans le milieu intellectuel des années 1920. Guéhenno dénonçait les inégalités sociales et la difficulté qu’éprouvaient les jeunes étudiants issus des classes populaires pour accéder aux études supérieures. 3 Guéhenno avait repris le mythe de Caliban, personnage littéraire de Shakespeare, évoqué deux siècles et demi plus tard par Renan. Caliban se métamorphose, de monstre shakespearien en homme qui découvre le langage grâce à Prospero, prince et philosophe, représentant le savoir dans la tradition aristocratique. 2

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Lettre n° 4. 31 mai 1929 Mon cher vieux, Ta lettre me navre et me fait une fois de plus regretter de m’être chargé de tous ces affreux métiers1. Que vas-tu imaginer ? Ta note sur le livre de Giono était excellente. J’aurais dû t’écrire. Mais j’étais plus ennuyé que je ne puis dire de ce qui arrivait, de ces engagements pris par Robertfrance2 à l’égard de Daniel-Rops3 qui était un ancien collaborateur de la revue et qui me contraignaient à te rendre ce compte rendu que je t’avais demandé avec tant d’insistance. J’étais embarrassé et chagrin. Tu es venu un dimanche matin et tu ne m’as pas trouvé là. Je l’ai bien vivement regretté. Je t’aurais expliqué ce qui arrivait. Enfin j’avais supplié Roberfrance de t’écrire lui-même et de nous excuser. Il m’avait promis de le faire. J’ai appris la semaine passée qu’il ne l’avait pas fait. Et il n’était plus temps. Était-ce un oubli de sa part. Plutôt accablement. Il est trop vrai que nous sommes tous, dans cette maison, accablés par mille besognes.

Je voudrais être sûr que tu me pardonnes tout cela. Pas d’autre moyen de me le prouver que de m’envoyer bientôt une autre note sur un livre que tu auras aimé. Nous aurons alors plus de chance.

Pardon, mon cher vieux, de t’avoir fait de la peine et crois, je t’en prie, à mon amitié. Guéhenno

Je ne suis pas là dimanche. Mais si tu étais libre ce dimanche en huit (le 9 juin), le matin, je serais content de te voir.

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Jean Guéhenno a été rédacteur en chef de la revue Europe de 1929 à 1936. Jacques Robertfrance (1889-1932), secrétaire de rédaction dès le début de la revue Europe, dont il avait été un des maillons essentiels jusqu’à son décès prématuré. Robertfrance avait pris l’engagement de publier le compte rendu de Daniel-Rops, alors que Guéhenno avait sollicité avec insistance son ami Duval pour cette même tâche. Il s’agissait de Colline, premier roman de Giono publié chez Grasset ; ce compte rendu de Rops fut publié dans le n°78 du mois de juin 1929. 3 Daniel-Rops (Henri Petiot, dit), écrivain catholique et historien de l’Église (1901-1965). Guéhenno écrivit dans Europe (août 1932) une note de lecture très polémique après la parution de son livre Le monde sans âme (Plon). Guéhenno dénonçait les « contorsions ridicules » de l’auteur condamnant à la fois le désordre du capitalisme et l’oppression communiste, tout en souhaitant une révolution spirituelle inspirée du christianisme. Guéhenno reproche à Daniel-Rops sa complaisance envers des « équipes d’intellectuels » qui défendent la pensée bourgeoise, tout en espérant la création « d’un mouvement socialiste français » prêt à épouser la pensée politique du national-socialisme allemand. 1 2

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Lettre n° 5. Montolieu. Aude. Le 15 septembre 1932 Cher Duval,

Je viens de lire ta note sur Dabit1. Elle est admirable. Ah ! Comme je regrette de ne pouvoir te décider à travailler plus souvent avec nous à Europe, ou que la dure vie te l’interdise. Es-tu content de ton travail de cet été ? Tu m’avais promis de me faire lire ta conférence de Londres. Ne penses-tu pas que nous pourrions la publier dans Europe. Dabit devrait être bien fier qu’un de ses livres ait été l’occasion d’un pareil commentaire. Dans quelques semaines nous nous retrouverons à Paris. Cette idée-là nous rendra moins pénible le départ. J’ai un peu travaillé. Assez mal. Le soleil fait du bien à Jeanne. Nous vous envoyons à tous trois toutes nos amitiés. Guéhenno

Eugène Dabit (1898-1936), peintre, écrivain, issu d’un milieu populaire (père cocher-livreur, mère corsetière), ancien apprenti du Métro de Paris, mourut dans des circonstances troublantes à Sébastopol, en août 1936, pendant son voyage en U.R.S.S. avec André Gide. Son roman le plus célèbre reste L’Hôtel du Nord (adapté au cinéma par Marcel Carné), chronique d’une pension ouvrière achetée par ses parents. 1

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Lettre n° 6. 2 octobre 1933 Cher vieux1,

Un mot trop rapide pour te dire ma joie. Je viens de lire ta chronique. On m’en a donné tantôt les épreuves. Ah ! Tu peux être content. C’est une chose belle et émouvante, et dont bien des gens te sauront gré. Mon regret, c’est après t’avoir tant tarabusté, d’être obligé de remettre à novembre la publication. Tu sais que j’ai fait ce que j’ai pu, mais il n’y avait décidément rien à faire. Benoist2 voyait avec désespoir « son » n° une fois de plus en morceaux. Et il était trop tard. Merci, cher vieux. Ces chroniques, tu verras, feront leur travail. Amitiés pour vous tous. Guéhenno

Jean Guéhenno avait l’habitude d’appeler ses amis les plus intimes « cher vieux » ou « mon vieux » avec sa manie très attachante de les vieillir dans son « temple » de l’amitié. 2 Employé chez l’éditeur Rieder qui publiait Europe. 1

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Lettre n° 7. 5 août 19431 Mon cher vieux,

Ta lettre me fait tant de plaisir. Je vous avais écrit, il y a quelques jours, à Paris. Ma lettre, j’espère, finira par vous rejoindre. J’ai bien souvent souhaité, ces jours-ci, être avec vous, avec tous mes amis, pour être joyeux comme il faut. On est peut-être mieux à Paris par ces temps. Ici les oiseaux continuent de chanter pour l’Éternel : c’est un peu agaçant2. La pauvre Louisette a décidément échoué à son concours3, et nous sommes un peu ennuyés. Elle ne sait que faire ? Recommencer ? Reprendre ses études littéraires ? Je n’ose lui donner aucun conseil. Je doute qu’elle ait une tête scientifique, et elle est bien timide pour affronter tous les trois mois des tests de la Faculté de médecine. Mais d’autre part je crains que reprendre ses études littéraires ne lui paraisse un désastre. Nous laissons, elle et moi, faire le temps. Nous nous déciderons en octobre. Je vous souhaite à tous d’être un peu heureux à « la Bouteille », dont le nom est de si bon augure. Je souhaite à Jean Duval de se bien porter, de jouir, comme il sait, de la forêt. Je te renvoie ton rapport, cher vieux. Sais-tu qu’il est proprement admirable. Quelle autorité simple ! quelle justesse ! et quelle bonté ! Te lire me donne presque toujours des remords. Comme tu sais mieux vivre et mieux aimer que moi. Cela se sent dans quelque parole que tu dis. Que dire de notre vie ici ? Elle est très difficile4. Nous avons un moment pensé à remonter à Paris. La situation semble s’arranger un peu, et nous tiendrons jusqu’en septembre, j’espère. Et puis il y a le ciel, les cyprès, la petite fontaine, les souvenirs5. Louisette lit et travaille de son côté, moi du mien. J’écris des récits sur le thème « Changer la vie ». Je ne sais ce que cela vaudra. Je rêve d’une abondance et d’une simplicité dont je suis tout à fait incapable. Quel 34


dommage d’avoir appris le latin6 ! Je souhaite que vous ayez bientôt de meilleures nouvelles de votre ami L.7. À Carcassonne j’ai vu le petit Benda8. Quel étrange homme ! Il polit de petits épigrammes contre ses ennemis, de Bergson à Valéry, imperturbablement. Un Spinoza tombé dans la « chose littéraire ». Donnez de vos nouvelles. Que devient Lilou9 ? Émilie10 vous envoie son souvenir. Louisette et moi vous embrassons affectueusement. G.

Le directeur de l’E.N.S. [École normale supérieure] s’appelle, je crois, Masbon, mais je ne sais pas bien l’orthographe de son nom.

Depuis le 20 juillet Guéhenno est en vacances à Montolieu, Jean Guéhenno, Journal des années noires, Gallimard, 1947. 2 Le 26 juillet 1943 dans son Journal des années noires, Guéhenno écrit dans des termes pratiquement identiques : « Je voudrais être à Paris, avec mes amis, pour mieux partager ma joie. […] J’entends tous les oiseaux chanter dans les buissons du bois, de l’autre côté du torrent. Mais ils chantent pour l’Éternel. » 3 Jean Guéhenno, dans une lettre du 30 juillet 1943 à son ami Paulhan évoque ce même souci, qui le désole, Jean Paulhan – Jean Guéhenno, Correspondance 1926-1968, édition établie par Jean-Kely Paulhan, lettre du 30 juillet 1943, Gallimard, Les Cahiers de la NRF, 2002. 4 Une forte sécheresse avait frappé le midi au cours de l’été 1943, Guéhenno l’évoque dans son Journal des années noires, et il lui était très difficile de trouver de la nourriture sur place. 5 Guéhenno fait allusion au bonheur qu’il a connu à Montolieu en compagnie de sa femme et de leur fille. Jeanne Guéhenno décédera le 23 avril 1933 lors d’un séjour à Montolieu. Pendant de longues années, le souvenir de son épouse sera très présent dans son œuvre ainsi que dans sa correspondance. 6 Jean Guéhenno dénonça le 7 juin 1945 dans les colonnes du Figaro la place 1

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trop importante accordée au latin dans l’enseignement. Il récidiva, au point d’écrire en 1959 : « Il a été si longtemps la langue de la cléricature et du commandement ! » Jean Guéhenno, Sur le chemin des hommes, Grasset, 1959, p. 72. En février 1945, devenu Inspecteur général, Guéhenno fut un ardent défenseur de la création de l’agrégation de Lettres modernes, qui ne verra le jour qu’en 1959, après bien des débats, notamment au sein du Conseil Supérieur de l’Éducation nationale. 7 Nom illisible. 8 Julien Benda, (1867-1956), redoutable polémiste, auteur de La Trahison des Clercs, collaborateur de revues et des principaux quotidiens dans l’entredeux-guerres ; juif, il avait dû se réfugier à Carcassonne pendant l’Occupation. 9 Petit nom donné à André Duval (1926-1992) par sa mère. 10 Émilie Marty, originaire de Sainte-Colombe-sur-Guette, village du Pays de Sault (Pyrénées). Elle a été gouvernante de la famille Maurel-Guéhenno pendant de longues années.

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Lettre n° 11. Paris le 14 octobre 1956 Cher Jean Duval,

Tu sais bien que je pense souvent à toi, mais, ces jours-ci, j’ai vécu tout près, tout près de toi. Je faisais une dernière relecture de mon livre et je m’aidais une fois de plus de tes notes. Quelle lecture tu en as faite ! Comme tu sais lire ! Et avec quelle gentillesse, quelle tendresse ! Ah ! merci. J’ai corrigé selon tes indications, j’ai aussi ajouté quelques pages. Mais c’est fini ! Je ne veux pas dire que je sois content. Mais il faut enfin se résigner à n’être que ce qu’on est.

Je ne sais encore où le livre paraîtra. Chez Gallimard ? Chez Grasset ? Ailleurs ? Je suis devant des démarches difficiles et qui me répugnent mais auxquelles je vais me contraindre, non pour moi, ni pour le livre, mais pour « la cause » si je puis dire, si insuffisamment que je la serve1. Nous avons eu de vos nouvelles par Bocognano2. Nous avons grand hâte de savoir que tu vas tout à fait bien, que vous pouvez penser à revenir à Paris, grand hâte de vous revoir. Il y a quelques jours, j’ai rencontré Seghers3 qui va publier un recueil des grands textes sur ce qu’est la création poétique. Je lui ai naturellement parlé de toi. Il m’a promis de te l’envoyer rue Monsieur Le Prince4. À bientôt, j’espère, cher vieux, et merci encore. Nous pensons à vous bien affectueusement. Guéhenno

Chère Colette, cher Jean. Envoyez-nous un petit mot pour nous dire comment vous allez et quels sont vos projets pour l’année (je m’excuse de mal écrire : j’ai froid). Nous avons hâte de vous revoir. La maison de la rue Pierre Nicole pousse : pour notre aile, la carcasse 37


est achevée. Reste… le reste, qui n’est pas peu ! Nous allons bien, et à Montolieu aussi : Louisette nous redisait quelle joie ils auraient à recevoir la visite de Lilou et des siens. Ne serait-ce pas possible ? Les enfants joueraient ensemble dans le jardin. Jean-Marie5, encore tout gaillard de ses vacances, a repris sa rude vie d’écolier. Il travaille bien et reste un gros bébé confiant et gentil, malgré sa science ! Nous pensons à vous bien souvent et bien amicalement. Annie Guéhenno6

Il s’agit de La Foi difficile, publié aux « Cahiers verts » chez Grasset en 1957. Le 28 décembre 1956, dans une lettre à Paulhan, Guéhenno écrit : « La Foi difficile paraîtra en février aux « Cahiers verts ». Blanzat [1905 1977, ami intime de Guéhenno et de Paulhan, ancien lecteur de Grasset « passé » chez Gallimard au mois de décembre 1953], t’a dit sans doute que j’avais écrit à trois éditeurs (dont Gaston) [Gallimard] pour le leur proposer, décidé à le donner sans aucuns débats (j’en ai horreur) à celui qui me ferait les meilleures conditions […]. C’est Bernard Privat [neveu de l’éditeur Bernard Grasset] qui, à tous égards, a été le plus généreux. […] Je n’ai jamais publié un livre dans un si grand souci. J’ai conscience que son sort réglera celui de tout ce que j’ai fait. » Jean Paulhan – Jean Guéhenno, Correspondance 1926-1968, op. cit. 2 Bocognano avait participé avec Guéhenno et Clarac au choix des extraits de textes (poèmes, discours, articles, notes, rapports) de Jacques Desjardins pour Jacques Desjardins, La Parole intérieure, Hachette, 1957. 3 Pierre Seghers, poète et éditeur (1906-1987), célèbre pour sa collection « Poètes d’aujourd’hui ». 4 Il s’agit du domicile personnel du couple Duval : 30, rue Monsieur-LePrince, dans le 6ème arrondissement de Paris. 5 Jean-Marie Guéhenno, né le 30 octobre 1949, fils de Jean et d’Annie Guéhenno. 6 Annie Rospabé, (1916-2006), ancienne résistante, arrêtée en 1944, évadée du train qui la conduisait en déportation. Elle épouse, en décembre 1946, Jean Guéhenno, veuf depuis 1933. 1

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Mercredi soir, Cher vieux, J’ai trouvé seulement tout à l’heure tes pages chez Alcan1, et je viens de les lire. Tout de suite je veux te dire que c’est excellent, parfois admirable. Aie confiance, cher vieux, amitiés. Guéhenno 1

Éditeur.

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1906, Changer la vie Jean Guéhenno mémorialiste des ouvriers fougerais de la chaussure Florent Le Bot

Dans le cadre d’un doctorat d’histoire portant sur les spoliations antisémites dans la branche du cuir durant l’Occupation, Florent Le Bot, enseignant et historien, a montré l’importance de communautés industrielles particulières, telles Fougères, Romans, Cholet ou Limoges, dans l’économie de la chaussure. Parmi les sources de son travail, publié désormais sous le titre La Fabrique réactionnaire. Antisémitisme, spoliations et corporatisme dans le cuir, 1930-1950 (cf. bibliographie en fin d’article), les écrits de Jean Guéhenno sur la fabrique fougeraise ont pu trouver toute leur place.

Bottine fougeraise sur établi, XXe siècle (coll. F. Le Bot).

La vérité d’un homme n’est jamais tout entière comprise dans son héritage, sa filiation et ses années de jeunesse. Gageons, dans le cas de Jean Guéhenno, que son imprégnation par le milieu du cuir fut pour lui décisive, marquante, en ce sens qu’elle orienta sa vision du monde, son rapport aux êtres, son humanisme profond. Guéhenno naît le 25 mars 1890 à Fougères dans le quartier ouvrier de Bonabry, fils de Jean-Marie et d’Angélique Girou, en une commune des marches 40


bretonnes où tout vit, vibre et frémit au rythme de la chaussure. Son père, cordonnier de métier, travaille dans une fabrique, tandis que sa mère, piqueuse, assemble les tiges constituant le haut des chaussures. En 1961, paraît Changer la vie, modestement sous-titré Mon enfance et ma jeunesse, porté par une épigraphe qui nous ouvre le ciel : « Karl Marx, Arthur Rimbaud et tant d’autres… ». L’ouvrage trouve ensuite sa forme la plus accomplie avec sa publication dans la collection des Cahiers rouges de Grasset. Il affiche sur sa couverture la bottine pour femmes qui a fait le renom de la place ; une bottine en peau recouverte de tissu avec lacets et talons de cuir cloués. L’écrivain y raconte notamment la grève de 1906-1907 qui fit trembler les murs de la cité et résonna comme un écho de glas à travers toute la France. Fougères y gagna son surnom de rouge ; Guéhenno, sa conscience, son âme solidaire, son sens de l’engagement. Ce récit se révèle une pépite pour le lecteur avide de réfléchir au miroir du passé, mais aussi pour l’historien qui contribue à cette réflexion. J’ai rencontré Jean Guéhenno à travers cet ouvrage. Je l’ai connu également par l’intermédiaire d’un autre cordonnier, son ami Maurice Arnoult, Juste parmi les nations. Je le retrouve lorsqu’il s’agit d’Europe, lorsqu’il est question de paix ; sa correspondance avec Jean Giono, lui-même fils de cordonnier, en témoigne amplement. Jean Guéhenno nous ouvre les portes d’un passé qui a contribué à nous façonner. Engageons-nous sur les pas de ce bottier des lettres, ajusteur du langage, assembleur des mots. Suivons-le à Fougères, « une petite ville grise et bleue de Bretagne, au plus épais du bocage, à quelques lieues de la mer, au bout du monde…1 » Une place industrieuse Aujourd’hui même, alors que la plupart des fabriques se trouvent fermées, parcourez, ressentez la ville, et vous aurez sans doute l’opportunité de respirer l’odeur du cuir, de percevoir la découpe des peaux, de saisir l’assemblage des bottines. Tout est dans 41


la ville, dans ses murs ; tout s’y trouve encore inscrit. N’y cherchez pas de quelconques suintements, seulement de vagues vapeurs. Atmosphère, atmosphère industrieuse, atmosphère industrielle. Déjà en 1861, on recensait neuf fabriques pour plus de 1600 ouvriers dont plus de la moitié de femmes travaillant à domicile. Encore durant les dernières décennies du XIXe siècle, on assiste à une importante croissance de la chaussure fougeraise. En 1861-1865, on compte à peu près dix fabriques, vingt-et-une en 1875-1879, trente-quatre en 1897 et trente-sept en 1899. Ce chiffre demeure stable jusqu’à la Première Guerre mondiale puisque l’on compte alors trente-huit fabriques. Les statistiques concernant la main-d’œuvre demeurent incertaines car selon les cas, elles incluent, ou non, les travailleurs à domicile et surtout, le plus souvent, ne le précisent pas. Si l’on retient des ordres de grandeur, dans les années 1861-1866, on compte entre 1 600 et 1 800 travailleurs, dans les années 1885-1886, 5 à 6 000 et en 1892, 8 000. À la veille de 1914 ce chiffre est retombé à 6 000. Enfin, le chiffre d’affaires de la fabrique est pratiquement multiplié par dix en trente ans, passant de 2,2 millions de francs en 1865 à 20 millions de francs en 1895. « Époque intermédiaire : ce n’était plus l’époque de la rareté, ce n’était pas encore l’économie de l’abondance. Les ateliers, en prenant toujours plus d’importance, avaient cessé d’être ces entreprises familiales et patriarcales qu’ils avaient pu être au temps de l’artisanat, et l’ordre administratif et anonyme de l’usine contemporaine n’était pas encore trouvé.2 » La division du travail soutient l’activité fougeraise. Elle s’observe à travers la hiérarchie des métiers et la multiplication d’activités annexes au sein d’entreprises indépendantes. Cette division du travail de la chaussure en trois grandes catégories de « métier » n’apparaît pourtant pas propre à Fougères. Les coupeurs taillent les cuirs et les tissus de la chaussure, les piqueuses assemblent le haut de la chaussure (la tige) par des opérations de couture et les monteurs réunissent tige et semelles. À ces trois métiers, on peut ajouter le travail de finissage, lui-même subdivisé en tâches plus 42


partielles (coutures, fraisages de lisse et de talons…). On retrouve éventuellement cette parcellisation des tâches pour la préparation du travail ou lors des phases d’assemblage. Ces divisions sont à l’origine d’une hiérarchie dans la profession, avec, au sommet, les coupeurs, dont la dextérité et le savoir-faire nécessitent un long apprentissage, tandis que les piqueuses apparaissent les moins considérées. Pour le reste, en 1906, on dénombre sur la place, trente-et-un représentants en chaussures, trois fabriques de tiges, deux fabriques de talons, trois formiers, six marchands de cuirs, cinq marchands de broderies en chaussures, cinq marchands de machines à coudre. Ces entreprises participent d’une division du travail entre fabricants de produits finis (chaussures, galoches, sabots, pantoufles), et fabricants d’éléments (formes, tiges, contreforts, talons, semelles de bois), de fournitures (machines, cuirs et peaux, colles, boîtes) ou de produits annexes (maroquinerie). L’ensemble fonctionne de manière interdépendante : ainsi les usines de talons et de contreforts produisent pour les fabriques de chaussures et leur rachètent leurs déchets de cuir pour les incorporer à leur propre production. Une firme de Boston, l’United Shoe Machinery Corporation (USMC), vient, par ses offres de machines en location, compléter les possibilités de développement de l’ensemble. Cette firme joue un rôle très important dans l’industrie de la chaussure en France et bénéficie incontestablement de son avance technique, en particulier grâce aux nombreux brevets déposés dans le domaine de l’assemblage des chaussures tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle (en revanche, l’USMC ne produit pas de machines à coudre les tiges, commercialisées par Singer ou autres). On a pu estimer que dans les années 1930 plus de 80% des fabricants français auraient été équipés par l’USMC. La firme est présente à Fougères dès le dernier tiers du XIXe siècle. Hyacinthe Cordier, qui a passé vingt ans aux États-Unis, a repris, en 1869, une fabrique de chaussures. Dès 1873, il utilise des machines américaines (machines Blake pour coudre la semelle de cuir sur la tige puis machines Boston pour monter les chaussures clouées). 43


En 1878, il adjoint, à l’équipement de son usine, des machines à vapeur qui lui permettent de mécaniser l’ensemble de la fabrication. L’entreprise devient bien vite la première de la place et le reste au moins jusqu’en 1914. Elle emploie, en 1897, 1 200 ouvriers, pour un chiffre d’affaires de 2,5 millions de francs et un bénéfice de 100 000 francs. Sous l’influence de Cordier, l’utilisation de machines achetées ou louées à l’USMC se développe. H. Cordier semble être directement intéressé aux bénéfices de l’USMC en France. L’un de ses fils, Gaston, qui reprend, en compagnie de son frère René, la direction de la fabrique familiale, est en même temps devenu viceprésident de l’USMC en France. Nous retrouverons Gaston Cordier au cœur de l’événement 1906. Il semble que suivant la nature de la machine, sa productivité et finalement son coût, l’USMC propose une vente ou une location. La machine à monter Consolidated permet une production de 150 paires par jour, mais, coûteuse, n’est disponible qu’à la location. Toutefois, en 1906, les machines à monter les plus courantes sont les Boston : elles sont vendues 1 500 francs et permettent de produire cent paires par jour contre dix à la main. « Qu’on sache donc que ce qu’on appelait « opérateur » en ce tempslà était un ouvrier monteur qui, avec quelques aides qu’il avait autour de lui, « montait » vraiment, à une machine Boston (ces premières machines américaines étaient célèbres et leurs opérateurs leur devaient une sorte de prestige), les chaussures, les unes après les autres, en en assemblant d’un coup toutes les pièces. Il tenait entre ses deux mains, contre sa poitrine, la chaussure sur une forme de bois et de fer, et la machine comme un lourd marteau, à un rythme régulier, tombant sur ses poignets, plantait d’un coup les semences ou les pointes et « affichait » et fixait la semelle. C’était le travail le plus pénible de l’usine.3 » Dernier aspect qui n’est pas anodin, la clientèle de détaillants se révèle dispersée sur tout le territoire français : Agen, Bordeaux, Lille, Lyon, Paris, Reims, Saint-Étienne... Cette dispersion rend d’autant plus incertaine le contrôle des débouchés, la certitude de la vente, 44


l’équilibre de la place. Alors, lorsque arrive le conflit…

Grève ouvrière contre lock-out patronal Jean Guéhenno a seize ans lorsque survient l’événement : la fermeture des usines fougeraises de chaussures. Il officie alors en tant qu’employé aux écritures dans l’usine Bordeau-Tréhu. Pour tout dire, il gagne de bien modestes sous pour le foyer familial, tandis qu’il prépare, le soir, la nuit, son bachot. D’ailleurs l’action se passe entre la session d’octobre et celle de juillet, entre châtaignes et fougères. Ouvrez grandes les oreilles, comme Marcel (dit Jean en l’honneur de son père) ouvrit ses propres yeux pour nous en faire le récit : « c’était quelque chose de grand qu’une grève ouvrière en 1906. On n’en a guère l’idée aujourd’hui que la guerre entre les classes s’est en quelque sorte normalisée, réglementée. C’était une affaire de pain, bien sûr, mais autant une affaire d’honneur, un dur combat. On savait qu’on aurait faim. On prenait un effroyable risque. Fût-on vainqueur, quelque chose serait perdu : des journées de travail et de paie qu’il ne serait pas question de retrouver. Personne n’y eût même pensé, car cette perte et la souffrance qui en résulterait devaient être le prix même de la victoire.4 » J’entrevois encore le visage impassible de mes élèves lycéens de première technologique à l’écoute de ce passage, entre la Commune et le Front populaire, entre l’Affaire Dreyfus et le déclenchement de la Grande guerre, lorsque, hussard noir, je les aurais voulus poing levé, tous et toutes dressés dans le soutien aux soutiers. Faudrait-il leur parler d’autres combats de rue, plus actuels ceux-là, pour qu’ils en mesurent les enjeux ? La faim, la fierté et l’honneur ; l’appétit de respect ; ce même respect dont ils ressentent tant l’importance et dont à juste titre ils se montrent si souvent avides. Les patrons fougerais ne se plaignent-ils pas à l’époque, dans une brochure pro domo, du faible respect dont leur témoignent les syndicalistes à travers leur correspondance5. Quelle en était la cause ? Qui en fut le responsable ? Quelles chaînes faut-il délier pour remonter le fil de cette histoire ? La 45


La Bourse du Travail, Grande Grève 1906-1907 (Archives municipales de Fougères)

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conjoncture économique se révèle alors florissante. Ne parle-t-on pas a posteriori de la « Belle Époque ». Pourtant, en cette période, les grèves fleurissent aussi. Ce n’est peut-être qu’un apparent paradoxe que les ouvriers veuillent également leur part des fruits de la croissance. En 1906, on compte, dans tout le pays, mille trois cents grèves, près de 440 000 grévistes (un gréviste pour seize ouvriers d’industrie), près de 9,5 millions de journées de travail perdues. C’est la vague la plus forte au cœur d’un océan déchaîné. Patrons en mal de mer s’abstenir ! Près de cinq millions de journées de grèves en 1902 et encore en 1910 ; quatre millions en 1904 et en 1911. Il y a la journée de huit heures, et la jeune CGT, créée en 1902, a décidé d’en faire une revendication majeure. Mais il y a également les circonstances locales qui entrent en jeu, grèves de colère ou de solidarité pour la réintégration d’un camarade ou le désaveu et le départ d’un contremaître. Surtout, il y a la question des salaires. À Hennebont en 1903, aux forges, sur le Blavet, près de Lorient, au milieu de la campagne, une première grande grève dure quarante jours afin de récupérer la prime pour le nettoyage dominical des fours. Sous la pression des défilés, des affrontements et des émeutes, l’employeur cède. Toutefois, en 1906, lorsqu’il s’agit d’obtenir les huit heures, cent quinze jours d’avril à août n’y suffisent pas et les mêmes 1 800 ouvriers contraints à la disette (une maigre ration journalière de pain et de crabes cueillis sur l’estran) doivent retourner à la forge sans voir leur temps de labeur réduit de deux heures. En juillet, pourtant, est votée la loi rendant obligatoire la journée de repos hebdomadaire. Le patronat fougerais sent monter l’orage. Sept grèves en 1897, six en 1898, seize en 1899, douze en 1900 ; et encore dans les années suivantes. Entre 1892 et 1914, on dénombre dans la ville près de 900 000 journées de grèves. Et pourquoi pas la grève générale ? Les patrons observent les ouvriers s’organiser et s’organisent eux-mêmes. En 1887, sont créés coup sur coup le syndicat des ouvriers coupeurs et celui des ouvriers chaussonniers. Notons que le père de Jean, 47


intronisé Pontivy la Justice, est parmi eux « l’un de ces meneurs que les bourgeoises de la ville auraient volontiers écorchés vifs6 ». Sa maladie l’empêche de participer à 1906, après avoir poussé Jean au travail. En 1900, les patrons les moins individualistes se regroupent sous la bannière d’une chambre syndicale des fabricants de chaussures. Tout plutôt que de se soumettre aux exigences de la masse ouvrière : « les progrès des syndicats ouvriers les inquiétaient. Ils avaient, pour combattre leur influence, rassemblé avec l’aide des prêtres et des patronages les ouvriers timides récemment venus des campagnes et créé un syndicat jaune qu’ils manœuvraient. Ils choisirent bien leur temps. La chaussure est une industrie saisonnière. Les mois d’hiver sont les mois de plein emploi, et, par suite, pour les ouvriers, novembre, le mois de la plus grande espérance. Ce fut ce moment où ils furent mis dehors. Un petit litige s’éleva au service de montage de la maison B… [en fait l’usine Pitois.] Il s’agissait de quelques centimes par paire. Le patron prétendait imposer des tarifs discutés et acceptés par le syndicat jaune. La majorité des ouvriers de l’usine s’y opposa. Les patrons très unis firent savoir qu’ils voulaient être fixés définitivement dès le lendemain à dix heures, et que si les ouvriers de l’usine B… maintenaient leur opposition, toutes les usines seraient fermées. Les ouvriers de chez B… se réunirent ainsi que le conseil syndical, et il fut décidé qu’on n’accepterait pas les conditions des jaunes. On en avisa le président du syndicat patronal, M. D…. Le lendemain matin, à sept heures, dans le jour embrumé de novembre, les ouvriers purent lire sur toutes les portes des usines la même petite affiche, un avis de fermeture dans un délai de huit jours, s’ils ne venaient pas à résipiscence. Alors l’honneur parla à tous de la même manière. On ne pensa plus au pain, au froid, à l’hiver, aux enfants, et, de tous les quartiers de la ville, les ouvriers montèrent à la Bourse du travail où, dans un grand meeting, on décida l’arrêt immédiat du travail pour protester contre le lock-out généralisé, le chantage et la provocation.7 » Lock-out, puisqu’il faut bien qu’ils plient ou qu’ils rompent, 48


lock-out. Déjà en 1905, les constructeurs automobiles lyonnais avaient fait corps autour de Marius Berliet pour s’opposer avec succès aux exigences de leurs ouvriers. Lock-out, puisque c’est affaire d’autorité, de respect, plus encore que d’argent. Lock-out qui dit bien la violence du temps, la violence des rapports sociaux, cette sorte de lutte des classes qui traverse des groupes humains par ailleurs si proches en matière de croyances et d’espoirs.

Photos de classes Guéhenno brosse un portrait incisif du groupe des patrons, à commencer par le premier d’entre eux, Gaston Cordier, dont il transforme pudiquement les initiales du nom : « Le président du syndicat patronal, M. D., était un ancien polytechnicien. C’était un homme savant et distingué. Il était incroyablement grand. On l’appelait le grand D. et sa taille, sa fortune, sa science l’avaient établi dans une autre zone d’air que celle que nous respirions. […] Autour de M. D. siégeaient une trentaine de patrons. Quelques-uns très valables, le plus grand nombre bourgeois calculateurs et économes, habitués dès longtemps au profit sur le travail des autres, bons chrétiens sans remords et, selon leur compte, sans péchés, quelques parvenus récents aussi, qui avaient plus mauvaise conscience et se souvenaient encore assez bien de ce qu’était un centime pour savoir que, dans certains cas, leurs camarades de la veille seraient capables, pour lui, de se battre jusqu’à la mort, et qu’on leur faisait par suite un immense cadeau en le leur accordant.8 » Les patrons, pour partie d’entre eux, sont en fait d’anciens salariés des fabriques de la place. Eugène Pacory est d’abord voyageur de commerce de l’entreprise Pautrel avant d’en être l’associé puis le patron en titre. Son entreprise devient progressivement l’une des plus importantes. Jules Doussin est employé chez Madiot avant de fonder son entreprise. Il emploie un contremaître, Ange Morel, qui fonde lui-même, en 1886, sa propre fabrique. Leurs entreprises sont, dans l’ensemble, des propriétés individuelles, constituées le plus souvent avec un capital réduit, par 49


l’apport de ressources familiales ou l’utilisation de bénéfices réalisés dans une activité antérieure de type commercial par exemple. Surtout, la rente foncière entre pour une part notable dans ce financement. Le sénateur de La Villegontier, l’une des principales fortunes de la région, y prend notamment une part active, au moins jusqu’à la fin du XIXe siècle. Par ailleurs, l’endogamie s’avère importante dans ce monde patronal, mariages et établissement se font de plus en plus dans un entre-soi sécurisant. La fabrique se marie aussi avec la banque : la fille du fabricant Louis Haudebert au gérant d’une banque locale, Maurice Vitu. De plus, toutes les familles fougeraises, au sens large, ont à voir avec la fabrique de chaussures. Il s’avère courant de trouver dans une même famille nucléaire, les divers membres, père, mère, enfants, travaillant pour des entreprises différentes. Le travail à domicile renforce cette logique d’interpénétration entre espace privé et espace productif. Les quartiers bourgeois et ouvriers se mélangent et on ne peut observer de zone spécifique dédiée à l’industrie, les usines formant un semis qui s’étend pratiquement dans toute la ville. Cet univers sous cloche, d’entre-soi donc, mais également de face à face, est propice aux rumeurs, aux frottements et aux conflits en tous genres. Guéhenno dit encore des patrons : « Ils nous haïssaient et nous les haïssions, et cette haine est ce qui rendait ce monde si laid, si pénible à supporter, si pénible à regarder encore aujourd’hui même. Ils nous haïssaient de cette affreuse haine que peuvent seuls composer la conscience d’un privilège mal fondé et le sentiment de la puissance menacée. Car la vanité a ses limites : parvenus de fraîche date pour la plupart, ils ne cessaient naturellement de se dire qu’ils devaient tout à leurs mérites, mais il ne se pouvait pas qu’ils n’eussent leurs heures de doute où les abandonnait la certitude de leur supériorité. Alors ils s’absorbaient malgré eux dans le souvenir du coup de chance qui les avait institués nos maîtres dérisoires, et la haine leur poussait dans le cœur. On défend bien plus férocement sa chance que son droit. Ils nous haïssaient de leur tant ressembler encore, après cette promotion 50


du sort qui les avait élus, et de vouloir, comme eux, être heureux. Ils haïssaient nos incroyables prétentions à manger comme eux, à être vêtus comme eux, et nos monstrueuses espérances, et cette bonne conscience que, par comble, nous paraissions avoir dans nos désirs. Enfin ils haïssaient en nous ce que nous sentions, nous, être le meilleur de nous-mêmes, et c’était cela le plus douloureux à supporter. Eux et nous formions vraiment deux espèces ; il semblait que nous n’étions plus les mêmes hommes. Les choses en étaient venues là, et la guerre était ouverte entre leur chance et notre droit.9 » Guéhenno excelle aussi dans la description des moments de solidarité entre grévistes qui, par-delà l’échec ou la réussite d’une grève, en font toute la valeur : « La préfecture avait accordé au Comité de grève l’autorisation de couper du bois dans la forêt. Chaque matin, des hommes et des jeunes gens partaient à la corvée. Les retours, le soir, étaient magnifiques. Ils étaient une vingtaine qui tiraient avec des cordes la même charrette dans un grand élan joyeux en dépit de tout. Cette vaste forêt qu’au temps du bonheur on allait revoir les dimanches du printemps, ce lieu de toutes les promenades et de tous les songes, cette grande chose vague et libre, qui était là toujours au nord de la ville comme une ressource de force et de sérénité, voilà qu’elle était devenue le secours le plus utile dans cette vie primitive où la misère obligeait à revenir.10 » Des soutiens, des secours arrivent de toute la France. L’Humanité fournit plus de 30 000 francs. Des soupes collectives sont organisées. À partir de décembre, les enfants sont envoyés dans des familles d’accueil à Laval, Nantes, Paris, Rennes, Rouen, etc. La geste des ouvriers fougerais se diffuse ainsi sur l’ensemble du territoire, pour s’inscrire dans la mémoire collective des luttes. Cent trois jours de grèves. Un conflit souhaité par la partie patronale pour briser l’organisation ouvrière : que celle-ci aille trop loin et elle serait condamnée ; qu’elle recule et elle se verrait déconsidérée ; les « jaunes », une centaine d’ouvriers tout au plus et parmi eux les contremaîtres de Cordier, en embuscade, afin de verser 51


de l’huile sur le feu, provoquer l’incident, entraîner l’intervention de la troupe. Mais les grévistes ne cèdent pas aux provocations et demeurent calmes, déterminés. Tout juste entend-on au passage des manifestants devant la maison Cordier, « La ficelle ! La Ficelle !11 », promesse fictive en ce charivari d’une pendaison à venir, proclamée à coup d’éclats de rires. Et la lutte finit par payer.

En guise d’épilogue « Le 17 janvier, les deux syndicats signèrent une sorte de convention : dans chaque usine le patron assisté d’un délégué du syndicat patronal et le représentant choisi par les ouvriers de chaque spécialité, assisté d’un délégué du syndicat ouvrier, devaient examiner les tarifs des diverses spécialités et, les tarifs fixés, le travail reprendrait. Les débats durèrent deux semaines. Le dimanche 10 février après-midi, en plein milieu de la ville, des jaunes et des rouges se chamaillaient. Un rouge fut tué d’un coup de revolver. Mais on devait rentrer le lendemain matin à sept heures ; et chacun ne pensait plus qu’à cela. Cet ouvrier qui donna sa vie à la grève, quand tout était fini, quand cela ne servait plus de rien, s’appelait Morice. Je n’ai pas retrouvé son prénom [il s’agit d’Alexis Morice, militant rouge assassiné par un jaune]. Le travail reprit après quatre-vingt-dix-huit jours [en fait, un peu plus].12 » Cette victoire fut marquée par des augmentations de tarifs, mais, plus encore, par la reconnaissance du fait syndical par le patronat local. C’est le sens du discours de Jean Jaurès qui vint en personne saluer le courage des Fougerais : « Les camarades vous ont dit la dette contractée vis-à-vis des organisations ouvrières qui vous ont soutenus pendant la bataille ; mais ces dernières vous doivent de la reconnaissance pour l’énergie que vous avez montrée. Pendant trois mois, vous avez mené la lutte contre la classe dirigeante. Vous avez montré que vous étiez capables de vous diriger vous-mêmes. Vous avez compris que les violences ne mènent à rien dans une lutte économique. La lutte qui vient de se clore n’est qu’une période de la 52


grande bataille engagée par les travailleurs pour faire aboutir leurs droits. Cette lutte n’est pas finie. Votre arme a été la puissance de l’organisation, vous avez réussi, vous devez tremper cette arme afin qu’elle soit plus forte que jamais.13 » Ce discours Guéhenno eût pu le faire sien. ****************************

Quelques propositions de lectures complémentaires : — Jérôme Cucarull, « L’industrie de la chaussure à Fougères avant 1914 d’après les dossiers de faillite des entreprises », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, tome 114, n°1, 2007, p. 163-184. — Claude Geslin, « Provocations patronales et violences ouvrières à Fougères (1887-1907) », Le mouvement social, janvier 1973, p.17-53. — Florent Le Bot, La fabrique réactionnaire. Antisémitisme, spoliations et corporatisme dans le cuir (1930-1950), Presses de Sciences Po, 2007. — Bernard Legendre, « la vie d’un prolétariat : les ouvriers de Fougères au début du XXe siècle », Le mouvement social, n° 98, 1977, p. 3-41. — Madeleine Rebérioux, La république radicale ? (1898-1914), coll. Points histoire, Seuil, 1975. Et aussi : — Michel Bloit, Moi, Maurice, Bottier à Belleville. Histoire d’une vie, L’Harmattan, 1993. — Jean Giono, Jean Guéhenno, Correspondance 1928-1969, Seghers, 1991. — Vincent Porhel, Ouvriers bretons. Conflits d’usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968, Presses universitaires de Rennes, 2008. Ou enfin, à propos d’une grève en 1904 dans le secteur horloger de la vallée de l’Arve : — Louis Aragon, Les cloches de Bâle, Denoël, 1934 (rééd. en folio). Jean Guéhenno, Changer la vie. Mon enfance et ma jeunesse, coll. Les Cahiers rouges, Grasset, 1999 (1ère éd. 1961 ; dans la collection 1990), p. 156. 2 Ibid., p. 62. 3 Ibid., p. 159. 4 Ibid., p. 156. 5 Archives privées, Chambre syndicale des fabricants de chaussures de 1

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Fougères, Pourquoi nous avons fermé nos usines ?, imprimé à Rennes, 1906, p. 13. 6 Jean Guéhenno, Changer la vie, op. cit., p. 62. 7 Ibid., p. 157-158. 8 Ibid., p. 160-161. 9 Ibid., p. 64-65. 10 Ibid., p. 164. 11 À propos de ces deux mots : les grèvistes n’ont pas voulu céder aux provocations des patrons, cela leur paraissait « gros comme une ficelle », pour la deuxième expression, grand et maigre, Cordier avait été surnommé « La Ficelle ». 12 Ibid., p. 168. 13 Cité dans C. Geslin, « Provocations patronales et violences ouvrières à Fougères (1887-1907) », Le mouvement social, janvier 1973, p. 51-52.

Jean Guéhenno et Louis Guilloux 54


Connivences et ruptures Sylvie Golvet

Je vous propose une présentation des lettres échangées entre Jean Guéhenno et Louis Guilloux de 1927 à 1967. Cette correspondance inédite reflète la relation amicale de deux fils de cordonnier, plus étroite entre 1927 et 1934, plus distante après l’entrée de Guilloux chez Gallimard et l’arrêt de sa participation à la revue Europe. C’est la relation complexe de deux hommes au caractère différent, de deux écrivains aux moyens d’expression éloignés, de deux intellectuels qui en entretiennent un rapport opposé avec l’école et la culture, mais se retrouvent sur les valeurs essentielles au moment de la Seconde Guerre. L’ensemble de ces lettres se trouve à la Bibliothèque Nationale de France, site Richelieu, dans le fonds Guéhenno ou à la Bibliothèque Municipale de Saint-Brieuc, dépositaire du fonds Guilloux. Dans chacun de ces lieux, les lettres du correspondant ont été complétées par la photocopie de celles de l’autre. Ainsi la quasitotalité des lettres se trouve dans les deux fonds d’archives. J’ai retrouvé quelques lettres manquantes dans les brouillons des Carnets de Guilloux, à Saint-Brieuc. Regard d’ensemble :

Les lettres échangées sont au nombre de 317, mais le contenu indique que quelques-unes manquent encore. J’inclus dans ce compte des lettres de Renée Guilloux à Guéhenno, et quelques lettres échangées avec Jean Grenier, Daniel Halévy ou Étienne Martel. La première lettre date du 10 mars 1927. Guilloux s’adresse à Guéhenno ainsi : « Cher ami, je vous appelle ainsi, car je sais que vous êtes mon ami comme je suis le vôtre, et quand j’ai lu... » 55


La dernière date du 16 décembre 1967. Elle est également signée par Guilloux qui s’adresse ainsi à Guéhenno : « Mon cher vieux, il y avait bien longtemps... »

- Les marques d’une rapide familiarité : Pendant les six premiers mois environ, les deux correspondants emploient l’expression « Mon cher ami », (ou « Mon cher Guilloux », « Mon cher Jean »), puis après un dîner pris en commun chez Guéhenno à la fin d’octobre 1927, le tutoiement fait son apparition et à partir du mois suivant, la formule du début des lettres est toujours « Mon cher vieux » ou « Cher vieux », jusqu’à la fin de la correspondance, de part et d’autre. Cette correspondance donnerait-elle un bel exemple de 40 années d’une amitié fidèle ?

- Deux correspondants inégaux : Au total Louis Guilloux (et Renée) écrit 143 lettres à Guéhenno. En contrepartie, Guéhenno écrit 174 lettres au couple. Guéhenno écrit donc plus. Il est un correspondant régulier, ses lettres ont toujours de une à une page et demie maximum, un peu plus longues pendant les vacances d’été. Au contraire, Guilloux est un correspondant irrégulier, ses lettres sont parfois courtes, parfois très longues. Il laisse de longs silences entre certaines lettres. Il reconnaît d’ailleurs qu’il est un mauvais correspondant. Cela n’est pas spécifique à sa relation avec Guéhenno.

- Répartition des lettres dans le temps : Entre 1927 et 1934, 265 lettres sont échangées. Guilloux est alors un écrivain publié chez Grasset où Guéhenno est responsable de collection, et il écrit quelques articles pour la revue Europe (le premier en 1927 et le dernier en février 1934, sauf publication d’une extrait de conférence en 1936), revue dont Guéhenno devient rédacteur en chef en 1929. Entre 1940 et 1947, 40 lettres sont 56


échangées. L’amitié entre les deux hommes est renouée et Guéhenno joue à nouveau le rôle d’intermédiaire avec le monde littéraire parisien pour Guilloux. Pour les autres périodes, seulement 12 lettres sont échangées. Mais entre 1935 et 1937, Guilloux vit à Paris. Il voit Guéhenno notamment à l’occasion de ses activités dans l’hebdomadaire Vendredi, (où il publie quelques textes), pour Radio Paris (où ils travaillent occasionnellement tous deux), tandis que Guilloux est responsable de la page littéraire du journal communiste Ce Soir. Donc, la correspondance ne donne pas tous les éléments de leur relation et elle risque même d’en donner une vision déformée. - Quelles sont les bases de cette correspondance, comment la qualifier ? On peut simplement dire que c’est une correspondance amicale entre deux écrivains, c’est-à-dire qu’elle témoigne à la fois de l’amitié entre deux hommes, d’une relation professionnelle, et d’un échange entre deux écrivains, hommes de lettres et intellectuels. Amitié et relation professionnelle

- Amitié, oui... Entre ces deux hommes, il y a incontestablement une compréhension et une connivence fondées sur une même origine, sociale et provinciale. Le père de Guéhenno est compagnon cordonnier – bottier, ouvrier de la chaussure, socialiste militant, syndicaliste. Le père de Louis Guilloux est artisan cordonnier, socialiste militant. Dans les lettres, cette connivence se traduit par l’emploi d’expressions familières, d’un ton oral. Par exemple Guéhenno écrit une carte de Fougères à Guilloux, le 5 janvier 1928, qui commence ainsi : « Mon cher vieux, voici mon patelin où je suis venu hier soir. » Autre exemple : Guéhenno écrit à Guilloux le 3 janvier 1929 : « Cher vieux, tu es un brave bougre... ». Il y a aussi entre eux des références 57


positives aux travailleurs manuels, mais on constate qu’elles sont plus souvent le fait de Guilloux que de son ami agrégé. Le 4 mars 1931 Guilloux écrit : « Comme on était bien chez nous ! Souvent, je me dis, avec un amer regret, que toi et moi, nous eussions fait de bons camarades d’échoppe. L’un à côté de l’autre, nous aurions fait du cousu main, du neuf et de la bricole comme nos pères (…). Nous n’aurions pas tenté de chasser d’autres tourments hors de nous dans des œuvres, ce qui est encore une certaine marque d’improbité (...). Enfin, nous eussions été des hommes verticaux, orientés selon le sens de la profondeur du monde, au lieu que nous sommes tout, hormis justement cela.» Cette lettre date d’une période où Louis Guilloux est désabusé sur les intellectuels et les hommes de lettres.

Leur compréhension mutuelle est également fondée sur le fait que, ayant cette même origine sociale, ils sont tous deux devenus écrivains. Ils ont la même volonté de témoigner de leurs origines, et c’est même le point de départ de leur relation amicale. Au début de 1927, Guilloux a écrit les deux tiers de son roman La Maison du peuple, qui sera le premier publié de lui. Il envoie son manuscrit à Daniel Halévy, le célèbre directeur de collection de l’éditeur Grasset, qui le transmet à Guéhenno qui cherche des textes pour lancer sa collection « Les Écrits ». La Maison du peuple raconte l’enfance et l’adolescence de Guilloux, sous une forme romanesque qui est une transposition de faits réels. On y retrouve la tentative de militants socialistes de Saint-Brieuc de construire de leurs mains une Maison du Peuple où ils pourraient se réunir librement. Cette tentative échoue à cause du manque d’argent et parce que la guerre est déclarée en 1914. Lorsque Guéhenno lit le manuscrit de ce roman, il écrit à Halévy : « C’est vraiment un hasard étrange qui m’envoie ce récit de mon enfance. J’ai bien dit mon enfance. […] Il me semble écouter quelqu’un témoigner pour moi et je ne pense qu’à remercier.1» Halévy transmet cette lettre à Guilloux et c’est ainsi que les deux hommes entrent en correspondance. La Maison du peuple sera 58


publiée par Guéhenno quelques mois plus tard, dans la collection « Les Écrits ». Ensuite, entre 1927 et 1934, Guéhenno devient le directeur de collection de l’écrivain Guilloux, l’intermédiaire avec Halévy et l’éditeur Bernard Grasset, et comme rédacteur en chef d’Europe, il propose à Guilloux des sujets d’articles à publier. Ces deux écrivains connaissent le même éloignement, le même déchirement et le même malaise par rapport à leur origine. Le soutien de Guilloux à Caliban parle se fait sur cette base. Ils pensent tous les deux comme des Calibans, qui veulent s’exprimer librement, sans maîtres, dans le monde des idées et le monde des lettres. Lorsque le livre est publié, Guéhenno est attaqué de toutes parts. Il en est affecté. Le 3 janvier 1929, il confie son découragement à Guilloux. Il pense que pourtant il n’y a « rien d’autre à faire que de travailler avec honnêteté, de “repiquer”, et de faire si possible de beaux livres ». Dans la tourmente et la déception, Guilloux le soutient, c’est-à-dire qu’il écrit sur le livre un bon article, qu’il essaye par tous les moyens de publier. Cela se révèle très difficile. En même temps, il envoie une lettre de protestation contre un article qui attaquait Caliban parle dans l’hebdomadaire de gauche Monde. Cette lettre de protestation est publiée avec retard, et l’auteur de l’article, Marc Bernard, réplique. L’article critique ne trouve pas preneur parmi les revues et journaux parisiens, et Guilloux doit se contenter de le faire paraître dans une petite revue de Saint-Brieuc, lue par des instituteurs2. Guilloux et Guéhenno mesurent la difficulté à faire entendre une parole libre, c’est-à-dire hors des partis, sur le sujet du rapport du peuple et de la culture. L’un et l’autre se présentent comme d’humbles militants, qui témoignent de leurs origines et veulent faire avant tout un travail honnête. Pourtant ils ont tous deux de l’ambition littéraire mais celle-ci n’est pas affichée.

Toujours sur la base d’un accord dû à leur origine commune, en 1928 – 1929, ils ont le projet de republier ensemble des mémoires 59


d’ouvriers, en créant une collection particulière ou dans la collection dirigée par Guéhenno. Il s’agirait d’éditer les mémoires de compagnons tels que Agricol Perdiguier ou Martin Nadaud par exemple. Mais Guéhenno réagit comme un professionnel raisonnable : il se renseigne, sonde le terrain et aboutit à la conclusion que ce serait un échec commercial. Les deux amis doivent renoncer à leur entreprise. Mais leur connivence dans ce domaine se manifeste un peu plus tard, lorsque Guilloux écrit Compagnons pour Guéhenno, une très belle nouvelle, dédicacée à son ami. Le 21 décembre 1930, il demande ainsi : « Mon cher vieux, si tu le permettais, je serais vraiment bien heureux de t’offrir ce petit livre. Je mettrai simplement ton nom en tête de mon ouvrage, comme celui d’un bon compagnon, que j’aime bien, et qui, mieux que personne, peut deviner et savoir ce que j’ai voulu mettre dans ces pages.» Compagnons demeure l’une des plus belles réussites littéraires de l’écrivain briochin. Elle est née de son amitié pour Guéhenno. Dans cette lettre de décembre 1930, on note l’emploi du mot « ouvrage », qui appartient en commun au lexique de l’écrivain et du travailleur manuel, ainsi que du mot « compagnon », qui désigne un camarade, dans toute relation amicale, et aussi un ouvrier dans le langage artisanal, par référence aux compagnons du Tour de France : dans la nouvelle écrite par Guilloux, les personnages principaux sont des ouvriers du bâtiment, compagnons car ils ont fait leur Tour de France. Guéhenno comprenait bien ces références, lui dont le père était compagnon sous le nom de « Pontivy la Justice », dont la mère jouait le rôle de « mère » pour l’accueil des compagnons à Fougères, et qui fera graver la devise de son père sur son épée d’Académicien.

- les nuages s’accumulent Guéhenno aide beaucoup Guilloux, ce dernier demande beaucoup à son ami. Cela s’explique par la différence de leur situation : Guilloux est de neuf ans plus jeune que Guéhenno, il n’a pas de 60


diplôme contrairement à son ami, il n’a pas de salaire régulier, et au moment de leur rencontre, il est très mal introduit dans les circuits éditoriaux parisiens, contrairement à Guéhenno qui est déjà directeur de collection et devient responsable de la revue Europe. De plus, il vit en province, alors que dès 1928, Jean Guéhenno vit à Paris. Il y a donc entre eux un déséquilibre. Guéhenno peut rendre beaucoup de services alors que le contraire est difficile. Cependant, l’exemple de la participation de Guilloux à Europe apporte des éléments de réflexion intéressants. Dans une situation internationale qui se tend, dans une vie littéraire où les partis politiques imposent de plus en plus leur esprit batailleur et simplifiant, la revue Europe est un des derniers bastions de la liberté d’expression dans la sphère de gauche. Guéhenno assume sa tâche de rédacteur en chef à partir du début 1929 avec conviction et esprit d’ouverture. Mais il connaît beaucoup de difficultés malgré le soutien de Romain Rolland. D’ailleurs Rolland lui retire son soutien en septembre 1930, mécontent qu’André Thérive publie un texte littéraire dans Europe alors qu’il a assassiné son dernier livre dans un article critique très dur. Dans son travail de rédacteur en chef, Guéhenno est toujours confronté à des contraintes de temps. Avec Dominique Braga, il doit gérer la partie anthologique de la revue, c’est-à-dire organiser les prépublications de romans avant qu’ils ne paraissent en volume chez les éditeurs. De plus, il veut constituer une nouvelle équipe de critiques littéraires de qualité. Il doit obtenir de ses collaborateurs des articles sur tous les livres importants, assez rapidement après leur publication pour que les comptes rendus ne soient pas hors de l’actualité. Guéhenno doit proposer des articles sur des livres qui correspondent aux centres d’intérêt de chacun : Guilloux est sollicité pour des livres d’auteurs populaires ou pour des écrivains amis (André Chamson, Henri Petit, Jean Grenier) ou pour des écrivains qu’il aime particulièrement (auteurs russes par exemple). Au début, c’est-à-dire en 1927, Guilloux est content de publier des 61


comptes rendus critiques. Mais il devient rapidement un collaborateur irrégulier. Il a des difficultés à écrire des articles, à s’exprimer autrement que par des textes littéraires, mais il s’engage beaucoup et demande même qu’on lui réserve la critique de tel ou tel livre. Plusieurs fois, il ne tient pas ses promesses et ne prévient même pas son ami, qui compte sur son engagement. À partir de 1928, les lettres de Guéhenno sont souvent des réclamations, des demandes, des rappels, pour des comptes rendus promis mais non envoyés. Il comprend les difficultés de son ami écrivain. Mais Guilloux agit de même avec les textes littéraires : il promet la prépublication de romans pour telle échéance, puis n’en parle plus pendant longtemps, parfois ne répond pas lorsque Guéhenno explique qu’il doit prévoir son programme. Jean Guéhenno reste gentil, comprend aussi les difficultés matérielles de Guilloux, donne par exemple des articles à traduire, mais il faut six mois pour que le travail soit fait... Assez rapidement, il comprend que Guilloux vise l’entrée dans la prestigieuse NRF et, au-delà, la publication chez l’éditeur Gallimard. Guéhenno ne se sent pas gratifié dans son amitié, pas soutenu non plus dans son travail pour Europe. Petit à petit, le mécontentement s’accumule. Il se manifeste par son silence en 1935 : il ne répond plus à Guilloux qui n’envoie plus d’articles, a quitté l’éditeur Grasset, mais écrit longuement pour s’excuser de n’avoir même pas accusé réception du Journal d’un homme de 40 ans. Guéhenno connaît des difficultés similaires avec d’autres écrivains : le 2 août 1931, il écrit à Romain Rolland que les écrivains « veulent bien utiliser la revue » mais « ne pensent jamais rien lui devoir et sont toujours prêts à la trahir 3 ». Le 4 août 1932, il est encore plus net : « j’ai toujours plus de peine à rassembler des écrivains français et de talent qui acceptent de travailler avec nous.4» Son explication est que « la plupart des écrivains et nos amis eux-mêmes courent où le snobisme et ce qu’ils pensent être l’intérêt de leur carrière, et l’argent enfin, les appellent. Il me faut véritablement mendier pour obtenir d’eux quelques pages 5». En lisant la correspondance entre Guéhenno responsable de la 62


revue et Guilloux romancier, jeune écrivain de gauche mais qui vit très difficilement de sa plume, on comprend pourquoi Europe, qui tente de rester indépendante vis-à-vis du parti communiste, est fragile, menacée. Elle ne réussira à conserver son indépendance que jusqu’à 1936. Ensuite, à l’occasion de difficultés financières, elle passe sous le contrôle d’une équipe de rédaction inféodée au parti communiste. Guéhenno cesse d’en être rédacteur en chef et Guilloux cesse d’y publier des textes.

- Amitié renouée... Pendant la guerre, le fond d’amitié entre les deux hommes prime sur le reste, dans la situation de malheur commun. Ils se retrouvent sur les valeurs fondamentales. Guilloux vit à Saint-Brieuc, Guéhenno à Paris. Guilloux envoie du beurre, des oeufs, des pommes de terre... Dès la fin de la guerre, Guéhenno a des responsabilités importantes. Guilloux reprend ses habitudes de demande... Les relations se distendent à nouveau… En 1951, Guilloux s’interroge sur les raisons de la dégradation de son amitié avec Guéhenno. Dans ses Carnets, il relate deux anecdotes qui font comprendre qu’il a été plusieurs fois humilié, traité comme un écrivain bohème et sans le sou bien que talentueux, par un Guéhenno professeur, responsable de revue, chef de collection, qui n’hésitait pas à se montrer avec des attributs extérieurs d’une réussite sociale bourgeoise (par exemple, une voiture). Dans les amitiés chaotiques, on découvre toujours des mécontentements croisés, des rancœurs de part et d’autre.... Correspondance : lieu d’échange entre deux écrivains, deux hommes de lettres et deux intellectuels

L’éloignement géographique des deux correspondants explique que les lettres soient entre eux un moyen d’échange par défaut. Guilloux va peu à Paris, qu’il n’aime pas. Guéhenno a peu l’occasion 63


Louis Guilloux (Archives municipales de Fougères)

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de revenir en Bretagne, particulièrement à Saint-Brieuc. Les deux amis pourraient se rencontrer dans le sud de la France, lieu d’origine de leurs épouses. Mais dès 1930, Guilloux ne fait plus l’effort d’aller dans sa belle-famille, à Toulouse. Pour l’été 1931, Guéhenno espère la visite de son ami, mais en vain. Le 30 août 1931 il écrit à Guilloux : « Tu es un âne de n’avoir pas accompagné ta femme dans le Midi. Vous auriez tous deux fait un bond de Toulouse à Montolieu. » Il suggère : « nous aurions bavardé au soleil. Si tu ne viens plus à Paris, si tu ne viens plus à Toulouse, je ne sais comment nous nous rencontrerons. Je comprends ton horreur de Paris, mais il faut la vaincre, te montrer quelquefois dans cette fête foraine. Je crains que cela ne soit une obligation de métier. » Les lettres de Guéhenno montrent qu’il a beaucoup plus besoin d’amitié et d’échanges d’idées que Guilloux. Ce dernier est à la fois plus solitaire et a des amis proches depuis longtemps.

Vérité et poésie Il s’agit d’une correspondance entre deux écrivains. Ils pensent à la postérité et rédigent leurs lettres en imaginant qu’elles pourront être lues ultérieurement. Un exemple très édifiant est donné à propos du Pain des rêves, roman de Guilloux publié en 1942. Guéhenno lit le manuscrit alors que celui-ci portait encore son titre primitif : Images du paradis. Le 22 septembre 1941, Guéhenno écrit : « J’ai lu Images du paradis. C’est plein de très belles choses, me semble-t-il. Le récit est presque toujours d’un admirable mouvement et même quelquefois avec une fantaisie de funambule. Cela doit faire un très beau livre. Mais tu as je crois encore à travailler. Le livre manque d’unité. » Ensuite viennent quelques conseils littéraires. Lorsque le manuscrit est achevé, Guéhenno écrit à Guilloux : « J’ai relu des parties de ton livre. C’est un très beau livre. Continue.» C’est le 14 avril 1942. Or dans les brouillons des Carnets de Guilloux se trouve une note de 1942 qui donne une toute autre idée des faits : « Guéhenno me fait de 65


très longs – et violents – reproches, tandis que nous dînons, chez lui, d’une soupe et d’une omelette. Livre de fainéant, me dit-il, à propos du Pain des rêves. Il accuse ma paresse, la complaisance, la nonchalance avec laquelle je me suis laissé aller, dit-il, à pasticher Marcel Proust. Bien entendu, ma faute est dans l’adoption facile d’un certain « ronron » mais plus encore, d’un ton emprunté à un homme qui, (dit-il) n’a jamais écrit que pour justifier les dandys. (…) Bref, je serais devenu un cœur sec, mangé par la littérature, et je courrais de graves dangers. Cela dit, le livre est beau, et parfois admirable, selon lui, on y sent une virtuosité réelle, mais aussi, on y trouve pas mal d’entourloupettes, (c’est son mot) surtout à la fin. »

- Deux écrivains : J’ai découvert un Guéhenno peu assuré, manquant de confiance dans son talent, et facilement affecté par les critiques négatives. Guilloux a aussi des périodes de doute, mais il est plus assuré de son talent de romancier. Guéhenno n’est pas satisfait de Caliban parle. Le 15 janvier 1928, il écrit à son ami : « Le Caliban, maintenant qu’il est à peu près fini ne me contente pas. C’est maigre et étriqué, quand cela devrait être écrit, parlé dans l’abondance du cœur. Je ne sais si je le publierai. » Six mois après, le 16 août 1928, le texte est à l’impression et il doit corriger les épreuves. Il écrit à Guilloux : « Le livre maintenant me paraît artificiel, mal conçu. J’ai eu tort de me mettre à la suite de Renan. Le masque gêne mon Caliban. J’ai appris qu’on n’est jamais assez simple. » Quand le livre déclenche des réactions négatives, il confie son désarroi à Guilloux, le 3 janvier 1929 : « Tu réagis encore, moi je ne réagis plus. Je suis complètement dégoûté. » Le 3 février 1929, après son entretien avec Robert Garric dans les Nouvelles littéraires, (interview par Frédéric Lefèvre, dans la série « Une heure avec…»), et la réponse ironique de Julien Benda dans la même revue, il écrit à Guilloux : « Il faudrait que je réponde à Benda. J’essaierai cette semaine. Mais où trouverai-je le temps et les forces ? 66


Je voudrais “fuir en un désert”. » À la fin de l’année 1930, il prépare son recueil Conversion à l’humain. Le premier titre envisagé était Culture et révolution, mais, écrit-il à Guilloux : « je ne suis guère content du titre plat comme un trottoir. J’en ai d’autres, mais ceux-là enflés et emphatiques. » (19 décembre 1930) : il est toujours prêt à s’autocritiquer. Il n’a pas seulement des problèmes d’écriture. Il a aussi le sentiment très pénible que continuer à s’exprimer librement, sans rallier les positions officielles des partis politiques et des partis littéraires, le conduit à une situation sociale de grande solitude. Il le dit à Guilloux ce même 19 décembre 1930 : « C’est une vraie question pour moi de publier ce livre qui ne fera qu’aggraver ma solitude. » Lorsqu’il achève l’écriture de Conversion à l’humain, il envisage de cesser ensuite de participer aux débats idéologiques : « J’achève Conversion à l’humain. Et puis je planterai là ces tristes idéologies. » (le 18 février 1931, à Guilloux). Lorsque le livre paraît, il entraîne peu de réactions. Guéhenno en tire la conclusion que le livre n’était pas bon : « Au reste, je sens bien que sous un beau titre je n’ai su ranger encore que de trop rapides et trop sèches pensées. Il faudrait être un grand et vrai poète pour remplir un si beau programme : Conversion à l’humain. » (à Guilloux, le 29 mai 1931). Le 16 juin 1931, il résume sa déception de la manière suivante : « J’ai l’impression que la publication de Conversion à l’humain est un ratage ! (...) Ça ne me surprend pas trop. J’ai dû donner à ce débat idéologique un tour trop personnel... Et puis inutile de chercher des raisons. Je ne sais plus où j’en suis. Je veux faire retraite, chercher si j’ai encore quelque chose à dire. Ce n’est pas sûr. On verra après. » Du côté de Guilloux, après la bonne entente fondée sur une même volonté de témoignage, réalisée par La Maison du peuple (1927) et Angélina (dont Guéhenno connaît le projet depuis 1928), Guilloux souffre d’être mal compris par son ami. En effet Guéhenno comprend mal le langage romanesque et le dit à propos du manuscrit d’Hyménée, que Guilloux lui fait lire au début de 1931, pour une pré67


publication dans Europe. Guéhenno réagit par une lettre du 24 mars 1931. Il déclare d’emblée que le récit est « admirablement construit ». Mais il reconnaît que devant un roman d’amour, il se sent « mauvais juge ». Ce livre lui fait sentir ses limites : « Je comprendrai toujours mal les romans d’amour. J’ai toujours besoin que tout l’ordre du monde soit mis en question ; je suis un terrible idéologue, et je suis mauvais juge des psychologues. » Il n’accepte pas de le publier dans Europe. Sa réaction déçoit beaucoup Louis Guilloux, qui répond le 27 avril 1931 : « Ce n’est pas que nous soyons éloignés l’un de l’autre, mais ici, nos moyens d’expression diffèrent tellement. » Il ajoute qu’il s’y attendait un peu mais déclare : « Oui, tu es un terrible idéologue, mais il y a bien des manières de remettre le monde en question, et un roman peut être l’une d’elles. » Ceci le décide à proposer son roman à Jean Paulhan, qui l’apprécie beaucoup et le publie dans La NRF. Il y a donc un écart important entre les deux hommes de lettres : Guilloux a beaucoup de mal à manier les idées et à écrire des essais, même dans le cadre limité d’un article critique. Au contraire, il manie avec beaucoup de réussite le langage romanesque. Le terrain d’expression privilégié de Guéhenno est l’essai, et il sait apprécier le témoignage. Mais il ne comprend ni la fiction romanesque ni le langage poétique, que d’ailleurs il souffre de ne pouvoir pratiquer.

- Deux intellectuels, deux hommes de culture dans les débats sur la culture Entre la fin de 1928 et le début des années 1930, les publications, les articles dans les revues, les conférences et les échanges de lettres ouvertes font apparaître des débats et des polémiques sur la littérature et la culture. Les échanges portent sur ce que doivent être la culture et la littérature de l’avenir, dans un monde où les masses ont accès de plus en plus largement aux objets culturels. On y discute de littérature populiste avec Lemonnier et Thérive, qui veulent renouveler la littérature en y introduisant le sujet prétendu nouveau de la vie populaire. On y discute de littérature prolétarienne 68


avec Henri Poulaille et ses amis, c’est-à-dire de la littérature écrite par le peuple et qui exprime la vision du monde du peuple. On y discute d’une littérature communiste puis réaliste socialiste, qui serait l’expression des revendications du prolétariat engagé, en rupture avec la culture bourgeoise ou dans la suite de cette culture mais au-delà. Les querelles sont souvent violentes, et la pression est très forte pour que chaque écrivain prenne position pour un des groupes en présence. Les positions sont caricaturées et ceux qui veulent rester indépendants sont renvoyés à l’ennemi. Au fur et à mesure, et particulièrement à partir de janvier 1933 (Hitler au pouvoir) puis février 1934 (émeutes de l’extrême droite à Paris), la pression est étouffante pour se rallier à l’une des deux positions possibles : pro-fasciste ou pro-communiste. Les débats portent aussi sur l’école unique, que réclament des républicains de gauche et des hommes politiques socialistes. Il s’agirait de faire accéder le plus grand nombre, sur des critères de mérite, non de richesse, au patrimoine culturel compris comme culture classique, par le biais de l’école dont les programmes seraient identiques pour tous dès le primaire. On y discute aussi de ce qui est appelé, dès 1929, la culture de masse, cette culture populaire développée grâce à une industrie culturelle qui fonctionne sur le mode capitaliste et distribue dans les classes modestes des produits méprisés par les élites intellectuelles. Il s’agit des romans-feuilletons, du cinéma, du music-hall, des disques et de la radio. Les débats ont lieu dans les revues et par les livres publiés. Guilloux et Guéhenno y prennent part, mais leur correspondance apporte peu de nouveaux éléments sur les idées de l’un et l’autre. Sauf peut-être pour Guilloux. Après le traumatisme de la guerre, et malgré ce choc profond, Guéhenno exprime une confiance renouvelée dans la culture humaniste véritable, comprise dans un esprit de liberté et de recherche de vérité, c’est-à-dire si elle n’est pas un vernis culturel comme le conçoivent beaucoup de bourgeois. Il est favorable à l’école unique. Globalement, il est confiant dans les présupposés de la philosophie 69


des Lumières, l’école républicaine étant une de ses applications. Cela signifie qu’il considère qu’un esprit cultivé est aussi un esprit mieux guidé par la raison et l’esprit critique. Il croit au rôle humanisant de la culture scolaire. Guilloux n’a pas du tout la même confiance dans la culture et dans l’école. Parmi les écrivains et les intellectuels des années 30, surtout dans les milieux de gauche, son point de vue est si marginal qu’il ne parvient pas à se faire entendre. Guéhenno lui donne l’occasion d’écrire sur ces sujets par le biais de comptes rendus critiques, mais nous avons dit sa difficulté à s’exprimer de cette façon. Entre la fin de 1928 et le début de 1931, ses interventions publiques résument sa préoccupation primordiale : il demande, il réclame, de manière véhémente, que la liberté de pensée, d’expression et de création ne soit pas étouffée par les batailles politiques. Il prend appui sur l’exemple de Jules Vallès pour refuser d’être embrigadé dans une école littéraire, qu’elle soit populiste, prolétarienne ou socialiste réaliste. Mais il ne parvient pas à transmettre sa conception de la culture. Il ne peut admettre que la culture des élites ait pour effet d’améliorer la qualité humaine de ceux qui la détiennent. Il a vu pendant la guerre ses professeurs plus aveugles et bellicistes que ses parents, que les camarades ouvriers de son père, et que certains soldats blessés rapatriés à Saint-Brieuc, illettrés, avec qui il s’est lié d’amitié. Ces illettrés et ces gens incultes au sens où l’entendent les détenteurs de la culture classique étaient beaucoup plus lucides, avaient conservé un esprit plus critique et un coeur plus humain dans la tourmente de la guerre. Non, Guilloux ne peut pas accepter que la qualité humaine soit proportionnelle à la culture. Il l’écrira dans ses romans, avec en particulier la superbe démonstration du Sang noir, publié en 1935. Comme il ne parvient pas à donner son véritable avis par des articles, qu’il est mécontent de l’obstruction rencontrée, il s’épanche parfois auprès de Guéhenno. Il défend la légitimité du langage 70


populaire oral et de la culture orale. Il ne croit pas à l’héritage bienfaisant des Lumières. Dans une longue lettre du 4 mars 1931, il relativise l’intérêt de la culture, montre sa méfiance à l’égard des intellectuels et cherche à donner une nouvelle définition de la culture. Pour lui, elle « ne peut avoir d’autre sens que celui d’expérience. Et il n’est d’expérience que de soi. Culture est douleur et courage. L’homme cultivé est toujours un homme meurtri ». Et il ajoute résolument : « Cet homme-là est de toutes les classes, de tous les temps. Il n’a pas besoin de savoir lire. Il lui suffit d’avoir vu mourir, d’avoir aimé, d’avoir trompé, d’avoir été trompé, d’avoir éprouvé l’inquiétude de ses fins dernières et connu la solitude. » L’année suivante, il revient sur le même thème à la demande de Guéhenno qui veut écrire sur lui un article critique pour les Nouvelles littéraires. Il résumerait les conceptions exposées par Guilloux dans une conférence. Guilloux se résume, en mai 1932 : « Les secrets et les merveilles de la culture ne sont rien si une expérience ne les anime. C’està-dire une douleur. » Et le passionné de littérature russe, admirateur de Tolstoï et Dostoïevski, s’exprime ainsi : « Sur ce chapitre (la douleur) tous les hommes dignes du nom, sont des hommes profondément cultivés. Pour cette raison, l’homme inculte se trompe quand il envie l’homme cultivé. » (à Jean Guéhenno, s.d., [mai 1932]). Une amitié difficile

Comment ne pas conclure sur la beauté et la richesse de cette correspondance, même si elle apporte un démenti un peu triste sur la réalité de l’amitié entre Guilloux et Guéhenno ? Ce ne fut pas une amitié fidèle et continue de 40 années, mais les lettres témoignent d’une belle relation entre deux hommes et deux écrivains qui se retrouvent sur l’essentiel. À ce jour elle est inédite, sauf de très courts extraits publiés dans un numéro spécial de la revue Plein Chant, consacré à Guilloux (numéros 11-12, 1982), et quelques extraits dans un livre sur 71


Compagnons que j’ai écrit pour les enseignants, au C.R.D.P. Je remercie chaleureusement les « Amis de Jean Guéhenno » de m’avoir donné l’occasion de parler de cette belle correspondance, ce 1er décembre 2007 à Fougères. Louis Guilloux, Carnets I, Gallimard, coll. « N.R.F », 1978, p. 43. Les Cahiers pédagogiques des Côtes-du-Nord, Saint-Brieuc, décembre 1929 – janvier 1930, p. 14-15. 3 L’Indépendance de l’esprit, Correspondance entre Jean Guéhenno et Romain Rolland, 1919 – 1944, Albin Michel, Cahiers Romain Rolland, n° 23, 1975, p. 165. 4 Ibidem, p. 210. 5 Ibidem, p. 210. 1 2

Allocution de Bernard Clavel à Fougères, 72


à l’occasion du 70ème anniversaire du 11 novembre 1918 et du 10ème anniversaire de la mort de Jean Guéhenno, prononcée lors du spectacle du Livre Vivant de Michel Philippe, La Mort des autres, le 15 novembre 1988, à Fougères Je n’ai pas attendu ce soir pour le dire : La Mort des autres est, à ma connaissance, le livre le plus honnête, le plus lucide et le plus fort qu’ait fait naître la guerre de 1914. Un livre porté durant plus de cinquante années. Cinquante années de colère. Généralement, quand on rend hommage à un homme, on parle de sa bonté, de sa gentillesse, de sa douceur. Sans doute pourrait-on trouver tout cela chez Jean Guéhenno, mais moi, le Guéhenno que j’ai connu était souvent, très souvent, en colère. Un homme que révoltait l’absurdité de notre monde. Qui entrait en furie dès qu’il flairait la moindre déviation. C’est que, pour lui, il y avait une ligne droite. Un chemin tracé une fois pour toutes et dont on ne devait s’écarter sous aucun prétexte, pas même celui de l’amitié. J’en donnerai pour preuve un petit fait dont madame Guéhenno se souvient peut-être. À l’époque où j’avais eu la faiblesse d’entrer à l’Académie Goncourt, Roland Dorgelès m’avait demandé de prendre sa place au jury du Grand Prix National des Lettres. Jean Guéhenno faisait partie de ce jury. J’avais mon candidat. D’emblée je compris qu’il n’avait aucune chance. Les autres ? Ou bien je n’aimais pas leur œuvre, ou bien je la connaissais mal. Que faire ? J’étais à côté de Guéhenno dans ce bureau où nous nous tenions comme une petite classe face à je ne sais plus quel ministre. Nous avions un papier où inscrire le nom de l’auteur pour qui nous votions. Je me dis : « Guéhenno est homme de goût, il connaît tout, il est d’une honnêteté parfaite. » Je me penche vers lui et je copie honteusement. Et notre candidat est élu. Je ne dirai pas à une voix de majorité, mais de peu. 73


Quelques jours plus tard, nous dînions ensemble, très fier de mon coup, j’annonce à Jean Guéhenno : — Tout de même, vous avez voté deux fois. Je reverrai toujours son regard et son front plissé. — Quoi ? Deux fois ? Je lui raconte ce que j’ai fait. J’espérais le faire rire. Je me suis fais engueuler comme rarement je l’ai été. J’ai compris, ce soir-là, qu’avec des hommes de cette trempe, on ne plaisante pas sur ce qui est du plus grand sérieux. Oui, si La Mort des autres est d’une telle importance, c’est avant tout parce que l’auteur ne décolère pas. Il s’élève avec force contre la vanité, l’orgueil imbécile, la stupidité ou la lâcheté des uns, contre l’ignominie des autres. S’exprimant ainsi, il sait qu’il va se faire insulter par ceux-là mêmes qu’il défend. Ceux qui ont souffert comme lui mais passent leur vie à chanter leur propre gloire. Comme Gabriel Chevallier1 qui s’était permis de rappeler à ses frères de misère qu’ils avaient eu peur autant que lui, Guéhenno sera détesté de ceux à qui il reproche leurs mensonges. Oui, la guerre est bien la mort des autres, mais sa manière à lui de ressentir cette mort de jeunes hommes n’a rien de commun avec ce que chantent les discoureurs de monuments aux morts et ceux qui bavent dans des clairons en demandant que l’on présente des armes aux disparus au lieu de leur porter des larmes. Chez moi, Jean Guéhenno se trouve près de ma table de travail, à portée de main, avec les quelques auteurs qui ne me quittent jamais, ceux que Romain Rolland (qui s’y trouve) appelait des compagnons de route. Ce sont ceux-là les vrais maîtres à penser. Ceux dont on se demande souvent : « Que ferait-il ? Que dirait-il ? Qu’écrirait-il ? » Pour Guéhenno, la réponse est à chaque détour de page. Elle tient en quelques mots : Dignité, Honnêteté, Honneur, respect de la parole donnée, engagement total, fidélité au passé. Quand je relis son 74


Journal des années noires, je me surprends à envier sa sagesse et même sa douleur. C’est qu’il sait se montrer grand à chaque instant et que nous avons tous soif de vraie grandeur. Et pourtant, c’est la souffrance qui écrase, la souffrance qui domine ces pages admirables. Non seulement la souffrance devant cette nouvelle guerre qui torture, bombarde, emprisonne, fusille et fait mourir de faim des millions d’enfants, de femmes et d’hommes, mais la souffrance devant l’absurdité, devant ce dont il se dit : « On pourrait l’éviter. » Un bombardement d’avril 1944 lui arrache ce cri : « L’homme est étonnamment puissant et bête ! » Mais, au cours de ces années noires, Guéhenno va souffrir aussi en voyant agir certains de ses confrères. Au moment où, sous la direction de Drieu La Rochelle, va reparaître La NRF, il note le nom des écrivains figurant au sommaire des premiers numéros annoncés. Il constate : « L’espèce de l’homme de lettres n’est pas une des plus grandes espèces humaines. Incapable de vivre longtemps caché, il vendrait son âme pour que son nom paraisse. » Deux ans plus tard, en février 1943, il écrit : « Les yeux perçants de l’homme de lettres, préoccupé de sa renommée : feuillette-t-il un livre, un journal, avide de se retrouver du premier coup, dans la confusion de la page, il aperçoit, reconnaît toujours son nom comme un soleil. » Cher Jean Guéhenno, comme vous étiez peu « homme de lettres » si l’homme de lettres se définit ainsi, vous qui écriviez le 23 juin 1941 : « Je n’ai rien noté ces jours-ci dans ce cahier. La grandeur des événements fait paraître plus ridicules ces journaux intimes. » Son goût de la rigueur, son désir d’un engagement total lui semblait « le seul moyen de la grandeur ». Et quand je dis qu’il était souvent en colère, je pense justement à ce besoin de rigueur qui, dès septembre 1944, va le pousser à claquer la porte du Comité National des Écrivains, après avoir lancé à Aragon et son entourage : « Regardez-moi bien, vous ne me reverrez plus. » Et, puisque nous parlons des écrivains, j’aimerais dire un mot 75


de l’écriture. Non pas en critique. Je ne le suis pas. Et, le serais-je, face à Guéhenno, je ne pourrais qu’admirer. Non je voudrais dire un mot de son attitude face au roman. En juillet 1940, il note : « Ce plus grand des dons me manque. Je serai toujours malhabile aux combinaisons. J’ai sottement besoin de croire ce que je dis. » Un jour que nous en parlions, je me souviens de lui avoir avoué : — Mais je crois à mes mensonges. Je l’entends encore soupirer : — Quelle chance vous avez ! Mais quel romancier, cher Jean Guéhenno, ne donnerait pas son meilleur roman pour avoir écrit La Mort des autres ? Sur l’exemplaire qu’il m’a adressé, Jean Guéhenno a porté cette dédicace : « À Bernard Clavel ce petit livre qui est peut-être tout ce que je devais écrire. » Certes, je l’ai dit au commencement : c’est pour moi une œuvre capitale. Une œuvre qui devrait se trouver dans toutes les bibliothèques de toutes nos écoles, qu’on devrait inscrire au programme de l’enseignement. Et si l’on me demande où prendre les fonds pour acheter ces milliers d’exemplaires, je répondrai qu’ils ne représenteraient qu’une miette des crédits d’armement. Une miette de l’argent de la mort. Mais de là à penser que les autres œuvres de Jean Guéhenno sont sans importance, quel chemin ! Un chemin que je me refuse à emprunter même si c’est lui qui semble me l’indiquer. Et lorsqu’un auteur nous confie comme il le fait : « Je ne puis écrire que si je puis imaginer un peu précisément qui me lira, comme j’ai besoin, quand je parle, de voir les yeux de celui à qui je parle. Sinon ma pensée se perd faute d’un point d’application. » Quand un auteur est à ce point sensible à l’autre, je me dis qu’il est impossible qu’une seule ligne de lui ne soit pas respectable. Mais le comble est bien que cet homme qui regrettait tant de 76


n’être pas un romancier, ait écrit une phrase que le romancier que je suis, et qui regrette souvent de n’être que cela, a placardée dans son bureau : « Nous vivons une vie, nous en rêvons une autre, mais celle que nous rêvons est la vraie. » Cette vie, ou ces vies qu’il rêve, il ne les écrit pas. Comme Jaurès qu’il admirait tant, il a besoin de regards, besoin de vérité. C’est la vraie vie qu’il voudrait changer pour que plus jamais ne revienne la monstrueuse absurdité, « le nœud de passions imbéciles », comme il dit, « que fut la guerre ». Il écrit, et il ne pardonne pas à ceux de ses confrères qui poussent les êtres vers le pire. Car dit-il : « C’est une bête docile que l’homme. Mais il y a pire que d’être docile, c’est d’être de ceux qui, parce qu’ils parlent, parce qu’ils écrivent, entretiennent cette docilité. » Ce qu’il méprise le plus, ce sont les gens qui font mentir les mots. Car lui aussi aime sa terre, mais pas pour l’abreuver de sang. Lui aussi aime son pays mais comme une patrie, pas comme une nation. L’émotion m’étreint quand je le revois, le soir de ma première visite chez lui, ouvrant le tiroir où se trouvaient toutes les lettres que Romain Rolland lui avait adressées. Avec quelle piété il en tirait une de son enveloppe pour me la confier un instant. Comme ce grand aîné, il a su se placer non pas au-dessus de la mêlée, mais bien au-dessus de la haine. Toujours fidèle à lui-même, il a su faire que la haine ne salisse pas son cœur. Il savait pour l’avoir vécu et il osait publier que : « enfermés entre la ligne de feu et les lignes des gendarmes, les hommes étaient « forcés » et résignés ». Le rayon où, chez moi, se trouve Guéhenno n’est pas très long, mais la compagnie y est excellente : Alain, de Bollardière, Casamayor, Chevallier, Erich Fromm, Giono, Jolinon, Martin Luther King, Louis Lecoin, Galtier-Boissière, Gandhi et quelques autres. 77


Encore Guéhenno, plus exigeant, plus rigoureux que moi, trouveraitil là quelques noms à retirer. Mais je crois tout de même que ceux-là partageaient tous avec lui cette honte de la mort des autres dont nous savons qu’elle a empoisonné sa vie. Tous les morts de la guerre, a-til écrit : « l’ont été dans le même honneur… ou la même servitude et sont morts de la même absurdité. » Pour préparer ces quelques notes, j’ai replongé dans son œuvre durant plusieurs jours. Plus j’avançais, plus l’envie me venait de renoncer. On ne peut être que petit, très petit à côté d’un tel homme. Ce que je dis de lui est, fatalement, d’une terrible banalité. Je n’ai pas d’autre ambition que de servir sa mémoire, de faire en sorte qu’on le lise le plus possible. S’il m’entendait, sans doute serait-il encore en colère. Pour me faire pardonner, le citant une fois de plus, je dirais que j’ai seulement voulu célébrer celui qui s’est « toujours défié de la puissance » et qui a mis son « honneur à rester un homme du commun ». 1

Gabriel Chevallier, La Peur, Stock, 1930.

Extraits inédits du Journal de Romain Rolland 78


Nous présentons un extrait inédit du journal de Romain Rolland relatant une visite de Jean Guéhenno au mois d’octobre 1944. Ce texte a été édité pour la première fois dans le dernier Cahier de Brèves n°21 du mois de juin 2008 par l’Association Romain Rolland. Nous remercions Thierry Grillet, délégué à la diffusion culturelle de la BnF et Marie-Laure Prévost, Conservateur général à la BnF, ainsi que l’Association Romain Rolland, d’autoriser cette seconde publication.

Jean Guéhenno, Paris, 26 octobre 1944

Visite de Jean Guéhenno. Très affectueux, simple, de cœur chaud et loyal, très sympathique. Il a conservé sa juvénile énergie et son extrême émotivité morale. Il a été des quatre ou cinq au début de la Résistance intellectuelle et de ses publications clandestines, un des fondateurs de Lettres et des Cahiers de minuit. Non communiste, mais travaillant de bon cœur avec eux, tout en regrettant que, de plus en plus, ils cherchent à tirer la couverture pour eux. Il convient qu’ils ont donné les exemples de dévouements les plus héroïques. Mais il les sent, à mesure qu’ils deviennent plus forts, s’écarter de lui, l’évincer. Ils l’avaient pressé de donner aux Cahiers de minuit un condensé de son journal de « captivité ». Et en fin de compte, ce cahier, intitulé Dans la prison, qui devait paraître en janvier 44 et a été retardé de mois en mois, a fini tout de même par paraître en août, dernier de la collection. Mais peu s’en est fallu qu’il fût interdit. Guéhenno avait rassemblé les beaux textes des jeunes héros de ce qu’il nomme (si je ne me trompe) « les maquis du MUR » (qui ne sont pas ceux des communistes), et dont trois de ses anciens élèves étaient les chefs. Il en avait écrit l’introduction. On s’est opposé à la publication. L’esprit de Guéhenno est un individualisme exacerbé (et sublimé), extrêmement pur et généreux, mais orgueilleux, épris surtout de liberté, de libre raison, de libre critique, et visant à la développer chez 79


tous - ce qui suppose un égal développement de la tolérance mutuelle. Et c’est très beau, j’y souscris aussi ; mais ce ne fut jamais facile à réaliser, et ce l’est moins que jamais aujourd’hui. Ce sont des vertus d’époque calme. Elles sont exceptionnelles dans la tourmente. Guéhenno se plaint de la tendance passionnée de la jeunesse d’aujourd’hui à se rassembler sous des disciplines autoritaires et unitaires ; il dit que ce sont tous des fascistes sans le savoir. Et c’est possible. Il est à croire que si les fascismes ont eu, par toute l’Europe, le succès soudain et éclatant que l’on a vu, c’est qu’ils répondaient sans doute à un besoin, à une nécessité, par réaction vitale contre l’anarchisme veule et destructeur qui rongeait nos vieux pays d’Occident. Il faut tirer parti de ces « vertus », en éliminant le poison dont le mussolinisme et le nazisme les ont infectées. Guéhenno était professeur de littérature pour les classes de « Khâgne » au lycée Condorcet1. Il exerçait sur ses élèves une grande influence morale, qu’il a vue décliner, au cours des années d’occupation, avec le sens même et le goût de la liberté. « J’ai vu, Romain Rolland, me dit-il, avec quelle rapidité meurt, dans un peuple, la liberté. Non seulement mes élèves ne comprenaient plus ce que j’en disais, mais à la fin ils en avaient peur, ils s’en méfiaient, ils craignaient que je ne les compromisse. » À la fin, d’ailleurs, au début de 1943, il fut frappé par le ministre Abel Bonnard, qui le fit rétrograder dans le professorat des petites classes, au collège Buffon. Et maintenant, on vient de le faire, à son corps défendant, inspecteur général et directeur, au ministère de l’Éducation, de la section Éducation populaire. Nous nous entretenons de ce sujet. Et j’appuie sur l’urgence qu’il y aurait à constituer dans chaque canton une bonne bibliothèque circulante (car j’en ai constaté le manque total, dans ma province) et Guéhenno songe même à une maison du peuple dans chaque canton. Il projette, pour s’éclairer, de faire, au cours de l’année prochaine, des voyages d’études en URSS et en Scandinavie, où ces institutions sont très développées. Nous sommes frappés, ma femme et moi, de certaines 80


analogies de caractère et de tempérament entre Guéhenno et Péguy. C’est un Péguy non religieux et récalcitrant à toute autorité (Péguy aussi, mais il se contredisait, dans son action autoritaire) ; ils ont été tous deux nourris de Michelet. Pendant l’Occupation Guéhenno fut professeur à Lakanal, Henri IV, Louisle-Grand, et Buffon.

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La visite 81


Roger Fournier

En cette année 1961, je crois, il était arrivé jusqu’à notre lycée. Comment ? Je l’ignore. Le visiteur avait pris probablement le train à Paris. Il avait roulé jusqu’à Rennes ; peut-être même était-il déjà descendu à la gare de Vitré, assuré qu’il était d’avoir sans tarder la bonne correspondance. Il lui avait suffi de changer de quai pour monter dans la micheline qui allait le conduire jusqu’à Fougères, sa ville natale ! En fait, je l’avoue, ma mémoire me trahit. Je ne veux même plus savoir si la petite gare ferroviaire de Fougères avait, à l’époque, déjà perdu sa fonction pour n’être plus qu’un semblant de gare routière. Je préfère m’imaginer le visiteur descendre du train dans la capitale bretonne. Je le vois ensuite rouler de Rennes à Fougères, le nez presque collé à la vitre de l’autocar ; il se prépare aux retrouvailles avec sa ville chaussonnière qu’il ne semble toutefois porter que dans un minuscule recoin de son cœur, périmètre incompressible de ses attaches familiales. Il y était né en 1890. Le visiteur septuagénaire effectue sans doute l’un de ses tout derniers voyages de fonction. Rennes – Fougères ; il aura dû de toute façon traverser la forêt de Rennes et ses merveilleuses futaies de hêtres et, immanquablement, il aura pensé à l’autre, plus belle encore, à la forêt de Fougères, lieu d’évasion et de promenade au temps de son enfance quand de nombreux sabotiers avaient continué d’y vivre et d’œuvrer ardemment au pied de ses grands arbres et quand il s’était pris, lui, pour « un petit roi ensaboté ». Une fois à la gare de Fougères, il aura, je crois, remonté le long boulevard rectiligne qui mène directement au cœur de la ville haute, négligeant volontairement la rue Louis Pasteur sur sa gauche, car elle l’aurait conduit beaucoup trop vite devant l’établissement public où l’appelait sa noble fonction. Je lis sur mon livret scolaire de la classe de seconde l’inscription suivante, 82


tamponnée sur le pourtour du cachet officiel : « Lycée de garçons – Fougères » ; et sur une autre page : « Lycée classique et moderne de garçons ». Il y avait belle lurette pourtant que le cachet du lycée – inique obsolescence, par pure négligence administrative sans doute – aurait dû afficher publiquement sa nouvelle et louable vocation de modernité, à savoir la mixité d’un enseignement où même les cours de gymnastique réunissaient filles et garçons. Pourquoi d’autre part ce scandaleux anonymat de mon lycée. Il fallait bien qu’un jour un homme célèbre lui donnât son nom ! Le visiteur aura voulu remonter à pied le long boulevard rectiligne que Jean Jaurès lui-même avait emprunté en février 1907, au sortir du wagon officiel qui l’avait transporté, depuis Paris, jusqu’à la gare de la petite cité chaussonnière. Une délégation des ouvriers en grève l’avait accueilli et accompagné jusqu’à la Bourse du Travail dans la ville haute et au cœur même des luttes ouvrières qui embrasaient alors la ville. À peine une heure de route. Le temps de se souvenir de l’une des rares performances sportives qu’il avait accomplies dans sa vie : « Un dimanche, [il] étai[t] allé à Rennes à bicyclette acheter d’occasion les livres nécessaires », alors qu’à quatorze ans il avait dû quitter le collège pour entrer à l’usine. Il allait préparer seul le baccalauréat. Je persiste à croire que notre visiteur n’aura pu résister à l’envie de le remonter, ce boulevard de la gare auquel Jean Jaurès avait post mortem donné son nom. Je voudrais croire aussi, s’il avait fait l’autre trajet Vitré – Fougères et par conséquent abordé la ville par le sud, se privant ainsi, côté Rocher Coupé, d’un passage, au pied du château, d’une singulière beauté, qu’il marcha sans s’attarder jusqu’à la place aux arbres dans le jardin public, pour le plaisir d’une incomparable vue plongeante sur l’impressionnante forteresse et la vallée du Nançon. Il se sera assis quelques minutes sur un banc, les avant-bras plaqués sur son cartable en cuir, posé sur ses genoux. Il aura détaillé juste devant lui, derrière la balustrade en granit, le 83


panorama imprenable de sa jeunesse et il aura pris conscience d’être revenu, bon gré mal gré, à son point de départ. Et dire que la rumeur de son entrée prochaine à l’Académie française devenait maintenant publique. Sublime point d’arrivée ? Il y pensait. Fougères, qu’il avait trahie, y était sans doute, à son cœur défendant, un peu pour quelque chose… Il pensa ainsi aux Chateaubriand, Hugo, Balzac dont les fantômes dans son dos hantaient encore quelques édifices et lieux de la ville. Vanité des vanités ! Et cette mission, comme un dernier galop administratif un peu poussif, si accessoire, si dérisoire pour le vieil homme qu’il était devenu. En fait, il avait privilégié cette mission bien ordinaire afin de mesurer froidement sur place, espérait-il, le chemin parcouru depuis qu’il avait quitté, encore jeune homme, « cette petite ville si méprisante ». Un dernier regard nostalgique au kiosque à musique et il quittait la place aux arbres pour descendre jusqu’au lycée sans nom où une certaine Mademoiselle M., professeur de lettres, tentait de rassembler tous ses esprits après l’annonce par le principal qu’une visite, terrorisante pour la jeune femme, l’attendait : elle allait devoir accueillir dans sa classe l’Inspecteur Général de Lettres, un certain Jean Guéhenno !... Pour Mademoiselle M., j’imagine, c’est un véritable guetapens. À l’époque, les Inspecteurs Généraux de l’Éducation Nationale ne préviennent pas leurs sujets, deux ou trois jours à l’avance, de la visite qu’ils leur réservent. Jean Guéhenno n’est plus professeur ; il ne fait plus « ce que toute [sa] vie [l’]avait préparé à faire ». Il n’enseigne plus mais il vient vérifier sur place « [l’]extraordinaire plaisir à tisonner dans les cervelles » qu’il attend des maîtres d’école, après avoir éprouvé lui-même ce plaisir. Il allait rester une heure, une heure seulement, le temps d’un cours, après avoir été accompagné jusqu’à la salle de classe par le principal du Lycée, Monsieur Lectard. On ne disait pas encore proviseur. … Je suis à ma table dans la toute dernière travée. Je me 84


souviens encore du badigeon crème des murs et des portes et fenêtres peintes en bleu azur, mais peut-être était-ce l’inverse. De larges baies vitrées, côté ouest, inondent la salle de leur clarté ainsi que le bureau de Mademoiselle M. et le long tableau noir. L’estrade grandit notre professeur dont les petites boucles blondes s’agitent dans le soleil. Rétrospectivement, je pense que je la trouvais belle, Mademoiselle M., dans la lumière d’un très beau jour, et que le visiteur avait sûrement choisi de revoir sa ville au printemps. Malgré cette lumière, il demeure dans mon esprit, quant au déroulement réel du cours qu’était venu inspecter le visiteur, assis à la place vacante tout à côté de moi, un flou absolu, exception faite de son profil si souvent vu et revu bien des années plus tard à la télévision et dans les magazines. Ce profil, qui m’étais jusqu’alors inconnu, se grava ce jour-là pour toujours dans ma mémoire : profil sans paroles, car je ne sais plus si le vieil homme m’adressa seulement quelques mots, fussent-ils d’encouragement ; profil qui n’a cessé de me poursuivre en filigrane, chaque fois que j’ai tourné et retourné les pages de son Journal d’un homme de 40 ans ou de Changer la vie : casque d’une épaisse chevelure grise, rejetée soigneusement en arrière ; lunettes d’écaille rondes, à peine retenues par l’émergence, charnue sur les ailes, d’un petit nez retroussé ; barrage, pour l’étayer, d’une austère moustache drue, taillée en balai-brosse, soulignant encore davantage l’insignifiance d’un menton trop fuyant. Après son départ, ce fut, je crois, l’annonce de l’identité du mystérieux visiteur. Lancée par qui ? Par elle, sans doute, par Mademoiselle M. en personne qui, avant d’entamer sa deuxième heure de cours, aura tenu à remercier son juvénile auditoire pour son aimable participation. Comme il me serait agréable, le souvenir d’avoir contribué avec mes camarades à lui sauver la mise ! Ce ne fut certainement pas le cas. La faute peut-être au vieux monsieur assis à côté de moi dont j’allais apprendre bientôt qu’il venait d’écrire un très beau livre, Changer la vie1. Il allait même entrer l’année suivante sous la Coupole. En fait, j’ignorerais encore longtemps la noblesse de ce 85


mot et que l’illustre personnage était le fils de Pontivy la Justice, meneur des chaussonniers de F… et pourfendeur des patrons un demi-siècle plus tôt. Avec quel état d’âme avait-il bien pu quitter notre salle de classe pour rejoindre le bureau du principal ? Il avait disparu au fond du long couloir bleu, tel une ombre, et allait hanter notre anonyme lycée avant de lui donner enfin, post mortem lui aussi, son nom. S’était-il seulement demandé, observant devant lui tous ces dos courbés de garçons et de filles qui prenaient bonne note de l’obligatoire explication de texte, scrupuleuse et crispée, de Mademoiselle M., quelle pouvait bien être l’origine sociale de cette jeunesse ? Avait-il eu seulement le temps et même l’idée, ne pouvant pas les dévisager, de se les figurer dans leur identité ? Jacques, fils de coupeur, Roger, fils de contremaître aux usines Bertin, Paule, fille de pharmacien, Laurence, fille d’institutrice, Monique et Michel, fils et fille de patrons, fabricants de chaussures… Tout cela, le vieil homme avait-il vraiment voulu le savoir dans son entretien avec le principal avant de prendre congé ? Toujours est-il, comme je l’imagine, qu’il aura dû se presser pour ne pas manquer son car pour Rennes ou… Vitré ! Je veux croire qu’il avait pris la sortie donnant sur l’arrière du lycée pour ainsi rejoindre la rue Pasteur et, tout en bas de celle-ci, la gare de Fougères. Il n’aurait pas voulu, j’en suis sûr, même s’il eût été moins pressé de rentrer à Paris, passer devant la loge du concierge, prendre la sortie principale et longer les usines Martin, Bertin, Lestang qui ceinturaient le lycée et accaparaient la rue de leur implacable bourdonnement. Quand il avait pris la petite porte dans le portail en bois sur l’arrière, il n’avait pas remarqué la grosse moto BMW de mon professeur d’anglais, Monsieur S., que pour diverses raisons j’adorais. Mademoiselle M. bénéficiait manifestement de ses faveurs. Blouson de peau, jupe droite bleu clair, remontée jusqu’aux genoux, talons hauts en suspension dans le vide, mais plante des pieds bien calée sur les repose-pieds, elle était arrivée le matin sur le tan-sad du 86


séduisant motocycliste, sans se douter de la visite inopinée de l’Inspecteur. Quelques années plus tard… 68 ! Le lycée est en grève, les usines grondent. 10 ans plus tard... 78 : décès de Jean Guéhenno. 30 ans plus tard… 2008 : le peuple des chaussonniers a quasiment disparu de Fougères. Il y a trente ans que Jean Guéhenno est mort et un peu moins longtemps que le lycée porte son nom. Je rends hommage à Mademoiselle M. qui fut sans doute la première à me convaincre du poids des mots. J’ai lu et relu le Journal d’un homme de 40 ans. J’ai offert à quelques amis Changer la vie et je repense à la phrase de Jean Guéhenno : « Si je devais recommencer, je ne vivrais pas autrement que j’ai vécu. Me voilà vieux et je ne regrette rien. » Je veux penser que le vénérable visiteur aura su gratifier Mademoiselle M., dès son retour à Paris, d’un excellent rapport d’inspection, séduit qu’il fut par la beauté de la jeune femme et un peu réconcilié peut-être avec « la méprisante petite ville » où il était venu revisiter son enfance et observer, sur des bancs si familiers, une jeunesse bien différente de la sienne. Mais dans le flou de mon souvenir se détache inexorablement ce profil affublé d’une si horrible moustache ! Oh ! terrible ingratitude de la mémoire quand elle se fait abusivement sélective ! le 30 mars 2008 1

Jean Guéhenno, Changer la vie, Grasset, 1961.

Rêve d’une Maison des écrivains 87


Jean-François Helleux « J’écris ces pages à la Bibliothèque municipale de F…. [Fougères]. J’y ai passé dans ma jeunesse bien des dimanches d’hiver. Je m’y plaisais. C’est une haute et longue salle, nette et claire, au second étage de l’hôtel des Postes. Les livres en couvrent trois côtés, tandis que, sur la rue, audessus des grands casiers de hêtre, s’étend, comme une tapisserie blanche et bleue, une immense verrière pleine de ciel. On est là, seul, loin du monde. J’ai repris ma place d’autrefois. Je m’installais au bout d’une des longues tables luisantes, assez loin du poêle de tôle noire qui ronflait au milieu de la M. Joseph Bourdais (1889-1916), salle. L’air chaud semblait danser. bibliothècaire de Fougères Les boiseries craquaient. Il faisait bon. Les cloches de Saint-Léonard tout d’un coup sonnaient les vêpres. Il était trois heures. Les vitres tremblaient. Un instant, je levais la tête, je voyais en pensée les femmes entrer à l’église dans leurs grands châles noirs. Les nuages roulaient dans la grande verrière. Une punaise de bois jaune et noir cheminait le long d’une plinthe. Le dernier son tintait. Je revenais à mon livre. Loin du monde. En plein ciel. » C’est ainsi que Jean Guéhenno décrivait la magnifique salle de lecture de la bibliothèque dans le Journal d’un homme de 40 ans1. Dans quelques mois, l’édifice va être vidé de tous ses livres et 88


va devenir une coque vide. Qu’en faire ? Devra-t-on laisser ce lieu de mémoire perdre son âme au profit d’un modernisme envahissant ?

Comme Jean Guéhenno et de nombreux Fougerais, j’ai pénétré un jour dans cette salle magnifique, sanctuaire du livre, de l’écrit. Comme beaucoup, j’ai parcouru les rayonnages, consulté des documents à la recherche de l’information nécessaire à l’achèvement d’une dissertation, d’une thèse ou tout simplement d’un article. Je ne puis me résigner à voir ce bâtiment s’éloigner du monde de la pensée, des livres et des écrits.

Bibliothèque de Fougères cliché : Gilbert Fesselier

Fougères a eu la chance de voir un nombre important d’écrivains parcourir ses rues et vanter ses sites. Pour ne citer que les plus célèbres, je pense à Victor Hugo, Chateaubriand, Balzac, Julien Gracq. Notre ville a eu aussi l’honneur de voir l’un de ses concitoyens, fils de chaussonnier, devenir membre de la prestigieuse Académie française. Ce lieu vidé, abandonné ne pourrait-il pas devenir la maison de ces écrivains ?

Qu’il me soit permis de rêver à cet immeuble dans lequel l’écriture, la lecture, la pensée auraient toute leur place. La salle de lecture pourrait être dédiée à notre illustre académicien et permettrait d’exposer les œuvres des écrivains ayant visité Fougères. Mais, ne restons pas plongé dans la nostalgie ; ce lieu devra vivre et continuer à faire progresser la pensée des Fougerais. Pour l’animer, il pourrait 89


être créé un atelier d’écriture et un atelier de calligraphie. De même des lectures publiques pourraient être organisées ainsi que, pourquoi pas, un café littéraire ou des débats autour d’une œuvre en présence d’un auteur. Des animations pourraient avoir lieu autour des métiers du livre : écrivain, éditeur, imprimeur, relieur, etc…

De nombreux écrivains, poètes et amateurs d’écritures œuvrent dans le Pays de Fougères. Ne pourraient-ils pas trouver là un lieu de rencontres, d’échanges ?

Utiliser le bâtiment de cette façon, en encourageant la lecture, l’écriture vivante et active, permettrait de lui donner une nouvelle jeunesse sans pour autant dénaturer son passé. Outil de communication mis à la disposition des établissements scolaires et de tous les Fougerais, il éveillerait à la littérature et à l’écriture. Enfin je rêve de ce bâtiment, au cœur de la ville, transformé en un magnifique livre ouvert, ensemençant de ses mots, de ses phrases, de ses textes, les Fougerais de tous âges, ivres de littérature.

Mais tout ceci n’est qu’un rêve. Seule une volonté permettrait de le réaliser. Victor Hugo, notre grand écrivain, lui aussi rêvait. Un jour, il écrivit : « L’utopie est la réalité de demain »… Alors, rêvons !

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Jean Guéhenno, Journal d’un homme de 40 ans, Grasset, pp. 90-91.

Musique

Marcel Étévé est un des personnages principaux du roman autobiographique

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de Jean Guéhenno, La Jeunesse morte, publié aux Éditions Claire Paulhan, 2008. Dans ce roman, Marcel Étévé (1891-1916) est Hardouin, l’un de ses deux amis de l’École normale supérieure, le second André Durkheim (18921915), fils du sociologue Émile Durkheim, que nous reconnaissons sous les traits de Lévy. Ces deux amis de Guéhenno seront tués lors de la Grande Guerre. Ce texte a été retrouvé par P. Bachelier.

À la mémoire de Marcel Étévé

Un piano dans la chambre est resté presque intact. Le clavier noir et blanc m’attire. Sur les touches Je promène des doigts ayant perdu leur tact. Comme un air oublié de Lully, de Destouches, Se réveillent des sons tristes, cassés, fanés, Plainte douce de l’instrument abandonné Dont la caisse sonore et pleine de musique Garde fidèlement les thèmes nostalgiques. Des notes manquent, tout à coup, Le chant s’éteint, traversé par un trou ; L’âme des abandons rêve dans ces silences, Et les éclatements aux lointaines cadences Assènent à l’entour leur brutales codas. Mais ce soir un poète efface le soldat, L’harmonie en moi trouve une nouvelle route Venue d’autrefois, et j’écoute. Je vous entends venir, radieuses sonates, L’Apassionata d’où tout l’amour éclate, Les soupirs de l’Absence et les ivres scherzos ; Comme un vol palpitant d’adorables oiseaux Les lieder de Schubert vont, d’une aile lassée, Des fontaines du cœur aux cieux de la pensée ; La grande Polonaise est un torrent de feu ; 91


Les pâles mazurkas s’enlacent deux à deux ; Les Nocturnes sont des espoirs qui se souviennent ; Le rythme bondissant du Carnaval de Vienne Allume autour de moi son rire de cristal. Je fends à pleines mains ce fleuve musical Comme un nageur roulé dans l’onde qui l’entraîne S’exalte d’avancer quand même. Mais la guerre, toujours à l’affût, grogne encor. La maison vide sent la tristesse et la mort. Un fantôme anxieux est là, qui me regarde, Dans la chambre fermée hier aux inconnus. Malgré moi devant ce piano je m’attarde, Et songeant aux absents qui ne reviendront plus, Pendant que le canon crache dans la ténèbre J’élève les accords de la Marche funèbre. !Henry-Jacques, La Symphonie héroïque, Paris, Aux Éditions des “Belles-Lettres”, 1921.

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Publications récentes

Patrick Bachelier et Alain-Gabriel Monot, Jean Guéhenno (collection Silhouettes littéraires, Rennes : La Part commune, 2007. ISBN 9782-84418-129-9, 15€).

Jean Guéhenno a été une figure importante et un témoin de son époque qu’il a marquée par ses livres et articles, par les revues qu’il a dirigées et par son engagement politique. Aujourd’hui il est presque oublié, et il était urgent de faire revivre sa mémoire. C’est ce que se sont efforcés de faire Patrick Bachelier et Alain-Gabriel Monot dans un petit livre fort bien documenté et illustré.

Le livre commence par une brève biographie de Jean Guéhenno. En insistant sur son enfance et son adolescence, cette biographie – heureusement complétée par une notice de quelques pages en fin d’ouvrage – a le mérite de nous faire connaître une période peu connue de la vie de Guéhenno. Les lecteurs désireux d’en savoir plus sur sa vie d’adulte pourront se reporter à la notice biographique écrite par Nicole Racine dans le Dictionnaire historique du mouvement ouvrier (Maitron).

Les auteurs reviennent ensuite longuement sur les relations de Jean Guéhenno avec sa ville natale de Fougères. Ils apportent beaucoup d’informations sur ses origines familiales, son enfance et ses études. Ils ont puisé leurs sources, non seulement dans les essais autobiographiques de Guéhenno (en particulier le Journal d’un homme de quarante ans et Changer la vie), mais aussi dans des témoignages recueillis localement, dans des articles de journaux et dans des correspondances inédites. Les rapports de Guéhenno avec Fougères sont ambigus. Il s’y 93


sentait mal à l’aise, rejeté à la fois par la bourgeoisie locale qui lui reprochait ses prises de position politiques, mais aussi coupé de ses anciens camarades ouvriers par ses études, son ascension sociale, son état d’académicien.

Les auteurs analysent enfin Caliban parle, essai écrit par Guéhenno en 1929, dans lequel il affirme les convictions qui seront les siennes toute sa vie : il donne la parole à Caliban, héros de Shakespeare dans La Tempête. Caliban, c’est Guéhenno, et, au-delà, le symbole de l’homme du peuple qui a accédé à la culture de ses maîtres. Il y a trouvé son plaisir, mais la culture l’a coupé du peuple dont il était issu. Il vit son ascension sociale comme une désertion : « j’ai failli trahir » ; mais la guerre l’a rapproché des siens en lui réapprenant la fraternité.

L’accueil de cet ouvrage par la critique est longuement analysé : la plupart reconnaissent sa sincérité, quelques-uns lui reprochent de prêcher la révolution ; encore faudrait-il que le peuple concerné lise le livre, mais Henri Poulaille et Frédéric Lefebvre font remarquer que Guéhenno écrit pour le peuple dans une langue que le peuple ne peut pas comprendre.

Dans les dernières années de sa vie, Guéhenno cependant reconnaîtra le changement qui s’est opéré dans la société : désormais il est plus facile à un homme issu du peuple d’accéder à la culture. En un certain sens, « Caliban a gagné ».

Une abondante bibliographie est donnée sur les œuvres de Guéhenno, sur ses articles, et sur les études faites sur son œuvre. Nous nous permettrons d’y ajouter les actes du colloque tenu en mai 1990 à l’UNESCO à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance (qui contiennent entre autres une remarquable étude de Bernard 94


Duchatelet sur Jean Guéhenno, Romain Rolland et Europe).

L’ouvrage est complété par un choix de textes, tirés des livres et articles de Guéhenno, et par des documents tels que des extraits de son discours de réception à l’Académie française et de la réponse de Jacques Chastenet, et par des lettres. Il est abondamment illustré par des photos de famille, d’amis, des fac-similés de pages de couverture, et des cartes postales anciennes, qui rendent plus vivante la figure de Jean Guéhenno.

Les auteurs auront atteint leur but si ce livre incite les jeunes d’aujourd’hui à lire les livres de Guéhenno et à découvrir le message qu’ils contiennent : « la vraie révolution qu’un homme puisse faire, c’est une révolution en lui-même, sur lui-même, c’est un dépassement de lui-même que seule la culture permet. » !Philippe Niogret

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Cahiers Jean-Richard Bloch, n°14 – Association Études Jean-Richard Bloch, 2008, ISSN : 1767-4026, 12€.

Le premier Cahier Jean-Richard Bloch est paru en 2008, en remplacement du Bulletin. Une grande partie de ce numéro est consacrée à la journée d’études organisée au mois de novembre 2007 dans les locaux de l’École normale supérieure. Le Président, Christophe Prochasson, dans sa préface, pose la question : Bloch était-il communiste ? Il souligne qu’il « ne peut incarner la figure de l’intellectuel au service du parti ». Les différents articles révèlent toute la complexité de son engagement : ambivalence ? inconscience ? Bloch apparaît comme « une victime différée de la Grande Guerre », fidèle à l’URSS libérant l’Europe du joug nazi et qui, à l’Heure du choix, ne sut, ne put, rompre son engagement moral à l’égard des communistes ; mais l’Heure du choix est limitée dans l’échelle du temps pour Bloch : il décède brutalement au mois de mars 1947. Philippe Niogret aborde un sujet qui tarauda beaucoup d’intellectuels : les chrétiens, a priori opposés radicalement au communisme, pouvaient-il durablement espérer construire un monde meilleur avec les communistes ? Cette position ne paraît plus tenable pour certains après la Libération. P. Niogret conclut, à ce sujet : « le combat entre capitalisme et communisme s’est terminé par la victoire du capitalisme. Mais est-ce pour autant une victoire du christianisme ? Le capitalisme triomphant de ce début du XXe siècle est aux antipodes des valeurs chrétiennes de justice et de fraternité. » Autre réflexion menée par Catherine Fhima : au travers de Destin du siècle, comment concilier judaïsme et socialisme ? C. Fhima rappelle que, dès sa jeunesse, dans le sillage de l’affaire Dreyfus, Bloch a cherché un « nouveau mythe », ou une « mystique », où viennent s’articuler d’une manière complexe judaïsme et socialisme. Mais les événements des années 1930 en Europe brisent ce mythe face au nazisme, niant le droit à l’existence 96


du peuple juif ; alors, Bloch se tourne vers le communisme, avec pour épicentre Moscou. Isabelle Scaviner nous rappelle que Bloch écrivit une pièce de théâtre, Toulon, jouée une première fois à Moscou, où il était réfugié depuis le printemps de 1943, puis à Alger en 1944, et à Paris en 1945 et 1946. Cette pièce évoque le sabordage de la flotte française, considéré par l’auteur comme un symbole de la lutte des peuples opprimés par les nazis. À l’annonce de cet événement, il explose de joie avec le peuple de Moscou, jugeant ce geste comme un « réveil patriotique ». Ludmila Stern nous révèle les relations complexes que Bloch entretenait avec ses amis soviétiques, prisonnier d’amitiés, pendant la période 1925-1946. Éva Ámos, « De Paris à Prague à tire-d’aile dans les nuées. Bloch et les écrivains d’Europe centrale : la rencontre de Belgrade ». Bloch, comme Romain Rolland et Jean Guéhenno, est au cœur d’un réseau intellectuel centre-européen ; ils publièrent de jeunes auteurs étrangers dans la revue Europe, mais aussi, pour Bloch, dans le quotidien Ce Soir. Après la Libération, pour ce quotidien, il se rend à Prague, Bratislava, Budapest, Belgrade ; c’est aussi une période où Tito tend la main aux Français et Bloch ne s’aperçoit pas que ce pays s’achemine vers la dictature. Marie-Cécile Boujou, « Jean-Richard Bloch dans le champ éditorial français de la Libération ». L’auteur nous explique comment « l’instrumentalisation » d’une partie de la vie de Bloch par le parti communiste, son silence littéraire pendant l’Occupation, conduisent l’œuvre et l’homme à un quasi oubli. Alexandre Courban, nous livre un article très intéressant sur « Ce Soir [1937-1953], un quotidien communiste « indépendant » entre guerre et guerre froide (août 1944 – mars 1947) ». Ce journal est dirigé par Bloch à son retour de Moscou. L’auteur évoque la difficulté de la presse française pour se procurer le papier indispensable dans les années d’après-guerre et l’influence exercée 97


par le Parti communiste, ne donnant que « peu de consignes quant au contenu », mais s’immisçant dans le fonctionnement de la rédaction. Sophie Coeuré, « Jean-Richard Bloch et les engagements communistes à la veille de la guerre froide ». Bloch, apparaît comme un écrivain et un intellectuel pour la période d’avant-guerre, mais son séjour en URSS efface ce passé, « avant que sa mort ne fige son image de fidélité inconditionnelle au Parti communiste. » À la fin de ces Cahiers nous trouvons des Hommages écrits après le décès de Bloch, signés par Marcel Cohen (Regards, 21 mars 1947), André Wurmser (Action, 21 mars 1947) et un témoignage poignant de Jean Roire, collaborateur de Bloch à Ce Soir. P. Niogret nous présente les relations que pouvait avoir Bloch avec quelques intellectuels chrétiens : Paul Claudel, André Monglond et Emmanuel Mounier. Ces Cahiers invitent à mieux connaître un homme appartenant à l’univers de Guéhenno qui, comme beaucoup d’autres, a basculé, en partie, dans un oubli regrettable. !Patrick Bachelier

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Martine Poulain, Livres pillés, lectures surveillées. Une histoire des bibliothèques françaises sous l’Occupation, Gallimard, 2008, 587 pages, ISBN : 978-2-07-012295-0, 22,90€.

C’est une somme importante que publie Martine Poulain. Livres pillés, lectures surveillées traite des bibliothèques françaises pendant la Seconde Guerre mondiale.

Des millions de livres ont été volés, autant ont été pilonnés car soupçonnés d’être hostiles à la politique du Reich. On découvre aussi cette résistance silencieuse et tenace d’une partie de la population française, laquelle, malgré les privations et les bassesses du temps, dévorait avec avidité les livres, symboles d’espérance et d’esprit demeuré vigilant et critique.

Cette histoire des bibliothèques française sous l’Occupation – c’est le sous-titre complet de l’ouvrage – choisit aussi de dresser le portrait de quelques intellectuels. On est très heureux d’y découvrir la haute figure de Jean Guéhenno, dont M. Poulain a lu avec attention et rigueur le Journal des années noires. On ne s’étonne donc pas qu’elle en cite des extraits bien connus des “guéhennistes”. Entre beaucoup d’autres qui réjouissent le cœur, celui de la rencontre entre le professeur de khâgne lisant dans le métro Les origines intellectuelles de la Révolution française, et un mécanicien de son âge. Ce bel échange entre l’homme de lettres et l’ouvrier a ici valeur de symbole du refus de la dictature – de l’espoir aussi, demeuré intact – de la majeure partie de la population française.

Le livre donne à connaître Bernard Faÿ, administrateur de la Bibliothèque nationale, et coupable directement de la dénonciation, de la déportation et de la mort tragique de plusieurs employés de l’institution qu’il présidait. S’il a en commun avec Jean Guéhenno de s’éteindre en 1978, il représente l’inverse de l’itinéraire remarquable, haut sur l’horizon, de l’essayiste originaire de Fougères. Ce n’est pas le moindre intérêt de l’ouvrage, remarquablement 99


documenté, de M. Poulain de faire se côtoyer ces deux portraits – dissemblables jusqu’au vertige – d’intellectuels de la fin de la première moitié du vingtième siècle. !Alain-Gabriel Monot

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Colloque « Jean Guéhenno, guerres et paix » Paris, 14 et 15 novembre 2008

Ce colloque universitaire, organisé par l’Université de Paris III, l’École doctorale de Littérature française, l’UMR Écritures de la modernité et l’association « Les Amis de Jean Guéhenno », avait pour ambition de « réunir historiens et littéraires, pour faire le point sur une œuvre aujourd’hui méconnue ». Il coïncidait avec la publication aux Éditions Claire Paulhan d’un très beau texte inédit de Guéhenno, La Jeunesse morte, « récit autobiographique évoquant l’entrée dans la Grande Guerre d’une génération ».

Le comité d’organisation comprenait : Jeanyves Guérin, professeur à l’Université de Paris III, Jean-Kely Paulhan et JeanPierre Rioux, respectivement président et président d’honneur de l’association « Les Amis de Jean Guéhenno ». Les intervenants devaient répondre à cet appel à contribution :

« Qui lit encore Jean Guéhenno ? Qui s’en réclame ? La gloire relative qu’il a connue sous la Troisième République, comme l’un de ces « hommes nouveaux », de ces boursiers qui incarnaient aux yeux d’Albert Thibaudet un nouveau cours de l’histoire, désormais fermée aux héritiers, comme l’un des artisans intellectuels du Front populaire, s’est retournée contre lui : enseveli sous les pieux clichés de l’élève méritant qui a réussi, il apparaît le produit d’un système républicain qui nous donnerait peu de clés pour affronter la crise des valeurs actuelle, en lequel peu de contemporains se reconnaîtraient désormais.

Par ailleurs, la France actuelle, à tort ou à raison, ne s’estime pas concernée par la guerre, au moins sous les formes qui ont composé l’existence de Guéhenno : Grande Guerre, Deuxième Guerre Mondiale, guerres civiles (larvées, ouvertes), Occupation et 101


Résistance. D’où le sentiment de l’étrangeté d’une « œuvre vie », scandée par les combats d’Europe et de Vendredi, le Journal d’un Homme de 40 ans, le Journal des années noires, plus tard La Mort des autres. D’où aussi une interrogation, sinon un malaise – bien anachronique ? – à l’égard des prétendus silences de Guéhenno sur ces guerres coloniales ou de décolonisation, qui nous semblent davantage interpeller le XXIe siècle. Le « second Guéhenno » nous interroge aussi sur la place de la France dans le monde d’après 1944. » Le colloque a regroupé quatorze intervenants et une cinquantaine d’auditeurs sur un jour et demi. Vingt membres de l’association « Les Amis de Jean Guéhenno » étaient présents, dont huit en tant qu’intervenants. Parmi les auditeurs on pouvait relever la présence de Jeanne Étoré-Lortholary, petite-fille de Jean Guéhenno.

L’Université de Paris III a assuré l’organisation et assumé tous les frais inhérents à ce colloque (publicité de l’événement, mise à disposition de salles agréables, défraiement des voyages et des chambres d’hôtel pour les auteurs de communication provinciaux, invitations aux repas).

Les actes du colloque constituent la première publication universitaire collective consacrée à Guéhenno ; les Presses universitaires de Lille ont pris en charge leur édition1.

L’association « Les Amis de Jean Guéhenno » tient à remercier vivement la Ville de Fougères et le Conseil général d’Ille-et-Vilaine : c’est leur généreux soutien qui a permis d’éditer, rapidement et avec soin, les communications présentées. Ces actes ont été publiés au mois de novembre 2009.

Jean Guéhenno guerres et paix, Jeanyves Guérin, Jean-Kely Paulhan, Jean-Pierre Rioux (éds), Presses Universitaires du Septentrion, 2009. F 111920 ISBN : 978-2-7574-0131-6. ISSN : 1284-5655, 22€. 1

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Jeanyves Guérin ouvre le colloque en rappelant l’hommage rendu par François Mauriac dans son Bloc-notes, le 26 janvier 1962, au lendemain de l’élection de Guéhenno à l’Académie française : « Quelque mal que vous pensiez de l’ Académie, dans une vie exemplaire comme celle de Guéhenno, elle apporte une consécration irremplaçable. Le petit ouvrier breton qui, par la puissance de son esprit et par sa persévérance, est devenu ce maître éminent, ce haut fonctionnaire, et surtout cet écrivain, dessine sous nos yeux une image d’Épinal où la Coupole doit apparaître dans la dernière case.» Philippe Niogret, secrétaire de l’association Études JeanRichard Bloch, présente « La Jeunesse morte, roman inédit de Jean Guéhenno ».

Ce roman « lyrique » et autobiographique, commencé en décembre 1917 et achevé en octobre 1920, était resté inédit. Philippe Niogret, avec le concours de Patrick Bachelier et de Jean-Kely Paulhan, a préparé l’édition publiée le 11 novembre 2008 par les Éditions Claire Paulhan.

Il montre l’évolution très rapide des idées de Guéhenno sur la guerre. Parti dans l’enthousiasme des premiers jours d’août 1914, il en découvre rapidement les horreurs. La mort de ses amis, ainsi que la mort « inutile » de toute une jeunesse condamnée par des vieillards responsables de cette guerre absurde, seront à l’origine de son pacifisme de l’entre-deux-guerres.

Ni l’oubli, ni l’inaction ne seront permis à Guéhenno : « Beaucoup de nos amis sont morts tandis que nous avons la chance de vivre ; mais avons-nous le droit de nous reposer ? »

Tout Guéhenno est déjà dans cette œuvre de jeunesse : l’émerveillement que lui ont procuré les livres, les joies de l’amitié, la culture qui lui a fait découvrir un monde nouveau mais qui l’a éloigné 103


du peuple, les horreurs de la guerre et la mission dont il s’est senti investi de tout faire pour éviter une nouvelle guerre. Lui qui croyait tant à la puissance des livres, le grand échec de sa vie aura été de constater leur impuissance à peser sur les événements. Jean-Kely Paulhan, président de l’association « Les Amis de Jean Guéhenno », intervient sur le thème suivant : « Guéhenno et la“Grande Guerre” de Vendredi ».

Sollicité par André Chamson pour prendre la tête, avec Andrée Viollis de Vendredi, Guéhenno dirigea avec eux cet hebdomadaire littéraire, politique (au service du Front populaire) et satirique de 1935 à 1938. Vendredi offre à Guéhenno, le « général de la paix », une tribune « collective » qui lui permet de défendre un pacifisme tous azimuts.

Pour Vendredi le capitalisme est responsable de la Grande Guerre et il le démontre par des enquêtes telle que celle concernant l’interdiction de bombarder les mines de fer de Briey-Thionville appartenant à la famille De Wendel.

Le journal a pris le parti de déshonorer la guerre sans déshonorer les combattants. Il refuse le culte des morts et entend lutter contre la désinformation.

La troisième partie de l’exposé porte sur les limites et sur l’échec de l’action de Vendredi. Le journal est prisonnier de l’Histoire (la guerre d’Espagne) et de la montée du nazisme. Le pacifisme perd de son importance pendant cette période. Guéhenno est de moins en moins à l’aise, il bascule même, acceptant à demi-mots une intervention de la France, ce qui lui vaudra les foudres de Jean Giono.

En définitive, bien qu’il s’agisse d’un échec du journalisme pacifiste, Vendredi a entretenu une génération qui préparera l’Europe d’après-guerre et les esprits à une réconciliation franco-allemande. 104


Nicole Racine, directrice de recherche à la Fondation nationale de Sciences politiques, spécialiste de l’Histoire intellectuelle, essaie de positionner « Guéhenno dans la gauche intellectuelle de l’entredeux- guerres ».

L’originalité de Guéhenno comme intellectuel vient de ce qu’il ne franchit jamais le pas du campagnonnage de route. Malgré son attirance pour la révolution russe, son admiration pour l’expérience soviétique, au moins jusqu’aux procès de Moscou, il préserva l’indépendance de la revue Europe qu’il dirigea de 1929 au début 1936, de l’influence des communistes. Son pacifisme, ancré dans l’expérience de la Première Guerre mondiale, le sépara, au milieu des années trente, des compagnons de route de l’antifascisme comme André Gide, André Malraux, Jean-Richard Bloch, qui, devant le danger hitlérien, renoncèrent aux thèses traditionnelles de la gauche en faveur du désarmement et défendirent une conception internationale défensive de l’antifascisme. Sa rupture avec Romain Rolland sur le pacifisme explique en partie son éviction de la revue Europe où il avait pourtant attiré l’attention sur l’Allemagne nazie. Ne rejoignant pas les rangs des pacifistes intégraux comme Félicien Challaye ou Jean Giono, ni ceux des militants antistaliniens comme Victor Serge, il incarne une position intermédiaire d’intellectuel de tendance socialiste, assez proche de celle de Léon Blum. Pendant la guerre d’Espagne, il continua dans l’hebdomadaire Vendredi à se réclamer du pacifisme. Il faudra les suites de Munich, l’annexion de la Tchécoslovaquie pour qu’il se convainque que la résistance aux exigences hitlériennes, était la seule attitude possible. Ainsi se retrouva-t-il dès les débuts de l’Occupation, dans la résistance intellectuelle. Sylvie Golvet, doctorante au Centre d’Études des Littératures Anciennes et Modernes (CELAM) à l’Université de Rennes II, a choisi comme thème : « La Jeunesse morte et Le Sang Noir : regards 105


croisés sur la Grande Guerre.»

La guerre de 1914-18 est présente à la fois dans La Jeunesse morte, et dans Le Sang noir, écrit par Louis Guilloux en 1935, dont l’action se déroule en une seule journée, en 1917, dans une ville provinciale de l’arrière.

Ces deux écrivains, d’origine populaire, sont profondément traumatisés par la guerre car elle démontre l’échec de l’être humain et de la morale sociale. Jean Guéhenno se montre déchiré par les contradictions intérieures, à l’issue d’un conflit vécu directement et qui détruit (provisoirement) sa foi dans la culture livresque. Guilloux met en lumière les tensions de l’arrière, entre bellicistes aveugles et soldats révoltés, dans un roman qui est un cri désespéré à l’approche de la Seconde Guerre mondiale.

Ces deux fils de cordonniers socialistes, hommes de culture coupés de leur milieu, témoignent et posent des questions essentielles.

André-Alain Morello, Maître de conférences à l’Université du Sud Toulon-Var, a établi sa communication autour des liens entre Guéhenno et Giono : « Guéhenno, Giono : une amitié, deux pacifismes, deux journaux de guerre. »

En 1928, Guéhenno découvre le manuscrit d’un débutant inconnu : Colline de Giono.

C’est le début d’une amitié de quarante ans à laquelle seule la mort mettra fin. Il s’agit surtout d’une amitié épistolaire, les deux écrivains ne s’étant rencontrés qu’en six occasions. Cette amitié a été brouillée par des orages, des ruptures, ainsi le 7 juillet 1937, Guéhenno écrit à Giono : « Nous ne voulons pas les mêmes choses de la même manière. » Pourtant après guerre, Giono continuera de correspondre avec Guéhenno. Une telle fidélité est assez rare dans l’histoire littéraire. 106


Giono et Guéhenno incarnent deux pacifismes différents. Giono était un pacifiste viscéral, « intégral », ce qui l’amena à se séparer du Front populaire. Accusé de « collaboration », il fut emprisonné pendant cinq mois en 1944-45. Malgré tout on constate une convergence profonde entre les deux œuvres avec l’écriture d’un journal de guerre. Guéhenno a écrit Journal des années noires dénonçant l’irresponsabilité de la littérature ; Giono a tenu un Journal de l’Occupation évoquant les exactions de la guerre.

Bruno Curatolo, professeur de littérature française contemporaine à l’Université de Franche-Comté (Besançon) a intitulé sa communication : « Jean Guéhenno chroniqueur littéraire à Europe. »

Du numéro de juillet 1923, où se lit pour la première fois sa signature dans Europe, jusqu’à celui de février 1936, qui marque son départ de la revue, Guéhenno aura donné plus d’une centaine d’articles ou de notes de lecture, ces dernières représentant environ les neuf dixièmes des livraisons. Ce qui signifie qu’en sept ans, il aura fourni une moyenne de seize chroniques, au moins, par année, plusieurs numéros lui étant l’occasion de s’exprimer sans parcimonie : le record est atteint en novembre 1930 avec cinq notes de lecture. Il ne peut être question d’entrer dans le détail de ces contributions dont on dira simplement qu’elles s’intéressent au débat d’idées, politiques ou morales, à la littérature, soit dans son acception générale, soit dans son rapport aux luttes idéologiques ou sociales, à l’histoire, parfois aux arts, de la musique au cinéma.

L’intervention de Bruno Curatolo se limite à la question littéraire et, plus précisément, au roman dans la mesure où Guéhenno en a très peu parlé : ce parti pris, pour paradoxal qu’il puisse paraître, semble pourtant le mieux à même de dresser un état de l’œuvre de 107


fiction dans une revue généraliste des années trente et sous le regard d’un intellectuel « engagé », dans la mesure où, pour notre essayiste, le roman n’est rien s’il n’a pas une dimension universelle, ferment de l’entente entre les peuples et les cultures. Ce serait sa vision littéraire d’un humanisme pacifiste. Florent Le Bot, chercheur auprès de l’IDHE-CNRS, docteur en histoire, chargé de cours à l’Université d’Évry, a choisi d’évoquer : « Jean Guéhenno, le cuir et les pacifistes (1920-1950). »

Il est frappant d’observer la force et la permanence des liens unissant Jean Guéhenno et le monde des cuirs et peaux et de la chaussure. Pas uniquement par la naissance, pas uniquement par la filiation. Mais également, et c’est l’essentiel, par sa volonté de demeurer fidèle à un milieu populaire, selon l’expression tirée de Caliban : « Voler le feu et l’emporter chez les miens. »

En cela son engagement pour la paix et par ailleurs son engagement contre les fascismes se conçoit comme la poursuite de cette fidélité à ses origines.

Le témoignage d’un bottier, Maurice Arnoult, Justes des nations, ami de Guéhenno et aujourd’hui centenaire, permet d’entrevoir de manière vivante les liens entre Guéhenno et ce monde des petits artisans et des petites entreprises. C’est un monde dans l’entre-deux-guerres encore vivace, et Fougères, ville natale de Guéhenno, est l’un des pôles de cet archipel industrieux animé par les principaux débats de l’époque, dont la question de la paix. Nous connaissions l’engagement, dès le XIXe siècle, des typographes dans l’anarcho-syndicalisme et le pacifisme dont le tract de Louis Lecoin en 1940 « Paix immédiate » est un prolongement direct. Il y a également celui des hommes du cuir, d’une partie d’entre eux du moins, dans les débats des années 1930 autour du 108


corporatisme, de l’entente, qui serait nécessaire, entre patrons et ouvriers et par glissements progressifs de l’entente universelle jusqu’à un pacifisme que l’on peut qualifier pour certains d’intégriste. On y trouve notamment la trace de l’influence du philosophe Alain, qui signe à la fin du mois de juillet 1944 ( ! ) un appel à la paix.

Il y a enfin l’amitié qui unit Guéhenno à Guilloux et Giono, amitié entre trois fils de cordonniers, qui par-delà leur approche différente du pacifisme et de l’engagement qu’il induit, poursuivent ainsi une même volonté de fidélité à leurs origines. François Chaubet, chercheur rattaché au Centre d’histoire de Sciences-Po, a retenu comme thème de son intervention : « Jean Guéhenno et le rôle spirituel de la France dans le monde. »

Guéhenno montra toute sa vie une authentique passion pour cette cause de l’universalisme français. Michelet, son auteur le plus aimé et le plus médité, lui apporta l’idée du « banquet » européen. Voltaire, un autre de ses auteurs de référence, lui a enseigné le bonheur et la vérité.

Guéhenno était fasciné par le « général » : « le général, voilà la patrie de l’homme ». Mais cette pensée universaliste a ses limites. Lors de son voyage en Afrique, il fit preuve d’un optimisme relatif, alors que Levi-Strauss, dans Tristes tropiques (1955), exprime son scepticisme.

Guéhenno voit dans le Front populaire un nouveau messianisme en œuvre. De son voyage en Amérique du Sud, effectué en 1946, il retire le sentiment que le besoin spirituel tenaille encore les meilleurs, telle la poétesse chilienne Gabriela Mistral. Son voyage en Afrique noire permet de mieux saisir la portée de son universalisme. S’il se montre sans illusion sur certains colons et sur certaines entreprises, il ne perd pas tout espoir d’un « dialogue des cultures ». 109


Dès l’entre-deux-guerres, Guéhenno prit conscience de la nécessité d’insérer la France à l’intérieur de démarches politiques et culturelles plus larges. En 1928, il devint directeur d’Europe et défendit l’« esprit européen ». Les Rencontres internationales de Genève, auxquelles il participa à l’automne 1946, furent une des premières manifestations de coopération européenne intellectuelle. Mais au fil des années, Guéhenno se montra de plus en plus inquiet, déçu par le décalage entre l’essor d’une Europe économique et la stagnation de l’Europe spirituelle. Guéhenno participa aux premières sessions de l’UNESCO, mais cette institution représentante des États ne pouvait réellement, selon lui, promouvoir l’esprit d’universalité.

« Être vigoureusement soi-même tout en étant attentif à autrui, penser qu’on a quelque chose d’essentiel à lui prodiguer  », cet universalisme d’homme des Lumières auquel Guéhenno s’est montré fidèle, apparaît trop optimiste après 1945. Sa conception de la colonisation n’est guère différente de celle des réformistes des années 1900 et surtout il ne conçoit pas un universalisme culturel qui se concilierait avec la prise en compte de la diversité des cultures.

Nathalie Froloff, maître de conférences en littérature et langue française, Université de Tours, nous invite à « Relire le Journal des années noires ».

Nathalie Froloff a essayé de voir ce qui restait implicite dans le Journal, et de réfléchir sur la possibilité de l’écriture en temps de guerre lorsque l’on prend le parti de se taire. Comment écrire en temps de guerre ?

Le journal impossible :

Jean Guéhenno ne veut pas que son journal soit l’enregistrement des horreurs : « tout ce que j’écrirai ne sera jamais publié ». Il choisit le silence : « Je vais m’enfoncer dans le silence. Il faut que je taise tout ce 110


que je pense. » Il dénonce la trahison de la France et un manquement de l’« homme de lettres » (expression formée par Voltaire) à sa charge de « faiseur d’hommes libres ». Il ironise sur le collaborateur X : « Un jeune centaure imbécile, moins homme que cheval.»

Son découragement va de pair avec sa rétrogradation : « C’est fait. On ne me révoque pas, non : on me “rétrograde”. On me renvoie au métier que je faisais il y a vingt ans. Ces petites persécutions sont misérables et j’aurais honte d’en souffrir. Je suis plein de dégoût et de mépris.» Comment écrire autrement ? Comment dire “ oui ” ?

« J’ai trop dit “non” tout au long de ma vie. Il faut dire“oui”. « Il s’agit de peindre les murs de sa prison. [...] La prison risque d’être longue. Je travaillerai sans hâte. Voici venu le temps d’écrire pour rien, pour le plaisir. [...] Que notre cellule soit pleine de clarté ne dépend après tout que de nous. »

Guéhenno joue les prophètes : « Je pense à des lois qui organiseraient la générosité et l’échange comme celles que nous subissons organisent l’avarice. Je rêve d’un ordre plus profond et que la vie ne soit plus cette moisissure au flanc d’un roc. »

« Pourquoi je tiens ce journal ? Pour me souvenir, pour mettre en moi, dans ma vie, un peu d’ordre. » Pour y parvenir, Jean Guéhenno se relie aux autres : «  J’admire dans Jean Paulhan ce don qu’il a d’alléger la vie autour de lui. Quel camarade délicieux et comme il m’aura aidé à vivre dans cette prison. » Il converse avec Jean Blanzat qui souhaiterait voir les écrivains « écrire, parler comme des hommes, comme n’importe qui, non comme des intellectuels». Jacques Berchtold, docteur ès lettres, enseigne la littérature française du XVIIIe siècle à la Faculté des Lettres de l’Université de Genève et est membre de la société Jean-Jacques Rousseau. Il 111


consacre sa communication à «  Guéhenno lecteur de Rousseau dans les années noires ».

Guéhenno est le premier à avoir tiré parti de la correspondance privée de Rousseau. Guéhenno a une propension à l’identification, toute distance est abolie entre le critique et son « héros » : « Je revis sa vie jour après jour mais j’oublie de vivre la mienne. » Il a peur de se perdre dans les détails de la vie de Rousseau, ce qu’il recherche, c’est « reconnaître, si je peux, un homme dans la vérité, un homme dont je me sens infiniment proche, que je n’aime, ni ne hais, mais que j’admire et je plains ». Guéhenno pense que son travail sur « son » Rousseau « n’aurait de sens que s’il était l’occasion d’un examen et une critique de soi-même. » Il admire en Rousseau l’homme qui fait front et éprouve de la tendresse à l’égard de ses faiblesses et de sa lâcheté. Pour lui « Rousseau n’est si grand que parce qu’il a tiré de sa vie des leçons valables pour tout le monde, le Discours sur l’inégalité et Le Contrat social.» Contrairement à Voltaire, ce qui intéresse Guéhenno, c’est que Rousseau : « avait la folie de croire que ses livres feraient des révolutions. » Il éprouve une solidarité avec le fils de l’horloger : « tous les hommes de souche populaire peuvent se retrouver en lui. » Guéhenno a besoin de cet ami au-delà des siècles, ainsi il note dans le Journal des années noires ; le 20 juin 1944 : « Mauvais temps depuis dix jours. Combats d’une terrible violence en Normandie. Impatience ridicule. Pas d’autres ressources que d’essayer de me perdre dans le Rousseau. J’y parviens mal. » Patrick Bachelier, secrétaire de l’association « Les Amis de Jean Guéhenno », décrit « Jean Guéhenno professeur pendant les années noires » au travers des témoignages de quatorze de ses anciens élèves, soit tirés de leurs écrits, soit récoltés lors d’entretiens oraux (cinq entretiens) ou par des courriers inédits 112


(quatre) durant les années 2001-2003 : Jacques Andréani, Henri Coulet (M. et Mme), Jacques Dupâquier, Jean Deprun, Jean Sirinelli, René Rémond, Pierre Moussa, Pierre Bolotte, Jean-Marie Domenach, Alain-Joseph Raude, Jacques Lusseyran, Guy Desgranges et M. Brunet. Tour à tour on verra ses élèves enthousiasmés par le professeur, alors que d’autres deviennent méfiants envers ses engagements et ses critiques contre le régime de Vichy (son engagement ne va-t-il pas les compromettre ?). Certains sont conscients des pressions exercées sur leur professeur, d’autres étonnés du poids des « mouchards » et de la sanction de Vichy. Guéhenno est surtout inquiet pour son avenir d’enseignant et l’avenir de l’enseignement, des missions qu’il lui assigne.

Il se confie dans son journal, mais aussi auprès de ses amis : Paulhan, Duval, Bouché, Rolland… il résiste par le Verbe, éveille, anime la contradiction, soutient les plus courageux et apostrophe même les élèves en classe.

Nous verrons Guéhenno professeur à Lakanal, Henri IV, Louisle-Grand, et au Lycée Buffon de 1939 à 1943, promotion malgré lui, car certains professeurs ont été écartés par les événements dramatiques, mais aussi période de surveillance par les autorités de Vichy qui se terminera par une sanction. Dès 1940, Guéhenno est conscient de la menace qui pèse sur lui : son passé d’écrivain et surtout celui de journaliste engagé, de membre du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, sont connus. Par son action et son engagement, « [il] a incarné, avant 1939, la gauche pour de nombreuses générations de khâgneux ». Alain-Gabriel Monot, enseignant à l’Université de Bretagne occidentale, vice-président de l’association « Les Amis de Jean Guéhenno », a intitulé sa communication : « Guéhenno durant la 113


guerre 39-45 : le refus de la littérature. »

Sa communication s’articule autour de deux grands axes :

Le refus de toute publication ouverte conduit Guéhenno à devenir un diariste dont la langue, débarrassée de tout artifice, est plus «vraie» que jamais. Des « mots obscurs » la traversent qui sont la meilleure marque de l’homme réel qu’était Guéhenno. Surtout ce refus de publier conduit Guéhenno à entretenir une relation nouvelle avec autrui (étudiants, anciens étudiants, hommes de la rue ...) et  soimême. Guéhenno tout en éprouvant l’angoisse de la liberté perdue, accomplit un voyage intime en pays personnel.

Plus largement, cette période le conduit à une remise en cause souvent sévère du « monde littéraire ». Il dénonce, sur un ton ironique, les « basses comédies de la collaboration littéraire ».

Michel Leymarie, chercheur associé au Centre d’Histoire de l’Europe du XXe siècle, maître de conférences à l’Université de Lille III Charles-de-Gaulle, a retenu comme sujet : « Jean Guéhenno, la guerre et l’esprit européen. Les Rencontres de Genève en 1946. » Les Rencontres Internationales de Genève en septembre 1946, dont les actes ont été réunis sous le titre L’Esprit européen, constituent une des premières rencontres d’intellectuels aux sensibilités politiques très diverses dans l’immédiat après Seconde Guerre mondiale. Parmi les principaux invités figure Guéhenno, qui traite là des thèmes qui lui sont familiers : la guerre, la jeunesse, l’éducation, et craint alors « une guerre civile mondiale entre la justice sociale et la liberté ». L’originalité de sa contribution principale, comme de ses interventions dans les débats, réside dans son refus de ce qu’il nomme l’américanisme et 114


le soviétisme, « enfants ingrats et monstrueux de l’esprit européen », ainsi que dans la réaffirmation de son « humanisme militant » : « Le salut de l’esprit européen n’est que dans l’humanisme militant ». Pour Guéhenno : « l’Europe est la seule région du monde où l’opinion a un sens. »

Jean-Pierre Rioux, rédacteur en chef de la revue d’histoire Vingtième siècle, président d’honneur de l’association « Les Amis de Jean Guéhenno », conclut les débats en inscrivant Guéhenno face à l’Histoire. La Grande Guerre : La Jeunesse morte, ce manuscrit refusé, est la source de ses angoisses : « Parce que toute cette jeunesse-là est morte nous ne reverrons plus la beauté du monde. »

L’entre-deux-guerres : Guéhenno mène des batailles pacifistes et politiques tout en refusant le compagnonnage avec le Parti Communiste et en préservant l’indépendance de la revue Europe, qu’il dirige de 1929 à 1936.

Les années noires : pendant cette période il refuse de publier et décide de « peindre les murs de la prison », inquiet pour son avenir d’enseignant.

Enfin la période post 1944-46 : en 1940, Guéhenno sort de l’Histoire. Cette période est marquée par un chagrin professionnel, son échec à la Direction de la Culture populaire et des mouvements de jeunesse, et par un grand succès, « Changer la vie ».

Jean-Pierre Rioux termine son intervention par cet appel : une étude approfondie des Chroniques du Figaro, écrites sur une période de plus de trente ans (1944-1977), est plus que jamais indispensable 115


pour dissiper le malaise à l’égard des prétendus silences de Guéhenno sur les guerres coloniales et la décolonisation. !François Roussiau

116


Présences de Guéhenno  Anne Coudreuse évoque sa découverte du Journal des années noires, dans le site de la revue Les Moments littéraires.

http://pagesperso-orange.fr/les.moments.litteraires/ http://pagespersoorange.fr/les.moments.litteraires/chroniques/jean%2 0Guehenno.htm Nicole Racine est l’auteur d’une communication, « Jean Guéhenno et le communisme (1920-1939) », dans Hommage à Jean Guéhenno à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance, Paris, Commission de la République française pour l’Éducation, la Science et la Culture (UNESCO), Édition révisée, 1993, p. 73-85.

La République des professeurs, d’Albert Thibaudet (1928) a été publiée sous la forme d’une lettre à Jean Guéhenno dans sa collection « Les Écrits », peu avant les élections de cette année. Antoine Compagnon donne une édition soigneusement commentée des textes politiques, d’autant plus indispensable que « nous n’avons plus la culture de Thibaudet ». Le volume contient de nombreuses références à Guéhenno et passionnera qui s’efforce de mieux comprendre les années trente en France.

l A. Thibaudet, Réflexions sur la politique (Les Princes lorrains, La République des professeurs, Les Idées politiques de la France, suivis d’articles de La Nouvelle Revue Française, la Revue de Genève, L’Europe nouvelle, Les Nouvelles littéraires, La Dépêche), éd. établie par A. Compagnon, coll. Bouquins, Robert Laffont, 2007, ISBN : 978-2-22110202-2.

La biographie d’Édith Thomas comporte quelques références à Jean Guéhenno, qui a fréquenté son appartement de la rue Pierre Nicole au temps de la Résistance.

l D. Kaufmann, Édith Thomas passionnément résistante, Autrement, 2007,

117


ISBN : 978-2-7467-0921-8 (1ère édit. Aux États-Unis, Cornell University Press, 2004).

Le livre de Biondi sur les pacifismes cite souvent Guéhenno et inclut de nombreuses références aux personnalités bien connues des lecteurs de la revue Europe. Signalons aussi une longue citation du texte de La Mort des autres sur Marcel Étévé. l Jean-Pierre Biondi, La mêlée des pacifistes, préf. de Jean-Jacques Becker, Maisonneuve et Larose, 2000, ISBN : 2-70681465-9.

Florent Le Bot a rendu compte du Cahier n°1 des Amis de Guéhenno et du Jean Guéhenno de P. Bachelier et A.-G. Monot dans L’Ours, mensuel socialiste de critique littéraire, culturelle, artistique, février 2008, n°375, p. 2. F. Le Bot, membre de notre association, est l’auteur d’un livre important sur l’industrie du cuir. L’un des lieux de cette histoire est bien sûr Fougères.

l La Fabrique réactionnaire. Antisémitisme, spoliations et corporatisme dans le cuir (1930-1950), Les Presses de Sciences Po, 2007, ISBN : 978-27246-1046-8.

Beaucoup de collaborateurs d’Europe soutiennent en 1932 « La conférence libre du désarmement » ou contre-conférence de Genève, qui se tient les 23-24 avril 1932 à Paris. Parmi eux, Guéhenno, Jean-Richard Bloch, André Chamson, Georges Duhamel, Luc Durtain, Jean Giono, Jacques Robertfrance, Romain Rolland, Franz Masereel, Charles Vildrac. l La Patrie humaine, 21-28 mai 1932.

Julien Blanc, dont nous savons qu’il a rencontré sous l’Occupation Guéhenno (et Paulhan) à plusieurs reprises, ouvre l’un de ses romans par une citation de Guéhenno : « J’ai conscience d’appartenir à une espèce commune de l’humanité et cela m’aide à croire qu’en parlant de moi, je parlerai aussi des autres. » l Seule, la vie, Gallimard, 1943.

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L’article de Guéhenno, « Le message de l’Orient – Rabindranath Tagore », Le Revue de Paris, 1er septembre 1919, pp. 79-109 est accessible sur le site de Gallica. http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k17567h.table .

P. Bachelier signale la préface de Guéhenno au Journal d’un collectionneur marchand de tableaux, de René Gimpel, CalmannLévy, 1963 (pp. I-V). Guéhenno était proche de ses fils, Jean, Pierre et René (Compagnon de la Libération). R. Gimpel, dont Georges Navel a déchiffré le manuscrit, a été déporté pour faits de Résistance et est mort le 1er janvier 1945 à Neuengamme. « Le service des belles choses lui avait donné l’occasion d’une assez grande vie. Il choisit de souffrir et de mourir avec ses frères, et cela lui valut une nouvelle grandeur. »

Les Cahiers de Brèves (Association Romain Rolland) n°21, juin 2008, ISSN 1625-659X, qui saluent la naissance de notre amitié de lecteurs, sont toujours aussi passionnants. Là encore, de façon arbitraire, toujours dans une perspective « guéhenienne », nous vous recommandons « Romain Rolland face à la politique en 1918 – un retour dans la mêlée. Six lettres à Henri Guilbeaux, saisies par la justice à Genève », de Jean-Pierre Meylan, une intervention de B. Duchatelet sur « Le second journal des années de guerre de Romain Rolland (1940-1944) », des extraits de la correspondance de Rolland avec sa sœur, portant principalement sur le régime de Vichy, choisis et brièvement commentés par Roger Drouin, deux brèves présentations de René Arcos et de Charles Vildrac. Il faut surtout évoquer un extrait inédit du Journal, relatant une visite de Guéhenno à Rolland, le 26 octobre 1944, très belle méditation sur Guéhenno, « Péguy non religieux et récalcitrant à toute autorité ». L’Association Romain Rolland et la BNF nous ont permis de le reproduire dans le présent cahier. 119


L’association « Études Jean-Richard Bloch » vient de publier son 14e cahier, sur « Les intellectuels et le communisme en France (19441947 ». P. Bachelier en rend compte avec précision ici même. Cet ensemble de communications est d’un grand intérêt pour qui veut mieux connaître l’une des époques dans lesquelles s’inscrit Guéhenno, brièvement cité aux p. 30, 123,139, 234, ainsi que pp. 239241 (compte rendu de la biographie de Guéhenno par P. Bachelier et A.-G. Monot, à La Part commune, en 2007). Philippe Niogret y publie deux textes, sur « Les intellectuels chrétiens et le communisme (1944-1950) » et sur « Jean-Richard Bloch et quelques intellectuels chrétiens ». On ne peut pas résumer dans ce cadre toutes les informations contenues dans ce cahier, mais l’on citera en particulier une étude d’I. Scaviner sur la pièce de théâtre Toulon ; J.-R. Bloch y présente le sabordage de la flotte de novembre 1942 comme un « grand acte de foi patriotique », interprétation que soutient L’Humanité de décembre 1945.

l Cahiers Jean-Richard Bloch, n°14, 2008. ISSN : 1767-4026. Association « Études Jean-Richard Bloch », 64 rue Stendhal 75020 Paris.

Silvia Disegni évoque les rapports que Guéhenno a entretenus avec l’œuvre de Jules Vallès déjà avant 1930 et republie un article du Figaro, le 17 juillet 1975, saluant l’entrée de « ce communard » dans la Pléiade. Guéhenno se souvient « d’avoir hésité quelque temps entre le Vingtras de Vallès et le Caliban de Shakespeare et de Renan ». Il rappelle que Vallès écrivit au Figaro une dizaine d’années, en vertu d’une tradition libérale « à maintenir ». Voyant en Vallès un frère, JG a fini par s’éloigner de lui : « il écrit comme on se venge. »

l JG, « En relisant Jules Vallès », in « Écrivains français lecteurs de Jules Vallès », Autour de Vallès. Revue de lectures et d’études vallésiennes, n°35, Saint-Etienne, université Jean-Monnet, 2006, ISSN 0763-779, pp. 229-231.

Guéhenno et le colonel Mayer, haute figure de militaire intellectuel, dont l’influence fut profonde sur de Gaulle, ont correspondu dans les années trente, au temps d’Europe. Un article du colonel Mayer, dans 120


La Lumière du 15 octobre 1937, fait allusion à l’hostilité à l’égard des lecteurs de Vendredi au sein de l’institution militaire, « Quel est, dans l’armée, l’esprit des cadres vis-à-vis des hommes ? » (p. 322).

l Vincent Duclert (sous la dir. de), Le Colonel Mayer, de l’affaire Dreyfus à de Gaulle. Un visionnaire en République, Armand Colin, 2007, ISBN : 9782-2002-6891-6.

Une brochure sur Gustave Monod, haut fonctionnaire du ministère de l’Éducation passionnément réformiste et attaché à l’idée d’éducation populaire, qui refusa d’appliquer les mesures anti-juives imposées par le gouvernement de Vichy en 1940, comporte plusieurs allusions à Jean Guéhenno, pages 21 et 46 entre autres. J.-P. Rioux y est plusieurs fois cité pour son livre Deux cents ans d’Inspection générale, Fayard, 2002.

l Tristan Lecoq, Annick Lederlé, Gustave Monod. Une certaine idée de l’école, CIEP, 2008. ISSN : 978-2-85420-666-1.

Yvon Le Men, poète et romancier, exprime son admiration à propos de Jean Guéhenno, qui s’était penché avec bienveillance sur ses premiers pas de poète. Celui-ci avait écouté avec admiration la « musique de sa langue », maniant avec adresse les imparfaits du subjonctif qui « venaient de loin et amorçaient leur virage avec une souplesse et une précision incroyable ».

l Yvon Le Men, Si tu me quittes, je m’en vais, Flammarion, 2009. ISBN : 978-2-0812-0491-1.

J.-K. Paulhan a évoqué dans une communication au colloque de l’AIRE, Paris 13 (4 avril 2008) les difficiles relations entre Paulhan et Guéhenno à propos du désarmement et de la SDN.

l « Intellectuels désarmés. La polémique de 1932 entre Paulhan et Guéhenno » in « L’épistolaire à La Nouvelle Revue Française 1909-1940 », ÉPISTOLAIRE n°34, décembre 2008, Champion, pp. 81-97.

121


Dans un très bel article sur « Jean-Richard Bloch ou les épreuves de la fidélité (1939-1941) », N. Racine rappelle que ce dernier prit publiquement parti en faveur de la libération de Victor Serge, au nom de la revue Europe et de Jean Guéhenno (voir son « Commentaire » de novembre 1933).

l N. Racine, in Jean-Richard Bloch ou l’écriture et l’action, sous la dir. d’Annie Angremy et de Michel Trebitsch, Bibliothèque nationale de France, 2002, pp. 253-272.

L’Occupation est une « période piteuse » de l’histoire de l’Académie française, qui, cependant, au cours de l’année 1942, récompense par des prix importants Jean Blanzat, Jean Schlumberger, Jean Paulhan, Pierre Seghers. Des écrivains dont la dissidence est évidente. Paulhan a suggéré à Mauriac que l’Académie récompense Camus ou Guilloux, en vain.

l Alain Beuve-Méry, « En 1942, l’impasse de l’Académie sur Camus », Le Monde, 10 octobre 2008.

Michel Philippe, qui a beaucoup contribué par ses spectacles à maintenir vivant le souvenir de l’œuvre de Guéhenno, a publié une brochure comportant deux textes : « La Clairière des destins » (notes établies pour une féerie dramatique), écrit en 1914 par Guéhenno, et dont le manuscrit lui a été offert par Annie Guéhenno ; un récit de l’Armistice de 1918 à Paris par Antoinette Curicque, mère d’Annette Philippe. Ces deux textes ont été mis en lecture au théâtre Victor Hugo de Fougères, le 10 novembre 2008.

l Commémorations, Fougères, ATH’LIV, novembre 2008, 20 p. ISBN : 2915415-05-6. 5 €.

La seule chose nécessaire. À travers la Révolution comme à travers la grève, Guéhenno était persuadé que le peuple discernait quelque chose de plus que la conquête du pain, quelque chose de plus que la revanche de Prométhée ou l’accomplissement de la promesse de Saint-Just. Le peuple découvrait que, comme l’enseignait Renan 122


« une seule chose est nécessaire » : c’est « de faire deux parts dans la vie : l’une vulgaire et n’ayant rien de sacré, se résumant à des besoins et des jouissance d’un ordre inférieur (vie matérielle, plaisir, fortune, etc.) ; l’autre que l’on peut appeler idéale, céleste, divine, désintéressée, ayant pour objet les formes pures de la vérité, de la beauté, de la bonté morale... Vivre la vie de l’esprit, aspirer l’infini par tous les pores, réaliser le beau, atteindre le parfait, chacun suivant sa mesure, c’est la seule chose nécessaire. Tout le reste est vanité et affliction de l’esprit » (in L’avenir de la Science, Calmann-Lévy, 26e édition, pp 7-8.) l Pierre Aubery, Suny (États-Unis), « Guéhenno et la sensibilité ouvrière », p. 26.

La conférence de Jean Guéhenno à Neuchâtel en 1946 aux Rencontres internationales de Genève est téléchargeable sur le site de Rencontres internationales de Genève, 1946. http://www.rencontres-int-geneve.ch/bibliotheque.html

Jean Guéhenno est cité à plusieurs reprises dans un article important, et polémique, sur les espoirs déçus des mouvements d’éducation populaire après la Deuxième Guerre.

l Franck Lepage, « Histoire d’une utopie émancipatrice. De l’éducation populaire à la domestication par la ‘‘culture’’ », Le Monde diplomatique, mai 2009, pp. 4-5.

Vient de paraître une biographie d’Armand Robin, élève et ami de Guéhenno.

l Anne-Marie Lilti, Armand Robin, le poète indésirable, coll. « Le Cercle des poètes disparus », Aden, 2008.

Le Journal des années noires (Jurnalul anilor negri) est en cours de traduction aux Éditions Historia de Bucarest. La publication de cette édition roumaine aurait lieu d’ici le 20 juillet 2009. 123


N° spécial Romain Rolland-Guillevic de la revue Europe.

Il est toujours délicat de citer certains articles et non d’autres. Voici ceux qui se rapprochent le plus de nos préoccupations : B. Duchatelet, « Jean-Christophe, cathédrale de l’art européen », p. 56 ; C. Basquin-Benslimane, « Romain Rolland intellectuel engagé ? », p. 66 ; A. Blum, « Romain Rolland et la question juive », p. 86 ; J. Albertini, « Les dernières années (1939-1944 », p. 105 ; B. Fournier, « Guillevic, un poète du monde », p. 236. Europe, n° 942, octobre 2007.

Télérama a consacré un dossier à « La culture sous l’Occupation ». Guéhenno y est cité brièvement (p. 28).

l Télérama, n° 3150, 26 mai 2010, pp. 27-48.

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L’ami de Mauriac

Glane

François Mauriac a vu le Gros plan de Pierre Cardinal sur Jean Guéhenno qui passa à la télévision un peu avant l’élection de celui-ci à l’Académie française, le 25 janvier 1962. Il l’a aimé et l’a dit aussitôt, le 3 février, dans sa chronique du Figaro littéraire. Il n’y argue pas d’une solidarité de génération, celle de la « jeunesse morte », celle des Éditions de Minuit clandestines : il salue d’abord « l’adolescent héroïque qui, chaque soir, au retour de l’usine, ouvrait ses livres de classe » : « Il a changé sa vie, il n’a pas guéri son cœur. Mais la blessure reçue ne s’est pas envenimée », grâce à Michelet, Rousseau et quelques autres. Et Mauriac d’ajouter que jamais Guéhenno n’a suivi les modes intellectuelles, qu’il a gardé « le cœur qu’un ouvrier cordonnier et qu’une piqueuse de bottines lui avaient donné ». Pour illustrer son propos, il lui récite un quatrain de Sully Prudhomme dans les Vraies tendresses et le félicite d’avoir gardé : « Mon vrai cœur, celui qui s’attache Et souffre depuis qu’il est né,

Mon cœur d’enfant, le cœur sans tache

Que ma mère m’avait donné ».

Au reste, Mauriac a toujours manifesté la même affection amicale au « cher Guéhenno » : c’est très visible dans son Journal et de ses Mémoires politiques. Sauf quand il a considéré que Guéhenno dans sa conférence au palais de Chaillot du 8 mars 1945, aussitôt diffusée en brochure sous le titre L’Université dans la résistance et dans la France nouvelle, s’attaquait injustement à l’enseignement libre1. Et cette fois, il omet d’approuver l’essentiel du message du prochain Inspecteur général : que « l’Éducation nationale (devienne) 125


vraiment l’Éducation populaire » et qu’on y apprenne « à bien lire, c’est-à-dire à discerner le mensonge de la vérité », puisque « l’éducation d’un peuple, ce n’est que l’augmentation de sa conscience ». !J.-P. Rioux

François Mauriac, « On n’est jamais sûr de rien avec la télévision ». Chroniques 1959-1964, Bartillat, 2008, pp. 253-254 ; Journal et Mémoires politiques, Robert Laffont, « Bouquins », 2008, pp. 633-634. 1

******

Nous rendons hommage à Bernard Clavel (membre d’honneur) et à deux autres de nos membres, Jacques Mordellet et Jean Deschamps, récemment disparus.

126


LES AMIS DE JEAN GUÉHENNO (Loi du 1er juillet 1901) Siège social : 17 rue de La Rouërie 35300 FOUGERES Préserver, entretenir et faire connaître l’œuvre de Jean Guéhenno et notamment la lire et la faire lire.  COMITÉ

Président d’honneur : Jean-Pierre Rioux Président : Jean-Kely Paulhan Vice-Président : Alain-Gabriel Monot Secrétaire : Patrick Bachelier Secrétaire-adjoint : Jean-François Helleux Trésorier : François Roussiau Membre d’honneur : Bernard Clavel (U)

MEMBRES : Ève Bridon, Claude Delafosse, Huguette Gasbar, Daniel Huby, Carmen Lepage,

Jean-Claude Montembault, Philippe Rospabé, Berthilde Trubert. « Le difficile n’est pas de monter, mais en montant de rester soi. » Jules Michelet

Le fils d’un cordonnier et d’une piqueuse fougeraise a été élu à l’Académie française en 1962 : Marcel, dit Jean Guéhenno (18901978). 127


Une soixantaine de lecteurs, se sont regroupés dans une association, « Les Amis de Jean Guéhenno », pour entretenir le souvenir de l’homme et des idées auxquelles il a consacré sa vie. Aujourd’hui cette association regroupe plus de 100 membres.

Pour entrer dans cette œuvre originale, vous pouvez commencer par Journal d’un homme de 40 ans (Grasset, 1934) et Changer la vie (Grasset, 1961 réédité dans « Les Cahiers rouges » Grasset, 1990), dans lesquels il évoque la rupture tragique de la Grande Guerre, sa jeunesse à Fougères et dans son pays natal. Trente ans après sa mort, Jean Guéhenno continue de nous interpeller.

Les premiers Cahiers Jean Guéhenno ont été publiés en novembre 2007, en même temps que le livre de nos amis Patrick Bachelier et Alain-Gabriel Monot, Jean Guéhenno (Collection Silhouette Littéraire, La Part Commune, 2007).

Les 14 et 15 novembre 2008, l’Université de Paris III a organisé un colloque, « Jean Guéhenno, guerres et paix », dont les Actes ont été publiés fin 2009.

Le 11 novembre 2008, les éditions Claire Paulhan ont publié un roman autobiographique de Guéhenno (sur son expérience de la Grande Guerre) resté inédit : La Jeunesse morte. Le 20 novembre, nous avons ouvert un blog :

http://amis-de-guehenno.over-blog.com/

N’hésitez pas à nous rejoindre et, si vous possédez des documents, manuscrits, témoignages… concernant cet écrivain injustement oublié, à nous en faire part.

128


CONDITIONS D’ADHÉSION EN 2010 Membres : 15 € ou plus (de 16 € à 29 € pour les membres actifs, à partir de 30 € pour les membres bienfaiteurs), de 10 € à 15 € pour les étudiants ou cas particuliers.

Cotisation à libeller à l’ordre de : Les Amis de Jean Guéhenno, à envoyer (à renouveler en début d’année) à M. François Roussiau, 57, rue Duguay-Trouin 35300 FOUGERES PUBLICATIONS DE L’ASSOCIATION Cahier n°1 : 8 € + 1 € frais d’envoi

Jean Guéhenno guerres et paix, Jeanyves Guérin, Jean-Kely Paulhan, Jean-Pierre Rioux (éds), Presses Universitaires du Septentrion, 2009. F 111920. ISBN : 978-2-7574-0131-6. ISSN : 1284-5655. 22 € + 2,5 € frais d’envoi.

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Sommaire du Cahier n°1

Préface par Patrick Bachelier

Annie Guéhenno par Jean-Kely Paulhan

Guéhenno en vérité, ou certaine jeunesse de la France par Jean-Pierre Rioux

Jean Guéhenno ou « La Foi difficile » par Patrick Bachelier

Jean Guéhenno et Saint-Germain-en-Coglès, Un petit roi ensaboté au pays des légendes par François Roussiau

Extraits du discours prononcé dans la séance publique tenue par l’Académie française pour la réception de M. Alain Decaux le jeudi 13 mars 1980

Lettre de M. Alain Decaux du 11 janvier 2007

Action de grâces par Daniel Huby

Présences de Guéhenno


Achevé d’imprimer en novembre 2010 sur les presses de l’imprimerie Henry des Abbayes 33, rue Nationale 35300 Fougères.

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