Cahiers Jean Guéhenno numéro 5

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Jean-Kely Paulhan, Guéhenno quand même ? Guéhenno plus que jamais ! .............. GUÉHENNO • Patrick Bachelier, Jean Blanzat, « Une exigence de perfection » ............................ • Huit lettres de Guéhenno à Jean Blanzat (1942-1970) ............................................. • Alexandre Saintin, Les lettres françaises en voyage : voir et dire l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie ................................................................................................... • Jean-Kely Paulhan, Pacifisme ou défense de la paix ? La gloire de Jaurès selon  Guéhenno .................................................................................................................... • Jean-Kely Paulhan, Engagement, action et trahisons : écrire et échouer avec Guéhenno, David, Nizan .................................................................................... Comptes rendus • Michel Winock, Les Derniers Feux de la belle époque, chronique culturelle d’une avant-guerre, 1913-1914, par E. Brunazzi ....................................................... • Les Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, par J. Thouroude .. • Nicolas Mariot, Tous unis dans la tranchée ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple, par J.-K. Paulhan .......................................... • Klaus Mann, Aujourd’hui et demain, L’esprit européen 1925-1949, par André Morello ....................................................................................................... • Romain Rolland, Journal de Vézelay 1938-1944, par J.-K. Paulhan ....................... • Jérôme Garcin, Le Voyant, Gallimard, par P. Bachelier ........................................... • Jean Giono – Jean Guéhenno, Correspondance 1928-1969, par J.-K. Paulhan ....... • Philippe Sénart (Guy Poulon), par P. Bachelier ....................................................... • André Malraux, Lettres choisies 1920-1976, par F. Roussiau .................................. • Bruno Curatolo (dir.), Dictionnaire des revues littéraires au XXème siècle-Domaine français, par G. Durliat et D. Roy .............................................................................. • Jean José Marchand, Écrits critiques 1941-2011, par G. Durliat ............................. • Annie Ernaux, Retour à Yvetot, par P. Bachelier..................................................... Présences de Guéhenno (brèves) ................................................................................

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Sommaire

Sur ou de Aragon, Antoine Audouard, David Ball (Diary ot the Dark Years), Jean-Richard Bloch, Brialy, Canguilhem, Commerce, compagnie (théâtrale) Cyclone, Sophie Divry, Drieu la Rochelle, Alfonso Errera, Europe, Fougères, Forum (revue néerlandaise), Giono, Graulhet (Tarn), Jean-Marie Guéhenno, Guilbeaux, Guilloux, Daniel Halévy, Max Jacob, Jaurès, Korunk (revue hongroise), Jean José Marchand, Bernard Maris, Thomas Olszanski, Philippe Penguy, Claude Pennetier (Dictionnaire des fusillés sous l’Occupation), Henri Petit, Jean Prévost, Nicole Racine, Armand Robin, Romain Rolland, Madeleine Rolland, Marie Romain Rolland, Saint-Pol Roux, Guy Sat, Agnès Valentin…

ISSN : 1959-7487 ISBN : 978-2-9531027-4-1 PVP : 10 €.

Les Amis de Jean Guéhenno 9 782953 102741



Bureau de Jeanne et Jean Guéhenno, rue des Jardins, Montolieu (Aude) : MarieFrançoise Bonnaure, 2015, remerciements à Louise Guéhenno et Jeanne ÉtoréLortholary ©.


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Cahiers Jean Guéhenno 5

Les Amis de Jean Guéhenno



Guéhenno quand même ? Guéhenno plus que jamais ! Oublié, Guéhenno ? Plutôt méconnu, réduit à des clichés que l’école, toujours prompte à glorifier un bon élève méritant, a bien malgré elle suscités dans les années cinquante et soixante. Notre ami Paul Phocas a analysé cette histoire dans son Prospero chez les jeunes Calibans, ou, Jean Guéhenno dans les ouvrages didactiques (1935-1990)1. En même temps, le Journal des années noires continue d’être cité et régulièrement republié, écrasant peut-être le reste de son œuvre, qui n’apparaît pas marqué par la même urgence, ne suscite pas la même émotion. On peut le regretter, gémir sur un passé idéalisé, on peut aussi chercher à servir cette œuvre, avec des moyens modestes et quelque obstination compensant cette modestie. Ce cinquième cahier y contribue à sa façon, alors même que la ville de Fougères a engagé une réflexion en profondeur sur l’héritage de Guéhenno, alors même que nous nous apprêtons – avec quel retard ! – à ouvrir un site Internet consacré à Guéhenno. Quel retard… Oui, parce que nous sommes trop peu nombreux à animer l’association et allons nous heurter dans les années qui viennent à la disparition probable des subventions du Centre National des Lettres. La crise économique ? Sans doute, mais elle ne fait jamais que mettre au grand jour une autre crise, plus profonde (dont pâtissent les meilleures revues) : à quoi sert vraiment une association de lecteurs aujourd’hui, comment peut-elle justifier son existence ? Le monde des associations littéraires est aujourd’hui en difficulté, et reste étonnamment chaleureux, généreux2, curieux : en témoignaient les échanges au dernier Salon de la Revue de Paris, à l’automne 2015. Amis lecteurs, nous avons besoin de votre engagement. C’est grâce à vous que la rubrique des comptes rendus de notre cahier, que nous souhaitions étoffer car elle constitue autant de notes aidant à mieux 1. Rennes, Ouest Éditions, 2001. 2. L’association des lecteurs de Georges Hyvernaud, qui vient de se dissoudre, a fait don aux Amis de Guéhenno de 700 euros, au nom de l’amitié et de l’estime qui liaient les deux écrivains. Il s’agit aussi de générosité intellectuelle : par l’intermédiaire de nos associations s’échangent beaucoup d’informations, de conseils, d’éclaircissements. Cahiers Guéhenno n° 5, janvier 2016


comprendre Guéhenno et son temps, est maintenant plus riche3. La rubrique « Présences de Guéhenno » a aussi besoin de votre concours, comme nous aurons besoin d’amis mettant à jour la liste et les références des livres de Guéhenno diffusés, la liste et l’évaluation des sites Internet évoquant l’œuvre et l’homme, celle des documents télévisés accessibles sur la Toile, les informations sur tous les projets le concernant. Notre sixième cahier portera en grande partie sur la correspondance entre François Mauriac et Jean Guéhenno, publiée seulement en partie jusqu’ici ; il aura pour maître d’œuvre Guy Sat. Pour le septième, nous pensons (rêvons ?) à un numéro sur le thème « Enseigner la République ? », qui nous permettra, tout en restant fidèles à notre grand homme, de faire appel à des collaborateurs peut-être éloignés de l’univers qu’il a connu, arpentant d’autres routes. Sommes-nous si loin de ce que certains appellent le monde réel ? Il est de tradition dans les sociétés de lecteurs de n’y pas faire allusion directement, pour de bonnes et de mauvaises raisons. Notre conviction en ce moment est qu’il faut continuer notre travail, au service aussi de valeurs qui nous sont chères. Paris, le 16 novembre 2015

3. Vous pouvez nous demander la liste, fréquemment mise à jour, des ouvrages dont nous voulons rendre compte dans le prochain cahier ou nous indiquer des titres récents qui vous paraissent importants.

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Blanzat, « Une exigence de perfection » Récemment la ville de Fougères a acquis plusieurs lettres de Jean Guéhenno à Jean Blanzat, lettres écrites entre 1942 et 1970. Guéhenno donne des nouvelles brèves de ses différents voyages en Europe et en Afrique du Nord. Celle du 14 août 1942 attire l’attention : Guéhenno est à Montolieu, parle du temps, de la sécheresse qui sévit, livre à son ami des phrases d’une lettre d’André Vaillant, leur ami commun, qui s’interroge sur la valeur de la démocratie dans les temps troublés. Guéhenno travaille à Changer la vie avec peine et s’inquiète de ne pas avoir des nouvelles de Paulhan. Les deux hommes sont de vieux amis et le resteront au point que Guéhenno fera entrer Blanzat dans son ouvrage, certainement le plus connu du grand public, Changer la vie. Guéhenno y présente aux lecteurs les amis intimes de son père, Jean-Marie. En grand secret, JeanMarie Guéhenno avait livré les noms à son fils. Nous les retrouvons dans un cénacle d’amitiés, que Guéhenno appellera le « cercle des vertus ». Frédéric Paulhan, Montpellier la Franchise, le père Vaillant, Paris la Probité, Jean Bouché, Dax la Loyauté, François Blanzat, Limoges l’Amitié. Et, Jean Guéhenno d’écrire : « Qui peut se vanter d’avoir grandi dans un pareil cercle de vertus ? ». Ces noms intriguèrent quelques lecteurs, des précisions furent demandées à Mme Annie Guéhenno, qui répondit en ces termes : « Le père Vaillant, Paris la Probité, est le grand ami de toute la vie de Jean, depuis la Khâgne de Louis-le-Grand, jusqu’à la mort d’André Vaillant, qui est venu, avec sa famille habiter la même maison que nous… Jean s’est amusé à nicher ses grands amis dans le « cercle des vertus » : Paulhan, Bouché, Blanzat, en changeant leurs prénoms, mais non leurs lieux d’origines. Il faut se méfier des poètes ! » Mais qui était donc Blanzat, cet homme à la voix « si juste, si pure, si honnête» ? Jean Blanzat, fils de facteur, enfant du Haut-Limousin, naît en 1905 dans le hameau de Vaux situé sur la commune de Domps en Haute-Vienne. Il fait ses études au collège de Bellac, puis à l’École normale de Versailles. Il est nommé instituteur à Paris où il exerce son métier de 1926 à 1941. Dès le début des années 30, Guéhenno et Blanzat se rencontrent. Sitôt introduit Cahiers Guéhenno n° 5, janvier 2016


à Paris dans les milieux littéraires, Guéhenno en fait son protégé ; il partage avec ce nouvel ami d’humbles origines. Il présente Blanzat chez Grasset, où par la suite il devient directeur littéraire de 1945 à 1953. Alors que Guéhenno est rédacteur en chef à la revue Europe, Blanzat lui fournit un texte, Enfance, pour le numéro du 15 mars 1930, qui est publié sous le même titre chez Grasset au mois de juin de la même année. Blanzat lui livre, à plusieurs reprises, textes, comptes rendus, notamment celui du livre d’Eugène Dabit Hôtel du Nord paru en 1929, aux éditions Denoël. Nous retrouvons sa signature dans le journal Vendredi, dont Guéhenno est directeur avec André Chamson et Andrée Viollis. Pendant l’Occupation, Blanzat est l’un des membres fondateurs du Comité national des écrivains, cachant chez lui, à plusieurs reprises son ami François Mauriac. Homme timide, à l’allure placide et robuste des paysans du Limousin, il n’hésite pas à s’enflammer pour ce qu’il considère des causes justes. C’est Blanzat qui présente pendant les « années noires », son ami Mauriac à Guéhenno. Leur parcours d’avant-guerre ne laissait pas présager une quelconque amitié. Les deux hommes campaient résolument sur deux rives différentes ; néanmoins, ils surent s’apprécier et une amitié franche, durable et respectueuse les lia jusqu’au décès de Mauriac. Pendant l’Occupation, habitant à Paris, rue de Navarre, à quelques mètres de son ami Paulhan au 5, rue des Arènes, Blanzat, « fort comme un bœuf » (Mauriac), débarrasse Paulhan de la ronéo du Réseau du Musée de l’Homme cachée au domicile de ce dernier. Cette machine ayant servi à imprimer les premiers tracts clandestins, notamment « Résistance », finit sa carrière dans les eaux de la Seine à une heure où le couvre-feu interdisait tout déplacement. La carrière littéraire de Blanzat, quoique brillante, est discrète à l’image de l’homme ; ses livres, empreints de christianisme, reflètent aussi une civilisation rurale ancienne marquée aussi par le fantastique. Il obtient le prix de l’Académie française en 1942 pour L’Orage du matin. Ses deux ouvrages les plus connus sont La Gartempe et Le Faussaire (prix Femina en 1964). Guéhenno le considère comme le « plus attentif et le plus fidèle des amis ». Attentif notamment lors de la naissance de Jeanne, la petite 10


fille de Guéhenno ; Blanzat et son épouse, Marguerite, sont heureux pour Louise, la maman, qu’ils connaissent et disent à leur ami, après avoir sans doute connu quelques déboires : « Tu n’imagines pas ce que représente, dans l’épreuve, le prix de l’amitié… 1» Déchiré aussi par ses malheurs, celui d’avoir perdu son père, en 1963, il se confie à son ami Guéhenno : « J’ai beaucoup changé – la mort de mon père m’a changé. Je vais jusqu’au bout de moi, angoissé, torturé, mais libéré. » En 1970, le malheur frappe encore Marguerite et Jean Blanzat avec la mort accidentelle de leur fils. Jean et Annie Guéhenno ne peuvent que souffrir avec leurs amis, leur écrivant : « Nous n’avons guère cessé de penser à vous. Je ne puis te dire dans quel accablement j’ai pu être soudain. […] Mais j’irai bientôt vous embrasser. Vous savez toute mon amitié et l’affection que j’avais pour Philippe. 2» Son talent de critique et son amitié avec Paulhan l’amènent à quitter Grasset au mois de décembre 1953 (Sur tout cela, je ne sais pas grand-chose, mais j’ai aussi l’impression qu’il a quitté Grasset car il était exaspéré de l’attitude de l’éditeur à l’égard de Guéhenno, au moment de la publication de son Rousseau, qu’à cela se sont ajoutés des griefs remontant à l’attitude de Grasset sous l’Occupation…). Ce lecteur inlassable de manuscrits griffonnait scrupuleusement des quantités de notes à propos des manuscrits qu’il était chargé de lire. Vigilant à propos de l’orthographe, au point d’avoir marqué Roger Grenier, reconnaissant en Blanzat un lecteur qui apportait non seulement une critique de fond de ses manuscrits, mais qui prenait aussi la peine de relever la moindre faute d’orthographe, que l’ancien instituteur relevait immédiatement : « Vous aimez beaucoup employer le mot débarrasser. Et vous l’écrivez toujours avec un seul r, alors qu’il en faut deux ! » Grenier, bien des années plus tard, se souviendra de cette anecdote, satisfait de s’être débarrassé, une bonne fois pour toutes de cette faute d’orthographe3 ! Ses jugements étaient étayés, défendus avec conviction et probité. Pendant quinze ans il écrit pour Le Figaro littéraire sa chronique des romans. Blanzat appartient, pour reprendre les mots de Robert Kanters, 1. Lettre du 12 octobre 1949. 2. Philippe Blanzat (1933-1970), médecin généraliste, décédé tragiquement. 3. Roger Grenier, Jean Blanzat chez Gallimard, in Pour saluer Jean Blanzat, sous la direction de Myriam Boucharenc, Presses Universitaires de Limoges, 2007.

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« au petit monde des écrivains qui survivront non dans le palmarès des honneurs mais dans la mémoire du cœur, dans l’amitié de ceux qui en rouvrant un de ses livres entendent de nouveau monter cette voix si juste, si pure, si honnête, et par là même, si forte 4 ». Le 9 novembre 1977, Guéhenno signe dans Le Monde « Une exigence de perfection » pour rendre hommage à son ami de cinquante ans ; avec lui disparaît le dernier ami intime de Guéhenno, après Jean Duval, Jean Paulhan, Henri Bouché et André Vaillant. Patrick Bachelier

Jean et Marguerit Blanzat sur l’Île de Batz, © François Blanzat

4. Robert Kanters, « Mort de Jean Blanzat, un compagnon fraternel », Le Figaro, 8 novembre 1977.

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Huit lettres de Guéhenno à Jean Blanzat (1942-1970) Lettre 1 Montolieu, 14 août 1942 Cher Jean, Merci de ta lettre. Tout continue ici. Il fait chaud ici. Il n’a pas plu depuis quatre mois. Le village est sans une goutte d’eau. Les tomates sont la plus grande ressource. Voilà les événements. Pour le moral, Vaillant1 m’écrit d’Oloron : « Avec un peu de bien-être revenu, comme on accepterait avec soulagement, la défaite définitive. C’est humain. Mais ça ne rend pas démocrate. » Je fais sur Montolieu des réflexions analogues. Hier, j’ai pris mon permis de chasse pour septembre, avec l’espoir d’améliorer l’ordinaire, mais je n’ai pas une cartouche. Je chasserai à coups de bâton comme les ancêtres. À quoi travailles-tu cher vieux2 ? Et quelle est « la vraie question » ? J’ai peur, quant à moi, de ne plus savoir ou de m’être contenté de lamentables naïvetés. Je continue à écrire sur le thème « Changer la vie ». Ce n’est pas, hélas, beau comme tu le dis. C’est court et sec, et je ne suis pas content. J’affirme avoir vu, dans le cours de 20 années – 1895-1915, changer la vie, mais je sais bien que Mauriac n’aurait aucune peine à me démontrer que je mens. Et pourtant… oui, la vie changeait alors, et avec une merveilleuse rapidité, mais je ne suis plus capable de dire comme il faut la joie que c’était d’étrenner à Pâques un chapeau neuf et de porter vraiment le printemps dans son cœur. Je suis devenu si sage que seuls nos vieux chapeaux m’enchantent. J’ai entrepris de relire tout Montaigne. Quelle merveille ! Quel autre homme que Monsieur Gide ! Quelle grandeur que d’être un homme 1. André Vaillant (1890-1977), spécialiste de langues slaves, ami intime de Guéhenno, depuis la Khâgne de Louis-le-Grand jusqu’à son décès. Guéhenno et Vaillant, de la même promotion à l’École normale supérieure en 1911, sont tous les deux boursiers. Après la Grande Guerre, Vaillant est professeur à l’École des langues orientales de 1921 à 1952, puis Directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études ; il termine sa carrière comme professeur au Collège de France, de 1952 à 1962. 2. Guéhenno avait l’habitude d’appeler ses amis les plus intimes ainsi, avec sa manie très attachante de les vieillir dans son « temple » de l’amitié. Cahiers Guéhenno n° 5, janvier 2016


normal ! Si j’ai le temps, je prendrai quelques notes. À propos de Gide, as-tu lu dans Le Figaro « ces notes qu’il a publiées pour l’interprétation de Phèdre ». C’est plein de bonnes intentions, mais comme tout devient bibelot dans ses grasses mains d’amateur. Je n’ai pas de nouvelles de J[ean] P[aulhan] depuis au moins trois semaines.3 Je lui ai pourtant écrit au moins trois fois. La seule carte que j’ai reçue de lui (d’ailleurs adressée à Louisette) s’est croisée avec la première que je lui ai envoyée. Depuis rien. Peut-être mes cartes ne lui sont-elles pas parvenues. Elles étaient cependant conformes, ou à peu près, au règlement ; s’il ne recevait rien de moi, rassure-le à ton retour, et dis-leur bien que j’ai pensé à lui –, Benda4, que j’ai vu l’autre jour, me disait de lui : « C’est un précieux, voilà », mais cela n’explique pas tout, il s’en faut. Drôle de bonhomme que ce petit Benda. 75 ou 76 ans, comme Gide, et au moins aussi « jeune que lui », c’est lui qui parle. Et heureux ! Il est en train d’écrire, m’a-t-il assuré, ses meilleurs livres, grâce à ce silence et cette tranquillité dont il jouit. Par comble, il va être riche. Les Américains publient un volume5. À : 20 000 francs, « une petite fortune », c’est toujours lui qui parle. Je n’étais pas chez lui depuis cinq minutes qu’il lisait déjà ses nouvelles œuvres. J’en ai eu jusqu’à midi. Je me suis enfui… J’y retournerai, mais après quelque repos. Je n’ai pas vu Bousquet6. Il est à sa maison de campagne. verras.

Dis ma sympathie à Mauriac quand tu lui écriras ou quand tu le

Ayons bon courage, cher vieux, et espérons en dépit de tout. Dis mes amitiés à Madame Blanzat, embrasse le petit, salue les tiens de ma 3. Guéhenno répondra le 17 août à son ami Paulhan : « Quelle joie de revoir ta belle haute écriture », in Jean Paulhan – Jean Guéhenno, Correspondance 1926-1968, édition établie par Jean-Kely Paulhan, Les Cahiers de la NRF, 2002. 4. Julien Benda, (1867-1956), redoutable polémiste, auteur de La Trahison des Clercs, collaborateur de revues et des principaux quotidiens dans l’entre-deux-guerres ; juif, il avait dû se réfugier à Carcassonne pendant l’Occupation. 5. La Grande Épreuve des démocraties, New York, Éditions de la Maison française, 1942. Benda exprime sa foi dans la démocratie mais exhorte les démocrates à se libérer d’un humanisme pacifiste, « allant contre ses propres valeurs […] pour assurer une existence face à ses ennemis ». Gérard Malkassian « Julien Benda sous l’occupation : la démocratie à l’épreuve », www.cairn.info/ revue-philosophique-2002. 6. Joë Bousquet (1897-1950), écrivain et poète, alité définitivement à la suite d’une balle reçue dans la moelle épinière, lors d’une contre-attaque devant Vailly (Aisne) au mois de mai 1918.

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part. Je ne t’ai rien dit de Louisette, parce qu’elle est pour quelques jours à Clermont où elle est allée voir ses amies, elle pense toujours à vous avec amitié. Le bonjour d’Émilie7. À toi affectueusement Guéhenno Lettre 28 Genève, septembre 1946. Dimanche après-midi Chère madame, cher Jean, Pardonnez-moi de n’avoir pas donné de nos nouvelles. Je n’ai pas été le maître de mon temps. Mais je pars demain matin, et je serai à Montolieu mercredi matin. Vous savez qu’on vous y attend. Ce sera le temps des vendanges. Je vous dirai ce qu’ont été ces « Rencontres9 ». Après tout ce ne fut pas sans intérêt. À bientôt et amitiés, Guéhenno Lettre 310 Un bistrot, toujours ! amitiés, Guéhenno Tunis, le 8 mars 1947 Chère Marguerite, cher monsieur, Jean a reçu hier vos 2 lettres, l’administrative et l’autre, si amicale. Il n’était pas trop gai : rien de Louisette pendant 17 jours. Nous n’aurons jamais droit tout à fait au bonheur. N’empêche, et malgré sa fatigue, nous avons ici de très beaux jours : le soleil, les monceaux d’oranges, la tranquillité des villages sur la côte. On se promène beaucoup : il y a de magnifiques jardins, et j’ai cueilli deux pamplemousses. Jean a fait trois admirables conférences, où il a pris tout le monde aux entrailles. 7. Émilie Marty (1892-1975), originaire de l’Aude, gouvernante de la famille Guéhenno. 8. Carte postale de Genève : le jet d’eau et le Mont-Blanc. 9. Les Premières Rencontres internationales de Genève, fondées en 1945, ont pour objectif de renouer les liens rompus entre les intellectuels et écrivains européens. Elles ont eu aussi pour ambition de dépasser l’opposition entre les cultures scientifique et littéraire ou humaniste, la division croissante entre l’Ouest et l’Est. 10. Carte postale de Tunis : un grand Café Maure.

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Nous irons à Sousse, Kairouan et Sfax la semaine prochaine et rentrerons à Tunis pour quelques jours, jusqu’au 20 sans doute. À Paris, on ne sait trop. Après Pâques, pour Jean du moins. Merci de votre amitié. Reposezvous, l’un et l’autre ; la grève des journaux aura cet avantage pour Jean B11. Amitiés de tous deux. Annie Guéhenno Lettre 412 [1947] Mon cher vieux, Voici Tréguier, nous avons passé ici quelques bonnes journées. Aujourd’hui c’est une vraie tempête. J’essaie de mettre au point un article sur notre voyage d’Amérique : « De l’un à l’autre rivage 13». Mais il est difficile d’écrire sur les choses de ce temps, de savoir ce qu’on en pense. Nous rentrerons dans la journée de mardi, je pense. Remercie encore une fois Roger pour nous. Nous vous envoyons toutes nos amitiés et avons grand hâte de vous retrouver. Guéhenno Lettre 514 Novembre 1948 Ce sont les Souks de Damas, trop larges. J’aime mieux ceux d’Algérie ou de Tunisie. Mais c’est tout de même assez saisissant. Mon voyage ici fut, je crois, assez inutile. Je vous en reparlerai. 11. Annie Guéhenno fait sans doute allusion au repos forcé, et peut-être apprécié, de Jean Blanzat qui écrivait de nombreux articles pour la presse. 12. Carte postale de Tréguier : la Tour d’Hastings, le Cloître et la flèche de la Cathédrale. 13. Guéhenno écrira « De l’un à l’autre rivage » pour Le Figaro 15 et 16 octobre et le 4 novembre 1947 « Un village français d’Amérique : Middlebury ». Middlebury College est une petite université du Vermont, célèbre aux États-Unis pour la qualité de ses programmes de langues étrangères. Middlebury College propose depuis très longtemps (et continue de proposer) une université d’été réputée, pour laquelle il invite pour chaque langue, parallèlement aux professeurs « classiques «, des écrivains, penseurs, artistes, qui se trouvent en résidence et sont disponibles pour les étudiants. À ce titre Guéhenno y a été invité plusieurs années. Les étudiants sélectionnés pour cette université d’été s’engagent à ne jamais parler anglais pendant tout leur séjour, le non-respect de cette règle pouvant leur valoir une exclusion sans remboursement des frais (élevés). 14. Carte postale de Syrie : Damas, la rue droite.

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J’ai hâte de vous retrouver tous. Amitiés, Guéhenno Lettre 615 Venise, vendredi 8 [avril 1949] Chers amis, nous faisons un voyage magnifique : Sienne, Florence, Padoue, et cette ville qui est plus belle que tout. Nous pensons à vous bien amicalement. Annie Guéhenno Quel extraordinaire pays ! À bientôt. Amitiés, Guéhenno Lettre 716 23 février 1955 Chers amis, Il m’a fallu descendre jusqu’ici pour retrouver quelque chose de la « fête arabe » dont parlaient les Tharaud17. Mais ces villes du M’Zab18 sont admirables, austères et pures. Je vous reparlerai de tout cela. Merci d’avoir pensé à Annie. J’ai grand hâte de vous retrouver et je pense à vous amicalement. Guéhenno Lettre 8 12 avril 1970 Cher Jean, chère Marguerite, Nous n’avons guère cessé de penser à vous. Je ne puis te dire dans quel accablement j’ai pu être soudain. J’ai été un peu honteux de n’aller pas vous voir mercredi en compagnie d’Annie, mais c’était tout 15. Carte postale de Venise : la Place Saint-Marc. 16. Carte postale d’Algérie : Ghardala, l’Oasis, un puits. 17. Allusion au livre de Jérôme et Jean Tharaud, La Fête arabe, Émile-Paul, 1912. 18. Vallée du M’Zab, située à 600 km d’Alger au cœur du désert saharien. Les cinq villages fortifiés qui la composent ont été une source d’inspiration des architectes du XXème siècle.

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à fait impossible. J’irai un de ces jours. Je commence à remonter, mais les antibiotiques m’ont mis tout à fait à plat et le remède a été pire que le mal. Je ne suis pas encore sorti depuis notre retour. Mais j’irai bientôt vous embrasser. Vous savez toute mon amitié et l’affection que j’avais pour Philippe. Guéhenno

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Les lettres françaises en voyage : voir l’Italie fasciste et l’Allemagne Les lignes qui suivent sont le produit d’un travail de doctorat d’histoire contemporaine, réalisé sous la direction de Pascal Ory au sein de l’université Panthéon-Sorbonne, et soutenu en avril 2015. Elles s’attarderont sur deux exemples de voyageurs ayant publié leur récit dans un quotidien national très populaire, Le Journal, Jean Fontenoy et Marie-Édith de Bonneuil. Plusieurs voyageurs, classés à gauche, ont publié leurs impressions de voyage par le biais de la revue Europe, dirigée par Jean Guéhenno. Nous choisirons de nous attacher ici au récit de Claude Jamet, alors partisan du Front Populaire. Une version intégrale de ce texte, comportant beaucoup plus d’informations sur les acteurs des médias de l’époque, et en particulier Le Journal, est disponible auprès de l’auteur : alexandresaintin75@gmail.com

Quelles sont les motivations et les identités des intellectuels voyageurs français en Italie fasciste et en Allemagne nazie ? Quelles modalités textuelles et iconographiques usent-ils dans leurs récits afin de transcrire l’indicible altérité politique ? Que dévoile enfin cette littérature de voyage des ambitions de ses auteurs et des réalités des régimes totalitaires ?

Pourquoi voir l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie ? Les récits de voyage que nous avons étudiés ne constituent pas l’acte de naissance de ces intellectuels en tant que tels : ils ont souvent écrit avant ce récit, ou exercé d’autres activités professionnelles. Une fois de plus, l’activité littéraire est cumulative, le récit de voyage un supplément. Nous usons du terme d’intellectuel. Naturellement débattue depuis sa naissance en France à la fin du 19e siècle, sous la plume de ses détracteurs puis de ses apologistes, la notion d’intellectuel recouvre plusieurs réalités sociologiques. Élites, diplômés, groupes de créateurs, intervenant dans les questions publiques donc politiques, entretenant une relation étroite avec les cercles du pouvoir dans une perspective de légitimation réciproque, les intellectuels forment une catégorie dont la délimitation ne passe pas par ses fonctions, ses statuts, mais par son action, « son intervention sur le terrain du politique1». L’intellectuel 1. Ory (Pascal), Sirinelli (Jean-François), Les intellectuels en France. De l’Affaire Dreyfus à nos jours, Perrin, 2004, (Armand Colin, 1987 1ère éd.), introduction de Pascal Ory, p. 13. Cahiers Guéhenno n° 5, janvier 2016


pense et communique sa pensée : le récit de voyage devient le support médiatique de cette dernière. Il propose ainsi une réflexion, une interaction, une revendication et un essai sur un sujet contemporain : les régimes nouveaux de l’Italie et l’Allemagne, et en filigrane dans nombre de récits, le meilleur régime politique pour la France. Cependant nous ajouterons ici nos propres délimitations. Les intellectuels auteurs des récits de voyage de notre corpus exercent majoritairement une activité littéraire : écrivains et/ou reporters, universitaires, professeurs. Parmi les universitaires, étudiants ou professeurs, si la majorité se rattache à l’enseignement de la philosophie, de l’histoire, des langues, d’autres peuvent être juristes, économistes ou sociologues. À la marge, certains intellectuels-voyageurs peuvent échapper à ce statut lié à la publication professionnelle et exercer d’autres métiers, comme ceux d’artistes ou architectes. Généralement, artistes et architectes produisent peu de récits destinés à la publication, journaux intimes et correspondances servent alors de nouveaux supports. Un dernier critère de sélection des auteurs doit être rappelé : nous entendons par intellectuels français à la fois ceux de nationalité française, de naissance ou d’obtention, comme ceux qui, francophones (Belges, Canadiens, Suisses), publièrent en France, pour des éditions françaises et de manière récurrente, les récits de leurs voyages. Il va de soi que les écrivains français des années 1920 et 1930 ne voyagent pas qu’en Europe, et ne tirent pas des récits de leurs voyages seulement européens. L’URSS2, et plus loin encore, l’Amérique du Nord3 et du Sud4, l’Océanie5 sont les nouveaux territoires du voyage moderne. 2. L’URSS, dont les Français, intellectuels, militants, artistes et politiques, tirent de nombreux récits de voyage durant l’entre-deux-guerres ; voir sur ce point les études de Sophie Coeuré, La Grande lueur à l’Est, Seuil, 1999 ; celles de Rachel Mazuy, Croire plutôt que voir, Odile Jacob, 2002, ainsi que de François Hourmant, Au pays de l’avenir radieux, Voyage des intellectuels français en URSS, en Chine et à Cuba, Aubier, 2000. 3. Parmi les récits les plus célèbres sur le continent neuf, ceux de Paul Morand, New York, Flammarion, 1930 ; Georges Duhamel, Scènes de la vie future, Mercure de France, 1930 ; Hyacinthe Dubreuil, Standards, Grasset, 1929. 4. Antoine de Saint Exupéry, Vol de nuit, 1930, Gallimard ; Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, publié en 1955 chez Plon, mais retraçant un voyage réalisé en 1935. 5. Voir les multiples récits de voyages de Titayna, sœur d’Alfred Sauvy, comme Nuits chaudes, Gallimard, 1934, ou Une femme chez les chasseurs de têtes (Bornéo, Célèbes), Éditions de la nouvelle revue critique, 1934. Les œuvres de Maurice Dekobra réunissent les continents par les récits et romans composés selon la « couleur locale ».

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Pour autant, l’exotisme ne se niche pas nécessairement là où on l’attend, d’une part ; d’autre part, la multiplicité des déplacements en Europe atteste un goût maintenu pour le voyage européen, goût contraint par un repli multiforme des échanges6 de longue distance dans la décennie 1930. Le voyage d’Europe devient dans l’entre-deux-guerres une expérience existentielle. Par le double intermédiaire de l’ethnographie et de la presse de masse, qui prétendent chacune réinventer le voyage et son récit, émerge la figure du « Grand Voyageur ». Incarnant cette dernière, l’ethnographe ou le reporter tentent de se démarquer de celle du touriste par des méthodes spécifiques. Se dessine cependant un trait commun au creux de leurs récits : l’irréductibilité de l’expérience, le voyage comme distinction. Par son genre polémique, le récit de voyage revendique une singularité, prétend porter un discours original sur le monde, et s’expose ainsi à deux contestations : à celle du philosophe, plus apte à voir, dire et transmettre l’altérité ; et puisqu’il s’agit de dire le monde, à des procédures de vérification et de réfutation, risquant alors d’être démenti par les faits ou d’autres voyages. On note cependant une tendance contemporaine dans les récits de voyage : leurs auteurs affirment la pertinence de leur démarche, déplacement et récit, ils proclament avec davantage de conviction leur subjectivité7. En suivant les analyses récentes de Vincent Debaene, nous voyons s’opérer ici un déplacement majeur, car le voyage se détache « de son ancrage géographique, spatial, pour devenir une expérience existentielle autonome, indépendante du lieu où elle se déploie.8» Ainsi, la voie est ouverte aux voyages paradoxaux : le déplacement n’est plus la condition pour « une intensification de l’expérience ; on voyagera entre classes sociales, parmi les clochards de Paris » : dès lors, connaître nos voisins européens, aller à la rencontre de pays frontaliers peut retrouver du lustre, voire, se parer des oripeaux de la nouveauté. La distance n’est pas synonyme de découverte, la proximité et ce que 6. Un repli chiffré pour les échanges commerciaux à 1,15% par an entre 1929 et 1939, d’après J. Buridan, A. Figliouzzi, M. Montoussé, I. Waquet , Histoire des faits économiques, Bréal, 2007. 7. L’affirmation constante de cette subjectivité du voyageur depuis le 19e siècle est démontrée par Jean-Claude Berchet, « Les préfaces des récits de voyage au 19e siècle », dans Gyorgy Tverdota (éd.), Écrire le voyage, Presses de la Sorbonne nouvelle, 1994, pp. 3-15. 8. Debaene (Vincent), L’adieu au voyage. L’ethnologie française entre science et littérature, Gallimard, 2010, p. 211.

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l’on croyait connaître revêtent les habits de l’inconnu, d’autant qu’une expérience politique neuve se joue juste là, à nos portes, de l’autre côté de la frontière. Modestie et immersion sur le terrain et auprès des acteurs semblent la disposition et la méthode appliquées au voyageur en régimes fascistes. Pas seulement. Car la candeur, l’innocence, l’ataraxie, font également partie des dispositions requises pour voyager et comprendre : ainsi Jean Fayard, fils du fondateur de l’hebdomadaire culturel Candide, avant son départ pour l’Italie, justifie-t-il son départ par le souhait d’éclaircir sa pensée sur le pays, de ne pas former son opinion sur un tas de préjugés : « Je n’éprouve pas de passions et je ne suis guère vieux. Pour ces raisons, je me suis imaginé que je pourrais aller avec candeur en Italie et y voir les choses dans leur simplicité. On m’avait dit que le fascisme était un régime bienfaisant, on m’avait dit qu’il était tyrannique. On m’avait dit qu’il était pacifique, on m’avait dit qu’il préparait une expédition sur la Corse. On m’avait rapporté mille incivilités, et je ne savais guère que penser ; aussi je suis parti […] à la seule fin de regarder et d’entendre. Aujourd’hui, je raconterai ce que j’ai vu. Qu’on excuse ce préambule personnel 9».

Voir donc, plutôt que croire. On pourra enfin noter que si les voyageurs ambitionnent bien une connaissance objective et transmissible, tous ne claironnent pas être arrivés à leurs fins. Ainsi au terme du récit de Pierre Gaxotte10, pour Candide, le 25 juillet 1935, émergent les doutes et se dessine une méfiance sur le savoir constitué à partir de son voyage : « Étrange Allemagne, toujours hésitante, entre les convulsions intérieures et l’impérialisme conquérant ! Étrange Allemagne toujours en travail, toujours en devenir, qui jamais n’a pu s’arrêter au bord du chemin, et paisiblement jouir d’elle-même ! Étrange pays dont on ne sait jamais que penser et dont on ne pense quelque chose que pour s’apercevoir qu’on s’est trompé.11»

9. Fayard (Jean), « Deux mois à Rome », Candide, 27 janvier 1927. 10. Gaxotte (Pierre) : 1895-1982. Normalien, agrégé d’histoire et journaliste, maurrassien, dirigea les hebdomadaires Candide et Je suis partout, jusqu’en 1936. Monarchiste, il présentait une version négative de la Révolution française. 11. Gaxotte (Pierre), « Flâneries allemandes », Candide, 25 juillet 1935.

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L’exotisme, la nouveauté, l’expérience politique et culturelle, la connaissance par la pratique, la quête et le discours de vérité sont bien toujours au rendez-vous du voyageur européen. L’Allemagne et l’Italie présentent des profils tout indiqués pour les intellectuels de l’entre-deuxguerres, pour ceux qui ont fait la guerre comme pour ceux qui ne l’ont pas connue mais l’ont vécue par les récits et l’imaginaire collectif : ces deux pays connaissent un bouleversement politique, social, idéologique, matériel dont les échos ne manquent pas d’atteindre la France. L’espace germanique et le monde latin attirent également parce qu’ils semblent incarner une voie idéologique moderne que nous détaillerons plus loin. Mais si ces intellectuels souhaitent devenir voyageurs, s’ils désirent aller voir ailleurs, ce n’est pas le seul résultat d’une dynamique positive, c’est aussi parce que la France inquiète, parfois même déçoit. Parmi eux, les héritiers d’une philosophie traditionaliste, convaincus d’une corruption des mœurs depuis le triomphe de l’idéal démocratique, sont majoritaires. Les plus nationalistes cependant abandonnent la perspective décliniste en supposant que la France, inspirée des exemples italien ou allemand, trouvera sa propre voie. Des intellectuels très à gauche, comme Daniel Guérin, se font également les contempteurs de la démocratie parlementaire, et partagent ainsi, à l’aube de leur voyage, le même constat d’un crépuscule français. Les voyages suscités, entre autres, par cette conscience de l’affaiblissement national, s’échelonnent de 1930 à 1939 : l’Italie d’abord, puis l’Allemagne à partir de 1934, donnent alors des leçons de redressement collectif, de développement industriel, d’élans nationaux, et font percevoir à ceux qui les visitent l’étendue de leur propre crise. Le thème ancien de la décadence12, au sens d’un affaiblissement généralisé d’une civilisation, revient en force sous la plume d’intellectuels dans l’entre-deux-guerres, favorisé par les questionnements issus de la Grande Guerre. Selon eux, la démocratie n’aurait pas empêché l’avilissement moral de la guerre, et constituerait le régime décadent par excellence puisqu’il n’aurait pas su préserver les sociétés des dérives barbares du progrès industriel. À la crise démocratique s’ajoute la crise démographique, la baisse de la natalité, cause de l’affaiblissement de la 12. Voir Pierre Milza « L’idée de la décadence en Europe entre les deux guerres », in La décadence dans la culture et la pensée politique. Études réunies par Jean-Yves Frétigné et François Jankowiak, n°395. Collection de l’École française de Rome, 2003, pp. 241-253.

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nation et de son « métissage » progressif. La défaillance des élites, leur acceptation de la libéralisation des mœurs, des avant-gardes cosmopolites ont modifié le champ culturel. La crise multiforme et réelle des années 1930 ne vient qu’accentuer ce discours sur la décadence, et étend son objet aux expressions variées du capitalisme. Et si significatifs que soient « à cet égard les récits des voyageurs-écrivains qui, après avoir dénoncé comme Robert Aron et Arnaud Dandieu Le Cancer américain (1931), contemplent à la manière des lointains témoins de la grandeur romaine les gratte-ciel inachevés de New York ou de Chicago13», les voyageurs-écrivains en partance pour les régimes anticapitalistes – tels se prétendent l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie – cherchent explicitement les clés d’un succès, de quoi enrayer le mécanisme de la chute, une solution pratique aux errances économiques et sociales françaises. La décadence évoque de manière mêlée et récurrente le déclin, la dégénérescence, la disparition d’un âge d’or mythifié, la corruption matérielle et spirituelle. Elle suppose également une reconnaissance de la responsabilité historique de l’homme, dans son déclin comme dans sa réversibilité. Drieu, toujours, conclut son reportage en Poméranie sur un constat peu amène à l’égard de la France : « Et nous, Français, qui […] continuons à demeurer à la remorque et à la merci de tous les peuples qui risquent et créent, nous ne pouvons que nous tourner avec ahurissement et amertume vers ce magnifique déploiement de jeunesse, de force, de santé, de beauté qui couvre maintenant la majeure partie de la planète et laissera bientôt notre pays comme un îlot incroyable de mesquinerie et d’immobilité, de crainte et de négation de tout, de ricanement sénile.14»

Georges Batault voit dans les jeunesses rassemblées à Nuremberg pour les Journées du parti nazi, la manifestation d’une crise de civilisation, le passage d’un ordre ancien à un ordre nouveau, illustrés par des élans des masses dont la tension l’ « emplissait d’un sentiment voisin de l’angoisse15», et l’occasion profitable d’un retour d’expérience en France. 13. Milza (Pierre), op. cit., p. 249. 14. Drieu la Rochelle (Pierre), « Pour «Une école de Chefs» », Marianne, 24 juin 1936. 15. Batault (Georges), « Retour de Nuremberg », Je suis partout, 21 septembre 1935, p. 8. Nous soulignons.

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Il tire ainsi la morale de son voyage : « …veillons, et de cet excès de vie, tirons à notre profit une leçon d’énergie et une volonté de renouvellement. Il est temps de sortir de l’ornière.16» Même le fondateur d’Esprit, le personnaliste Emmanuel Mounier, tout en condamnant le mépris de l’homme pratiqué en Allemagne nazie, n’hésite pas à souligner en 1939 le « génie » de l’action d’Hitler : « En dehors de l’atmosphère policière [sic], il a donné un heureux coup de fouet au peuple allemand. Sacrifice et renoncement pour la communauté, c’est avec ces mots, trop oubliés de nos hommes publics, qu’on entraîne une jeunesse.17»

Générations voyageuses Les plus âgés de nos voyageurs découvrent le fascisme naissant entre 42 et 51 ans, et le nazisme au pouvoir entre 54 et 63 ans. Pour les plus jeunes, ils naissent ou grandissent avec le fascisme comme donnée structurante des relations internationales et découvrent l’Allemagne nazie entre 18 et 23 ans. Ceux nés entre 1900 et 1910 sont statistiquement les plus nombreux à voyager : 57 sur 194 intellectuels voyageurs recensés et identifiés, soit près de 30 % du total18. Si l’on y ajoute les plus jeunes voyageurs nés après 1910, ils sont près de 34 % à réaliser un voyage en terre totalitaire entre 19 et 39 ans durant l’entre-deux-guerres. Il faut souligner ici une spécificité idéologique de ce groupe par rapport aux autres, plus âgés : ils ne sont plus animés de l’esprit de revanche, dès lors l’Allemagne peut être vue comme un rempart au bolchevisme, y compris chez les plus maurrassiens d’entre eux. Ils sont suivis d’assez près par ceux nés entre 1880 et 1890 (entre 32 et 59 ans sur notre période), représentant près de 25 % du total. Ces derniers ont un statut économique et professionnel probablement plus stable, détenant un capital social plus important que d’autres classes d’âge, facilitant la création de réseaux intellectuels, donnant lieu à des occasions supplémentaires de voyage. Ils ont connu l’Italie et l’Allemagne avant la montée des fascismes et réalisent un deuxième ou troisième voyage durant l’entre-deux-guerres. 16. Ibid. 17. Mounier (Emmanuel), « Avez-vous lu Mein Kampf ? », Temps présent, 24 février 1939. Nous soulignons. 18. Ces statistiques n’incluent pas les voyageurs recensés dont nous n’avons pu identifier avec certitude les dates de naissance.

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Ferdinand Bac, né en 1859, écrivain voyageur d’Italie et d’Allemagne, fait figure de patriarche de l’ensemble des intellectuels voyageurs, tandis que François Sentein est le dernier né du groupe constitué par nos sources et le plus jeune à partir en Allemagne nazie en 1938, à l’âge de 18 ans. Donc, si le voyage n’est pas le privilège exclusif des plus jeunes intellectuels, ces derniers (entre 21 et 39 ans) partent assez massivement en Italie et en Allemagne. Nous notons enfin que ceux nés entre 1890 et 1900, la génération de guerre, représentent moins de 22 % du total. Majoritaires parmi les auteurs de récits de voyages, les jeunes intellectuels français furent convoités pour leurs soutiens variés aux régimes fasciste et nazi, prenant la forme de récits plus ou moins apologétiques consacrés aux révolutions en cours. N’ayant pas connu la guerre, en quête permanente d’absolu, ces jeunesses intellectuelles furent également sollicitées dans l’espoir de jeter le trouble dans les consciences morale et politique françaises, jouets de la stratégie des organismes de propagande totalitaire. Ces derniers s’appliquèrent à rechercher leur collaboration symbolique et pratique, à les inviter sur leur territoire, afin de mieux favoriser le rapprochement psychologique des masses. La démarche se justifiait d’autant mieux que les jeunesses étaient particulièrement mises en avant en Italie comme en Allemagne, à la fois comme corps social et comme principe de vie communautaire. Les périodiques constituent une de nos sources principales. Des quotidiens nationaux jusqu’aux revues littéraires et aux magazines photographiques, en passant par les hebdomadaires culturels, de toutes obédiences, nous avons voulu rassembler le maximum d’approches politiques et formelles du voyage politique. Ainsi les principales occasions de voyage pour ces reporters furent les mêmes, soumises aux impératifs des relations internationales : assassinat de Matteotti, Accords de Rome, de Stresa, vote sarrois, cérémonies du NSDAP (National sozialistiche Deutsche Arbeiterpartei) à Nuremberg, visites d’Hitler et Chamberlain en Italie, et dans une moindre mesure funérailles d’Hindenburg et Jeux Olympiques en Allemagne. L’année 1937 ne propose pas une grande quantité de récits en Italie ou en Allemagne : après le conflit éthiopien, la remilitarisation de la Rhénanie, les Jeux olympiques d’été à Berlin, mais avant les lois antisémites en Italie, l’Anschluss et les accords de Munich, l’année donne davantage lieu à des récits sur la guerre d’Espagne, ou le conflit Chine-Japon. Ce sont bien les années 1934 à 1936 qui 26


occasionnent le plus de récits de voyage dans les périodiques, fruits des moyens importants dont disposaient alors ces quotidiens, dynamisés par une actualité germanique et italienne particulièrement riche et reliée aux intérêts politiques et culturels français. Prenons un cas de quotidien national à forte réception, Le Journal, très nettement anticommuniste, qui a cru à une alliance avec l’Italie fasciste, et de deux voyageurs publiant leurs récits dans ses colonnes : Jean Fontenoy et Marie-Édith de Bonneuil. Jean Fontenoy demeure une figure du reportage de l’entre-deuxguerres, ayant débuté sa carrière en Chine, en Russie, pour l’achever dans la Légion des Volontaires Français (LVF) à Berlin. Célébré par Brasillach19 dans Notre Avant-guerre comme une figure fascinante et un talent éclatant, Fontenoy n’a pas le statut de collaborateur du Journal. Il réalise ponctuellement des reportages, comme celui effectué à l’été 1937 en Europe centrale, avec l’aide financière du Journal, mais à titre exceptionnel. Il nous semble ici pertinent de rappeler des éléments biographiques éclairants pour le cas Fontenoy. En mars 1918, il s’engage pour 4 ans en tant que lieutenant de cavalerie d’artillerie à cheval, suivant ainsi son ami, le philosophe Brice Parain, communiste jusque dans les années 1930. Démobilisé, il apprend le russe et traduit Tolstoï. En 1924, il est le correspondant de l’agence Havas à Moscou dont il fonde le bureau avant d’être envoyé en Chine en 1927, dont il rapporte un récit, Shanghaï secret, pour lequel il reçoit le prix Marianne en 1938. Suivant Tchang Kaï-Chek dans ses campagnes, il contracte les addictions de l’alcool et de l’opium, donnée économique d’importance. Divorcé, il se remarie en 1927 avec la célèbre aviatrice Madeleine Charnaux20. Dans les années 1930, il devient écrivain. C’est son ami Brice Parain qui le fait entrer à la Nouvelle Revue Française. Avec Georges Blumberg, il travaille sur les programmes du nazisme, afin d’en fournir la première synthèse critique au public français dans le numéro 239 d’août 1933. Mais son apport est gardé secret car il est salarié d’Havas. En novembre 1936, par la publication de L’École du renégat, Fontenoy opère un vrai changement de cap. Dans cet ouvrage, il s’attaque au 19. Brasillach (Robert), Notre Avant-guerre, Plon, 1941, pp. 218-219. 20. Madeleine Charnaux (1902-1943), détentrice du record d’altitude en 1924, reporter également pour Le Journal en 1939.

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communisme stalinien « voleur de révolution ». La droite l’accueille alors à bras ouverts, Maurice Blanchot à Combat en particulier. Accusé d’être un espion à la solde de Berlin, lors de la publication de son antistalinien Cloud, il est renvoyé de Havas en mars 1937. À compter de cette précarisation économique, tout s’accélère pour l’opiomane Fontenoy. Il intègre l’équipe rédactionnelle de la feuille doriotiste L’Émancipation nationale et politise son journalisme. Puis il rencontre Otto Abetz au Comité franco-allemand en juillet 1937 via Bertrand de Jouvenel. Dès septembre 1937, Abetz l’accueille au Berliner Tageblatt pour lequel il pige. Il attend l’argent d’Abetz, travaille pour une conférence sur la Russie à Berlin. À cette occasion, il passe près de cinq semaines entre Noël 1937 et fin janvier 1938 en Allemagne, dont il parlera dans Le songe du voyageur. Ces reportages, d’abord proposés au Journal, sont finalement publiés dans Je suis partout, en avril-mai 1938. Fontenoy s’applique à stupéfier les Français, en entrant dans l’intimité allemande dont il présente des aspects peu connus. De l’école de Führers qu’il a visitée, un Ordensburg situé à Crossinsee, il s’étonne, admiratif : « J’y ai passé une grande journée et suis sorti ahuri. Et par la magnificence des moyens employés et par la rigueur unique où l’on coule ces esprits. Vous l’aurez demain avec les photos.21» La somme de 2000 francs était promise à la remise de ces articles. À l’époque de cette lettre, Fontenoy fréquente déjà assidûment le cercle franco-allemand de Brinon et Drieu. À l’occasion d’une tribune du 15 juin 1938 de Robert Bollack, propriétaire de l’agence de nouvelles Fournier – dont Fontenoy est l’administrateur délégué – tribune dénonçant les Français du Comité France-Allemagne qui partent pour Baden-Baden et s’abaissent à parler avec des Allemands au « moment où des juifs sont massacrés à Berlin », Fontenoy sombre dans un antisémitisme généralisé. Sa lettre de démission22 adressée à l’Agence Fournier est publiée le 8 octobre 1938 dans le journal Agence technique de la presse23. Fontenoy y reproche à Bollack 21. Archives de Pierrefitte-sur-Seine (APS), 8AR/600, dossier Fontenoy, lettre à Marsillac du 15 février 1938. 22. « Une démission chez Fournier », 8 octobre 1938, Agence technique de la presse. 23. Le chapeau de l’article porte les remarques suivantes : « Les idées qui se propagent le plus rapidement sont généralement les pires. Le fascisme prend toujours le même langage, et il est assez plaisant de voir le « disciple » [Fontenoy] de M. Pierre Guimier [collaborateur de l’agence Fournier et directeur du Journal] emprunter sans vergogne les formules qui ont cours à Berlin : d’autant qu’actuellement le mot d’ordre est donné de multiplier en France les démonstrations antisémites», ibid.

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d’être antihitlérien et antifasciste par « esprit racial ». Il rappelle qu’il existait une agence de nouvelles gouvernementale, Havas, une autre socialisante, Radio, et qu’il travaillait chez Fournier pour précisément sortir de l’anti-hitlérisme et des ligues pro-Moscou. Prétendant que le propriétaire, Bollack, donne des instructions politiques à l’agence Fournier, l’auteur de L’École du renégat proclame : « Vous êtes juif, juif militant. Donc antifasciste. Contre tous les gouvernements nationaux. Et favorable aux Soviets alliés… position connue, avec les dérivés et corollaires qu’elle comporte en politique intérieure.24»

Fontenoy tente alors de créer une autre agence, « patriote », avec l’aide de Brinon et le financement du CFA. Un article de l’hebdomadaire Aux écoutes25 attribue même une fonction officieuse à Fontenoy auprès des autorités allemandes, sur mission du ministre des Relations extérieures Georges Bonnet26. Cette place de choix peut signifier une proximité plus ténue. Voilà pour le parcours de Fontenoy dans le milieu politico-journalistique de notre période. Au Journal, Fontenoy établit une relation de confiance amicale avec le rédacteur en chef, Marsillac, lui envoyant une carte postale de Garmisch adressée à la rédaction du Journal, 100 rue de Richelieu : « Cher ami, en fin de compte, ce reportage est plus “public” que je ne l’espérais.27» Il se trouve en plein voyage, accumulant ses fiches de rédaction qu’il a proposées pour 2000 francs comme nous l’avons vu. Se permettant de donner un conseil pour la programmation du journal, Fontenoy semble exercer une influence sur le rédacteur en chef. En effet, à l’occasion d’un autre récit correspondant à son ultime voyage en Allemagne avant la guerre, en décembre 1938-janvier 1939, Fontenoy demande à ce que les deux articles de sa femme, Madeleine Charnaux, portant sur un camp de travail de femmes et les usines aéronautiques Heinkel, passent avant les 24. Ibid. 25. Aux écoutes, 18 février 1939. Nationaliste et anti-allemand, le journal fut très hostile à la politique d’Aristide Briand, réclama même en 1933 une guerre préventive contre l’Allemagne. 26. Une supposition vraisemblable, puisque le 28 mai 1939, au banquet du club « le Cercle interallié » présidé par Georges Bonnet, Fontenoy tient une conférence sur « La littérature, appel au tourisme ». 27. Carte postale du 29 janvier 1938, APS, 8AR/600, dossier Fontenoy.

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siens. Il demande également à commencer la série de ses propres articles par le camp de concentration, « plus nouveau et plus sensationnel28». Il montre ainsi sa maîtrise de la ligne rédactionnelle, son sens de l’éclat médiatique, sa connaissance technique héritée de la période Havas, s’attachant essentiellement à un format et à la réception par le lectorat. Le cas de Marie-Édith de Bonneuil, décorée de la Croix de guerre italienne avec citation le 21 juillet 1936, nous renseigne enfin sur d’autres paramètres de la production du récit de voyage au quotidien Le Journal. Son parcours traduit des pratiques concurrentielles internes au Journal, notamment avec le reporter Édouard Helsey29, mais également la recherche par l’écrivain-reporter d’une pluralité de supports médiatiques pour son récit de voyage. Ainsi en août 1935, la journaliste travaille en collaboration avec la Revue des Deux Mondes, L’Illustration et Le Journal, proposant de multiples récits de voyage en Érythrée, en Somalie, en Éthiopie et en Libye aux côtés des troupes fascistes. Elle sait jouer de cette concurrence auprès des rédactions comme l’atteste la lettre adressée à l’adjointe de Marsillac, Françoise Rouchaud, évoquant les tensions avec Helsey le 10 septembre 1935. (Helsey vient d’arriver en Érythrée et demande à Bonneuil de se cantonner aux reportages par avion). Le Journal fut accusé par une partie du lectorat de soutenir l’expédition éthiopienne des armées fascistes. Pour autant, la rédaction se montre satisfaite des articles de Bonneuil, à une seule réserve près : « On m’en a dit partout très grand bien. Tout au plus ai-je entendu regretter que vous ayez montré un enthousiasme, peut-être excessif – pour la guerre et sa préparation. Cela, je vous le pardonne aisément. Je m’imagine qu’il doit être difficile de se défendre contre la furia ambiante.30» Marsillac exige également du pittoresque dans les récits radiodiffusés que Bonneuil transmet à tour de rôle avec Jacques Vidal de la Blache dans une émission quotidienne relayée par tous les postes officiels français grâce à l’accord de la radio italienne. Le rédacteur en chef exige31 dans ces récits quotidiens une impartialité totale car le risque d’être 28. APS, 8AR/600, Lettre reçue par Marsillac le 12 avril 1939. 29. Edouard Helsey (1883-1966) : de son vrai nom Lucien Coulon, grand reporter, ami d’Albert Londres, il est à l’origine de la création du Prix Albert Londres. 30. Lettre du 18 octobre 1935 de Françoise Rouchaud à Bonneuil. 31. Télégrammes des 21 et 23 octobre 1935.

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accusé de propagande n’est pas négligeable. De nombreuses lettres, y compris étrangères – ce qui atteste la réception internationale du quotidien – affluent à la rédaction pour se plaindre de la partialité des articles de Mme de Bonneuil. Son voyage auprès des fascistes en Afrique avait débuté à Rome, à l’hôtel de Russie depuis lequel elle attendait une accréditation officielle par Le Journal auprès des autorités italiennes en tant qu’envoyée spéciale pour l’Érythrée. Elle part en transport de troupes dès le premier convoi, faveur qui lui est accordée au titre d’amie du Duce, et qui ne peut être proposée à l’autre reporter du Journal, Édouard Helsey.

Le positionnement politique des voyageurs français dans l’Europe fasciste Les récits de voyage en Italie fasciste et en Allemagne nazie comportent une dimension biographique et politique, souvent affichée et parfois implicite : définissant en creux le portrait idéologique et psychologique de leurs auteurs, ces récits renvoient à des revendications politiques précises, personnelles ou collectives. Minorité parmi nos auteurs, les intellectuelles françaises produisent des récits de voyage à la fois proches et différents de ceux de leurs homologues masculins, reproduisant parfois quelques stéréotypes sociaux. Cependant certains territoires de leurs investigations italiennes ou allemandes fournissent véritablement la matière de récits exotiques, dont la dimension aventureuse n’est pas absente. Enfin, les voyageurs militants de gauche forment un autre groupe minoritaire au sein de notre corpus d’auteurs de récits de voyage : il nous appartiendra de définir ce qu’on entend ici par « voyageurs de gauche ». La nation, le sexe et le militantisme de gauche désignent ainsi les contours d’identités problématiques des voyageurs français en Italie fasciste et en Allemagne nazie. Portés par des sentiments communistes ou anarchistes, certains intellectuels français visitent donc ces territoires en opposants, en touristes inquiets et critiques, parfois dans la souffrance ou la colère. D’autres visualisent une forme révolutionnaire en actes, s’interrogent sur l’échec du mouvement socialiste en France avant 1936, tentent de mesurer l’efficacité des mesures sociales, économiques des nouveaux régimes italien 31


et allemand. Si l’on peut les identifier par leur appartenance partisane parfois, mais surtout par leur publication dans des feuilles de gauche, les voyageurs relevant de cette sensibilité ne sont qu’une vingtaine (femmes comprises) sur 190 intellectuels recensés. Ainsi l’homme de gauche voyage-t-il peu en Italie fasciste et en Allemagne nazie, par volonté ou contrainte : les conditions de surveillance, les enquêtes menées sur les ressortissants étrangers par les services de police et de renseignements des dictatures, ne facilitent pas la tâche aux grands intellectuels de gauche souhaitant circuler sur ces terres ; les prises de position antifasciste dans la presse française par ces hommes et ces femmes les désignent tout droit comme des ennemis d’État, auprès de régimes qui, en Italie, sont nés de l’écrasement du communisme, ou en Allemagne, ont persécuté les socialistes et les communistes avant de considérer le bolchevisme comme biologiquement nuisible. Enfin les périodiques de gauche publiant des reportages ou enquêtes sur les régimes totalitaires – Masses, Monde, Regards – font appel à des exilés allemands ou italiens, à des correspondants locaux de nationalité étrangère, mais envoient peu de reporters français ou francophones. Alors, qu’entendons-nous par voyageurs de gauche ? Nous ne retiendrons pas l’appartenance à un parti ou à un syndicat comme critère unique. Il semble surtout très difficile de déterminer avec certitude chez nombre des intellectuels voyageurs leur orientation politique : certains en changent durant la période, d’autres recherchent spécifiquement une troisième voie entre la droite et la gauche, empruntant parfois certains cadres d’analyse aux deux bords. L’histoire de la gauche française durant l’entre-deux-guerres montre par ailleurs des recompositions complexes, du planisme à différentes formes de rassemblement vers le centre ou l’extrême-gauche, recompositions qui n’ont pas toujours prémuni les acteurs de dérives fascisantes dès le milieu des années 1920, davantage encore dans les premières années de guerre. Par ailleurs, que faire des intellectuels se réclamant des influences révolutionnaires soréliennes ou proudhoniennes, certains ayant appartenu à des structures politiques et syndicales dites de gauche, mais dont les évolutions les éloignent radicalement des valeurs humanistes de la gauche ? La prise de pouvoir par la force, l’intérêt pour l’innovation du système corporatiste en Italie, le rejet du système parlementaire ou l’amélioration de la production industrielle forment autant de points de convergences pour des hommes de gauche en 32


direction du fascisme. Pensons ici à la trajectoire de Pierre Andreu, qui produisit un Notre Maître, M. Sorel32 et favorisa la participation d’intellectuels français au congrès de la corporation à Rome en mai 1935. Le cas de Georges Valois, fondateur du mouvement Le Faisceau, et qui resta « toute sa vie un anarcho-syndicaliste33», rappelle qu’il est possible de « se sentir à gauche » en critiquant l’idée de progrès moral de l’homme, après avoir évolué dans les cercles maurrassiens jusqu’à la guerre, pour finalement fonder une structure fasciste et autoproclamée comme telle. Il pensait ainsi former une communauté de rébellion contre l’argent avec les communistes. De fait, parmi ceux qui appartinrent brièvement à ce milieu valoisien, Paul Nizan accomplit ce que Pascal Ory nomme la « traversée du valoisisme34» avant d’entrer en communisme. Cette traversée pourrait correspondre à un voyage réalisé en octobre 1925, en Toscane, l’amenant à éprouver à la fois un plaisir d’esthète face à la beauté des paysages pisans et une « sympathie sentimentale pour un fascisme simultanément perçu comme une sorte de dandysme politique35». Du propre aveu de son fondateur, « on vit se former au Faisceau deux clans, la droite militariste et socialement réactionnaire, la gauche syndicaliste et révolutionnaire36». Aveu d’un mouvement politique proche de l’auberge espagnole. Preuve des ambiguïtés d’une sensibilité politique. Finalement, nous rangerons derrière les « voyages d’hommes et femmes de gauche » les récits publiés dans des périodiques de gauche, se revendiquant comme tels : Monde, La Révolution prolétarienne, L’Humanité, Le Populaire, Europe. L’appartenance de ces intellectuels à des structures antifascistes, comme le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, ou l’Association des écrivains et des artistes révolutionnaires, renforce en pratique ce sentiment de gauche, et nuance parfois l’appartenance partisane : être de gauche ne signifie pas toujours être à gauche. 32. Grasset, 1953. Préface de Daniel Halévy. 33. Ory (Pascal), Nizan. Destin d’un révolté 1905-1940, Ramsay, 1980, p. 52. Déçu du fascisme et des classes moyennes, « classes parasitaires ayant refusé le progrès technique » - d’après Guchet (Yves), « Georges Valois ou l’illusion fasciste », Revue française de sciences politiques, 1965, p. 1139. Valois retourne à ses amours syndicalistes après 1928. 34. Ory (Pascal), Nizan, op. cit., p. 275. 35. Ibid., pp. 51-52. 36. Valois (Georges), L’homme contre l’argent, Souvenirs de dix ans (1918-1928), Libraire Valois, 1928, p. 238.

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Dénoncer les régimes liberticides, militer pour la paix Il est utile de rappeler que la défense des libertés, le pacifisme et la prévention antifasciste ne sont pas l’apanage de l’homme de gauche durant l’entre-deux-guerres. Cependant, ces sujets dominent les publications de gauche que nous avons retenues. Ainsi la revue Europe, par les contributions de Stefan Priacel37 et Charles Vildrac sur les camps de concentration en Allemagne, ou celle de Georges Friedmann, accorde une place importante à ces questions engageant la paix européenne38. Si le voyage italien de Friedmann montre un double sentiment, de joie face à la population mais de déception face au régime mussolinien39 – le sociologue français, dans l’attente de mesures anticapitalistes et de mouvements artistiques originaux, se trouvant finalement confronté à un régime militarisé – les récits de la revue de Guéhenno sur l’Allemagne nazie portent haut le message d’alerte sur les réalités liberticides du gouvernement hitlérien. Europe, par la voix de Romain Rolland, avait déjà en mars 1933 publié un article sur le fascisme allemand, dénonçant pour la première fois dans le paysage littéraire français les méfaits de « la peste brune40». Les récits de voyage du communiste puis socialiste Claude Jamet41 mettent également l’accent sur les destructions de libertés dans les régimes totalitaires, mais choisissent davantage encore la défense de la paix et la dénonciation de la militarisation outrancière des peuples italien et allemand. Normalien et agrégé de lettres, proche de la CGT et de Simone Weil, il enseigne au lycée de Bourges en 1934 puis en classe de 1ère supérieure au lycée de Poitiers en 1935. À cette date, il fonde et dirige un hebdomadaire favorable au rassemblement des 37. Stefan Priacel (1904-1974) : réfugié allemand en France ; journaliste et traducteur lors du procès de Nuremberg. Fils de la cantatrice allemande Marya Freund, réfugiée en France depuis l’arrivée d’Hitler au pouvoir, il était proche du Parti communiste français. Et travaillait notamment pour Monde, Regards. 38. Voir notre article, « Voyages d’intellectuels français dans l’Europe noire et brune», Cahiers Guéhenno n°4, juin 2014, pp. 47-57. 39. Régime que Friedmann qualifie de « démagogie nationaliste », « Notes prises en Toscane fasciste », Europe, 1925, n° 36, p. 488. 40. Rolland (Romain), « À propos du fascisme allemand », Europe, mars 1933, p. 440. 41. Jamet (Claude), 1910-1993 : journaliste, auteur de romans et critique littéraire, Claude Jamet choisit la collaboration par pacifisme. Ses fils eurent une carrière politique à l’extrême-droite, côtoyant Bruno Mégret, Robert Ménard et Jean-Marie Le Pen. Sur Claude Jamet, voir Sirinelli (JeanFrançois), Génération intellectuelle, Khâgneux et normaliens dans l’entre-deux-guerres, Fayard, 1988, pp. 615-631.

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trois partis de gauche, Le Front populaire de la Vienne. Son expérience à gauche commence à Bourges, où en juin 1934, dans la filiation du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes créé en mars par Alain, Paul Rivet et Paul Langevin, il participe avec d’autres enseignants à la première réunion du Comité local de vigilance antifasciste. Son voyage d’Allemagne fut chronologiquement le premier à avoir lieu et privilégia l’espace rhénan. De Strasbourg à Francfort en passant par Cologne et Bonn, Claude Jamet circula en train et publia ses « Instantanés rhénans » en août 1936. Son texte se désole de la propagande cinématographique dont est victime le public allemand, des persécutions contre les juifs comme contre les catholiques. Il constate n’avoir vu écrit nulle part le mot de liberté, à l’exception du verrou d’une toilette. La politique de l’ersatz, outre les difficultés matérielles qu’elle implique pour le peuple, lui indique le chemin de la guerre : nourriture et objets de temps de conflit, l’ersatz ne donne pas le sourire au peuple : « En quinze jours, je n’ai pas vu rire un prolétaire… La misère, voilà l’ennemi du peuple allemand […] Le plus effrayant du fascisme hitlérien, c’est qu’il a les joues maigres.42» Les vertus valorisées auprès du peuple sont celles de la camaraderie de tranchée, du sport militarisé, du courage nationalisé. Ces colifichets exercent tout leur charme sur la jeunesse, filles comme garçons, dévalant les pistes sac au dos et poignard à la taille. À Francfort, il observe de loin un S.A., mais le regarder dans les yeux le dépasse : « Je pense au Temps du mépris de Malraux. Je pense aux prisons, aux cellules, à Thaelmann torturé, à tous nos héros assassinés… par lui. Ignoble mouche du régime. […] Dans leur propre pays, ils ont l’air de soldats d’occupation.43»

42. Jamet (Claude), « Instantanés rhénans », extrait de Notre front populaire, Journal d’un militant (1934-1939), La Table ronde, 1977, p. 148. 43. Ibid., p. 150. Le récit de Malraux Le Temps du mépris n’est pas à proprement parler un récit de voyage, mais un témoignage romancé de l’expérience d’un rescapé de camp de concentration que l’auteur a rencontré au Congrès des écrivains soviétiques, à Moscou en août 1934. Ce rescapé, Willy Bredel, écrivain communiste, décrivit en 1935 son expérience de camp, publiée en français sous le titre de L’Épreuve : histoire d’un camp de concentration en 1936 chez Albin Michel. Si l’ouvrage de Bredel insiste sur les tortures dont il fut victime, sur des questions de stratégies politiques du milieu communiste allemand, le texte de Malraux reprend les phases clés de l’ouvrage de son ami mais travaille davantage la psychologie de l’homme en résistance, focalisé sur les preuves de fraternité au sein de sa prison. Les notions de camaraderie et de solidarité, particulièrement dans la lutte

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La métaphore militaire pullule, et on notera la fierté d’appartenir à un clan de sensibilité politique particulière, rappelant le martyre vécu par les opposants communistes. La réalité des camps de concentration est cette fois présentée au moyen de l’intertextualité, Jamet convoquant l’ouvrage de Malraux publié en mai 1935. Mais son message principal, encadrant le récit, consiste à vouloir la paix : ne pas oublier que derrière Hitler se cache un peuple respectable, en souffrance, semblable aux Français. Bien que cette population adhère au nouveau culte proposé par le Führer, en la personne d’un jeune marmiton engagé dans la Hitlerjugend et rencontré à Bonn, elle semble vouloir et croire sincèrement à la paix nécessaire au bien-être allemand et européen. En juillet 1937, l’Italie lui offre un visage différent, le peuple et le paysage lui semblent ne pas offrir de prise à l’action du tyran, visages rassurants d’une éternité latine. Cependant le tyran est aimé, les graffitis « W il Duce », pour Evviva (vive !) il Duce, sont légion, bien qu’il affirme que toute cela « passe bien au-dessus des têtes […]. L’Italien moyen, sous la voûte des épées, pense à la polenta !44». Une fois ce tableau rassurant posé, Jamet ne perd pour autant pas de vue l’action du régime fasciste sur la jeunesse : la militarisation de ces balillas l’inquiète et il est bien conscient de l’ascendant des colonies, des camps et du cinéma de propagande : « W la guerra ! est le cri de toute cette jeunesse dévoyée.45» On part alors outre Rhin et outre Monts pour mieux revenir, dire et prescrire aux élites comme au peuple français les méthodes à suivre ou les dangers à venir. Les voyages des intellectuels français en Italie fasciste et en Allemagne nazie n’obéissent pas à des réflexes similaires à ceux des voyageurs communistes vers l’URSS. Nous savons désormais qu’il s’agit moins de croire que de voir l’Italie et l’Allemagne nouvelles, percevoir l’inouï. Montrer et expliquer plutôt que d’accomplir un pèlerinage politique. Cependant, l’acte de foi n’est jamais très loin pour ces intellectuels voyageurs en quête de nouvelles espérances. Dans tous les cas, la littérature de voyage produite par les intellectuels français est un des vecteurs de connaissance des régimes contre l’autoritarisme et la souffrance, dominent le récit de Malraux. Claude Jamet souhaite alors les défendre à son tour, comme pivots d’une société homogène et fraternelle, pacifiée. 44. Jamet (Claude), « Images d’Italie », op. cit., p. 216. 45. Ibid., p. 218.

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totalitaires, de même qu’elle recèle des autobiographies politiques de ses auteurs. Partir vers ces deux pays correspondait à de multiples volontés de découvertes de la part des intellectuels, au moment même où le voyage se détachait de son ancrage géographique pour devenir expérience existentielle autonome. Les « révolutions » politiques en cours fabriquaient un exotisme particulier, somme toute attractif, et l’ambition première des intellectuels français fut de faire émerger la vérité sur ces régimes générateurs de rumeurs et présentés, au choix, comme modernes ou archaïques. Les réformes sociales et les entreprises édilitaires des régimes fasciste et national-socialiste, dans les grandes métropoles et les espaces ruraux enclavés, ou dans les colonies africaines de l’Italie, ont suscité des commentaires nettement positifs. Les récits de voyage formulent un consensus sur la volonté de transformation et de bonification du territoire national, sur les réussites d’encadrement des populations défavorisées, les mesures d’aide sociale. Les divers aménagements des capitales, à Rome autour des forums, à Berlin à l’occasion des Jeux Olympiques de 1936, ceux de Nuremberg et Munich dans les lieux saints des messes nationales-socialistes, ont considérablement impressionné les intellectuels français de passage. Les récits de voyage prenant pour objet d’étude la jeunesse italienne ou allemande proposent toutefois des visions très variées selon la ligne idéologique du voyageur et les conditions du voyage. La propagande fasciste et nazie s’appliquait à guider le visiteur vers les sites jugés les plus symboliques de la volonté du régime, à l’encadrer par des membres dévoués des organisations de jeunesse, parfois par des dirigeants locaux ou nationaux du PNF (Parti national fasciste) ou du NSDAP. Certains récits affichent toutefois une réserve à l’égard de cet endurcissement des corps et des âmes, de l’endoctrinement nationaliste et raciste des couches les plus malléables des sociétés allemande et italienne : les craintes d’une brutalisation de la jeunesse et d’une militarisation généralisée du corps national surgissent régulièrement dans les textes d’intellectuels, anciens combattants ou non. Les intellectuels en voyage n’ont pas produit de récits monolithiques. Par leurs narrations, ils donnèrent souvent un portrait d’eux-mêmes. Certains, comme Jules Romains ou Bertrand de Jouvenel, très impliqués en Allemagne entre 1934 et 1936, rêvaient d’une Europe pacifiée, dans laquelle ils auraient joué le rôle de médiateur culturel 37


et politique. Dans leur pays, ils se voyaient en conseillers du prince et éducateur des masses, intermédiaires incontournables entre la tête et le corps de la nation, aptes à donner le signal et la direction d’une nouvelle révolution, à tout le moins à la rendre possible. Alexandre Saintin

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Pacifisme ou défense de la paix ? La gloire de Jaurès selon Guéhenno La question posée dans ce titre établit une distinction entre deux attitudes qui paraissent assez proches. Le pacifisme a une dimension antimilitariste et part du principe que la suppression des armées règlerait le problème de la guerre, mal absolu. La défense de la paix voit dans la paix une priorité… que seule une défense efficace peut réaliser. Dans Vers l’armée de métier (1934), de Gaulle mène une double réflexion, à court terme sur les conséquences de l’arrivée des nazis au pouvoir : « Nous [les Européens de bonne volonté] déclarons mettre la guerre hors la loi » alors qu’ailleurs « on se groupe en sections d’assaut » ; à long terme sur le maintien de la paix dans le monde, qui suppose « la formation d’une police internationale », disposant de matériels lourds, plus efficace que « toutes les adjurations1». De Gaulle voit cette force de police internationale seule capable de « séparer le Japon et la Chine (…), de chasser les milices racistes hors de l’Autriche ou de la Sarre ». Ces références à des événements en grande partie oubliés signifient-elles que la question de notre titre est seulement historique, appartient au passé ? Non. L’indifférence de l’opinion aux problèmes militaires, laissés aux seuls « spécialistes » peut s’expliquer : nous sommes convaincus de la prééminence de l’économie, du caractère durable de la paix dans la partie de l’Europe où nous avons la chance – non le mérite – de vivre ; nos frontières physiques ne sont pas menacées par une armée étrangère ; la force atomique peut en rassurer certains et la professionnalisation de notre armée incite à s’en remettre à la compétence des gens de métier. En même temps, l’armée française est engagée dans plusieurs pays, parfois lointains en apparence mais présentés comme notre « étranger proche », dont l’état exerce une influence sur notre propre sécurité, dans un contexte où 1. Ce que vise de Gaulle, c’est la diplomatie du verbe, qui masque la paresse et l’impuissance de la SDN, c’est « la constitution d’un groupe de travail qui explorerait la situation et présenterait, à une commission ad hoc, à constituer ultérieurement et composée des délégués des gouvernements, un avant-projet spécifique de propositions concrètes constituant les grandes lignes d’un programme à long terme d’action systématique et coordonnée (…) », ce que décrit Albert Cohen dans Belle du Seigneur, Gallimard, 1968, p. 253. Voir Pascal Boniface, « Vers l’armée de métier : un plaidoyer stratégique et diplomatique », Fondation Charles de Gaulle, 2004, www.charles-de-gaulle.org, consulté le 27 mai 2014. Cahiers Guéhenno n° 5, janvier 2016


les pays riches veulent diminuer leur budget militaire, où les pays dits émergents ne cessent de l’augmenter. Guéhenno, mort en 1978, Jaurès, mort en 1914, dont Guéhenno a entretenu le culte, ont-ils encore quelque chose d’important à nous dire sur la paix ? Leurs messages sont-ils encore audibles, ou bien la différence des temps les rend-elle incompréhensibles ? Si Jaurès a donné son nom à 2 354 rues et places de nos villes2, il est peu cité par nos hommes politiques, jamais quand il s’agit de la paix, la dernière « salve » Jaurès ayant été tirée par Nicolas Sarkozy (sur les valeurs sociales)3.

De quoi le « pacifisme » est-il le nom ? Évoquer le Jaurès de Guéhenno, c’est passer d’abord par Romain Rolland qui sera pour lui, en un sens, un Jaurès de substitution. Jaurès est assassiné le 31 juillet 1914. Né en 1859, il est à peu près de la même génération que Rolland, né en 1866. Rolland publie son célèbre article, « Au-dessus de la mêlée » le 22 septembre 1914, trois semaines après la mort de son aîné. Guéhenno, né en 1890, est en âge de se battre, rejoint l’armée, et il ne découvre l’article pacifiste de Rolland que bien plus tard, alors que l’horreur des combats l’a blessé à vie et qu’il cherche à se reconstruire, à comprendre ce qui est arrivé et à s’engager pour que cela n’arrive jamais plus. Il le découvre en brochure chez un libraire lyonnais réprobateur à l’égard de ce soldat en uniforme4. Le Jaurès de Guéhenno, c’est d’abord un martyr de la paix, qu’il a voulu préserver au prix de sa propre vie. Son assassin, Raoul Villain, acquitté en 1919, a voulu abattre « la grande gueule » qui s’opposait au service militaire de trois ans, jugé indispensable par les autorités pour s’opposer à l’effort de guerre allemand. N’oublions pas, avec le respect qui reste dû à Jaurès, l’argument selon lequel le leader socialiste « [refusait] à la Chambre toute augmentation du budget militaire français, [alors qu’il] venait d’enregistrer, la mort dans l’âme, une attitude inverse 2. Jacqueline Lalouette, « Comme tu es heureux d’être mort ! », in Dossier Jaurès, L’Histoire, n° 397, mars 2014, p. 63. 3. Ibid., p. 64. 4. « Mes amis étaient morts. J’étais dans un dégoût confus et mal content de moi. J’étais devenu ‘‘ inapte ’’, comme on disait, et servais à l’arrière, à Lyon, quand, en décembre 1915, je pus lire enfin ‘‘ Au-dessus de la mêlée ’’ et je sentis une sorte de délivrance. » J. Guéhenno, « Il y a cent ans naissait Romain Rolland, l’homme des mauvaises causes. Il avait trois héros : Gandhi, Sun Yat-Sen, Lénine », Le Figaro littéraire 3 février 1966.

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des socialistes allemands, votant au Reichstag l’accroissement d’une redevance hypocritement baptisée “ impôt de défense ”5». Raoul Villain prétendait avoir tué celui que Péguy dénonçait comme « un agent du parti allemand, [travaillant] pour la plus grande Allemagne6», celui que le professeur socialiste Charles Andler avait présenté dès 1905 comme ignorant ou voulant ignorer que « l’internationalisme pour les marxistes signifie l’unification des nations avec prédominance allemande7». Ces faits ont pu peser lourd dans l’acquittement de Raoul Villain8. On comprend beaucoup moins l’assassin quand il établit un lien entre sa décision de passer à l’acte et les manifestations antimilitaristes imputées à l’influence de Jaurès le 29 juillet 1914 : Jaurès est le contraire d’un antimilitariste et seule une ignorance totale de sa personnalité, de son parcours – l’ignorance d’un fanatique et d’un déséquilibré, sa confusion mentale aussi – peut le rendre responsable de mouvements hostiles à l’armée française. De Raoul Villain, nous savons aussi qu’il est « obsédé par l’Alsace et la Lorraine », et il est vrai que Jaurès, tout en ne reconnaissant pas l’annexion effectuée par l’Allemagne, veut se souvenir que les sociaux-démocrates allemands l’ont condamnée, veut croire à un règlement pacifique de cette question dans un cadre européen9. Le pacifisme de Rolland reflète un itinéraire différent. La guerre a éclaté et il la considère tout de suite comme une guerre civile européenne, qu’il ressent d’autant plus cruellement qu’il est à la fois français et très attaché à la culture allemande, en particulier à la musique allemande. 5. Jean Bastaire, « Contre Jaurès », Le Monde [littéraire], 11 janvier 1973. 6. Charles Péguy, « L’argent, suite », 9e cahier de la 14e série, 22 avril 1913, rep. in Œuvres en prose 1909-1914, La Pléiade, Gallimard, 1968 (1961), p. 1248. 7. C. Andler, Libres entretiens, 2e série, Union pour la Vérité, 1905-1906, p. 314, cit. par Claude Digeon, La Crise allemande de la pensée française 1870-1914, Presses Universitaires de France, 1959, p. 461 (voir aussi p. 531). Voir aussi C. Andler, Le socialisme impérialiste dans l’Allemagne contemporaine. Dossier d’une polémique avec Jean Jaurès (1912-1913), Bossard, 1918, et ce qu’écrit Rolland de « l’atroce Péguy » dans son Journal de Vézelay 1938-1944, éd. établie par Jean Lacoste, Bartillat, 2012, p. 683 et 702. 8. J. Lalouette, « Pourquoi Raoul Villain fut acquitté », L’Histoire, p. 62. 9. Villain, comme ceux qui ont créé ou entretenu le climat moral dans lequel il a assassiné Jaurès, peut aussi, d’instinct, comprendre que le temps ne joue pas en faveur de la France. Alors que Jaurès imagine un apaisement progressif de la tension, ses adversaires craignent de voir arriver le moment où, sous l’effet conjugué du temps, de l’habitude, de l’exil volontaire des plus patriotes, d’un gouvernement allemand modéré accordant à l’Alsace une relative autonomie, la majorité de la population cessera de désirer la réunion à la France. Voir Henri Sidgwick, The Elements of Politics London, 1891, p. 268 et p. 287, cit. par Michael Walzer, Guerres justes et injustes, Belin, 1999, p. 99.

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Son cycle de Jean-Christophe, internationalement connu, révéré de son vivant et presqu’oublié aujourd’hui, exalte l’amitié entre la France et l’Allemagne. Dans ces conditions, il n’est plus question de raisonner objectivement ou d’examiner patiemment les faits à l’appui de telle ou telle prise de position. Ce « pacifisme mystique » dénoncé par Julien Benda « ne connaît que la haine aveugle de la guerre et refuse de chercher si elle est juste ou non, si ceux qui la font attaquent ou se défendent, s’ils l’ont voulue ou la subissent » ; il peut « totalement éteindre chez ceux qui en sont atteints le sentiment du juste10». R. Rolland, ira, dans sa défense de l’Allemagne vaincue, jusqu’à imaginer un complot contre le pays de la perfection culturelle et industrielle : « Ma certitude est absolue qu’en fait la guerre de 1914-1918 a eu pour véritable objet (profond, non avoué) de détruire la nation qui travaillait le mieux au profit des nations qui travaillaient moins bien et principalement l’Angleterre. C’est un crime contre les intérêts de l’humanité. Elle le paiera.11» Guéhenno est sans doute étranger à la germanophilie de Rolland. Ce qu’il voit d’abord en l’appel de Rolland, c’est ce « non à la folie du monde » qu’il a été le « tout premier et seul » à oser publiquement dire, s’inscrivant « dans notre plus haute tradition, dans l’esprit même de Montesquieu, de Voltaire, de Hugo, de Renan ». « Un grand peuple assailli par la guerre, proclame Rolland, n’a pas seulement ses frontières à défendre : il a aussi sa raison. 12 » Après la guerre, le pacifisme mystique de Guéhenno s’explique aussi par la culpabilité du survivant, le serment fait à ses camarades de les représenter en empêchant qu’on exploite leur mort, qu’on parle en leur nom : son « Je ne fournirai aucun jeune Européen de la cantilène capable 10. La Trahison des clercs (fin), in La NRF, n° 170, novembre 1927, p. 608. Rétrospectivement, en 1940, Rolland juge sa position de 1914 avec beaucoup de sévérité ; il estime avoir été contraint à l’action « par la carence des politiciens de métier, dont c’eût été le rôle de prendre la succession de Jaurès », cit. par Bernard Duchatelet, « Le ‘‘ Second Journal des Années de guerre ’’ de Romain Rolland », Cahier de Brèves, n° 25, juillet 2010, pp. 4-9. Reconnaissons aussi à Rolland le « mérite » de ne pas avoir éprouvé d’indulgence pour l’Allemagne encore invaincue, du temps où elle bombardait la cathédrale de Reims : « Êtes-vous les petits-fils de Goethe ou les petits-fils d’Attila ? », cit. par B. Frappat dans son compte rendu de la Correspondance 1910-1919 entre Rolland et Zweig, « Deux Européens », La Croix, 17 avril 2014. 11. Lettre du 9 avril 1921 à Henri Bachelin, cit. in Jean Paulhan, « La méprise Romain Rolland », De la paille et du grain, 3, Sept lettres aux écrivains blancs (1947), Gallimard, 1948, rep. in Œuvres complètes, vol. V, Tchou, 1970, p. 336. 12. Jean Guéhenno, La Mort des autres, Grasset, 1968, p. 116.

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de le séduire, jusqu’à la mort inclusivement.13» ne doit pas être lu comme une déclamation un peu facile ; Guéhenno ne s’est jamais remis de cette « théorie morale », de ce petit discours d’encouragement à ses camarades qu’il prononça à la veille de leur départ pour le front ; il lui consacre quinze pages dans La Jeunesse morte, au cours desquelles il prend conscience du prix que paye l’intellectuel pour être du côté des maîtres14. Il ne sera pas non plus un Barrès, ce « rossignol du carnage » qui envoie les autres à la mort. Le chemin pacifiste du Guéhenno d’après la grande Guerre est clair. Il prend part aux attaques contre les lois militaires liant sursis d’incorporation15 et inscription dans une société de préparation militaire, les accusant d’enrégimenter la jeunesse, soutient, avec ses collaborateurs d’Europe, la contre-conférence de Genève à Paris en avril 193216, polémique avec Paulhan sur « Le désarmement des intellectuels 17 », défend les objecteurs de conscience devant les tribunaux, publie dans Europe, outre son magnifique Journal d’un homme de 40 ans, l’éclatant témoignage pacifiste, antimilitariste, anticapitaliste, halluciné, de Giono (« Je ne peux pas oublier », autre phare du n° spécial 1914-193418). Dans ce numéro que Guéhenno conçoit aussi comme une vaste offensive contre la guerre, il incite aussi la France à se pencher sur sa fausse victoire de 1918 et le nationalisme étouffant, stérile, qu’elle a engendré. Charles Vildrac y proclame, tristes exemples à l’appui : « Dès 1910, on pouvait vérifier chez nous le mot de Nietzsche : ‘‘ La guerre abêtit le vainqueur.’’19» Europe, enfin, relaie régulièrement les thèses des pacifistes René Gérin et Georges Demartial. Guéhenno se rend aussi régulièrement en Allemagne pour y rencontrer la jeunesse étudiante, tâcher d’y dissiper les malentendus entre les deux pays, dans un contexte de plus en plus tendu par la crise et 13. « Au fond de l’absurde. Le pacifisme n’est pas une tactique. », Vendredi, 1er avril 1938, rep. in Journal d’une révolution 1937-1938, Grasset, 1939, p. 264. 14. Jean Guéhenno, La Jeunesse morte, Éditions Claire Paulhan, 2008, pp. 154-171. 15. A.A., « Vers la militarisation de l’université », La Patrie humaine, 19-26 mars 1932, p. 3. 16. « La conférence libre du désarmement », La Patrie humaine, 21-28 mai 1932. (Elle a lieu à Paris du 23 au 24 avril 1932, et reçoit également le soutien de Jean-Richard Bloch, André Chamson, Georges Duhamel, Jean Giono, Romain Rolland, Frans Masereel, Charles Vildrac… Orateurs : René Gérin, Gouttenoire de Toury, Georges Demartial, Sébastien Faure.) 17. Voir J.-K. Paulhan, « Intellectuels désarmés ? La polémique de 1932 entre Paulhan et Guéhenno sur le pacifisme, Epistolaire, revue de l’A.I.R.E., n° 34, Honoré Champion, 2008, pp. 81-97. 18. 15 novembre 1934. 19. Ibid., pp. 48-49.

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l’hostilité du monde universitaire allemand, à l’invitation du professeur Friedmann de Leipzig, au moins jusqu’en 1931. Il est facile aujourd’hui d’ironiser sur les illusions de l’entre-deuxguerres, mais injuste de parler du pacifisme comme d’un mouvement organisé, cohérent, qui porterait à lui seul la lourde responsabilité de l’événement le plus tragique de notre histoire, l’effondrement de 1940. Comme il est injuste de rendre responsables les gouvernements de Blum puis de Daladier du manque de moyens militaires en 194020. Sur le fond, Guéhenno appartient à un courant de pensée qui dénonce la brutalité vis-à-vis de l’Allemagne vaincue après 1918, puis le compromis et la lâcheté vis-à-vis de cette même Allemagne devenue agressive et menaçante21. Nous le sentons, en revanche, hésitant sur l’action à mener contre le nazisme, qu’il attribue longtemps au seul effet du traumatisme de la guerre et de l’humiliation dont a souffert la société allemande à cause du « diktat » de Versailles. C’est seulement en 1938, au moment de Munich, qu’il avoue, presqu’à regret : « Le pacifisme n’est pas une tactique. », refusant, en même temps, le retour d’une Union sacrée où se retrouveraient gauche et droite, s’engageant surtout au silence face à l’absurdité d’une nouvelle guerre22. Rappelons seulement, avec Vercors, que la fin de l’illusion pacifiste fut longue, douloureuse, confuse, entre l’arrivée au pouvoir des nazis, la guerre d’Espagne, l’Anschluss, Munich, l’invasion de la Tchécoslovaquie et de la Pologne23. Il ne nous appartient pas ici de décerner 20. La lecture des minutes du procès de Riom en 1942, interrompu parce qu’il est devenu de plus en plus gênant pour Vichy et son chef, s’impose, au moins pour ébranler cette conviction. 21. Jean Guéhenno, Journal d’une ‘‘ Révolution ‘‘, Grasset, 1939, pp. 266-267. 22. « Au fond de l’absurde. Le pacifisme n’est pas une tactique », Vendredi, n°126, 1er avril 1938, p. 1. 23. « Il y eut ceux qui, dès 1933, dès les premiers crimes nazis, eurent le courage de se renier, convaincus que la paix ne s’achète pas au prix des victimes. Je n’en fus pas et je rends aujourd’hui hommage à leur vaine clairvoyance. Il y eut ceux qui abjurèrent leur conviction trois ans plus tard, quand je ne me résolvais pas encore à les imiter, malgré l’ultime occasion que nous donnait Hitler d’éviter, par une violence restreinte, une bien plus énorme conflagration. Il y eut ceux qui attendirent pour se désabuser, qu’éclatât la guerre d’Espagne. Ils furent, je pense, les plus nombreux. L’écrasement de la république espagnole par les chars et les avions de l’Italie fasciste et de l’Allemagne nazie venus au secours de Franco, fut pour beaucoup de Français, un traumatisme, dont ils conservent encore aujourd’hui les traces indélébiles ; car ils ne se pardonnent pas l’inaction d’une France socialiste laissant étrangler à sa porte une république amie, tandis que Hitler y éprouvait, avec son complice Mussolini, un nouvel armement destiné à culbuter le nôtre. Il y eut ceux que la longue agonie du peuple espagnol ne suffit pas encore à ébranler, et qui ne cédèrent qu’après

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des diplômes de lucidité, de courage, de rectitude morale, d’autant moins que l’Occupation va encore effectuer des reclassements et bouleverser la hiérarchie que nous serions tenté d’établir. Remarquons seulement que Romain Rolland, l’autre grande figure tutélaire de Guéhenno, ne craint pas de heurter son immense fan-club de pacifistes du monde entier après l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Il est constamment sommé de justifier son appel au réarmement et à une politique de fermeté par des partisans qui ne comprennent pas le changement qui s’est opéré. Sans renier sa condamnation de la guerre de 14, « absurde et fatale pour l’Europe », il consacre six longues années d’interventions dans la presse, de réponses à l’énorme courrier qu’il reçoit, à expliquer que la thèse d’« Au-dessus de la mêlée », dans laquelle l’emprisonnent ses partisans (ses « followers » ?) est dépassée : « Il ne faut jamais enfermer les règles de l’action, les règles de la vie, dans une formule abstraite et ‘‘ omnibus ’’ faite pour tous les temps, pour tous les cas.24» Surtout sur le plan national, que nous pourrions presqu’appeler local, compte tenu du fait que Rolland semble en conversation permanente avec le monde entier, il attaque très directement les négationnistes (ce terme désignant alors les intellectuels spécialistes de la négation argumentée et rationnelle des crimes de guerre allemands sur les territoires belge et français en 14), les pacifistes d’extrême gauche, responsables du climat moral délétère de la France, alors que la démocratie est en danger : « [Ceux qui sont chargés de défendre notre pays] en sont venus à penser (…) que tout est mensonge dans cette guerre, comme dans celle de 1914, que Hitler, comme autrefois Guillaume II, est une invention des profiteurs, des ploutocrates seigneurs et exploiteurs de la guerre (…). Les utopies mortelles des pacifistes à tout prix ont bien travaillé.25» l’Anschluss (…) ; ou qu’après l’humiliation de Munich ; ou qu’après l’invasion de la Bohême ; ou qu’après celle de la Pologne ; ceux enfin qui, comme Henri Lecoin ou Jean Giono, restèrent jusqu’au bout fidèles à leur pacifisme, préférant même se soumettre et vivre dans l’esclavage plutôt que d’accepter d’entrer en guerre, et se firent emprisonner pour l’avoir dit. » La Bataille du silence, Presses de la Cité, 1967. Vercors ne cite pas (par pitié ?), ceux des pacifistes qui virent en la collaboration la suite logique de leur engagement, tel Félicien Challaye. 24. Romain Rolland, Journal de Vézelay 1938-1944, édité par Jean Lacoste, Bartillat, 2012, 24 novembre 1939, p. 290. 25. Ibid., janvier 1940, pp. 311-312. La lecture de La Patrie humaine, où Romain Rolland est fréquemment critiqué et interpellé par les « vrais pacifistes », éclaire son exaspération. Voir, parmi beaucoup d’autres, Armand Charpentier, « Il faut s’entendre avec Hitler », qui place sur le même plan l’Affaire Dreyfus et le courage exigé par une entente franco-allemande (12 janvier 1934), ou encore

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Les messages de Jaurès Pacifiste à tout prix, Jaurès ne l’a jamais été, et ceux qui se réclament de lui pour justifier leur refus absolu de la guerre se livrent à un détournement d’héritage caractérisé et cynique, à moins que, tout simplement ils ne l’aient pas lu, et se soient fabriqué le Jaurès de leurs passions. Comme Rolland reprochait à ses partisans (trop) enthousiastes de l’avoir enfermé dans son appel de 1914, lui qui aspirait d’abord à être « dans la mêlée », si la cause était juste et valait qu’on se battît pour elle26. Rappeler les messages de Jaurès, c’est aussi rappeler la diversité, l’immensité aussi, de sa culture, de ses intérêts – il est le contraire du spécialiste bardé de sa compétence et de ses certitudes – , c’est rappeler aussi la richesse, la vitalité du socialisme français non-marxiste d’avant la Révolution bolchévique, c’est reconnaître, enfin, qu’homme d’action, il n’a pas été homme de gouvernement, qu’il n’a pas cherché le pouvoir, dont il refusait les compromissions et les servitudes, rigueur qui peut aussi être considérée comme une stratégie d’évitement. Ce qui caractérise sa réflexion, c’est d’abord un refus du dogmatisme, de l’esprit de système, partout, dont découlent ses positions en matière de paix, de paix sociale et civile, ensuite un fort idéalisme en politique étrangère, deux orientations en lesquelles Guéhenno peut se Robert Tourly, qui, dans le n° du 7 février 1936, s’adresse à Rolland : « ‘‘ Hitler, c’est l’agresseur de demain ! ’’ Qui le prouve ? (…) À votre tour, vous sacrifiez à la mystique de la force contre la force ! (…) Après Einstein, Romain Rolland ! » Le 16 mars 1936, au moment de la remilitarisation de la Rhénanie, Roger Martin du Gard écrit au colonel Mayer qu’il « persiste à croire à une certaine sincérité dans le désir de paix de Hitler », cit. in Philippe Burrin, La France à l’heure allemande, Seuil, 1995, p. 47. Ce n’est pas brutalement que Rolland est revenu sur sa position pacifiste de 1914. Encore en 1935, il estime que « faire la guerre à Hitler, c’est faire la guerre au peuple allemand. ». Dans une lettre envoyée à Monde, le 29 mars de cette année, il écrit : « La guerre ne peut que servir la dictature hitlérienne, en faisant autour d’elle la concentration forcée de la nation contre l’étranger. En même temps, elle instaurerait dans les pays qui la combattent un état de dictature, qui ne vaudrait pas mieux et qui est le seul espoir de la réaction. » Voir aussi J. Benda, « De vrais chefs », La NRF, n° 270, mars 1936, p. 465. 26. La plupart de nos contemporains connaissent d’ailleurs mal la diversité extrême des attitudes rangées sous l’étiquette « pacifisme » il y a un siècle et le malaise éprouvé par Rolland quand sa position de 1914, qu’il ne renia pas, le fit assimiler à des courants de pensée en lesquels il ne se reconnaissait pas du tout : « Lorsqu’en juillet 1918, dans un article paru dans la Friedenswarte, journal pacifiste, Zweig [qui avait déclaré refuser de prendre les armes en 1914, si on le déclarait apte au service sur le front] prêchera la désobéissance civile en guise d’arme contre la guerre, Rolland qualifiera cette attitude de défaitisme [manque de courage et tentative de se dérober à la guerre]… ». Sigrun Barat, « Romain Rolland et Stefan Zweig, Correspondance 1910-1919 », Cahiers de Brèves, n° 33, Association Romain Rolland, juillet 2014, pp. 2-4.

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reconnaître spontanément. Mais là où les deux hommes se séparent, c’est que Jaurès ne se contente pas de proclamer l’importance des forces morales en se référant aux volontaires de Valmy ; il s’intéresse aussi à la réforme de l’armée : le meilleur moyen de la défendre contre le regain d’antimilitarisme qui suit l’Affaire Dreyfus (et effraie même certains dreyfusards comme Daniel Halévy) est de permettre au peuple de se l’approprier ; de la faire sienne ; il estime aussi qu’un socialiste a le devoir de se documenter sur les questions techniques de la défense car, si par malheur on doit entrer en guerre, ce n’est pas dans un pays vaincu que l’on fera les réformes nécessaires. Nous sommes ici très loin de Guéhenno. Très loin ? Oui et non. On n’imagine pas Guéhenno s’affirmer partisan de la batterie à six pièces27... En même temps, les deux hommes se rejoignent dans un idéalisme, combinant patriotisme et internationalisme, un patriotisme que, dans un certain sens, Guéhenno a tenu en réserve, méfiant face aux excès du nationalisme qu’il a vécus lors de l’entrée en guerre de 14, qui se sont épanouis après la fausse victoire de 1918, nationalisme qu’il n’a jamais sous-estimé28. Sa Jeunesse de la France, en plein Front populaire, représente le défi de « concilier l’amour de son pays avec celui des autres ». La France y apparaît « assez forte et assez grande pour montrer aux autres nations l’exemple de la générosité, [même si] un grand nombre de Français passent leur temps à se lamenter sur un passé aboli et à croire leur pays menacé 29». Pour Jaurès, qui ne veut pas laisser le culte de Jeanne d’Arc aux conservateurs, « un peu de patriotisme éloigne de l’internationalisme, beaucoup de patriotisme y ramène30». Les prolétaires ont une patrie et ils doivent la défendre. Refus du dogmatisme. Comme Guéhenno, incroyant, accueille avec reconnaissance les prières en sa faveur d’un ancien élève catholique, Jaurès défend des officiers catholiques sanctionnés par le gouvernement 27. Gilles Candar, Vincent Duclert, Jean Jaurès, Fayard, 2012, p. 373. 28. Ce nationalisme étroit, agressif, ne justifie pas mais explique les outrances que lui opposait une partie de la jeunesse des années vingt et trente. Voir l’« apologie de Louis Aragon, Pour expliquer ce que j’étais, écrit en 1942, Gallimard, 1989. Extrait disponible sur http://centenaire.org/fr/texte-5aragon-pour-expliquer-ce-que-jetais-extrait, consulté le 4 septembre 2014. 29. Voir Jean Grenier, « Sur Jeunesse de la France », La NRF, 1er octobre 1936, pp . 724-725. 30. L’Armée nouvelle (1910-1911), cit. par G. Candar, p. 434.

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pour avoir assisté à une messe de la Jeunesse catholique. Ce refus du dogmatisme n’implique pas pour autant une absence de conviction et la peur de heurter des intérêts puissants. Jaurès, frère d’un amiral, qui compte deux autres amiraux dans sa famille proche, dénonce les conquêtes coloniales, et encore plus violemment les profits de certains aventuriers, prompts à mettre l’armée et l’administration françaises au service de leurs intérêts personnels. Refus de la violence de certaines manifestations ouvrières : contre une partie de l’extrême gauche, Jaurès se désolidarise du meurtre de l’ingénieur Watrin à Decazeville en 1886. Cela ne l’empêche pas, vingt ans plus tard, de décrire la violence silencieuse, invisible d’un patronat qui décide que « le salaire raisonnable sera refusé aux ouvriers, (…) que les ouvriers qui continueront la lutte seront (…) désignés par des marques imperceptibles (…) à l’universelle vindicte patronale 31». L’écho de cette réflexion n’est-il pas éclatant chez Guéhenno quand il évoque les relations haineuses entre les fabricants et leurs ouvriers lors de la célèbre grève de Fougères en 1906-1907 ? Mais le souci de justice et le refus du dogmatisme chez Jaurès ne se limite pas à la question ouvrière. Lors de l’Affaire Dreyfus, là encore, il se distingue du sectarisme d’une gauche plus politique et moins humaniste32. Le pacifisme de Jaurès en termes de relations internationales est plus original qu’il n’y paraît aujourd’hui. C’est Albert Thibaudet qui rappelle la tradition militaire d’un certain socialisme français, au moins jusqu’à l’Affaire, qui rappelle aussi que pour Marx « la guerre est bonne si elle sert les intérêts du prolétariat », que ce dernier « regarde comme particulièrement souhaitable une guerre contre la Russie 33 ». La seule politique étrangère concevable par Jaurès, comme par Guéhenno, est « une politique de démocratie hardie, fraternelle : pas d’autre intervention que l’exemple, mais celui-ci haut et lumineux comme un signal en mer34». Une démocratie « n’a pas le droit d’attaquer 35 », car elle 31. Ibid., p. 104. 32. « Si Dreyfus (…) est innocent, il n’est plus un officier ni un bourgeois : il est dépouillé par l’excès même du malheur de tout caractère de classe. », Les Preuves. L’Affaire Dreyfus, 1898, cit. par Candar, p. 227. 33. « La tradition de Jaurès », La NRF, 1er septembre 1932, pp. 421-427. 34. Candar, op. cit., p. 115. 35. Ibid., p. 118.

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renoncerait aux forces morales qui lui donnent « la certitude passionnée de vaincre si elle était attaquée 36 ». En cas d’agression, en revanche, aucune hésitation : défendre l’intégrité du territoire, c’est mener une guerre juste. Ici, les pacifistes dogmatiques ne peuvent plus suivre Jaurès. Au moment de la montée du nazisme, Rolland a bien vu les limites du pacifisme à la Gandhi : « Et que Giono ne s’imagine pas que, même en cas d’entrée d’Hitler en France sans résistance, son renoncement le sauvera et que ses montagnards seront oubliés. Ils seront recrutés de force (…) à moins qu’ils ne périssent dans les prisons et dans les camps de concentration.37» L’on peut, aussi bien que sur Gandhi, s’interroger aujourd’hui sur la simplification bien intentionnée du message de Nelson Mandela, tel qu’un certain pacifisme veut le transmettre. B. Barthe souligne opportunément que, si le mouvement anti-apartheid n’a pas sombré dans le terrorisme aveugle, Mandela n’a jamais accepté de renoncer à l’option de la violence : « C’est toujours l’oppresseur, non l’opprimé, qui détermine la forme de la lutte, écrivait-il dans ses Mémoires. Si l’oppresseur utilise la violence, l’opprimé n’a d’autre choix que de répondre par la violence.38» Positions du penseur Jaurès, certes engagé dans l’action politique mais qui ne se compromet pas dans le combat quotidien du pouvoir ? Sans doute. Remarquons cependant que Jaurès maintient une grande pureté en politique, au détriment de ses revenus personnels, au détriment aussi de son parti : Le Matin met fin à sa collaboration, bien payée, à cause de ses attaques contre le massacre des Arméniens par l’Empire ottoman, partenaire économique privilégié de la France39. Approché par un « intermédiaire généreux » qui lui propose 200 000 francs pour L’Humanité, en échange de l’arrêt de ses attaques contre les emprunts 36. Ibid., p. 115. 37. Journal de Vézelay, pp. 102-103. Voir aussi ce qu’écrit George Orwell de Gandhi : « Il est difficile de voir comment les méthodes de Gandhi [qui donnait aux juifs allemands le conseil de se suicider plutôt que de combattre la tyrannie nazie et appelait Hitler « mon cher ami »] pourraient être appliquées dans un pays où les opposants disparaissent au beau milieu de la nuit sans qu’on entende plus jamais parler d’eux. », cit. par Michael Walzer, op. cit., p. 440. Voir aussi, in le dossier « Gandhi. Au-delà de la légende », Mira Kamdar, « Vu d’Europe : le rendez-vous manqué », L’Histoire, n° 393, novembre 2013, pp. 54-57. 38. « Nelson Mandela, un héros encombrant pour Israël », Le Monde [géopolitique], 12 décembre 2013, p. 1. 39. Candar, p. 220.

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russes (le budget du parti socialiste de l’époque est de 50 000 francs, le journal a 265 000 francs de déficit), il refuse : « Il vaut mieux que nous disparaissions si la vie est à ce prix.40» Vers l’armée nouvelle (1910-1911), projet de réforme de l’armée fondé en grande partie sur les enquêtes de Jaurès auprès d’experts militaires, sur les entretiens approfondis qu’il a eus avec eux, sur les notes qu’ils lui ont préparées, propose une révolution de la formation militaire qui s’inspire en partie du principe de la milice à la suisse : périodes de formation plus courtes, pour éviter l’encasernement et l’éloignement de la société civile, entraînement intensif à intervalles réguliers, formation générale des officiers sur les bancs de l’université avec leurs camarades civils, l’instruction militaire proprement dite se trouvant donnée dans des écoles professionnelles, développement de l’esprit d’initiative du soldat (opposé à un dressage favorisant les automatismes). Le combattant doit être un citoyen « éclairé et maître de son destin41». L’espérance de paix reste au cœur de sa réflexion mais Jaurès sait que la paix se défend, les armes à la main, et qu’à partir du moment où on la défend s’impose un devoir d’efficacité : il faut donc intégrer « les hypothèses de guerre 42».

Le Jaurès de Guéhenno Le Jaurès auquel Guéhenno rend un culte tout au long de sa vie correspond-il au personnage complexe de la réalité, dont nous n’avons pas épuisé toute la généreuse richesse ? Ou bien s’agit-il d’une construction personnelle, qui rend compte de certains aspects de cette personnalité, à travers laquelle Guéhenno se rassemble, se prépare à des combats, ceux de sa génération ? Une génération qui affronte deux guerres à vingt ans d’écart, héritière d’une expérience qu’elle se fait un devoir de transmettre, alors même que la tragédie de la première prépare mal à affronter la tragédie de la seconde. Faut-il opposer le Jaurès des historiens au Jaurès de l’écrivain, le défenseur de la paix à l’apôtre de la paix, le pacifiste armé au pacifiste désarmé ? L’assassinat de Jaurès, pour Guéhenno comme pour beaucoup d’autres de sa génération, coïncide avec l’entrée en guerre : c’est 40. Ibid., p. 323. 41. Hervé Drevillon, « Jaurès, penseur militaire », Les Chemins de la Mémoire, février-mars 2014, p. 12. 42. Voir Jean Rabaut, Jaurès, Perrin, 1971, p. 476.

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le premier meurtre qui rend possible le massacre de millions d’autres hommes. Jaurès apparaît donc comme l’homme dont la seule existence garantissait la paix ou du moins lui donnait des chances raisonnables dans un monde qui allait devenir fou. Comparons deux versions de l’annonce de sa mort dans l’œuvre de Guéhenno. Dans le « roman » de La Jeunesse morte, jamais publié de son vivant mais réservoir inépuisable de son œuvre à venir, c’est l’un des personnages, Lévy, qui apprend la nouvelle, après une soirée au théâtre : « Le lendemain soir, Lévy et sa femme étant allés au théâtre Français, attendaient sur le refuge vers minuit l’autobus Clichy-Odéon, quand une femme passa qui criait : ‘‘ Jaurès est assassiné !’’ En vain, Lévy voulut l’arrêter. Elle courait, traversa la place d’une seule course, disparut sous la porte des Tuileries, ses jupes envolées, courrière de révolution.43» Près d’un demi-siècle plus tard, dans La Mort des autres, que de Gaulle lut avec attention et respect, Guéhenno passe à la première personne ou plus exactement à un « nous » collectif, celui de sa génération. Il n’est plus question d’une « courrière de révolution » et l’écrivain, davantage maître de la scène qu’il décrit, épure, réduit à l’essentiel, la rend plus violente du même coup, nous montre que les jeunes gens, venus en spectateurs assister aux « malheurs d’une humanité ancienne » sur une scène de théâtre vont être projetés dans d’autres malheurs, dont ils seront eux-mêmes acteurs et victimes : « Donc Orcus, sa fourche en main, venait d’emporter Œdipe dans ses ombres, à moins que ce ne fût Oreste. Et nous, inquiets de vivre, nous attendions sur le refuge, en face du théâtre, le dernier autobus, quand tout à coup tout commença. Une femme, ses jupes envolées autour d’elle, traversait la place. Quand elle fut près de nous, elle cria : ‘‘ Jaurès est assassiné ! ’’. Elle semblait folle, courait plutôt qu’elle ne marchait, répétant à tous ceux qu’elle rencontrait : “ Jaurès est assassiné ! ’’ Elle disparut sous les Guichets du Louvre. 44» « Homme de légende », auquel Guéhenno pense tout au long de son existence « comme à aucun autre homme », Jaurès lui apparaît aussi comme « un envoyé du Seigneur45». Il est souvent revenu sur la transfiguration de la foule des ouvriers de Fougères par la générosité 43. Jean Guéhenno, La Jeunesse morte, op. cit., p. 110. 44. Jean Guéhenno, La Mort des autres, op. cit., pp. 41-42. 45. « Il vint, nous parla sous le marché couvert, véritablement comme « un envoyé du Seigneur ». Je me rappelle son discours comme une grande prière. », La Mort des autres, Grasset, 1968, pp. 42-43.

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de Jaurès, lors de la grande grève de 1906-1907, qui « sut comment changer en une sorte de joie son tourment 46». Mais l’article qui permet sans doute de comprendre pleinement « l’actualité » de Jaurès aux yeux de Guéhenno est le texte qu’il donne au Populaire le 26 septembre 1944, « Par ces grands jours ». Les termes qu’il emploie font de Jaurès un de Gaulle du peuple et exaltent de Gaulle en Jaurès combattant ; on les comprendra mieux si l’on se rappelle l’Appel du 18 juin 1940, proclamant que, malgré sa défaite, la France n’est pas seule, que la guerre engagée concerne le monde entier, l’acharnement de de Gaulle aussi à refonder l’armée française et à la jeter dans la bataille : « C’était dans l’hiver de 1905 [en réalité 1906], dans une petite ville de Bretagne. Il y avait trois mois que toute la population ouvrière, jetée hors des usines par un lock-out, souffrait du froid et de la faim. Mais, un soir, un homme vint. (…) Il ne nous dit rien ou presque rien de cette terrible misère où nous étions. Il ne nous plaignit pas un seul instant. (…) Il nous dit que nous n’étions pas des vaincus, que nous ne le serions jamais, que nous ne pouvions pas l’être, parce que notre combat n’était pas notre combat à nous seuls, mais le combat de tous et qu’il intéressait toute la terre. » Que son pacifisme de l’entre-deux-guerres ait pu aveugler Guéhenno, regrettant sous l’Occupation d’avoir négligé la lecture de Mein Kampf, reconnaissant déjà dans son Journal d’une « Révolution » : « La mémoire peut créer une sorte d’inaptitude aux engagements qu’exige de nous l’impitoyable aujourd’hui 47», sans doute. Pouvait-il en être autrement ? Cette mémoire particulière de la Grande Guerre est faite de ces nouveaux cadavres qui chaque jour « s’entassaient dans la boue immonde », de « ces ordres d’assaut coûte que coûte donnés par téléphone par un commandement si lointain après des préparations d’artillerie dérisoires ou peu ou point réglées », de « ces assauts sans illusion contre des réseaux de fils de fer intacts et profonds où les meilleurs officiers et les meilleurs soldats allaient se faire prendre et se faire tuer comme des mouches dans des toiles d’araignée (…). Expériences lamentables où 46. « La gloire de Jaurès », Le Figaro, 19 janvier 1955. Voir aussi « Pour le centenaire de sa naissance. Jean Jaurès député français », Le Figaro littéraire, 22 août 1959. 47. P. 258.

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l’infanterie qui en fut l’instrument touche le fond du désespoir. » Ici, ce n’est pas un « pacifiste » qui parle, c’est le général de Gaulle48. La défaite de 1940 et le régime de Vichy, l’Occupation plus la guerre civile, la servitude imposée par l’ennemi associée à une revanche sociale de la bourgeoisie française, réactivent chez Guéhenno des sentiments, des émotions, et un savoir, un système de références, sinon oubliées du moins tenues en réserve, mises de côté dans l’entre-deux-guerres où il était sollicité par d’autres luttes : « Je ne savais pas que j’aimais tant mon pays.49» Retour critique sur le pacifisme : « Et j’abjure tout pacifisme si le pacifisme doit rendre les hommes si mous et si faibles (…). Je me repens de quelques-uns de mes écrits.50» Redécouverte d’une évidence enfouie : « [La liberté] n’existe que là où l’on est prêt à mourir pour elle.51» Quant à la revanche de classe, si elle s’exprime par d’innombrables vexations et humiliations, elle prend aussi une forme lourdement symbolique en s’attaquant à Jaurès, précisément : « Chaque jour une nouvelle offense. On annonçait hier soir que la place Jean-Jaurès à Toulouse s’appellerait désormais la place Philippe-Pétain. Ce matin, Tours, Alger… ont déjà pris le même arrêté.52» Guéhenno connaît les antidotes au déferlement de cette bêtise : il lit et commente à Louisette, sa fille, le fameux « Discours à la jeunesse » prononcé par Jaurès en 1903 à la distribution des prix du lycée d’Albi : « Le courage, (…) c’est d’agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l’univers profond, ni s’il lui réserve une récompense. Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de (…) ne pas faire écho de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques.53» « Et la liberté ! » Le Jaurès que se construit Guéhenno, modèle de lucidité, de courage, de générosité, est un Jaurès vrai, dont les fortes paroles continuent de nous élever, de nous proposer des principes de vie, un idéal. 48. Lettres, notes et carnets 1905-1918, Plon, pp. 417-418, cit. par Alexandre Duval-Stalla, André Malraux, Charles de Gaulle, une histoire, deux légendes. Biographie croisée, Gallimard, 2008, p. 56. 49. Jean Guéhenno, Journal des années noires, 25 juin 1940, Gallimard, p. 17. 50. Ibid., 15 août 1942, p. 281. 51. Ibid., 1er janvier 1944, p. 379. 52. Ibid., 30 décembre 1940, p. 88. 53. Cit. par Candar, op. cit., p. 15.

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À cet égard, il peut encore « servir »… C’est un Jaurès incomplet dans le sens où Romain Rolland critique le grand numéro d’Europe de 1934 dénonçant et déplorant la guerre : « Il faudrait que ce numéro fût complété, quelque jour, par une seconde partie intitulée : ‘‘ Que faut-il faire ? ’’ et tâchant d’y répondre.54» Jaurès ne recherchait certes pas le pouvoir pour le pouvoir mais estimait que l’engagement impliquait aussi pour un politique la force de proposer, d’organiser, au risque de se tromper, en passant du terrain de la morale à celui du gouvernement des hommes. Guéhenno, à ma connaissance, ne mentionne nulle part L’Armée nouvelle, alors même que Valmy, les volontaires de l’An II, éveillent chez lui un écho très fort, plus sentimental que pragmatique. Il reste, semble-t-il, comme Léon Blum, longtemps indifférent à la nouvelle donne créée par le succès des idéologies totalitaires et des armes nouvelles, qui diminuent encore le rôle du courage individuel ou collectif55. Sommes-nous en droit de décerner bons points et mauvais points ? La vanité de l’exercice, si fréquent aujourd’hui, saute aux yeux. Et le maître, le « grand intellectuel » (pour reprendre l’expression que Rolland s’applique à lui-même, en refusant à quiconque de juger son comportement sous l’Occupation), est lui-même exposé à des erreurs de jugement, à des préjugés, des passions, que son Journal de Vézelay met dans une lumière crue et triste. La « gloire de Guéhenno », avec ses limites qui n’empêchent pas sa grandeur, c’est d’être resté lui-même sous l’Occupation, de n’avoir pas changé dans une situation à laquelle aucun exemple historique ne permettait de se préparer, d’avoir maintenu les droits de l’esprit et continué de conclure ses cours par le provocateur « Et la liberté ! 56». C’est bien ce refus de l’accommodation, ce manque de réalisme que lui reproche Rolland, qui rend ainsi le plus bel hommage possible à l’élève de Jaurès : « L’esprit de Guéhenno est un individualisme exacerbé (et sublimé), extrêmement pur et généreux, mais orgueilleux, épris surtout de liberté, de libre raison, de libre critique, et visant à la 54. Jean Guéhenno et Romain Rolland, L’Indépendance de l’esprit. 1919-1944, préf. d’A. Malraux, Cahiers Romain Rolland, n° 23, Albin Michel, 1975. Lettre de RR à JG, 23 novembre 1934, p. 317. 55. Le pacifiste Rolland ne souligne-t-il pas que le seul moyen de maintenir le moral d’une armée est de lui fournir des équipements efficaces qui ne fassent pas d’elle une cible condamnée à l’avance ? Journal de Vézelay, pp. 832-833. 56. Voir J. K. Paulhan, « Guéhenno et la liberté », in DVD La Résistance en Île-de-France, Paris, Association pour les Études sur la Résistance Intérieure (AERI), 2004, diff. La Documentation Française.

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développer chez tous –, ce qui suppose un égal développement de la tolérance mutuelle. Et c’est très beau, j’y souscris aussi ; [mais] ce sont des vertus d’époque calme.57 » Vivent les orgueilleux dans la tourmente ! Jean-Kely Paulhan

57. Journal de Vézelay, op. cit., p. 1065-1067, Jaurès écrit dans « Mes raisons » : « Le droit de l’enfant, c’est d’être mis en état, par une éducation rationnelle et libre, de juger à peu près toutes les croyances et de dominer toutes les impressions premières reçues par lui. (…). Il doit apprendre à dominer même l’enseignement qu’il reçoit ; celui-ci doit être donné toujours dans un esprit de liberté. », La Petite République, 12 octobre 1901, cit. par Candar, p. 272. Tel est le programme que Guéhenno au cours de l’Occupation s’efforce d’appliquer pour ses élèves (étudiants) parisiens, les faisant passer de De l’Allemagne de Mme de Staël à L’Allemand de Jacques Rivière. Journal des années noires, 3 décembre 1943, pp. 372-373.

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Engagement, action et trahisons : écrire et échouer avec Guéhenno, David, Nizan J’en étais arrivé à l’une de ces dernières extrémités où l’on se dit : « Je m’engagerai ! » Desplein, dans Balzac, « La Messe de l’athée », 1836 (rééd. Manucius, 2013)

Écrire peut apparaître comme une façon d’agir. Guéhenno, Nizan, David, au-delà de leurs divergences (sociales, professionnelles, esthétiques, d’enracinement), l’ont cru et ont cherché par leurs œuvres à « changer la vie ». Mais ont-ils changé autre chose que leur vie ? Toute littérature engagée n’est-elle pas en dernier ressort qu’une entreprise personnelle pour se sortir, se dégager d’une soumission reçue en héritage, et finir par se conformer à un nouvel ordre, certes choisi « librement » par l’écrivain, mais dont il aperçoit vite les limites ? La reconnaissance de ses lecteurs, dont les plus importants sont d’abord ses pairs, implique le renoncement à l’action. L’écriture tient lieu d’action, elle ne la remplace pas ; elle retranche l’écrivain dans une solitude qui l’écarte de ce peuple auquel il voulait s’adresser. Guéhenno, dans le seul « roman » qu’il ait écrit, s’est très tôt interrogé sur ce divorce avant même les premiers essais qui l’ont rendu célèbre ; David le suggère de façon détournée dans ses chroniques locales, pour l’aborder plus directement dans sa correspondance ; Nizan l’illustre avec son dernier roman publié. Peut-on parler pour autant d’un échec de leur engagement ?

Georges David Cahiers Guéhenno n° 5, janvier 2016


Dans le roman engagé, l’écrivain ne se contente pas de « dire le monde », ce qui est déjà une forme d’action, mais se propose de le changer. Il s’engage, certes, mais il est aussi engagé par d’autres forces que la sienne : ces forces politiques, sociales, peuvent, dans un contexte particulier, conférer à son œuvre le statut d’œuvre engagée et lui assurer un écho indépendant de ses qualités littéraires ; derrière elles, un public acquis, sans lequel il n’y a pas de roman engagé. Une cause, donc, soutenue par une organisation – la publication d’un livre comme la sortie d’un film supposent des relais et des rouages nombreux –, elle-même portée par un public demandeur d’un certain discours sur la réalité. Le projet individuel du créateur solitaire devient inséparable d’une situation collective : il est pris en charge par un groupe, plus ou moins large, qui va se reconnaître en lui (et le fera savoir)1. Nous évoquerons ici trois œuvres bouleversantes, avant même d’être engagées. Bouleversantes parce qu’elles ont été écrites par des hommes bouleversés, d’abord par la Grande Guerre, ensuite par la crise qui l’a suivie. Comment justifier cet ensemble de trois romans, La Jeunesse morte de Guéhenno, La Parade de Georges David, La Conspiration de Paul Nizan ? Qu’est-ce qui les réunit, qu’est-ce qui les sépare ou même les oppose ? En quel sens peut-on parler d’un échec partagé ? Pourquoi cet échec présente-t-il de l’intérêt pour l’observateur de la société française d’aujourd’hui ?

Trois grands romans de guerre engagés Avant d’évoquer ces trois livres, nous expliquerons ce que « roman de guerre » signifie pour nous. Il ne s’agit pas seulement de raconter une expérience individuelle des combats, sans se plier à un devoir de vérité rigoureuse, mais d’embrasser toutes les réalités qui entourent la guerre, toutes les formes de vie sociale et familiale qu’elle influence, les périodes de repos, même loin du front ; il s’agit aussi de la vie après la guerre, du retour à une vie civile qui sera à jamais différente, de la crise morale et politique qui saisit une société. En ce sens, La Vie et rien d’autre de Tavernier (1989), qui ne compte aucune scène de combat, est bien un grand film de guerre. La Jeunesse morte, La Parade, La Conspiration, appartiennent à la même période de l’entre-deux-guerres. Le roman de Guéhenno sur son 1. « Une œuvre littéraire, autant qu’en elle-même, existe par ce qu’elle représente dans l’esprit des lecteurs et son importance se mesure à l’influence qu’elle a eue. ». Christophe Mercier, « Romans gothiques », Commentaire, n° 149, Printemps 2015, p. 208.

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expérience de 1914-1915 est écrit entre 1916 et 1920. Celui de David, qui évoque la question de la commémoration, situé en 1921, n’est publié qu’en 1929. Celui de Nizan, enfin, le plus connu des trois, sans doute grâce à Sartre qui soutient la réédition d’Aden Arabie en 1960, paraît en 1938 et obtient le Prix Interallié. Vingt ans de répit douloureux et agité, pour attendre une nouvelle catastrophe et s’y préparer dans la confusion, peut-être inévitable. Dans La Jeunesse morte2, Guéhenno raconte sa découverte de l’horreur des champs de bataille au sortir de la douceur du Quartier Latin, arpenté par le jeune Normalien avec ses amis, Hardouin (Marcel Étévé) et Lévy (André Durkheim), dont il va bientôt apprendre la mort. Il assiste à l’agonie du Noiraud, un paysan avec lequel il a improvisé une profonde amitié et un rempart contre la solitude peuplée, oppressante, du régiment. L’engagement pacifiste, qui va désormais dominer toute sa vie, naît de ce serment de fidélité à ses compagnons, dont il défendra le souvenir : « Beaucoup de nos amis sont morts tandis que nous avons la chance de vivre ; mais avons-nous le droit de nous reposer ? 3» David, quant à lui, ancien combattant également, évoque dans La Parade, à propos de l’inauguration d’un monument aux morts, l’écœurement puis la révolte d’un pur, Valère Chrétien, quand il se rend compte que l’événement va être le prétexte d’une vaste opération politico-commerciale : « Il pouvait tomber vingt mille francs dans la ville (…). Dame, quatre mille étrangers, au bas mot, à cent sous l’un dans l’autre », attirés par la fanfare, le défilé des personnalités, le banquet républicain, les manèges, les « parquets à danser » et les beuveries dans tous les cafés4. Le héros de David oppose à cette « foire » le recueillement et la simplicité, seules façons de respecter les morts : « Ce serait le matin après la première messe. On s’en irait là-bas, sur la terrasse, on appellerait les disparus, on les saluerait honnêtement, sans cérémonie.5» 2. La Jeunesse morte, 1920, prés. dir. P. Niogret, avec P. Bachelier et J.-K. Paulhan, Éditions Claire Paulhan, 2008. 3. « Le Message de l’Orient – Rabindranath Tagore », La Revue de Paris, 1er septembre 1919, pp. 79-109. Quand il entre à l’Académie française, quelque quarante ans plus tard, ces jeunes morts lui font cortège : « Et d’abord j’appartiens à l’une de ces vieilles générations dont les membres, quand il leur arrive quelque bonheur, doivent toujours se demander s’il n’est pas telle ombre qui l’eût mieux mérité qu’eux-mêmes, et vous comprendrez que mes premières pensées, en entrant ici, aillent à mes jeunes amis morts autrefois... » Institut de France, Académie française, discours pour la réception de M. Jean Guéhenno, 6 décembre 1962, Firmin-Didot et Cie, 1962. 4. La Parade, avec une préf. de Charles Vildrac, Prosateurs français contemporains, Rieder, 1929, p. 192. 5. Ibid., p. 137

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La Conspiration de Nizan met en scène des jeunes gens qui n’ont pas connu cette guerre de 14-18 et ne veulent plus en entendre parler. François Régnier, l’intellectuel prestigieux auquel ils viennent rendre visite, comme à un maître (ou à un monument désaffecté, car ils oscillent entre respect et dérision), note dans son « carnet noir » après leur visite : « Vu Rosenthal et ses amis. Naturellement insupportables, donneurs de leçons. Vieillissement : tous les jeunes gens me paraissent odieux. Mais j’envie leur sens de l’irresponsabilité, de l’improvisation. À leur âge, je faisais la guerre, tous mes instants étaient occupés par les plus absurdes devoirs.6» Ce qui fait de Régnier un juge sans pitié et lucide, c’est qu’il est revenu d’un enfer, après lequel la conspiration organisée par Rosenthal (il s’agit de dérober le plan de protection de la 2e zone militaire de Paris) apparaît un enfantillage : « Comme il faut que ces jeunes gens s’ennuient !7» Régnier, bien que rêvant lui aussi d’une révolution – il aurait aimé voir en ces jeunes gens des disciples – est d’une autre génération. Le conflit des générations, même si Guéhenno ne veut pas en faire le centre de sa réflexion, revient constamment chez lui : la guerre a consisté pour des vieillards à lancer la jeunesse dans une catastrophe, puis à récupérer ce sacrifice imposé en le transformant en sacrifice volontaire, inspiré par l’amour de la patrie. Sa révolte naît d’abord du caractère insupportable des « discours aux morts », des éloges hypocrites qu’on leur adresse pour mieux justifier le présent : « C’est vrai, écrit Hardouin, les morts, c’est discret, ça ne parle guère. Mais les vivants les font beaucoup parler. (…) Des vivants craignent-ils pour leurs idées ou leurs biens, vite, ils délèguent l’un d’entre eux, – c’est le plus vieux de préférence – au soin de faire un grand discours. Et ce discours est toujours le même. (…). Je crains que le vieillard ne soit un mauvais interprète du jeune homme que je suis et ne dise mal pourquoi je suis mort. J’aime mieux m’en rapporter à moi-même.8» La révolte de David, incarnée par son héros, Valère Chrétien, relève du même sentiment de trahison, mais étendu : trahison par les autorités, trahison par les embusqués de tout bord, trahison aussi par certains de ceux qui ont sauvé leur vie et parlent trop de « la mort des autres ». Respecter les morts, c’est d’abord les 6. La Conspiration, 1938, Folio, Gallimard, 1973, p. 121. 7. Ibid. 8. La Jeunesse morte, p. 228 (texte repris par Guéhenno à son compte dans le Journal d’un homme de quarante ans, Grasset, 1934).

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honorer dans le secret de son cœur, ne pas parler en leur nom, surtout ne pas leur attribuer un enthousiasme guerrier. Les deux écrivains partagent ce haut-le-cœur devant les flots de rhétorique qui recouvrent les râles des mourants : « Je crains un peu qu’on dise trop de bien de nous. Défaite ou victoire, la bataille est toujours laide.9» Au cœur de la révolte qui les réunit, David et Guéhenno gardent cependant un sens très fort de leur enracinement dans un pays et ses provinces, un sens de la durée de l’expérience française. Ce sont des révoltés mais aussi les héritiers d’un passé sur lequel ils jettent un regard critique sans pour autant le renier. Le droit d’inventaire ne répond pas à une volonté de destruction. Le jeune Rosenthal, chez Nizan, voit en la guerre civile (titre de la revue qu’il lance) un idéal qui protégerait de la vieillesse et du gâtisme : « Si je savais qu’une seule de mes entreprises doive m’engager pour la vie et me suivre comme une espèce de boulet ou de chien fidèle, j’aimerais mieux me foutre à l’eau. Savoir ce qu’on sera, c’est vivre comme les morts. (…) Une belle vie, ce serait une vie où les architectes construiraient des maisons pour le plaisir de les abattre, où les écrivains n’écriraient des livres que pour les brûler. Il faudrait être assez pur ou assez brave pour ne pas exiger que les choses durent.10» Rien ne permet d’affirmer que ce personnage, provocateur perpétuel, d’autant plus agressif qu’il supporte mal d’être riche, intelligent, doué, « représente » Nizan, alors membre du Parti communiste et ennemi des « aventuriers ». Il y a cependant dans la haine qu’il porte à sa famille, et à travers elle à la France, un trait de génération, admirablement expliqué par Aragon vers la fin de sa vie : « Il n’y avait pas que Maurras et les siens pour déshonorer notre héritage. Il y avait aussi, qui s’en paraient, les commerçants de tout poil, ceux qui avaient fait affaire du patriotisme des autres, fortune de leur sang, carrière de leurs cadavres. Oui, nous étions au lendemain d’une guerre horrible. Il ne nous paraissait guère possible de nous servir des mots que nous entendions dans la bouche des Tartuffes, qu’ils appartinssent à l’industrie lourde ou à cette abjecte police politique de provocation et de mouchardage [de Léon Daudet et de Charles Maurras] 11». 9. Ibid., p. 135. 10. La Conspiration, op. cit., p. 13. 11. Pour expliquer ce que j’étais, Gallimard, 1989, p. 60.

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La guerre des classes (sociales, d’âge) comme moyen de régénérer la société et de « liquider » la fausse victoire de 1918, d’aller « vers une époque où la grandeur sera moins dans le refus que dans l’adhésion, où il y aura quelque gloire à se sentir conforme 12 », par la grâce de l’idéal communiste ?

Des engagements qui n’ont pas le même sens Les trois écrivains appartiennent à la gauche de l’entre-deuxguerres, lui sont associés ou sont engagés par elle, ce qui est encore différent. Nizan, renonçant vite à la carrière enseignante, a été journaliste à L’Humanité puis à Ce Soir, avant de démissionner du PC au moment de l’invasion de la Pologne par l’Armée rouge après le Pacte germano-soviétique. Guéhenno est proche du Parti socialiste, mais surtout « rollandien », et a toujours refusé de s’encarter : « Où que vous entraîne [votre voix intérieure], lui a conseillé Romain Rolland, gardez intacte votre indépendance. Même dans la guerre, ne vous liez à aucun parti !13». Il a dirigé de 1929 à 1936 la revue Europe, puis fait partie du triumvirat de Vendredi, hebdomadaire culturel du Front populaire. David est le moins marqué des trois, mais il est publié par Rieder et les Éditions sociales internationales (proches du Parti communiste), soutenu par Charles Vildrac et Jean-Richard Bloch, par L’Humanité, par Regards entre autres (même s’il irrite certains critiques communistes en n’abordant pas les « luttes des paysans »). C’est le plus oublié de nos trois écrivains mais il semble qu’il ait connu une grande notoriété dans les années trente et que ses œuvres aient été bien diffusées dans les bibliothèques des communes de gauche. Pas plus que Guéhenno il n’est « encarté » et sa correspondance avec J.-R. Bloch montre que son regard sur la société française et la vie politique, telles qu’il pouvait les percevoir de son bourg, n’était influencé par aucun filtre politique (il a des mots durs, par exemple, sur l’attitude politique des instituteurs, comme sur ses concitoyens au moment de la Libération). Ce qui unit ces romanciers, c’est sans doute une âpreté, liée à des origines pauvres et à une dure histoire familiale. Guéhenno et Nizan sont 12. La Conspiration, Carnet noir de Régnier, p. 127. 13. L’Indépendance de l’esprit - Correspondance entre Jean Guéhenno et Romain Rolland, préf. André Malraux, Cahiers Romain Rolland, Albin Michel, 1975, lettre du 18 mars 1929, p. 58.

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des Normaliens, mais le premier a été mis très jeune, à 14 ans, employé aux écritures d’une usine de chaussures de Fougères, et il a commencé à étudier tout seul ; si Nizan apparaît plus favorisé, il a vécu, à travers son père, ingénieur sorti du rang, dont il raconte la vie dans Antoine Bloyé (1933), le déchirement souvent évoqué par Guéhenno : dans quelle mesure l’homme qui monte n’est-il pas amené à trahir ses origines pour s’intégrer ? David, apprenti horloger à 13 ans, est né rue de la Galère (la bien nommée), à Richelieu (Indre-et-Loire), dans une famille « habituée à la misère ». Ces caractéristiques partagées ne suffisent pas néanmoins à leur donner une identité commune. Guéhenno, né en 1890, est parti pour la guerre à 24 ans ; David, né en 1878, à 30 ans passés ; Nizan, né en 1905, ne connaîtra brièvement que la Seconde (il est tué près de Dunkerque en 194014). Nizan apparaît comme un intellectuel parisien, Guéhenno, construit par sa jeunesse à Fougères, a surtout vécu à Paris, David n’a presque jamais quitté son magasin-atelier d’horloger à Mirebeau (Vienne), à quelque trente kilomètres de Richelieu. Enracinement revendiqué dans son cas, qui ne l’empêche pas de porter un jugement acéré sur ses concitoyens, qui inspirent tous ses livres, au point de se faire haïr de certains d’entre eux (le Jouhandeau de Mirebeau ?). Guéhenno, fonctionnaire et professeur, vite chargé de la formation de nos élites dans les classes préparatoires des plus grands lycées, essayiste et journaliste, revient régulièrement à Fougères jusqu’à la mort de sa mère (1931), mais le séjour lui en est presque insupportable, rappelant vite l’atmosphère de pauvreté et de soumission à laquelle il a voulu échapper. Pour Nizan, qui a rompu avec l’enseignement et s’est volontairement barré la route d’une carrière universitaire (Les Chiens de garde, 1932), journaliste politique, on peut imaginer que la province est un « non lieu », comme pour beaucoup d’intellectuels de sa génération, et que la France est une construction de la droite conservatrice15. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que leurs regards et leurs positions soient si différents, au-delà de leur appartenance à la 14. Voir le beau film de Pierre Beuchot, Le Temps détruit – Lettres d’une guerre (1985), d’après les correspondances de Maurice Jaubert, Paul Nizan, Roger Beuchot. 15. Voir Jean Lescure, Poésie et Liberté. Histoire de Messages 1939-1946, IMEC, 1998, pp. 82-83 ; Édith Thomas in Jacques Debû-Bridel, La Résistance intellectuelle en France, textes et témoignages recueillis par J. D.-B., Julliard, 1970, pp. 55-56 ; Anne Simonin, Les Éditions de Minuit, 1942-1955. Le devoir d’insoumission, IMEC Éditions, 1994, pp. 159-160.

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gauche (non choisie ni revendiquée par David, malgré la radicalité de certains de ses textes)16. David est avant tout un curieux, amusé par la nature humaine, un sceptique et un moraliste. Il ne voit pas dans « le peuple » un héros des temps modernes – nous sommes loin de Michelet et même de Guéhenno – et juge durement les « prolétaires » qui ont poussé la candidature à la mairie de Valère Chrétien, l’artisan ennemi du mensonge : « [Ils] ne combattaient point pour l’idée. Mignon, à l’échine large, est un cerveau court, Poumayou, gouape intelligente comme Primault, comme Suir, abruti de lectures rouges, Raboteau, Raveau et les autres qui disaient toujours amen, ces gens-là ne travaillaient point pour les morts, ils travaillaient contre M. Taffonneau [l’ancien maire], contre sa classe, contre ses doctrines. Les morts étaient beaucoup trop hauts pour eux.17» Si David raille les notables et leurs prétentions, il ne se livre certainement pas à une exaltation du prolétariat en lutte, qu’il décrit surtout haineux et toujours prêt à suivre le plus fort, à se ménager son appui, pour la suite des événements… Guéhenno n’a pas la naïveté de croire que le peuple idéalisé par Michelet, en lequel il voudrait croire, est nécessairement l’acteur héroïque d’une nouvelle ère. Sa fidélité va d’abord à son passé populaire et ouvrier, qu’il ne renie pas. Savoir d’où l’on vient, oui, mais pour mieux s’élever vers un monde où l’on ne sert plus, sauf les idées, maîtresses de liberté. Quant aux devoirs qu’impose la défense de tous les compagnons morts à la guerre, des membres de l’hétairie tels Lévy, Hardouin, ou du Noiraud, frère adoptif, ils sont inséparables d’une gravité ennemie de l’ironie facile. De la description par Nizan du paradis de l’École normale et surtout de celle de son monument aux morts, « Un homme nu qui meurt contre un mur, en tenant un flambeau que personne n’a envie de lui prendre des mains », Guéhenno aurait pensé qu’elle était provocante et seulement provocante, qu’elle faisait bon marché du contrat moral nous liant à ceux que nous aurions pu être, à quelques années près. Le contrat, Nizan le cherche non dans un passé qu’il veut révolu, mais dans l’avenir qui s’ouvre avec le Parti communiste. Le récit et les aveux de Pluvinage à ses anciens camarades d’étude, dans les dernières pages de La Conspiration, est une exaltation, émouvante d’ailleurs, convaincante, de l’entrée d’un jeune intellectuel au Parti communiste, 16. Voir Le Tambour de Mercure, éditions Valois, 1932, mais aussi son évocation des rêveries paramilitaires et fascisantes de Mme Gigot dans 2.000 habitants, ESI, 1930. 17. La Parade, op. cit., p. 106.

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dans la cellule d’une petite usine du 20e arrondissement de Paris : « Ce petit groupe d’hommes m’a donné la seule idée que j’aurai d’une communauté humaine : on ne guérit pas du communisme quand on l’a vécu… (…) Pour la première fois de mon existence, j’ai senti une grande chaleur m’entourer. Mes camarades étaient gais, ils savaient rire, ils étaient beaucoup plus humains que vous-mêmes, qui aviez sans cesse à la bouche les mots d’Homme et d’Humanisme. Ils manquaient complètement de ressentiment, de haine, ils étaient des constructeurs bien portants. Le sens de la vie éclatait sous la maladresse de leurs mots.18» Pourquoi parler d’échecs pour ces trois romans engagés, qui disent une époque, de façon plus dérangeante, forte, que des textes objectifs et neutres ? L’essentiel n’est-il pas que l’œuvre obéisse à une nécessité ? Et ces trois livres nous paraissent nécessaires. Qu’ils aient échoué à convaincre, à engager des lecteurs, ne tient d’ailleurs pas au manque de talent des auteurs, mais aux circonstances dans lesquelles ils ont vécu et qui ont influé sur la réception de leurs œuvres. D’où l’importance d’une histoire littéraire modeste, un peu anecdotique (oui !), qui incite à relativiser la notion de texte capital.

Trois échecs éclatants Le détachement avec lequel Guéhenno parle de La Jeunesse morte, cinquante ans plus tard, comme d’une « sorte de roman lyrique19» donne le sentiment qu’il a pris à son compte les raisons qu’on lui a données vers 1920 pour refuser de le publier : mélange des genres (romanesque, prophétique, pamphlétaire, tranche de vie), excès de récits de guerre sur le marché et lassitude du public qui veut passer à autre chose (votre livre n’est pas marketable, lui dit-on à peu près). Aucun éditeur ne l’accepte. Représente-t-il pour autant une première tentative ratée dans l’œuvre de Guéhenno ? Non, car tous ses grands livres (Journal d’un homme de 40 ans, Journal d’une « révolution », Journal des années noires, Changer la vie, La Mort des autres) viennent puiser à cette source tout au long de son existence. La Jeunesse morte, en même temps qu’une source, représente une double épreuve : sa ferveur, d’un côté, risque d’arrêter la pensée de Guéhenno, empêché de s’adapter aux nouveaux défis à cause 18. La Conspiration, op. cit., p. 284. 19. La Mort des autres, 1934, Grasset, 1968, p. 188.

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de sa fidélité : « Nous sommes prisonniers de vieux serments prêtés à nos amis morts », déplore-t-il à propos des hésitations, lors de la Guerre d’Espagne, d’une partie de cette gauche qu’il incarne20 ; ce pacifisme obstiné le rend sinon aveugle au danger du nazisme, du moins réticent à l’égard de toutes les informations, nombreuses, montrant qu’il n’est plus temps de défendre la paix ; c’est sous l’Occupation qu’il constate enfin : « Il peut y avoir pire encore que la guerre, et c’est la servitude.21» ; d’un autre côté, Guéhenno cherche à s’expliquer les raisons de son inaptitude à écrire un vrai roman, échec qui le poursuit aussi toute sa vie, car il « rêve toujours d’écrire des histoires 22» ; prisonnier de sa propre histoire, il a écrit La Jeunesse morte « comme on se venge », sans la distance qui permet au romancier de se raconter à travers le destin des autres. Partagé entre sa fascination pour la littérature23 et sa volonté d’agir – « je ne croyais pas assez à la réalité du monde autour de moi, et ne prenais pas le temps de le regarder. Je ne pensais qu’à le réformer.24» – il se tourne vers l’essai, la critique des livres et le journalisme, tous engagés. C’est pour lui aussi le moyen de ne pas participer à cette « parade des gens de lettres » dont la dénonciation est un leitmotiv chez lui25. Enfin, l’expérience de la guerre a permis à Toudic (Guéhenno) de comprendre que la culture, davantage encore quand elle est conquise de haute lutte, non reçue en héritage, sépare les hommes, qu’elle n’abat pas les murailles par miracle : « À ce jeu guerrier de la camaraderie, Toudic avait moins bien réussi qu’Hardouin : (…) de ces deux hommes, le plus plébéien d’origine était le moins à l’aise dans la foule plébéienne des soldats, paysans et ouvriers mêlés.26» C’est peut-être cette solitude de l’armée, au milieu de pauvres gens dont il n’était plus le semblable ni l’égal (Guéhenno était Normalien et officier), qui va l’inciter à faire parler Caliban, à mettre en cause non la vie de l’esprit mais une culture instrumentalisée, servant uniquement à se distinguer, à dominer les autres, la culture de la parade. 20. « L’Espagne et l’Europe », Vendredi, 9 juillet 1937. 21. La Mort des autres, pp.170-171. 22. Carnets du vieil écrivain, pp. 20-21. 23. Cette fascination explique sa longue et riche relation avec Jean Paulhan, l’intérêt du rédacteur en chef d’Europe, la revue concurrente et qui « monte », pour La NRF et pour Gallimard, malgré la rivalité ou le différend fondamental qui les oppose. 24. Carnets, ibid. 25. Voir entre autres La Foi difficile, p. 83 et 98. 26. La Jeunesse morte, p. 196.

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Échec de La Jeunesse morte ? Sans doute puisque pour commencer elle n’a pas trouvé son public. Mais échec qui aide l’écrivain à devenir Guéhenno même si l’écriture ne peut pas remplacer l’action. Louis Guilloux lui écrit : « Si vous étiez « militant », vous pourriez être un chef, et un chef redoutable. (…) [Mais] l’homme d’action, même dans l’ordre de la politique, et s’il pense agir au nom des idées, reste toujours, pour moi, trop près de l’« homme immédiat » dont parle Dostoievsky, pour qui un mur est un mur (…). J’écris cela, et (…) il y a des jours où je regrette, autant que vous, de ne pas le faire, où je vois là une sorte de trahison, où je me trahis moi-même 27». David, dans La Parade, raconte l’échec du prophète, qui, armé de sa seule pureté et de son désintéressement, intransigeant et refusant de voir les hommes tels qu’ils sont, croit œuvrer pour un monde meilleur. Lors de l’inauguration du monument aux morts, la foule, où il reconnaît beaucoup de ceux qui l’ont applaudi sincèrement autrefois, se moque de lui et attend surtout la confrontation, la bagarre, avec les soutiens de l’ordre traditionnel, le spectacle (le « Du sang, du sang ! » des cours de récréation). Trahison surtout, quand, David évoque l’impossibilité pour l’homme du peuple d’être reconnu, et par ses adversaires – les élites feignent d’ignorer la compétence de Valère Chrétien, ferronnier d’art, et l’appellent obstinément « taillandier 28» pour ne lui confier que de petites réparations – et par les siens – les petites gens n’aiment pas le « chétif qui veut se faire roi 29» –. David, attaché à son bourg de Mirebeau, savait bien que les notables locaux, dont il décrit cruellement l’insignifiance et l’absence de culture30, s’amusaient de sa notoriété d’écrivain. Également musicien, il a transposé son ressentiment dans Cure-Bissac, histoire d’un chef de musique et compositeur, dont le talent est jugé insupportable par l’élite du bourg, qui rejette sa « prétention » : à chacun sa place ! Reconnu et soutenu par des écrivains importants, il aurait pu rêver du Goncourt ; son œuvre de romancier témoigne d’un échec intime : ayant fait le choix de « rester au pays », contrairement à Guéhenno, il n’a pas davantage été accepté et reconnu. L’autre échec, le plus grave, tient à l’absence 27. Lettre d’octobre 1927, Archives Guéhenno, BNF. 28. Un taillandier est un artisan qui fait toutes sortes d’outils pour les charpentiers, les charrons, les laboureurs (faux, haches, cognées, serpes), d’après le Littré. 29. La Parade, pp. 121-122. 30. Sept officiers [d’académie], texte qui suit Pascaline, Horizons, ESI , 1938.

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d’écho de ce qu’il écrit. Comme Guéhenno dont il partage la mise en cause de la culture de distinction et de domination, il se rend bien compte que ses livres ne sont pas lus par ceux dont il voudrait alerter les consciences, qu’il voudrait éveiller, engager à vivre autrement. Dans une lettre à Jean-Richard Bloch, il décrit son expérience de bibliothécaire et constate : « La littérature prolétarienne n’est pas faite pour le prolétariat. Le peuple n’en veut pas. (…). Il lira plutôt un classique, si on le lui met dans la main. D’abord, ça fait riche. Mais il se nourrit surtout des 4B, Bazin, Bordeaux, Bourget, Benoit. S’il a moins de 35 ans, Dekobra et les sous-Dekobra.31» L’oubli total dans lequel est tombé David, classé superficiellement dans la « littérature régionale » (pittoresque et illisible) illustre cet échec. Nizan a eu la chance de trouver en Sartre un fidèle soutien, qui a contribué à ce que son souvenir ne s’efface pas. Son personnage de Pluvinage, dans La Conspiration, échoue triplement, et, de façon peut-être caricaturale, remplit les vides décelés par Paulhan dans le Journal d’un homme de 40 ans, satisfait sa curiosité de ces quelque mille jeunes gens qui préparent l’École normale et n’y entrent jamais32. Contrairement à ses camarades parisiens, bien nés, bien habillés, bien entourés, qui voyagent et peuvent s’offrir le luxe de se moquer des privilèges, qui savent aussi déclencher un réflexe de complicité culturelle chez leurs professeurs33, manient toutes les références avec naturel, il ne peut échapper à sa condition de parvenu illégitime de la culture : il est condamné à être l’éternel Caliban, envieux, malheureux d’être envieux, témoin de l’éclat d’une fête à laquelle il n’est pas convié, malgré la gentillesse humiliante de ses camarades. L’échec de Pluvinage au concours de Normale fait juste exploser l’apparence d’amitié qui l’associait à ses condisciples, à leurs projets de revue et de révolution. « Les petits normaliens qui font des revues cherchent aussi leur place ; ils la trouveront dans les grands désordres 31. 15 juin 1931, Fonds Jean-Richard Bloch, BNF, texte transcrit par Christian Pérez. 32. Lettre de J. Paulhan à J. Guéhenno, septembre 1934 : « Mais il ne s’agit pas d’un conte de fées : pourquoi [dans le Journal d’un homme de 40 ans »] sautez-vous brusquement, sans explication du bureau du petit employé à l’École normale ? Est-ce (…) pour ne pas avouer votre triomphe sur les quelque cent mille jeunes gens qui rêveraient de préparer Normale (et n’osent, ou ne peuvent même pas la tenter), sur les quelque mille qui commencent, et échouent. Enfin, la difficulté, votre difficulté, était là, et vous l’esquivez. », in Correspondance Jean Paulhan-Jean Guéhenno, Les Cahiers de La NRF, Gallimard, 2002, p. 107. 33. La Conspiration, op. cit., pp. 275-280.

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qui se préparent 34», mais sans lui. Surtout, il décide de trahir ce qui lui tient le plus à cœur, la cause communiste, en dénonçant à la police le refuge du leader Carré chez François Régnier35. Cette trahison, et c’est ce qu’elle a de plus tragique, est en quelque sorte imposée à Pluvinage par le regard de ses amis bourgeois : « Au fond, ce qui m’a conduit chez le commissaire, c’est le soupçon que vous avez fait peser sur moi dès le premier jour. Le désir de justifier votre défiance, cet air d’accusation où mon nom, mon visage, mon enfance me condamnaient à vivre le personnage que vous n’avez jamais pu ne pas me soupçonner d’être. Le sentiment de ma différence, de la communion impossible… 36» Ce même Nizan qui condamne les impasses du gauchisme complaisant et stérile de Rosenthal, malade de cette « maladie infantile du communisme » et « suicidé » par son créateur, ce même Nizan qui exalte du même coup l’engagement heureux et sain des ouvriers du Parti communiste, va rompre quelques mois après la publication du roman avec le Parti ; il fait alors de La Conspiration un OLDI (Objet Littéraire Difficilement Identifiable), qui suscite le soupçon dont les Staliniens se serviront contre lui : et s’il avait été lui-même un traître ?37 Roman « dégagé » du champ littéraire pendant quelques décennies, avant qu’on le redécouvre pour ses ambiguïtés et les questions qu’il pose, certainement pas pour les réponses qu’il donnerait. Échec de ces romans engagés, dans la mesure où ils n’ont pas touché un public prêt à les recevoir, quelles que soient les raisons (forme choisie, évolution du marché littéraire, éloignement des lieux d’influence, bouleversements à grande échelle) ? L’écriture, même engagée, reste, comme le voulait Guilloux, une forme de trahison, de peur de l’action et 34. Extraits d’un Carnet noir de François Régnier, ibid., p. 122. 35. Ce qui lie Carré et Régnier, c’est leur fraternité de guerre, une fraternité de génération plus forte que la proximité idéologique, ibid., p. 210. 36. Ibid., p. 299. 37. Voir Aragon et son personnage d’Orfilat dans Les Communistes, 1949, supprimé lors de la réédition de 1966. Dès 1947, Jean-Paul Sartre a défendu Nizan contre les accusations de trahison, sans succès dans le contexte de l’époque. Le 29 mars 1947 il publie un texte dans le Littéraire repris par Combat le 4 avril : « Lorsque vous dites que Nizan est un traître, voulez-vous dire simplement qu’il a quitté le parti communiste en 1939 ? (…). Ou voulez-vous insinuer qu’il a, bien avant la guerre, accepté pour de l’argent de renseigner le gouvernement anti-communiste sur votre Parti ? En ce cas, prouvez-le. (…) » Parmi les signataires : Raymond Aron, Albert Camus, Simone de Beauvoir, Jacques Laurent-Bost, Brice Parain, Jean Paulhan, Jean Lescure, Jean Schlumberger, Julien Benda, André Breton, Roger Caillois, Jean Guéhenno, Michel Leiris, François Mauriac… Voir Pascal Ory, Nizan, Destin d’un révolté, Bruxelles, Complexe, 2005, pp. 210 sqq.

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de ses dérapages, de ses crimes. On peut toujours corriger un mot, revenir sur un jugement hâtif, l’action engage autrement. Mais, à l’égard des écrivains qui ne servent jamais mieux qu’en écrivant, dont l’écriture est le vrai engagement, ne devons-nous pas nous libérer de cette complaisance quelque peu morbide pour l’échec, du jugement qui l’accompagne toujours et n’exprime que l’arrogance des spécialistes de la prévision du passé ? « Conjuguer le verbe ‘‘ Nous sommes la génération sacrifiée… Vous êtes la génération perdue… ils sont la génération oubliée…’’, c’est toujours une tentation de mollesse, une facilité. Une génération, c’est ceux qui arrivent à l’air en même temps. Une fois qu’ils sont tous morts, l’histoire dit gravement où ils ne sont pas allés, parce que c’était impossible d’y parvenir. Mais dans l’art d’échouer, chacun au moins reste libre d’échouer à sa manière. 38» L’échec « mondain » ou politique de ces trois romans est secondaire, si l’on considère que toute société, pour progresser, a besoin de faire le point sur elle-même. En ce sens Guéhenno, David et Nizan, ont illustré les faiblesses, les fractures de la France de l’entre-deux-guerres : obsession des massacres de 14-18, tentation ou passion de la guerre civile, passivité et fatalisme qui nient le rôle de l’énergie individuelle à l’approche de la catastrophe ; mais aussi les ressorts, les ressources qui permettront aux générations suivantes de poursuivre certains rêves sans lesquels il n’y a pas de projet collectif. Ces trois œuvres représentent une préface brillante à L’Étrange Défaite de Marc Bloch, et témoignent de la crise d’une société qui se délite avant d’être bouleversée par la défaite de 1940. En même temps, elles témoignent par leur charge de protestation, de la tension qui anime et fait vivre un pays, sa société. En posant la question, toujours actuelle, de cette impossible culture commune, impossible, aussi utopique que le « Liberté Égalité Fraternité » de la République, mais qui représente au moins un idéal à ne pas oublier, en montrant la contradiction féconde entre fidélité, appartenance et autonomie de l’individu, liberté de ne pas « rejoindre », entre lucidité, justice et adhésion aux valeurs collectives, Guéhenno, David et Nizan, n’ont pas « changé la vie ». Ils ont seulement rappelé leurs lecteurs à ce devoir de ne jamais se satisfaire des dogmes et des conformismes ; les ont incités à cette vigilance 38. Claude Roy, Moi je, Gallimard, 1969, pp. 207-208.

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qui fait les peuples libres, à cette modestie, aussi, de ne pas oublier que notre vérité « gît entre ce qu’on est et ce qu’on voudrait être 39». C’est là que se trouve leur véritable engagement : ne pas nous laisser en repos. Jean-Kely Paulhan Bibliographie complémentaire : • Pascal Ory, « Paul Nizan », in J. Julliard, M. Winock, Dictionnaire des intellectuels français, Seuil, 1996, pp. 832-834. • Jean-Kely Paulhan, « L’Horloger de Mirebeau : Georges David », Europe, janvier-février 2013. • Henri Verdon, « Lettre de Touraine », Europe, juin 1974.

39. J. Guéhenno, Jean-Jacques. Histoire d’une conscience, Grasset, 1948, p. 106.

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COMPTES RENDUS Michel Winock, Les Derniers Feux de la Belle Époque, chronique culturelle d’une avant-guerre, 1913-1914. Seuil, l’Histoire, 2014, 199 p. « “Dans la guerre qui s’engage, la France aura pour elle le droit, dont les peuples non plus que les individus ne sauraient impunément méconnaître l’éternelle puissance morale. Elle sera héroïquement dėfendue par tous ses fils dont rien ne brisera devant l’ennemi l’union sacrée et qui sont aujourd’hui assemblés en une même indignation contre l’agresseur et dans une même foi patriotique.” Les derniers feux de la Belle Époque se sont éteints » (174). C’est ainsi que l’historien termine sa chronique culturelle des années 1913-1914, par les mots du président du Conseil Viviani devant la Chambre des députés, le 2 août 1914. Pour Michel Winock, « le mot [. . .] d’avant-guerre suppose un regard a posteriori (38) ; et il serait [. . .] plus original de saisir le mouvement culturel de ces années-là [. . .] » (9). Cette stratégie de présentation et de réception n’est pas sans porter le lecteur à une certaine inquiétude, propice d’ailleurs à la réflexion sur cette époque si mouvementée, complexe et déterminante. Gare au lecteur paresseux, amateur de vérités bien établies, qui cherche dans ce texte une terra firma rassurante, en suivant une thèse toute faite et « prouvée » tout au long de la démonstration. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de fils conducteurs autour desquels le livre s’organise. Le fil conducteur majeur est l’hypothèse dominante que le public français, du citoyen moyen aux élites de toutes sortes, n’a pas senti l’imminence de cette guerre jusqu’au dernier moment. M. Winock nous met dans une position inconfortable d’aveugles et de sourds, incapables de comprendre les signes annonciateurs d’une catastrophe, dont il est bien sûr aujourd’hui si facile de proclamer l’évidence. Autre élément structurant de cette chronique, la polémique entre l’écrivain catholique militant Charles Péguy et le socialiste Jean Jaurès, appuyé sur L’Humanité. Dès février 1913, Péguy lance une attaque contre Jaurès dans son livre de souvenirs L’Argent, accusant le socialiste d’avoir trahi l’ancienne Cahiers Guéhenno n° 5, janvier 2016


cause dreyfusarde. Selon Péguy le leader pacifiste serait devenu « l’instrument » de l’Allemagne impériale contre la France (31-32) puisqu’il s’opposait à la loi de trois ans qui prolongerait le service militaire d’un an. En fait le débat sur cette loi de trois ans résonne comme un roulement de tambour tout au long du livre de Winock. Celle-ci devient une mesure de la foi politique et idéologique de tous les protagonistes choisis par l’historien ; un baromètre de la ferveur, d’un côté, en faveur du nationalisme et d’une mobilisation militaire, et de l’autre, en faveur du pacifisme et d’un refus d’un nouveau conflit armé. Les Derniers Feux se termine par le glas qui sonne pour Jaurès et presque simultanément la déclaration de guerre, la mobilisation et le départ de Péguy pour le front. Le collage mouvant de la période élaboré par M. Winock incite à ne pas surestimer le rôle du catholicisme renaissant dans la politique nationaliste et militariste. Cependant, dans ses chapitres sur Barrès, au début de la chronique, ensuite sur Claudel vers la fin, « La République des lettres », M. Winock suggère bien le caractère à la fois complexe et serré de la texture intégrant culture et idéologie dans la France de ce temps. Le roman de Barrès La Colline inspirée aurait sonné comme un clairon appelant les Français à retrouver les racines anciennes de la foi. Le succès de L’Otage dont l’action se situe au plus haut niveau des hiérarchies religieuse et étatique, aurait justifié cette déclaration de juin 1914 : « L’art purement laïque qui existe depuis la Renaissance a eu son temps et l’on peut estimer qu’il a épuisé ses résultats » (162). M. Winock conclut : « Cet article est un nouveau signe du retour en force du catholicisme au sein des lettrés français » (163). Les liens, déterminants à l’avenir, entre « La République des lettres » et les nouveaux moyens de diffusion rendus possibles par les médias en plein essor, surtout la presse et le cinéma, font rêver bien des esprits. L’appétit du public pour les divertissements, tels les films adaptés de romans policiers, adorés des Français de l’époque, semble presque illimité. Selon M. Winock l’engouement pour ces nouveautés aurait joué un grand rôle dans la construction d’une illusion, cette atmosphère de grand rêve entre le mois de janvier 1913 et le premier août 1914. Phénomène capital décrit par M. Winock, « La République des camarades », avec son système parlementaire bien verrouillé, source d’immobilisme (et de graves frustrations), dont les règles du jeu dépendent de la presse. Nous n’épiloguerons par sur l’actualité de ce constat. 74


La médiatisation commence à dominer tous les éléments de la culture telle quelle. Pourtant, ce serait surtout dans le domaine des mouvements artistiques dits d’avant-garde que l’on trouve un refus de cette version médiatisée et commercialisée de la culture ; les principaux grands et futurs grands artistes se tournent vers le passé, même vers le classicisme et la préhistoire, inspirés par les Hugo, Baudelaire, Dostoïevski, qui refusent avec éclat la confusion entre certains bouleversements technologiques, économiques, et la fausse religion du « Progrès de l’Humanité ». Les Derniers Feux de la Belle Époque, dont les chapitres ont été publiés d’abord en feuilleton, pourrait paraître une œuvre mineure par rapport aux livres monumentaux de cet historien justement réputé. Pourtant, elle mérite une lecture attentive, surtout pour son refus méthodique de l’histoire complaisante et au style ampoulé. La présentation de M. Winock suscite surtout des questions, une réflexion sur l’époque, un désir d’aller plus loin, de creuser encore plus, démarches que doivent impliquer le récit historique et au fond la vie intellectuelle. Élizabeth Brunazzi Les Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, préface et postface de Rémy Cazals, édition du centenaire, La Découverte/Poche, 2014, 558 p. Cette édition du centenaire des carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier originaire de l’Aude, républicain et socialiste de conviction, libertaire et pacifiste, antimilitariste, est la quatrième depuis la première publication en 1978 chez l’éditeur François Maspero, qui vient de nous quitter et auquel l’auteur de la préface, l’historien Rémy Cazals qui fut à l’origine de la publication de ce témoignage, rend hommage : il « sut voir immédiatement la qualité extraordinaire du manuscrit, servi par le style, l’humour, le souffle, les convictions de l’auteur. Il accepta d’enthousiasme de prendre le risque de publier un gros volume écrit par un inconnu sur un sujet qui, alors, n’attirait pas les foules ». Si ce témoignage de 1732 pages manuscrites d’un simple « poilu », rédigé sur le vif dans l’enfer des tranchées et scrupuleusement recopié au propre sur 19 cahiers d’écolier dès 1919 a connu une telle postérité, devenant au fil des décennies un classique entré dans les manuels d’histoire, traduit en plusieurs langues, c’est non seulement parce que son auteur est un homme du peuple et non un professionnel 75


de l’écriture, écrivain ou journaliste, mais aussi en raison de son honnêteté scrupuleuse dans la narration des faits, de la qualité tant historique que littéraire de son récit. Ce à quoi il convient d’ajouter, nous dit Rémy Cazals, le fait que la « capacité de réflexion de Louis Barthas lui permet de s’élever au-dessus de la boue des tranchées pour comprendre la guerre ». Cette réflexion sur la guerre, ce qu’elle fait et révèle de l’homme, est effectivement un des aspects essentiels de ce récit parfois très détaillé des opérations de guerre auxquelles Barthas a participé sur plusieurs fronts dans le Nord et l’Est de la France. Certes il décrit – jamais sur le mode héroïque du sacrifice pour la patrie, sans jérémiades ni pleurnicheries mais objectivement − la vie infernale, au sens propre du terme, dans les tranchées : la boue qui emprisonne, la pluie qui transperce et le froid glacial des hivers, la faim qui tenaille, la peur qui obsède, les rats qui pullulent dans ces cimetières à ciel ouvert que sont devenus les champs de bataille, la vermine qui grouille et arrache la peau, les mutilations provoquées par les obus, les copains fauchés par les mitrailleuses, les cadavres que l’on piétine, la putréfaction des corps dans le sang desquels l’on patauge. Bref, des visions d’apocalypse qui ont parfois dû rappeler aux compagnons de Barthas ces tympans des églises romanes, où ils assistaient à l’office le dimanche, aux représentations terrifiantes. Mais ce sur quoi on voudrait mettre l’accent c’est comment Barthas, avec son intelligence, sa sensibilité, son solide bagage acquis à l’école républicaine, et aussi sa conscience de classe, sait regarder au-delà de sa tranchée, prendre du recul, de la hauteur pour analyser différents aspects de la guerre en train de se faire et toujours exclusivement à la lumière de sa propre expérience. Tout d’abord, Barthas n’est pas un mouton que l’on mène à l’abattoir, c’est une forte tête bien faite, un homme debout, courageux qui, bien que caporal et ayant donc un rôle à jouer dans la chaîne de commandement, sait refuser et désobéir lorsqu’un ordre − qu’il s’agisse de corvées ou de passer à l’attaque − lui paraît absurde ou inutilement dangereux pour les hommes dont il a la charge. Cette résistance lui vaudra d’ailleurs d’être dégradé, dégradation qu’il ressentira comme une libération et il note à ce propos (p. 248) : « J’arrachai mes galons, que je jetai dans la boue ; je me sentis délivré d’un remords, libéré d’une chaîne. En acceptant un grade, si infime fût-il, on détenait une parcelle d’autorité, de cette odieuse discipline et on était en quelque sorte complice de tous les méfaits du militarisme exécré. Simple soldat, je recouvrais mon indépendance, 76


ma liberté de critiquer, de haïr, de maudire, de condamner ce militarisme cause de cette ignoble tuerie mondiale. » Il mentionne à plusieurs reprises des scènes de révoltes de soldats auxquelles il a assisté et même participé une fois, non sans péril car chacun savait que cela pouvait mener au conseil de guerre, en rédigeant une pétition au sujet des permissions ou en chantant L’Internationale pour signifier un refus d’obéir. C’est aussi un homme de conviction qui, même dans ces circonstances particulièrement éprouvantes, ne laisse jamais passer une occasion de rappeler à quelle tradition historique et idéologique il se rattache, celle de la République sociale dénonçant l’exploitation capitaliste (p. 28 et p. 139), celle aussi de l’idéal républicain né en 1789. Ainsi lorsque, lors d’un retour de permission, il fait étape à Valmy, il en profite pour se rendre sur le lieu des combats de 1792. D’autre part, il n’accepte pas que l’on puisse utiliser un des écrivains qu’il admire pour justifier la guerre. Un jour, alors qu’avec son détachement il progresse vers le front, il passe devant un cimetière improvisé avec des tombes fraîchement creusées à l’entrée duquel on a inscrit deux vers de Victor Hugo : « Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie/Ont droit qu’à leur cercueil la foule vienne et prie... ». Dans son commentaire , véritable profession de foi républicaine, Barthas note qu’Hugo avait sans doute écrit cela pour rendre hommage aux « héros de la grande Révolution, affranchissant les peuples, répandant les idées de liberté dans le monde », mais il affirme que, s’il était de ce monde, le même Hugo protesterait contre la manipulation de « son hymne sublime » et flétrirait les dirigeants ayant entraîné les peuples dans cette « folie monstrueuse […] cette tuerie où les victimes ne savaient même pas pourquoi on les y poussait, pourquoi elles tombaient ». Ce n’est d’ailleurs pas sa seule notation critique sur l’histoire de France. Visitant le palais des Invalides alors qu’il passe par Paris lors d’une permission, il écrit ironiquement: « Je ne pus voir le tombeau en marbre rouge du grand batailleur Napoléon 1er qu’on avait recouvert de sacs de terre pour le protéger des bombes. C’eût été paradoxal que ce massacreur qui n’avait jamais eu une égratignure au cours de plus de cent combats eût reçu un morceau de ferraille plus d’un siècle après, dans son cercueil ». Il porte par ailleurs un regard très critique, parfois virulent, c’est un leitmotiv de son récit, sur la caste militaire, ceux qu’il appelle les « galonnards » ou « la gent galonnée », ces officiers et sous-officiers qui, pour la plupart d’entre eux – lorsque ce n’est pas le cas, il n’hésite pas à 77


le mentionner – sont arrogants, méprisants, parfois inhumains, indifférents au confort de leurs hommes mais très soucieux du leur, obsédés de l’application stricte du code militaire, donnent des ordres ridicules comme faire creuser des feuillées sous les obus qui pleuvent, décident pour la gloriole des offensives inutiles qui coûtent en vies humaines. Cela ne lui interdit pas de regarder d’un œil très réprobateur ses camarades « poilus » − même s’il met cela sur le compte de la dégradation des sentiments humains et des valeurs morales, générée par la guerre − lorsqu’ils se livrent à des exactions et des brigandages au détriment des populations civiles, voire pillent des églises, ce qui indigne Barthas alors qu’il manifeste à plusieurs reprises, sur le mode sarcastique, un profond scepticisme religieux. La propagande de guerre ou le bourrage de crâne, qu’il qualifie de « boniment » ou de « charabia » patriotique n’échappe pas à sa vigilance critique. Celle que l’on sert à l’arrière pour faire accroire de prétendus faits d’armes, noircir jusqu’à l’odieux les Allemands, transformer les soldats français en héros, mais aussi celle du front avec les harangues servies aux hommes de troupe par les officiers avant les offensives pour les galvaniser. Il leur oppose les fraternisations avec les soldats allemands, salue la révolution russe de février 1917 dont il dit qu’elle fit souffler un vent de révolte sur les régiments et rend hommage aux « soldats slaves, hier encore pliés, asservis à une discipline de fer, allant au massacre comme des esclaves résignés, inconscients » qui ont « brisé leur joug, proclamé leur liberté » et imposé « la paix à leurs maîtres, à leurs bourreaux ». Il y aurait évidemment bien d’autres choses à dire sur ce livre qu’il faut lire. On l’aura compris, Louis Barthas qui écrit dans les toutes dernières lignes de son récit, au moment de sa démobilisation le 14 février 1919 : « J’étais libre après cinquante-quatre mois d’esclavage ! J’échappais enfin des griffes du militarisme à qui je vouais une haine farouche », n’appartient pas à cette catégorie d’anciens combattants, comme il y en eut tant, ressassant leur guerre sur le mode héroïque. « Moi, écrit-il, j’ai les héros en horreur. Ils ont les mains tachées de sang ». Avec ce témoignage, on comprend mieux, à défaut de l’admettre, compte tenu des circonstances historiques, pourquoi certains anciens combattants, parce qu’ils avaient connu l’horreur absolue pendant quatre longues années, ont pu professer un pacifisme inconditionnel en 1939-1940 jusqu’à y perdre leur âme. On peut enfin émettre l’hypothèse qu’il aurait sans conteste applaudi à ce qu’écrit Jean Guehenno, par ailleurs homme d’honneur et conscience morale face à 78


l’occupant nazi, dans La Jeunesse morte à propos de sa propre expérience de la guerre de 1914-1918 : « La mort au champ d’honneur, la plus triste de toutes. La plupart en réalité ne meurent que dans un champ de betteraves […] ainsi dépêchait-on les jeunes hommes vers le grand silence avec un doigt d’eau bénite et trois mots de louange.1 » Jacques Thouroude

Photographies de la Grande Guerre, © Louise Guéhenno, reproduction de Bertrand Taoussi, Montolieu

1. Jean Guéhenno, La Jeunesse morte, Éditions Claire Paulhan, 2008, p. 228.

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« Les jeunes gens « bien », où sont-ils ? » Nicolas Mariot, Tous unis dans la tranchée ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple. Coll. L’univers historique, Seuil, 2013, 496 p. (bibliographie et index). C’est un beau livre d’histoire, dérangeant, qu’a écrit N. Mariot. Les écrivains qui ont évoqué la Grande Guerre parlent souvent de la camaraderie des tranchées, des souffrances partagées, transcendant les divisions de classes sociales. Pour l’auteur, étudiant un corpus de lettres et carnets de 42 intellectuels, connus et moins connus, cette solidarité a été surestimée, il existe un fort contraste entre les œuvres publiées, exaltant le contact avec « le peuple » sur le front, et les sentiments personnels des intellectuels, confiés à leurs amis, parents, au moment où ils vivent l’expérience. Parler d’hypocrisie serait une fois de plus appliquer nos schémas de pensée à un monde différent. La règle du jeu « À ce jeu guerrier de la camaraderie, Toudic avait moins bien réussi qu’Hardouin. C’était une chose singulière : de ces deux hommes, le plus plébéien d’origine était le moins à l’aise dans la foule plébéienne des soldats, paysans et ouvriers mêlés. » J. Guéhenno, La Jeunesse morte, p. 196 Le monde de 14 est d’abord un univers où les « intellectuels » sont rares : 2% de bacheliers dans chaque classe d’âge ; il y a très peu de chances pour que les 300 000 conscrits de l’année voient l’un des 6 500 bacheliers1 présents dans l’armée. D’autant plus que, leurs compétences étant valorisées par l’institution, beaucoup d’entre eux vont se diriger vers des postes moins exposés, dans des armes moins dangereuses 1. Ces bacheliers au front ont souvent la vie difficile, surtout s’ils doivent exercer une autorité sur des soldats plus aguerris. L’instituteur Louis Masgelier, au départ compatissant à l’égard de son jeune caporal, classe 17, sorti du lycée de Tulle, est vite exaspéré par ce qu’il considère comme la morgue d’un étudiant à l’égard des « primaires » : « Tes études t’ont laissé sans expérience de la vie et des hommes, t’ont laissé aussi bambin un peu gâté par une maman que le jour où tu entrais au lycée. » Carnets de la Grande Guerre, La Veytizou Asso, 2014, pp. 89-93.

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que l’infanterie, ou encore dans les transports, les postes, l’armement et les poudres ; s’ils ne sont pas déjà officiers, fait rare chez les universitaires, ils le deviennent rapidement pour les deux tiers d’entre eux. Ici encore, bien se garder de tirer des conclusions rapides, se souvenir que les officiers d’infanterie au cours de la Grande Guerre sont proportionnellement morts en plus grand nombre que leurs soldats (29% contre 23% pour la troupe). Mais la société très inégalitaire de l’époque ne se transforme pas à l’armée : les conditions de vie des officiers, bénéficiant d’ordonnances chargés de leur linge, de leur cuisine, de leurs chevaux, de leur couchage, de leurs sacs et bagages2, n’ont rien à voir avec celles des hommes ; un sous-lieutenant est payé 147 fois plus qu’un soldat, un chef de bataillon 354 fois (le sergent déjà 14 fois)3. Avec le peuple, que l’intellectuel va commander le plus souvent – même lorsqu’il ne le commande pas, sa différence saute aux yeux de tous et peut être l’objet de respect, d’ironie aussi ou d’incompréhension –, les relations sont difficiles. Beaucoup de bourgeois éprouvent un a priori favorable, veulent saisir l’occasion de découvrir ces inconnus rarement côtoyés dans leur vie précédente ; pour certains, cette découverte fonde leur engagement. Mais le conflit dure et dans l’espace clos des tranchées, où chacun vit sous le regard de l’autre, est obligé de prendre en compte le comportement collectif de la majorité des hommes, le désir de solitude, de loisirs différents des cartes ou des conversations attendues et répétitives dans la fumée et la vinasse, devient une obsession. L’intellectuel ressent sa solitude, recherche ses semblables : « (…) L’appui moral d’un 2. Les sacs sont très lourds et les marches très longues. Se débarrasser de son sac, en le confiant à des inférieurs, est un privilège : « Les épaules déjà fatiguées par toutes les courroies qui forment l’équipement du fantassin, nous avons dû empiler sur des voitures d’artillerie toutes les caisses et colis du ravitaillement et aussi les cantines, les sacs de toutes les personnalités de la compagnie, depuis le cycliste, le cuisinier jusqu’aux sous-off. Ces messieurs ne savent plus marcher et un sac est pour eux chose si nouvelle que leurs épaules ne sauraient le supporter. » L. Masgelier, ibid., pp. 64-65. 3. « Avant de quitter les Vosges, mon colonel me fait appeler. Il va me proposer au grade de sous-lieutenant. Je refuse d’être officier. Peu de jours après, d’autres seront promus. Ils n’auront plus à porter le sac, auront une ordonnance, coucheront dans des lits… Moi, nommé ‘adjudant’, grade que j’avais toujours assimilé au ‘chien de quartier’, je continue à coucher sur la paille et surtout à porter le sac ! » Pasteur Léon Marchand, « Les obus tombent avec des rugissements fauves », Réforme, 3 juillet 2014 (texte de septembre 1914), p. 15. Il semble que certains sous-officiers aient voulu exiger de leurs subordonnés des services réservés aux officiers. Face à cette demande l’instituteur Masgelier se montre ferme : « Au moment du coucher, altercation avec le caporal Vigier. Il voudrait que je lui fasse son lit ! Tout net, je refuse. Ce n’est pas dans mes manières, je ne suis pas né pour faire un valet (…). Je suis un soldat et non un cireur de bottes. S’il lui faut une ordonnance, qu’il me remplace. Je reprendrai sans regrets ma place parmi mes camarades. » L. Masgelier, op. cit., p. 72.

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camarade me soutiendrait et me distrairait. Les jeunes gens « bien », où sont-ils dans cette campagne ? » Le futur auteur de Témoins, Jean Norton Cru, qui dénoncera la fausseté des témoignages littéraires sur la guerre, regrette : « (…). À ma compagnie, je ne trouve personne de mon social standing. » Les normaliens fréquentent d’autres normaliens et l’auteur du Feu, Henri Barbusse, « apparaît par moment en décalage avec [son] personnage d’après-guerre ». Il se constitue une « petite société d’hôtes choisis », et illustre, comme Dorgelès, « un véritable déploiement de parisianisme culturel aux tranchées », où il préserve une part de sa célébrité, avant d’être réformé au début de 1917 (il a alors 43 ans). Au mieux, l’homme du peuple est l’objet d’un étonnement « anthropologique » ; nous assistons à une discussion entre paysans mayennais sur les guérous (hommes « tournés en gros moutons »), dans laquelle il s’agit de décider si l’on en voit encore ou si l’espèce s’est éteinte il y a soixante ans ; au pire, son manque de patriotisme – les intellectuels du groupe des 42 sont tous loyaux vis-à-vis de la République et de la patrie confondues –, son absence de sérieux, suscitent l’indignation4 ; une indignation n’empêchant pas de reconnaître l’endurance des classes « inférieures », de s’interroger sur les raisons qui font tenir des hommes résignés et sceptiques à la fois. Il arrive aux intellectuels d’avouer que « la mort des autres » ne leur inspire pas la même tristesse selon qu’il s’agit d’un « homme éduqué » ou d’un « simple » : « La fin prématurée de ces futurs champions de la culture (…) me touche, j’ose le dire, plus que celle des gens quelconques que je vois, sur un brancard, partir boueux et sanglants. » Après le temps de la parole dominante des classes moyennes et supérieures (1915-1920) est venu le temps des classes populaires ou de la petite bourgeoisie, ouvert par le succès des Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier (1978). Le livre incite à porter un regard différent sur des œuvres littéraires célèbres ou moins connues : La Jeunesse morte, où Jean Guéhenno relate son expérience de « théorie morale », séance de mise en condition des troupes, souvent demandée aux intellectuels supposés experts en paroles convaincantes ; ou encore Le Guerrier appliqué de 4. Voir le portrait que l’instituteur fait du servant du fusil mitrailleur de son unité : « Esprit borné avant tout (…), c’est à peine s’il a à de rares intervalles quelques lueurs de bon sens, vite obscurcies par quelque rasade supplémentaire (…), d’un parfait égoïsme, n’ayant d’yeux que pour son bidon (…). Allez ensuite lui parler d’idéal, de patrie, de devoir, de paix juste ! », ibid., pp. 119-120.

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J. Paulhan (dont A. Compagnon a suggéré qu’il avait modifié quelques mots dans la seconde édition peut-être en réponse aux critiques de Norton Cru) ; le narrateur y évoque la pression s’exerçant sur les jeunes encore à l’arrière après le début de la guerre (« Je me suis engagé la quatrième semaine, un peu par timidité. »). Il n’y a rien au monde… « Vois-tu, les catholiques et les socialistes seuls savent pourquoi ils se battent. Les autres ont seulement un excellent fond de patience et de bonne humeur, mais leur raison paysanne proteste contre la guerre et refuse son assentiment. Un charmant petit « bleu » (nous avons avec nous quelques soldats de l’active), un Breton aux yeux clairs et au visage rieur, comme je lui disais : « Oui, ça coûte cher, mais si ça vaut ce prix-là ? », il m’a répondu, gravement : « Oh, sergent ! Je crois qu’il n’y a rien au monde qui peut coûter aussi cher que ça ! » Ils ont une sorte de répugnance instinctive à la phrase, au lyrisme. » Lettre de Robert Walter Hertz à sa femme, 1er janvier 1915, p. 353 (sur les « théories morales », voir les p. 351-356). Voir La Jeunesse morte, pp. 154-171. L’auteur nous fait vivre aussi des « tranches de vie », parfois savoureuses, qui amèneront les intellectuels à quelque humilité. L’un d’entre eux se livre à une exhortation guerrière, recourant à Lavisse, Barrès, aux articles de la majorité socialiste légitimant la guerre. Il cite aussi sa femme, qui lui écrit : « Le plus grand danger est d’avoir hâte d’en finir », s’attirant alors cette réflexion d’un soldat « inculte mais gentil (…) : “ elle est donc professeur de philosophie aussi, ta femme ?” (moitié en riant) ». N. Mariot, qui livre des informations intéressantes sur la méthodologie suivie pour son travail, fait brièvement allusion à sa propre expérience d’interne dans un lycée populaire de Besançon où il s’agissait de se faire respecter. L’auteur de ce compte rendu a été doublement intéressé par le livre : parce qu’il a vécu des expériences semblables 83


(service militaire, enseignement dans des collèges) ; parce qu’il avait remarqué dans les « Souvenirs de guerre 1914-1915 » de l’admirable Marc Bloch des paroles méprisantes sur les soldats du rang ; il s’est aussi souvenu d’un prix Louis Mairet, le premier tome des Thibault, reçu au lycée ; les parents de ce jeune homme, tombé au champ d’honneur, avaient voulu perpétuer ainsi le souvenir de leur fils ; longtemps il s’était demandé qui était ce Louis Mairet, abondamment cité dans Tous unis… . Les Guéhennistes se souviennent aussi de Marcel Étévé, modèle d’Hardouin dans La Jeunesse morte (voir Cahiers Guéhenno n° 2, 2010, pp. 91-92). Étévé, mort en juillet 1916 à Estrée (Somme), est très présent également dans le livre. Jean-Kely Paulhan Klaus Mann, Aujourd’hui et demain, L’esprit européen 1925-1949, Phébus domaine étranger, 2011, (textes traduits de l’allemand par Corinna Gepner et Dominique Laure Miremont, et préfacés par Dominique Laure Miremont), 272 p. Fils de Thomas Mann et neveu de Heinrich Mann, Klaus Mann est l’auteur d’une œuvre importante, composée de sept romans (dont Méphisto, et Le Volcan), de nombreuses nouvelles, de textes autobiographiques (Le Tournant), de journaux intimes et d’essais (dont un livre consacré à Gide, et qui reste une référence dans la bibliographie gidienne, André Gide et la crise de la pensée moderne). Klaus Mann a aussi publié des centaines d’articles dans des journaux et des revues de 1925 à 1949. Comme le souligne dans sa préface Dominique Laure Miremont, « pendant un quart de siècle, le fils de Thomas Mann s’est fait le chroniqueur de son temps ». Les éditions Phébus avaient déjà publié en 2009 Contre la barbarie, un volume qui rassemblait des textes engagés contre le régime nazi. Cet autre volume, publié en 2011, Aujourd’hui et demain, rassemble des textes consacrés aux écrivains français et à l’esprit européen. Le Journal de Klaus Mann (Les années brunes, 1931-1936, et Les années d’exil, 1937-1949) témoignait déjà de la lucidité et du courage de son auteur, qui, en s’opposant au nazisme, transforma ce qui aurait pu n’être qu’une vie de dilettante en un véritable combat pour 84


la liberté politique, littéraire et sexuelle. Les essais rassemblés dans ce volume des éditions Phébus confirment cet engagement de Klaus Mann. Le plus remarquable peut-être, c’est que cet engagement s’exprime aussi dans une série de textes consacrés à des écrivains français contemporains : son ami René Crevel, mais aussi Barbusse, Radiguet, Gide, Julien Green, Cocteau, Maurois, Alain-Fournier, Saint-Exupéry, Mauriac, Giraudoux, Giono. À eux seuls, ils offrent déjà un remarquable panorama de la littérature française de l’entre-deux-guerres, et frappent par l’acuité de leur jugement. Ainsi, Klaus Mann justifie son éloge de Gide parce qu’il estime que l’auteur des Faux-Monnayeurs « réunit le nationalisme et le supra nationalisme » (p. 116), l’éloge de la France et la critique des nationalismes. Klaus Mann célèbre Julien Green dont les romans « touchent au noyau le plus mystérieux, le plus intime de notre existence » (p. 99). Saisissante l’intuition de Klaus Mann qui voit dans les « créatures » de Julien Green des parentés avec les « figures figées » du peintre italien De Chirico : les personnages de Green « vivent le même isolement pathétique que les êtres de De Chirico, se lancent par-delà de vastes espaces des formules dont la signification se perd en chemin » (p.100). Tout aussi remarquable, la lecture du Grand Troupeau, ce roman dans lequel Giono « évoque les couleurs de la mort et le chatoiement de la décomposition avec la même volupté, la même ardeur qu’il met à dépeindre la fécondité et l’amour ». Klaus Mann estime non sans raison que cet « extraordinaire roman de guerre, clairement pacifiste », est aussi paradoxalement une « orgie sadique » (p. 118). Klaus Mann fait aussi l’éloge de Giraudoux dont « la sympathie pour l’Allemagne est aussi avérée que son ardent patriotisme » (p. 197), et rappelle que « la relation franco-allemande constitue le sujet de sa pièce Siegfried. La volonté de réconciliation et de collaboration s’y exprime avec une émouvante authenticité dans des scènes à la fois intimes et mémorables. D’un autre côté, on y retrouve cette conscience nationale forte, presque naïve, qui est inhérente à l’esprit français et n’a nullement besoin d’être agressive ou présomptueuse » (p. 196). Klaus Mann quitte l’Allemagne en 1933, séjourne en France, à Paris puis à Sanary, ce petit village de pêcheurs à côté de Toulon qui allait devenir pendant quelques années la capitale de la littérature allemande en exil. C’est à Sanary que naît le projet d’une revue que Klaus Mann veut fonder, avec le patronage de Gide, d’Aldous Huxley et d’Heinrich Mann ; 85


vingt-cinq numéros de cette revue, Die Sammlung, paraîtront entre 1933 et 1935 ; y seront publiés notamment des textes de Döblin et d’Heinrich Mann. En 1937, Klaus Mann décide de partir pour les États-Unis, mais il continuera à publier des textes en France, comme ces « Influences françaises », publiées dans les Cahiers du Sud, à Marseille, en novembre 1938, dans une traduction de Pierre Klossowski. Le combat de Klaus Mann en faveur de cet « esprit européen » se fait donc d’abord à partir de l’Allemagne, puis à partir de la France, enfin à partir de l’observatoire new-yorkais : on trouve de nombreux documents du parcours, et du rôle de Klaus Mann dans les années qui précèdent la Seconde Guerre mondiale, dans le livre d’Ulrike Voswinckel et Frank Berninger, Exil am Mittelmeer. Deutsche Schriftsteller in Südfrankreich von 1933-1941 (Allitera Verlag, München, 2005) (traduction française par Alain Huriot: Exils méditerranéens, écrivains allemands dans le sud de la France (1933-1941), Seuil, 2009). L’engagement de l’écrivain est stimulé par l’exil. Même si c’est dans un texte écrit en 1930 que Klaus Mann soulignait déjà la nécessité de l’engagement de l’écrivain, de cet « engagement politique qu’aucun esprit sérieux ne peut aujourd’hui esquiver », assignant comme mission à cet engagement de « prendre part, par un travail constant, un effort constant, à la mystérieuse avancée de l’humanité » (pp. 107-108). Dans les textes réunis dans ce volume, Aujourd’hui et demain ; L’Esprit européen 1925-1949, c’est bien comme un militant de la cause européenne que Klaus Mann se présente. C’est pourquoi il se rallie dans un premier temps au projet paneuropéen du comte Richard Coudenhove-Kalergi, auteur en 1923 d’un livre-manifeste, Paneuropa. Mais, profondément francophile, Klaus Mann va surtout mettre en avant la nécessité de l’amitié franco-allemande. Dans un texte visionnaire, publié à New York en 1936, Klaus Mann, qui rappelle que son oncle Heinrich Mann est l’auteur d’un essai sur Zola publié en pleine guerre franco-allemande, et que, de son côté, l’élite française aimait la culture allemande (citant Giraudoux, Romain Rolland et Gide), affirme que « l’Europe sera malade, aussi longtemps que cette amitié franco-allemande ne sera pas effective ». Il associe le salut de l’Europe à cette amitié : « Le pays de Goethe et le pays de Voltaire se trouveront : ceci n’est pas une vague utopie, mais un espoir, un souhait, fondés sur des raisons indiscutables, et qui doit donc se réaliser un jour ou l’autre. C’est ensemble 86


que l’Allemagne et la France – devenues amies – constitueront le cœur d’une Europe libre et unie. Une chose est sûre : l’avenir de l’Europe est là, ou il ne sera pas. » (pp. 182-183). Fervent européen, Klaus Mann retrouve Zweig, tel qu’il s’est présenté dans son autobiographie, Le Monde d’hier, Souvenirs d’un Européen. Car pour Zweig, il s’agissait aussi d’agir « en pensant en Européen », « en avouant pour idéal […] la compréhension réciproque et la fraternité spirituelle par-dessus les frontières des langues et des États.» Et cette volonté d’unir les peuples de l’Europe poursuit Zweig au fil des années : influencé très tôt par ses nombreux voyages à l’étranger, par les rencontres qu’il fait aux quatre coins de l’Europe, il s’est senti l’âme d’un Européen. Klaus Mann sera enfin rejoint par son père, Thomas Mann, qui, dans son Appel aux Allemands de 1942, célébrera lui aussi (et lui aussi des États-Unis) les valeurs de l’Europe : « L’Europe ! Il [Hitler] est, effectivement, sur le point de nous gâter aussi l’idée d’Europe : en vérité, plus qu’aucune autre, cette idée est tombée, par sa faute, en proie au sabotage. […] La notion d’ « Europe » nous était chère et précieuse ; elle était quelque chose de naturel à notre esprit et à notre vouloir. Elle était le contraire de l’étroitesse provinciale, de l’égoïsme borné, de la brutalité et de l’inculture du nationalisme […]. L’ “Europe” était un niveau, un standard de culture : un livre, une œuvre d’art étaient bons quand ils atteignaient à un niveau européen ; on n’était un bon Allemand, un Allemand supérieur que si l’on était européen. […] Il faut restaurer l’idée d’« Europe », qui fut dans le cœur des meilleurs une idée de liberté, d’honneur attaché aux peuples, de sympathie et de coopération humaine, et qui doit nécessairement le redevenir » (août 1942, trad. Pierre Jundt, Balland / Martin Flinker, 1985, Deutsche Horer ! Europäische Horer ! Radiosengungen nach Deutschland, 1940-1945, verlag Darmstädter Blätter, Herausgegeben von der Europäischen Kulturgesellschaft, 1998). Faut-il ajouter que la lecture de ces textes de Klaus Mann est à conseiller à tous ceux qui, aujourd’hui, doutent encore de cet « esprit européen » ? André-Alain Morello, Université de Toulon

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Romain Rolland, Journal de Vézelay 1938-1944, édition établie et annotée par Jean Lacoste avec la contribution de Marie-Laure Prévost, suivie des biographies des principales personnes citées, d’un index, Bartillat, 2012, 1104 p. Renoncer à décerner bons et mauvais points avec l’autorité satisfaite du « prof » d’histoire-morale dont font étalage tant de nos contemporains. Respecter, sans complaisance, l’auteur, idolâtré, dont l’aura a été immense et qui a fait rayonner une certaine vision française dans le monde. Lire ce texte d’abord comme un document important, aux côtés du Journal des années noires de Jean Guéhenno, d’Une Saison gâtée de Charles Rist, du Journal d’Hélène Berr et du Journal sous l’Occupation de Jean Grenier. Essayer, encore, de mieux comprendre cette France des années 40, trop manipulée pour brouiller les polémiques d’aujourd’hui. Autant l’avouer : cette lecture passionnante désole souvent. Rendre compte de ce journal, publié près de 70 ans après la mort de Rolland, c’est d’abord écouter un homme qui s’exprime dans des conditions particulières : retiré à Vézelay, qu’il quitte pour quelques séjours à Paris, il écrit pour lui-même, ne veut plus intervenir dans le débat politique, par une double prudence : âgé, il se protège, lui et les siens, de la violence d’un temps cruel (dans lequel sa voix sera de toute façon inaudible, contrairement à ce qui s’est passé lors de la Première Guerre mondiale) ; il se protège aussi des malentendus entraînés par les déclarations publiques et le zèle intéressé de ses « amis », qui enferment l’auteur d’Au-dessus de la mêlée dans un personnage en lequel il ne se reconnaît plus. S’il ne regrette pas son appel de 1914, il est ulcéré par ses fidèles, trop fidèles, partisans, imperméables à l’évolution de sa pensée et de la situation en Europe : ils sont devenus ses « poisons » et il règle au fil des pages quelques comptes avec eux. « Chat échaudé… », écrit-il drôlement (petitement ?) quand Paulhan propose de lui ouvrir La Nouvelle Revue Française, alors qu’il a perdu sa tribune d’Europe et de Commune, après le pacte germano-soviétique (qui le scandalise, mais qu’il finit par justifier). Déçu par les pacifistes (« (…) de lâches et méchants animaux »), dont il dénonce à la fois l’aveuglement et l’influence néfaste sur l’opinion, il a rompu avec le pacifisme, « grande idée » qui ne peut plus jouer un rôle dans l’Europe à laquelle Hitler impose sa méthode.

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Marianne suspendue C’est dans cet hebdomadaire que Guéhenno a publié ses chroniques sur « cette France qu’on n’envahit pas ». D’après Rolland, l’arrêt de la publication est dû à « un article, d’ailleurs provocateur, de Bernard Lecache « qui eût mieux fait de se taire », et qui est « mis dans l’impossibilité de nuire. », 1er septembre 1940, p. 484. B. Lecache [1895-1968], est le fondateur de la LICA, Ligue internationale contre l’antisémitisme. « Bernard Lecache arrive à Alger le 7 juillet 1940 doté d’une carte d’envoyé spécial de L’Écho d’Alger. Sa présence aurait pu y passer relativement inaperçue s’il n’avait publié, le 29 août 1940, dans l’hebdomadaire Marianne, un article de trop. Ce dernier dénonce le basculement qu’est en train d’opérer une France qui a renversé, le mois précédent, un régime politique auquel la LICA s’identifiait en tous points, la République affichant l’égalité et la fraternité citoyennes comme des valeurs fondatrices et intangibles. Aussi, le titre même de l’article – «Rien n’est fini» – résonne-t-il comme un défi en direction d’un gouvernement que Lecache met en garde contre toute orientation contraire aux principes républicains. L’article provoque une suspension de trois mois de Marianne et un arrêté est pris le 11 septembre 1940 contre Bernard Lecache, l’astreignant à résider désormais à Téniet-El-Haad (département d’Alger). (…) À l’été 1943, il crée le Comité d’études contre le racisme et en novembre 1943 commence la parution des Cahiers antiracistes. Par la suite, Bernard Lecache devient correspondant de guerre sur les théâtres d’opérations pour l’agence de presse Reuter, participant aux opérations d’Italie et de la vallée du Rhône. Au final, son passage en Algérie en juin 1940 l’aura mis à l’abri d’une destinée qui eût assurément été tragique s’il était demeuré en métropole. » Source : AJPN (Anonymes, Justes et Persécutés durant la période Nazie dans les communes de France) http://www.ajpn.org/personne-Bernard-Lecache-3436. html, consulté le 14 avril 2014.

Ce « grand intellectuel » qui a une « position, dans le monde » et estime que les « pauvres cervelles de province » ne sauraient le 89


comprendre, se donne des devoirs dont il est seul juge. Comme celui de recevoir les officiers allemands, francophiles, distingués et cultivés, amoureux de son œuvre, tout droit sortis du Silence de la mer. Savourant le respect qu’ils lui témoignent, il refuse de participer à toute manifestation « culturelle » d’amitié franco-allemande et même de négocier avec un éditeur allemand en vue d’une édition tant que la paix ne sera pas signée. Il repousse aussi toutes les sollicitations qui pourraient détourner ses œuvres : en Allemagne dans un sens antisémite, à cause du personnage de Lévy-Cœur (double de Blum dans Jean-Christophe), en Suède où, la fin de la guerre approchant, on en verrait bien une édition expurgée et totalement bien pensante. Écœuré par l’indiscipline et la pagaille françaises de juin 1940, il ressasse son profond amour de l’Allemagne, trahie par certains Nazis (d’autres ne sont que maladroits !), en veut à Vichy de ne pas jouer le jeu d’une collaboration loyale, ne supporte pas le général de Gaulle et les Français libres (les « degaullistes »), qu’il traite longtemps de fanatiques, déplore l’hostilité qu’il ressent chez les Parisiens à l’égard de la collaboration. Si De Gaulle réprouve les attentats sur le sol français contre les soldats allemands, Romain Rolland est hostile à toute idée de résistance. La visite d’un « jeune exalté » (qui sera fusillé en 1942) ne lui inspire que cette référence à un passé qui continue à ses yeux d’éclairer le présent : « On sent remonter la fièvre chaude des temps de la Ligue. » Ces années d’Occupation sont pour lui à la fois les dernières années de son existence et une période d’intense activité intellectuelle : son public lui est fidèle et « les affaires sont bonnes » car, en dépit des restrictions de papier, de la censure, de l’absence de certains spécialistes qui ralentit tel projet de livre d’art, l’édition n’a jamais été aussi prospère. Remarquant l’apolitisme total de Le Corbusier, l’un des nombreux visiteurs de Vézelay sous l’Occupation, qui juge des régimes politiques uniquement par leur volonté ou non d’encourager ses grands projets d’urbanisme1, Rolland n’est alors pas tout à fait indemne de cette déformation professionnelle. 1. L’exposition récente du Centre Pompidou et la parution presque simultanée de trois livres posent la question des idées politiques de Le Corbusier en termes beaucoup plus crus : « La chance de Le Corbusier est que le régime de Pétain ne lui a pas confié de projet. Ce qui lui fait écrire : ‘‘ Adieu, cher merdeux Vichy ! ’’ Mais s’il avait obtenu gain de cause, « sans doute serait-il resté », dit Cohen [auteur de Le Corbusier, la planète comme chantier, qui raconte le séjour de l’architecte à Vichy

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Sa chronique de la vie à Vézelay, avec la description très contrastée des troupes allemandes qui y sont en garnison, parfois dans les dépendances de sa maison, inspire le chagrin et la pitié : certaines provoquent des commentaires dégoûtés, mais il voit en d’autres soldats presque des fils, pour lesquels il éprouve admiration, compassion, amour paternel (leurs joyeux Heil Hitler ! l’attendrissent le matin de leur départ) ; les délations et les règlements de comptes, fréquents au moment où l’occupation étrangère s’accompagne d’une guerre civile, les petits et grands profits, la lâcheté, la passivité, la démission ou le courage des voisins de la petite ville, composent une chronique familière. Plus inattendue est l’expression de son antisémitisme profond : très ferme sur les principes et lucide sur l’horreur de la persécution des Juifs, Romain Rolland confesse son horreur des Juifs allemands à la fin de la guerre, garde son affection à Alphonse de Châteaubriant (auteur de « La Gerbe des forces, cet inconcevable manifeste prohitlérien ») ; s’il lui reproche son « antisémitisme grossier, sans nuances, sans égards », il lui réitère publiquement sa fidélité dans Le Voyage intérieur : « Je ne suis pas de ceux qui sacrifieront jamais une amitié vraie à une idée ! – Je n’aime pas les cornéliens. » Les pages consacrées aux séjours de Châteaubriant en Allemagne, à son accueil par les Nazis, à sa rencontre avec Hitler, à La Gerbe, le journal qu’il publia sous l’Occupation, à ses relations avec les services allemands à Paris, aux réactions de son entourage, aux influences qui s’exerçaient sur lui, apportent des informations intéressantes. Paul Claudel, qui aimerait bien convertir Rolland – il n’est pas le seul en ces années 40 à entreprendre des démarches maladroites « où l’onction se mêle à l’humeur impérieuse » – lui inspire une réflexion sur le poète catholique, admirable et méprisable à la fois. Sensible à la dimension spirituelle de la vie, respectueux de la religion, Rolland sépare bien ce qui relève de l’institution, du pouvoir, et ce qui ne dépend pas des hommes, tout en réaffirmant son refus de la foi : « Je ne puis dire la différence d’atmosphère que je respire, en récitant les premières pendant 18 mois], tout en ajoutant que ‘‘ son style moderne était détesté par nombre de cadres de Vichy ’’. » M. Guerrin, « Du béton et des plumes », Le Monde, 3-4 mai 2015. Voir aussi J.-J. Salgon, « Un Corbusier très perecquien », Hippocampe, n°22, juillet-septembre 2015 », p. 1 [à propos du livre de François Chaslin, Un Corbusier, Seuil, 2015].

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paroles du Pater au sortir d’entretiens ou de lectures, même de valeur, catholiques. C’est instantané, un autre monde, clair, droit et pur. C’est comme la figure du Christ, dans les Évangiles, – incommensurable à tout ce qui l’entoure –, même à ses disciples. (…). J’aime et j’admire. Croire est d’un autre ordre. » Guéhenno dans le Journal de Vézelay Romain Rolland fait plusieurs fois allusion à Guéhenno. Il décrit le découragement du professeur, qui voit mourir l’esprit de liberté parmi ses élèves de khâgne (p. 869), lui préfère Louis Guilloux, plus proche à ses yeux du vrai peuple. Il le rencontre une dernière fois le 26 octobre 1944, le retrouvant « très affectueux, simple, de cœur chaud et loyal, très sympathique ». Rolland se fait l’écho d’une explication de la parution tardive de Dans la prison aux éditions clandestines de Minuit par une opposition communiste : les jeunes résistants auxquels Guéhenno rend hommage ne sont pas membres du Parti. Les pages que Rolland consacre à son ami sont du plus grand intérêt, mais il est très sceptique sur l’avenir de la libre raison et de la libre critique, « vertus d’époque calme », bonnes pour les individualistes acharnés. La peur qu’éprouve Guéhenno face à la séduction exercée par le fascisme sur la jeunesse sortie de la guerre, aspirant à « se rassembler sous des disciplines autoritaires et unitaires », lui paraît excessive, tant il déteste « l’anarchisme veule et destructeur qui rongeait nos vieux pays d’Occident » (pp. 1065-1067). Le 26 novembre suivant, il retrouve Guéhenno et Louisette à une séance de cinéma de l’ambassade soviétique sur la bataille de Stalingrad (pp. 1094-1095). Ce qui surprend aussi chez le « grand intellectuel » Romain Rolland, outre une certaine vanité dont on aurait aimé le penser exempt, l’aigreur parfois à l’égard d’amis tels que Zweig (qui se suicide en 19422), 2. Le moins qu’on puisse dire est que Rolland n’a pas fait preuve de beaucoup d’empathie à l’égard de Zweig ; si ce dernier n’a sans doute pas été le héros ni le héraut de la résistance à Hitler, il était loin du portrait de l’exilé riche et calculateur qu’en dresse Rolland. Voir A. Muhlstein, « His Exile Was Intolerable », The New York Review of Books, May 8, 2014, pp. 13-15, et Sorel et Seksik, Les Derniers Jours de Stefan Zweig, Casterman/Flammarion, 2012, d’après L. Seksik, Les Derniers

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la distance quelque peu dédaigneuse qu’il exprime pour Guéhenno, dont le souci de liberté intellectuelle lui apparaît anachronique et donc condamné, ce sont les rumeurs qu’il reprend et le désordre de sa pensée. Ainsi il annonce que 800 000 Espagnols passés en France vont trouver refuge au Mexique, grâce à la générosité du président Cardenas. En fait, ce sont 8 500 personnes qui ont été accueillies en deux vagues, sur les 500 000 arrivées à la fin de la guerre civile. Il évoque ces « 1 700 gardiens de la paix [ayant refusé] d’exécuter les ordres » lors de la Rafle du 16 juillet 1942. Si le nombre d’arrestations réalisées a été presque de la moitié de celui attendu, en partie grâce aux avertissements dispensés par certains policiers, aucun « refus d’obéissance » n’a eu lieu (J.-M. Berlière, Policiers français sous l’Occupation, Perrin, 2001). Que dire de son explication complaisante de l’antisémitisme des milieux médicaux français avant la guerre et sous Vichy, qui eut des conséquences dramatiques pour nombre de médecins ? Il reprend à son compte, sans précautions, l’explication d’un ami et une généralisation méprisante sur les juifs des Balkans, médiocres praticiens, ignorant notre langue, attirés en France par le fameux « Privilège roumain », contredites par les recherches récentes (Henri Nahum, La Médecine française et les Juifs, 1930-1945, L’Harmattan, 2006). Troublante est son interprétation du sabordage de la Flotte française en novembre 1942, « un des actes les plus héroïques de l’histoire ». Rappelons-nous seulement qu’il n’a pas été le seul à gauche à comprendre l’événement ainsi. Le communiste Jean-Richard Bloch, alors réfugié en URSS, a décrit la joie qui s’est emparée des Russes de son entourage à cette nouvelle et a écrit une pièce glorifiant le sabordage, Toulon. Légende contemporaine en 3 époques, Gallimard, 1948 (rééditée en 1998 par Les Cahiers de l’Égaré). La haine de Rolland pour les excès du capitalisme lui fait détester les Américains, qu’il accuse d’être mus uniquement par leur hostilité au « césarisme socialiste » de Hitler : « Certes j’aurais cent fois plus d’aversion et d’horreur pour une domination de la terre par la dure Amérique que par l’Allemagne ! Cette nation d’hommes d’affaires et de légistes endurcis et trempés dans l’eau du Jourdain, sans entrailles et sans Jours de Stefan Zweig, Flammarion, 2010. C’est Rolland qui lui écrivait, une dizaine d’années plus tôt : « Je ne suis pas attaché à une motte de terre – qu’elle se nomme France, ou Occident –, où est la vie, je vais. » Lettre du 6 juin 1931, cit. in Cahiers de brèves, n° 24, décembre 2009, p. 23.

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humanité dans le cerveau ! » (février 1941). Rolland va jusqu’à rêver en pleine guerre d’une union entre l’URSS, l’Allemagne et la France, unies par tant de liens profonds, pour faire échec à l’impérialisme américain. L’intervention anglo-saxonne en Afrique lui apparaît due uniquement à la volonté de dépouiller la France de son Empire colonial, ce qui ne l’empêche pas ailleurs de se féliciter du développement économique accéléré qu’elle permettra. Toutes les inquiétudes que Rolland exprime quant à l’anticommunisme obsessionnel des Américains dans le contexte de la fin de la Deuxième Guerre mondiale, quant à leur traitement de la France libre et de De Gaulle, dont il prend la défense en mai 1944, quant au comportement de leurs troupes après le Débarquement, ne sont pas à négliger : elles indiquent au moins un climat et des difficultés graves qui font partie de notre relation avec les États-Unis. En même temps, nous nous demandons pourquoi – mais cette question ne s’applique pas au seul Rolland – son amitié pour le journaliste et écrivain américain Waldo Frank, grande figure de la gauche américaine, ne lui a pas ouvert les yeux sur une autre Amérique, qui méritait la considération.

Romain Rolland avec le pacifiste américain Waldo Franck en 1938, lors de l’inauguration d’un stade à Clamecy. Archives Monique Dupont-Sagorin © Bibliothèque nationale de France. Remerciements à l’Association Romain Rolland

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Peut-être faut-il lire ce Journal de Vézelay en faisant abstraction de ce que nous savons de Romain Rolland par ailleurs et en lui appliquant cette remarque, écrite un mois avant sa mort en décembre 1944 : « Qu’il soit convenu, une fois pour toutes, que ce n’est point ma pensée que je note, mais celle des gens qui passent dans mon champ de vision et d’audition ! ». Est-ce possible ? Ce texte, que l’écrivain n’a pas eu le temps de relire, pourrait-il être seulement l’écho et le miroir d’une « saison gâtée » ? Le talent de Rolland nous emporte autrement qu’un document « objectif », nous sommes aux prises avec une histoire collective qui continue de nous interpeller. Certains des monstres décrits ne nous sont pas tout à fait étrangers. Avant de « juger » Rolland confortablement du haut de notre 21e siècle, faisons nôtre cette conviction qu’il exprime dans une lettre à un jeune pacifiste déçu par son revirement « belliciste » de 1938 : « La vérité n’est pas derrière nous, comme une position conquise, à maintenir coûte que coûte ; elle est devant – à conquérir éternellement ». L’injonction n’a pas fini de servir. Jean-Kely Paulhan

Jérôme Garcin, Le Voyant, Gallimard, 2014, 192 p. Une nouvelle fois, après Pour Jean Prévost, paru chez Gallimard en 1993, J. Garcin rend hommage à un oublié des Lettres françaises, Jacques Lusseyran né en 1924. Aveugle à huit ans, à la suite d’un accident, il ne se résigne pas à devenir un invalide, soutenu par sa mère, Germaine, pour qui, si la cécité a changé son regard « elle ne l’a pas éteint ». La mère et l’enfant apprennent à marche forcée le braille afin de lui garantir une scolarité normale. En 1934, l’excellent élève brille au lycée Montaigne, où tous les professeurs lui promettent un bel avenir. Au cours de cette même année scolaire, il fait la connaissance de Jean Besniée qui sera ses yeux et dont l’épaule sera son appui permanent. En 1937, le jeune homme entre en classe de troisième à Louis-le-Grand. L’année suivante Pierre Lusseyran emmène son fils en Allemagne. La passion de Jacques pour ce pays et sa langue se révèle alors, et il se plonge avec fougue dans l’étude de l’allemand au point de comprendre 95


de façon précise les menaces de Hitler à la radio lors du congrès de Nuremberg. Ces menaces se concrétisent le 3 septembre 1939, quand, après l’agression de la Pologne, Grande-Bretagne et France déclarent la guerre à l’Allemagne. La famille se déplace à Toulouse où Pierre Lusseyran est mobilisé ; seule consolation pour Jacques, y retrouver Jean Besniée scolarisé lui aussi dans cette ville. Au mois de septembre 1940, la défaite ramène la famille à Paris et Jacques à Louis-le-Grand ; celui-ci a la ferme intention de s’engager, l’Appel du général de Gaulle résonne alors dans sa tête, il n’a que 16 ans ! L’« aveugle visuel », comme ses « frères d’armes », Jean Prévost, Jacques Decour1, veut agir et considère que « ne pas voir, c’est mieux voir ». Il s’organise avec ses amis et une première réunion a lieu à son domicile le 21 mai 1941 ; désormais les jeunes hommes se reconnaissent sous l’appellation de Volontaires de la Liberté. Certains professeurs encouragent leurs élèves, comme Pierre Favreau à Louis-le-Grand, comme en témoignent Lusseyran et Claude Santelli2, René Alba à Henri IV selon Jean Sirinelli3. À la rentrée de 1942, Lusseyran découvre Guéhenno, alors âgé de cinquante-deux ans, connu pour ses essais, mais surtout pour son soutien au Front populaire, son rôle de rédacteur en chef à Europe, puis à Vendredi, avec André Chamson et Andrée Viollis. J. Garcin le présente alors comme « proche du Parti communiste » ; s’il a été un sympathisant entre les deux-guerres, en 1940, la rupture est consommée : l’ancien employé aux écritures d’une manufacture de chaussures de Fougères ne rêve plus de cette revanche des humbles qu’annonçait : « vers le temps où finit la guerre, un grand feu [qui] s’éleva du côté de l’Orient. 4»

1. À ce sujet, signalons le livre de Pierre Favre, Jacques Decour, L’oublié des Lettres françaises, 1910-1942, Farrago, Léo Scheer, 2002 et la réédition de l’évocation de son expérience allemande par Decour : Philisterburg Farrago, 2003. 2. Claude Santelli se lie d’amitié avec Pierre Favreau ; son fils, Joël, connu plus tard pour avoir été le guitariste de Georges Brassens, devient son filleul. 3. Entretien avec Jean Sirinelli (février 2001), ancien élève de Guéhenno à Henri IV, 1940-1941 : « Je me souviens d’un professeur d’histoire, André Alba, qui adopta la même attitude que Guéhenno ; lors d’un cours il choisit comme sujet l’histoire du petit Mortara (cet enfant juif enlevé pour en faire un bon catholique, « scandale » qui prit des dimensions internationales) ; connaissant l’air du temps, ce choix était courageux ». 4. Jean Guéhenno, Journal d’un homme de 40 ans, Grasset, 1934, p. 241.

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Les procès de Moscou de 1936 et 1937 sont pour Guéhenno l’occasion d’exprimer dans les colonnes de Vendredi, « son inquiétude et sa gêne » dans « Devoirs de la France5 » et surtout dans « La mort inutile », son horreur de la violence : « Assez de sang ! Assez de sang pour la grandeur même de la République soviétique. » On le constate, Guéhenno fut un des rares intellectuels engagés dans le soutien au Front populaire à briser le silence sur la répression en URSS. Il dénonçait l’oppression, les atteintes à l’idéal, mais se gardait peut-être de reconnaître publiquement que son rêve s’était transformé en cauchemar. Quelques jours après « La mort inutile », ne se livre-t-il pas à un compte rendu élogieux de Russie neuve de Charles Vildrac où il est question de la « confiance en l’homme6 » caractérisant cette nouvelle civilisation ? S’il écrivit : « Il y a à la source du christianisme, comme à la source du communisme, une angoisse du bonheur des hommes qui me le rendra à jamais respectable7 », Guéhenno finit par proclamer cette conviction : « L’esprit de Socrate vaut bien mieux que l’esprit de Lénine.8 » Pour Lusseyran, c’est d’abord la lumière du christianisme qui l’inspire et l’aidera à se maintenir en vie. Au cours du mois de février 1943, les six cents Volontaires de la Liberté gonflent les troupes du réseau Défense de la France de Philippe Viannay, dont, sans voir son interlocuteur, Lusseyran nous livre un portrait saisissant. Ses talents d’écriture lui ont permis auparavant d’accéder au comité directeur du journal Défense de la France, créé le 14 juillet 1941. Il y a fait la connaissance de Jacqueline Pardon qui deviendra sa première épouse après la Libération, union dont naissent, Jean-Marc, Claire et Catherine. Le 20 juillet 1943, les Allemands arrêtent Lusseyran à son domicile ; son emprisonnement à Fresnes, à dix-neuf ans, lui fait découvrir l’univers carcéral. Au mois de mars 1944, alors qu’il est à Buchenwald 5. Respectivement le 16 octobre 1936 et le 5 février 1937. 6. Vendredi, 26 février 1937. Au sujet de Guéhenno et du communisme, voir Jean-Kely Paulhan « Les lecteurs de Vendredi ou La vérité difficile », et Nicole Racine « Jean Guéhenno et le communisme (1920-1939), Hommage à Jean Guéhenno, Actes du colloque, UNESCO, 1990. 7. Jean Guéhenno, Ce que je crois, Grasset, pp. 154-155. 8. Extrait de l’émission de télévision, « Aujourd’hui Madame », où Jean Guéhenno vint présenter son dernier livre, Dernières lumières, derniers plaisirs, paru chez Grasset le 20 octobre 1977. Il avait commencé entre les deux guerres une biographie de Lénine, dont il s’est détourné après avoir compris la personnalité de l’homme.

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depuis le mois de janvier, il apprend la terrible nouvelle de la mort de Jean Besniée lors de son transfert vers le même camp. Dans ce lieu de dénuement total un voisin d’infortune, qui lui a volé son pain, devient son ami, son « garde du corps » ; désormais il s’appuie sur cette nouvelle épaule. Les prisonniers russes lui accordent une seconde protection et deviennent ses frères de misère. Les hommes dans la pénombre récitent des poèmes où « Victor Hugo triomphe » ; dans ce lieu sordide « la vie gonflait le torse, brandissait le poing, jetait des flammes et galopait. » Lusseyran survit à une pleurésie, une double otite, une dysenterie, sans médicament. Il trouve la force de prier et croit en la « justice divine » ; le Christ le sauvera, clame-t-il du plus profond de sa fièvre. À sa libération, il écrit à ses parents, le 15 avril 1945 : « J’ai appris ici à aimer la vie et vous aime plus que jamais. » Aussi invraisemblable que cela paraisse, la loi interdisant aux aveugles de passer l’agrégation sous l’Occupation n’est pas abrogée à la Libération et ne le sera qu’en 1955 ! Qu’importe, c’est aux États-Unis qu’il fera sa carrière de professeur ; il débarque à New-York au mois d’août 1958 et connaît un succès rapide : les étudiants se pressent à ses cours et plusieurs récompenses officielles l’honorent. Destin exemplaire, certes, mais avec ses failles. Lusseyran est avant tout un être humain, avec ses qualités, ses défauts, ses souffrances, ses envies, un mari inconstant qui ne s’occupera guère de ses enfants : seule Claire, sa seconde fille, reste fidèle à la mémoire de son père. À Louis-le-Grand, il ne laisse pas non plus que de bons souvenirs, à en croire le témoignage d’un ancien élève : « Besniée le « conduisait » partout. Il était le serviteur, l’esclave de Lusseyran. Ce dernier n’était pas du tout, du tout sympathique. D’un égoïsme complet, sans relation sociale, un gars très désagréable. Besniée subissait son amitié, très lié avec lui, je ne sais pas pourquoi : par famille ou relation ? Besniée était un garçon très intelligent, tout à fait à sa place en Khâgne. Son aide très précieuse ne justifiait pas son rôle de serviteur. Il aurait pu être lui-même. On a su qu’ils avaient été arrêtés, on s’est dit que Lusseyran avait dû faire d’une façon arrogante des imprudences. Pour Besniée, on a eu de la pitié, beaucoup plus que pour Lusseyran. On n’a pas su ce qu’ils sont devenus.9 » 9. Entretien avec M. Alan J. Raude, ancien élève de Guéhenno à Louis-le-Grand en 1942-1943, 28 mai 2003 à Daoulas (Finistère).

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Cette vie fut brisée à un âge où il est encore permis de se racheter de ses erreurs : le 27 juillet 1971, à l’âge de 47 ans, Lusseyran meurt avec sa dernière épouse dans un accident de voiture. Lusseyran est très certainement mieux connu aux États-Unis, où son livre And There Was Light, diffusé en 1963, est régulièrement republié. La traduction de cette version a été publiée à deux reprises en France, notamment la dernière aux éditions du Félin en 2005 avec une préface de Jacqueline Pardon. La Table Ronde avait publié en 1953, Et la lumière fut, version contenant un bel hommage à Guéhenno sur deux pages, qui ne fut pas repris dans la version américaine : selon le témoignage de Jacqueline Pardon, Lusseyran avait réécrit son livre et avait cru bon de ne pas reprendre cet hommage à son professeur dans la version américaine, et c’est celle-ci qui fut traduite et republiée en France10. Lusseyran considérait pourtant Guéhenno comme « le seul vrai [professeur de lettres qu’il ait] eu », et lors d’une demande de rendezvous en mai 68, il lui écrivit : « […] J’ai fait ce qu’il ne faut pas faire : penser à vous souvent, bien plus souvent que vous ne pouvez l’imaginer, et ne jamais vous le dire pendant des années entières […] 11» Jérôme Garcin a écrit une émouvante biographie de cet homme « comète », qui fut, au même titre qu’un Jean Prévost, un Jacques Decour et bien d’autres, un mainteneur de l’honneur des intellectuels et des étudiants lors des « années noires ». Patrick Bachelier

Les « sédiments d’une grande mer disparue… » Jean Giono –Jean Guéhenno. Correspondance 1928-1969. P. Citron, édit., Seghers, 1991. Jean Giono et Jean Guéhenno ont échangé des lettres pendant plus de quarante ans. L’édition présentée par Pierre Citron permet de mieux comprendre une époque et de visiter certaines salles de la fabrique 10. Entretien téléphonique du 10 juillet 2003 avec Mme Jacqueline Pardon. 11. Lettres du 11 février 1960 et du 9 mai 1938, BNF, Fonds Jean Guéhenno, NAF 28297.

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littéraire. On ne trouvera ici aucun secret de création et encore moins les ragots susceptibles d’intéresser les détectives de la littérature. Deux hommes vivent intensément des années de travail, de luttes, sans que le souci du bonheur collectif leur fasse oublier celui de leur œuvre. C’est peu et c’est beaucoup quand il s’agit de deux écrivains dont les engagements ont été soumis à une double épreuve du feu : celle de la Première Guerre mondiale, dont ils ne se sont jamais remis, celle de la montée des totalitarismes et de la Deuxième Guerre mondiale, dont ils auraient voulu protéger, chacun dans sa voie, leurs contemporains. La correspondance Giono-Guéhenno est d’abord l’histoire d’une amitié littéraire. Sociologues et polémistes insistent à l’envi sur la transmission héréditaire du pouvoir économique, politique ou intellectuel, dans certaines élites françaises, ils devraient aussi s’intéresser au système de cooptation qui fait entrer l’élu dans le monde qui saura le reconnaître. Il s’agit ici de talent et de rien d’autre. Jean Guéhenno reçoit chez Grasset le manuscrit de Colline, qu’il admire et fera publier. C’est ensuite qu’il se découvrira un lien avec le petit employé de banque de Manosque : leurs pères à tous les deux étaient cordonniers, c’est-à-dire des artisans qualifiés à l’esprit critique et au sens social très développés, mainteneurs d’une riche tradition ouvrière. Jean Guéhenno invite Giono à envoyer des textes à Europe, qu’il dirige dans l’esprit internationaliste et pacifiste de Romain Rolland. Mais c’est d’abord à La NRF que paraît le texte de Un de Baumugnes. Sans en prendre ombrage, le directeur de revue parie sur le long terme et la force des convictions de Giono, qui doivent le rapprocher d’Europe, plus engagée. Le Grand Troupeau y sera publié, et le numéro spécial de 1934 sur le vingtième anniversaire de la guerre présente en bonne place Je ne peux pas oublier. « Pour la première fois », commente Pierre Citron, « [Giono y] donne à sa foi pacifiste une forme romanesque et engagée ». Ce texte touche Guéhenno, dont le pacifisme s’enracine dans la même expérience : « Il faut bien que je te tutoie maintenant. Je viens de lire ces pages sur la guerre que tu m’as envoyées et je sens entre nous une si profonde fraternité. Merci. (..) Cet ultime témoignage, vingt ans après, c’est tout ce que nous pouvons faire contre la sottise du temps », écrit-il tout de suite à Giono, qui lit « avec passion le Journal d’un homme de quarante ans, l’un des plus grands livres de toute notre génération ». À l’amitié succèdent alors des « sentiments fraternels » qui sont loin des civilités rituelles entre confrères. 100


Mais la correspondance des deux hommes ne reflète pas seulement la naissance et l’approfondissement d’une amitié littéraire, fondée plus sur l’estime que sur des relations familières, auxquelles ils se refusent. Au-delà de leurs œuvres et de leurs carrières parallèles d’écrivains, nous apercevons aussi une rigueur, qui leur fait honneur. Nous pensons au refus de Giono de faire la critique d’un roman de Frédéric Lefèvre, le Bernard Pivot de l’entre-deux guerres, dont on redoutait fort le pouvoir, ou à la lettre envoyée en 1936 à Guéhenno, qui venait de démissionner d’Europe : « Ne t’inquiète pas, nous te suivrons. Ce n’est pas à Europe que je publiais mes textes, c’est à une revue qui s’appelait Jean Guéhenno ». Aucune amitié au monde, cependant ne justifierait l’abandon de valeurs auxquelles on a prêté serment de se consacrer. Valeurs et serments sont justement mis à rude épreuve dans la confusion des années trente. Faut-il rester pacifiste, quoi qu’il arrive, même face au nazisme, dont le mépris de l’humanité est chaque jour plus évident ? C’est sur cette question puis sur celle de la guerre d’Espagne que la gauche française va se diviser et parfois se déchirer, que catégories et principes vont éclater à la veille de cette Occupation qui fera dire à Guéhenno : « Je ne croirai jamais que les hommes soient faits pour la guerre. Mais je sais aussi qu’ils ne sont pas faits pour la servitude ». En 1933, Giono envoie à son ami l’ordre du jour d’une réunion qu’il a tenue en tant que président du Comité d’action contre la guerre dans les Basses-Alpes : « À la guerre les vaincus sont des morts et les vainqueurs ceux qui restent vivants, qu’ils soient allemands ou français (…). Nous aimerions mieux avoir nos fils et nos maris vivants et allemands que morts et français. » Guéhenno de son côté, est le témoin direct du désespoir des écrivains allemands qui fuient le nazisme et sans doute comprend-il mieux la nature de ce système, l’inaptitude du pacifisme à trouver une riposte adaptée. Quelques années plus tard, Vendredi, l’hebdomadaire culturel du Front Populaire, qu’il dirige avec André Chamson, donne la parole à Romain Rolland, qui juge urgent de trouver cette riposte, au besoin par les armes ; sa déclaration sera perçue comme une trahison par beaucoup de ses admirateurs : l’auteur persécuté d’Au-dessus de la mêlée pouvait-il rejoindre ses persécuteurs ? En avril 1937, Giono écrit à Guéhenno son dégoût des « nouveaux Déroulède » et lui reproche les compromissions du journal : silence sur certains aspects de la guerre d’Espagne, attitude malveillante à l’égard de Gide, attaqué par une presse 101


de gauche sectaire, « patriotisme idéologique ». « Les champs de bataille seront jonchés désormais de morts sortis tout frais de vos stylos ». À Guéhenno, qui fait allusion aux « grandes difficultés » dans lesquelles se débattent le Front Populaire et ses partisans, et qui en appelle à sa compréhension, il reproche d’être « parisien et professeur », de méconnaître le sacrifice des paysans, dont lui, Giono, se veut le porte-parole. Un porte-parole parfois menaçant quand il évoque le grand soulèvement paysan qui viendra nettoyer la corruption parisienne. Exaspéré par l’enthousiasme de Guéhenno pour la Pasionaria, qui représente à ses yeux une force de mort, il lui envoie, en décembre 1937, ces simples mots : « Tu es un imbécile et un malfaiteur ». Rien ne justifie, même la cause la plus sacrée, que l’on préfère « mourir debout plutôt que de vivre à genoux ». Guéhenno aura la générosité de ne pas relever l’insulte et de garder son amitié à un écrivain qui enrichit son existence : « Ce que tu écris pour tout le monde (dont je suis) seul importe. Je viens de lire dans la NRF Les Grandeurs libres. C’est admirable. Et je sens le besoin de te dire merci. » C’est alors, en 1938, que cette correspondance littéraire se transforme en une leçon de vie que Guéhenno nous laissait déjà pressentir quand il invitait son contradicteur à cette magnifique entreprise : « Être plus vrais par ce que nous aimons ensemble que séparés par nos différences ». La vie littéraire est parfois le lieu de l’imposture et de la pose, mais il arrive aussi qu’elle soit un terrain propice à l’amitié pure. Giono n’apparaît pas toujours à son avantage dans cet échange de lettres. Le personnage de paysan conteur qu’il se crée en 1933, démasqué dans une note de P. Citron, gêne. Le pacifiste absolu de l’immédiat avant-guerre semble avoir fait fausse route, même si nous ne nous reconnaissons pas le droit de juger. Mais il nous touche, en 1952, quand il nous paraît donner raison à Guéhenno de sa générosité passée : « Le plan sur lequel nous sommes toujours d’accord, et n’avons jamais cessé de l’être, est celui du cœur et de l’expression totale ». Cette même année 1952 voit Guéhenno conclure : « Nous avons fait, chacun à notre pas, le même chemin ; nous ne nous sommes pas arrêtés dans les mêmes auberges ; les aventures de la route, les rencontres, ont pu n’être pas tout à fait les mêmes. Mais le travail profond, intérieur, a été le même. » 102


À une sorte de post-scriptum de Guéhenno : « Il faudra qu’on se retrouve », fait écho, six jours plus tard, un autre post-scriptum de Giono : « Je crois qu’il n’y a rien au-dessus de l’amitié ». Giono, qui, conscient de la fragilité de leur témoignage à tous deux, écrit à l’ami retrouvé : « J’ai bien peur que nous ne soyons plus déjà que les sédiments d’une grande mer disparue. » Jean K. Paulhan

Un magistrat qui n’aimait pas Guéhenno. Le bulletin trimestriel de Restauration nationale, n°81, 2013, rend un hommage rapide à Guy Poulon (1922-2013), plus connu sous son nom de plume Philippe Sénart. Ce magistrat, président de chambre de cour d’appel, vouant une passion à la littérature, écrivit de nombreuses critiques littéraires et articles dans différents organes de presse et revues, Combat, le Figaro, La Table Ronde, la Revue des Deux Mondes, Commentaire, Arts. Philippe Sénart, partisan de l’Action française, refusant les mérites de la République et vantant les bienfaits de la monarchie, ne partageait guère ses idéaux avec Guéhenno. Dans « La vérité est triste1 », il s’en prend à lui avec esprit et brio, dans une veine quelque peu polémique, s’appuyant sur un montage d’extraits de textes où les questionnements, les remords, l’autocritique facilitent la tâche du critique malveillant. Néanmoins, l’auteur prouve une parfaite connaissance de l’œuvre et de l’homme de lettres que fut Guéhenno qui, quelques années auparavant avait publié Changer la vie et Ce que je crois. Jean-Pierre Richard, ancien élève de Guéhenno sous l’Occupation, rencontrait fréquemment Philippe Sénart dans le jardin du Luxembourg. Malgré la dureté du ton à l’égard de son ancien professeur, l’homme était pour lui un interlocuteur éloquent et courtois, conduit très certainement par la même idée que lui avait inspirée Guéhenno « de l’extrême utilité de la littérature, et du rapport, en elle, indissociable, mais mystérieux, toujours à redécouvrir, de plaisir, et de sa valeur. » 1. Guéhenno écrit dans Changer la vie, Grasset, 1961, p. 217 : « Renan, vieillissant, non par dilettantisme, comme on a pu dire, mais bien au contraire, par un dernier mouvement de sa foi, supposa, un jour, que “la vérité pouvait être triste.” »

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Philippe Sénart, « La vérité est triste. Renan. », in Chemins critiques, d’Abellio à Sartre, Plon, 1966. Patrick Bachelier André Malraux, Lettres choisies 1920-1976, édition établie et annotée par François de Saint-Chéron, préface de Jean-Yves Tadié, N.R.F., Gallimard, 2012, 385 p. « Rien ne me paraît épistolaire, je crois, sauf les idées, les choses d’ordre pratique et les éléments farfelus de la vie. Mais le farfelu est en baisse depuis longtemps » confiait Malraux à son ami Roger Martin du Gard en 1943. Et pourtant, selon J.-Y. Tadié, spécialiste de Proust, ces lettres choisies sont essentielles pour connaître la vie de Malraux : « elles ne racontent pas une histoire, mais dessinent un portrait. » F. de Saint-Chéron, maître de conférences en littérature française à l’université Paris IV-Sorbonne, insistait en 2013, lors de la présentation de cette correspondance aux Amis de Louis Guilloux, sur la nouveauté du sujet. En effet, Malraux souhaita que ses lettres ne soient divulguées que trente ans après sa mort, survenue le 23 novembre 1976. Après accord de Florence Malraux, F. de Saint-Chéron a retenu 229 lettres, inédites à 90 %. Dans ces Lettres choisies Malraux apparaît comme un homme simple, sympathique, généreux qui répond quand on lui écrit, même à des inconnus. Mais ces lettres permettent d’abord de reconstituer le « cercle des amis ». La première grande figure qui apparaît est celle de Max Jacob. Les lettres de Malraux sont celles d’un jeune plein d’admiration envers un aîné adulé par le monde des lettres, ce qui n’exclut pas une verve farfelue : « Vous êtes un vieux diable, mais mâtiné d’un faune. » Avec Louis Guilloux, 45 ans d’amitié, le dialogue est parfois très profond, ainsi en 1930 à propos du livre Dossier confidentiel : « Oui, nous n’écrivons que les livres que nous méritons d’écrire ; mais il y a aussi les livres que nous méritons d’écrire et que nous n’écrivons pas, vous le savez bien. » En même temps Malraux s’adresse aussi à la personne: « En cherchant très profond, vous fuyez quelque chose qui doit être d’abord dominé pour que vous puissiez vous exprimer pleinement. » L’origine de l’amitié avec André Gide remonte à 1922. Dans une des toutes premières lettres, Malraux exprime bien le rôle joué dans l’entre-deux-guerres par 104


ce « contemporain capital » : « Je voulais dire que vous me semblez, beaucoup plus qu’un maître, un exemple ; et que vous ne dirigez pas absolument les jeunes gens qui vous aiment, mais que vous leur justifiez leur vie. » Ce qui ne l’empêche pas, en 1929, de lui signifier que L’École des femmes manque de nécessité. Marcel Arland fut, comme l’a écrit le professeur Jean-Claude Larrat, « le bon génie de Malraux ». En 1924, ce dernier lui écrit de Pnom-Penh : « Il faut n’écrire à ses amis que des choses sans importance, car on risque, à écrire et à résumer les choses qui valent d’être dites, de les défigurer et, si on les note avec un soin suffisant, de vivre de travers. » L’humour n’est pas absent de cette lettre : « La Chine n’a plus d’autre instrument de musique que le gramophone […]. Ils se cachent dans le ventre des dragons et, lorsqu’ils ont chaud, sortent par la bouche ou les yeux des monstres, pour prendre l’air… » Les échanges épistolaires avec Roger Martin du Gard s’étendent sur plus de trente ans, interrompus seulement par la mort de ce dernier. En 1946, Malraux lui avoue : « Je ne crois d’ailleurs pas que vous vous rendiez compte de la valeur de ce qu’apporte votre amitié. Si j’avais été tué dans cette guerre, vous étiez mon exécuteur testamentaire… ». Mais même avec son ami intime, les remarques sur les événements de sa vie sont sommaires, lointaines, secrètes : ainsi, en 1946, il évoque « un coup assez dur » (la mort de sa compagne, Josette Clotis) qui l’a fait, la dernière fois qu’ils se sont rencontrés chez Gaston Gallimard, parler « comme un moulin parce que tourner pour un moulin est aussi une façon de s’étourdir. » Les écrivains ne sont pas les seuls amis de Malraux. Il était un admirateur du peintre Marc Chagall. En 1962, il lui commanda un plafond pour l’Opéra de Paris et lui exprima sa gratitude après l’inauguration de 1964 : « C’est pourquoi la France vous remercie de ce bouquet de noces d’or. » À cette occasion, il ne se départit pas de son humour : « [...] si curieux que ce soit, l’admiration s’adresse réellement au plafond et les attaques à moi. Vous savez qu’à Rome, pour désarmer le destin, les généraux payaient un type chargé de les engueuler pendant le Triomphe, alors que nous n’avons même pas à payer… ». De même, en 1970, pour l’illustration des Antimémoires par le peintre, Malraux le remercia ainsi : « Enfin je suis fier que votre génie ait accompagné ce livre qui est après tout le livre de ma vie. Présentons-nous ensemble devant l’éternité […]. Nous sommes complices comme sur le plafond de l’Opéra, et, pour ma part, je suis content que nous le soyons. » 105


Deux chefs d’État, le général de Gaulle et Indira Gandhi, ont été retenus dans cette correspondance. André Malraux fit connaissance avec Charles de Gaulle en 1945. Un simple échange de vœux en janvier 1966 montre la liberté de ton de Malraux : « Aux vœux que le Premier ministre va vous adresser en notre nom à tous, me permettez-vous d’ajouter le souhait que vous formez sans doute en vous-même : le “grand dessein de l’éclaircie”, après les grands desseins des tempêtes ? » Le général de Gaulle lui répond « Que le vent souffle plus ou moins fort, que les vagues soient plus ou moins fortes, je vous sais comme un compagnon à la fois merveilleux et fidèle à bord du navire où le destin nous a embarqués tous les deux…». Le « farfelu » n’est pas exclu de ces échanges, ainsi toujours en 1966 après sa dépression : « Au moment de quitter Marly, permettez-moi de vous remercier d’avoir eu l’attention de m’y abriter. Il y a dans le jardin un lapin de garenne apprivoisé. Je lui ai conseillé de rester là, pour le cas où vous reviendriez. » Malraux rencontra Indira Gandhi, la fille de Nehru, à plusieurs reprises. La lettre qu’il lui adresse en janvier 1966, en période de grave tension diplomatique avec le Pakistan, est empreinte de gravité, tout en ayant une tonalité poétique : « Nous savons que ce temps est rude pour vous, Madame. Mais vous êtes d’une famille où l’on fait la noblesse de l’Inde avec ses combats. Je me souviens des oiseaux qui chantaient dans le grand arbre du jardin de votre père, quand je suis revenu à Delhi… ». Ces Lettres choisies, outre leur brièveté et leur concision, sont remarquables par la variété des registres : on passe de la gravité et de la tristesse à la familiarité et à l’humour, sans oublier la poésie, ce « mot-clef », (selon l’expression de Malraux) et le… « farfelu ». Parfois il télégraphie sa pensée comme dans cette étonnante missive : « Empoisonnements-pas d’ors-patouillage : roman ralenti. » adressée à Louis Guilloux en 1932. Les lettres échangées avec Marcel Pagnol, outre leur caractère inattendu, sont brèves, mais aussi savoureuses. Pagnol et Malraux furent voisins dans les années vingt, boulevard Murat. L’académicien écrit le 13 novembre 1954 : « Pour la gloire du 122 Boulevard Murat, ne serez-vous pas candidat aux prochaines élections ? […] Un mot de vous et dans le plus grand secret, comme il est d’usage à l’Académie, je commencerai l’époussetage de votre fauteuil. » Malraux qui a toujours résisté aux sollicitations, lui répond : « Merci de votre lettre. Mais je ne serai pas candidat. […] ; je suis séparé de vous 106


par les livres que je n’ai pas écrits. » La mort s’invite parfois dans les échanges épistolaires, ainsi en 1971, à la veille de ce qui aurait dû être son départ pour le Pakistan oriental, cette lettre adressée à son ami le chanoine Bockel qui devait se rendre à un pèlerinage au Sahara : « Pour des raisons obscures, et si vous êtes au Sahara et moi au Bengale, nous mourrons ensemble, et sachez que vous m’aiderez à mourir noblement. » La lettre adressée à son ami vannetais Louis Martin-Chauffier, en juin 1976, peu de temps avant sa mort, malgré son apparente légèreté, est particulièrement émouvante : « Votre article m’est allé au cœur indépendamment de tous jugements : par le ton. Qu’une amitié si vieille, traversée de tant de morts, puisse rester cela, possède un mystère qui n’est pas tellement éloigné de la survie des œuvres […]. Enfin, vous savez que j’ai pensé qu’il existait peut-être un ciel à mon usage, où vous m’accueillerez en costume breton. » Les lettres échangées avec son ami Emmanuel Berl, en 1950, ne sont pas dénuées d’humour : « Pourquoi diable voulez-vous que vos élèves sachent qui est Grégoire VII ? Est-ce qu’il savait, lui, qui serait Guy Mollet ? » La seule lettre envoyée à Picasso, en 1964, après que l’artiste eut appris que Malraux souhaitait faire tisser aux Gobelins le grand collage Femmes à leur toilette, n’est pas moins drôle : « Des amis me disent que vous vous demandez ironiquement (à propos de la tapisserie de Guernica sans doute) si je me souviens que vous êtes aussi un peintre. » À son ancien ami Pascal Pia qui renoue avec lui lors de la parution des Antimémoires en1967, il répond sur un ton gouailleur : « Cela dit puisque vous venez de temps à autre à Paris, vous feriez mieux de déjeuner avec moi qu’avec votre bande d’andouilles. » Avec Louise de Villemorin, l’une de ses rares amies, il manie l’absurde : « Cet oisal servait à des choses magiques, et ne parle que thibétain et un peu anglais, les jours impairs. Mais mal. Peu importe : vous vous entendrez avec lui en farfelu. » et signe d’une silhouette de chat ! En 1930, il s’entretient du diable avec son ami Pierre Very, déjà en farfelu : « Le dyable-le danger est de ne le rencontrer qu’avec un y : le petit. Le grand-sans y- se construit lentement, mais il compte sur vous. » De même, en 1959, le ministre d’État chargé de la culture qui projetait de créer un « Club des farfelus » écrit à son vieil ami : « Monsieur le Président, Je vous confirme l’accord de notre propre Commission sur l’orthographe du mot mynystre, qui exprime de façon synthétique les sentiments du chat de Mallarmé. La commission avait pourtant envisagé mynistre. » 107


Ces Lettres choisies révèlent également la pertinence des critiques de Malraux. Il souligne le caractère non chrétien de La Maison du peuple de Louis Guilloux (1927) : « votre livre substitue très nettement au domaine de la pitié celui de la dignité. » François Mauriac lui ayant envoyé, en 1929, Dieu et Mammon, Malraux estime que ce livre est l’un des plus confidentiels de l’écrivain catholique et qu’il est le « signe d’une crise dont on distingue surtout le caractère douloureux ». Les Rois-Mages, parus en 1943, valent au poète André Frénaud ce compliment de Malraux : « Vos poèmes de captivité sont les meilleurs de ceux qui ont été publiés et le Roi-Mage (un des poèmes des Rois-Mages) un des plus beaux parus depuis Éluard. » Malraux propose ainsi d’améliorer Turlune le cornepipeux de Jean Effel (1943) : « Il y a dans ce conte la qualité de poésie qu’il y a dans tout ce que vous faites », mais : « je voudrais une autre édition, toute en images, avec le texte dessous… » Après un reportage photographique tendancieux paru en 1943 dans le magazine allemand Signal, Malraux réaffirme son admiration pour Jean Giono : « Avec ou sans Signal, vous êtes un des plus beaux écrivains de ce pays. » En 1945, il conseille à Paul Bernier (nom de guerre de Paul Nothomb en Espagne) qui lui a envoyé le manuscrit de son livre Le Délire logique (paru en 1948) : « Je crois que publier ce texte serait une erreur maintenant. […]. Tu auras contre toi l’union de tous les menteurs et des gens qui veulent qu’on leur mente. Ça en fait beaucoup. » Malraux rassure Roger Caillois à propos de son livre Babel, orgueil, confusion et ruine de la littérature (1948) : « Soyez sans inquiétude : Babel est un des rares livres dont tous ceux qui sont capables d’un jugement intelligent m’ont parlé depuis qu’il a été publié. » Roger Nimier, le « hussard», est félicité, par l’admirateur de Bernanos, pour Le Grand d’Espagne (1951) écrit en hommage à ce dernier : « Un beau livre, et que Bernanos eût aimé. » En 1956, Malraux encourage Gallimard à « jouer » Les Racines du ciel de Romain Garry comme « Goncourt hors-série, par la surprise, le sujet et le talent. » Au peintre Jean Fautrier il confie en 1957 : « Vu l’exposition. C’est la plus efficace que vous ayez faite et je crois qu’il s’y trouve quelquesunes de vos meilleures toiles. » On retrouve le Malraux solennel dans son commentaire du Gandhi de Robert Payne (1969) : « Il y a là quelque chose de shakespearien, qui donne à l’œuvre une dimension qui n’est plus celle de la biographie, mais celle du destin de l’humanité… » Le Messie de son ami Jean Grosjean (1974) lui inspire ce commentaire élogieux : « Ce livre 108


n’a pas de prédécesseur […] vous échappez à l’uniforme auquel on reconnaîtra les poètes d’aujourd’hui : il s’agit d’autre chose. » Il n’hésite pas à conseiller son ami allemand Manès Sperber, à propos de Porteurs d’eau (1976) : « si vous n’écriviez pas la suite, il faudrait bien juger de ce premier tome, tel qu’il est. Mais je crois qu’on en parlerait alors comme d’un livre suspendu, ouvert sur ce qu’il portait en lui… » Son attention aux autres ne l’empêche pas d’être attentif aux jugements portés sur son œuvre. Il reconnaît la justesse de l’appréciation d’Edmond Jaloux sur Les Conquérants, 1928 : « Sans doute n’ai-je pas donné assez d’explications ; sans doute ai-je mal allumé ma lanterne. » Il répond à Raymond Aron sur La Condition humaine, 1933 : « Mais un livre se définit par ce qu’il est, et non par ce qu’il n’est pas. Après tout, c’est un livre expressionniste comme l’œuvre de Grünewald, comme les Karamazoff après tout. » À son ami espagnol José Bergamin, il confie en 1939 à propos de Sierra de Teruel : « Et ce film, qui n’a rien d’un documentaire, qui, sans la guerre, eût passé le 15 sept. (!) à la fois dans 3 des plus grands cinémas de Paris, est aujourd’hui un des rares moyens puissants de propagande qui nous restent. » Il interroge le critique chrétien André Rousseaux en écho à un article sur La Monnaie de l’absolu paru en 1950 : « L’homme peut-il, non pas créer son propre sacré, ce qui n’a aucun sens, mais créer une valeur égale à celle du sacré ?» À dom Angelico Surchamp, bénédictin, il annonce à propos d’un article écrit en 1976 sur L’Irréel, deuxième volume de La Métamorphose des dieux : « Merci d’avoir eu l’attention de m’envoyer cet article. Bien entendu, vous allez à l’essentiel. Vous recevrez en Octobre le dernier tome, L’Intemporel, qui complique un peu la question. » Ces Lettres choisies proposent une nouvelle lecture de l’œuvre de Malraux, tour à tour jeune écrivain, homme engagé, gaulliste, artiste éclairé, écrivain accompli, homme de dialogue entre les cultures. Mais surtout, comme le souligne J.-Y. Tadié, cette correspondance montre comment Malraux a su « approfondir sa communion plutôt que sa différence », en écho à sa préface au Temps du mépris (1935) : « Il est difficile d’être un homme. Mais pas plus de le devenir en approfondissant sa communion qu’en cultivant sa différence, et la première nourrit avec autant de force au moins que la seconde, ce par quoi l’Homme est Homme, ce par quoi il se dépasse, crée, invente ou se conçoit ». N’est-ce pas en quelque sorte une 109


défense du modèle « guéhennien » contre le « modèle gidien » ? D’ ailleurs, en signe d’estime, Malraux accepte de préfacer L’Indépendance de l’esprit et loue ainsi Guéhenno : « Montrer que l’âme d’un pauvre homme, comme celle du plus grand artiste, peut contenir tout l’infini. » Il semble préférer Caliban parle aux Nourritures Terrestres ! Jean Guéhenno est cité à deux reprises dans ces Lettres choisies, lors d’échanges avec Louis Guilloux. En 1932 : « Grandes palabres avec Guéhenno concernant votre roman (Hyménée) » et en juin 1933, après la mort de Jeanne Maurel : « Vu Guéhenno, naturellement. Ça se tasse. La mort se tasse toujours en laissant autre chose. » F. de Saint-Chéron ayant dû opérer des choix draconiens, on ne peut que souhaiter la parution d’un deuxième tome avec des écrivains comme Jean Paulhan, Albert Camus, Blaise Cendrars, Pierre Mac Orlan, Saint-John Perse et pourquoi pas… Jean Guéhenno. François Roussiau Bruno Curatolo1 (dir.), Dictionnaire des revues littéraires au XXe siècleDomaine français, Champion, coll. Dictionnaires & Références, 2014, ISBN 978-2-7453-2756-7. 2 tomes, 1350 pages, 120 contributeurs, 350 entrées… L’importance de cet ouvrage tient autant à l’ampleur du corpus (étendue, genres, domaines) qu’à celle des notices.

Un grand siècle de revues innombrables et multiformes Ambitieux, ce répertoire s’étend du XIXe siècle finissant au XXI entamé. Journaux, hebdomadaires et magazines exclus, ainsi que les publications des associations et sociétés savantes (indispensables exceptées, telle La Revue d’Histoire Littéraire de la France), l’éventail non exhaustif des revues impressionne par le foisonnement et l’extrême diversité. Strictement littéraires ou généralistes incluant idées, arts, politique… (unique, le mythique Minotaure des années 30 tentait la fusion des e

1. Professeur de littérature française à l’Université de Franche-Comté. On pourra lire sur la toile l’entretien qu’il accorda à Alain Paire, à la sortie de ce dictionnaire, pour l’almanach poétique de Florence Trocmé Poezibao.

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expressions), elles se consacrent au patrimoine ou à la création (Les œuvres libres, éditrices d’inédits pendant 40 ans, sont absentes), à la critique et la théorie littéraire, aux essais, récemment à l’autobiographie. Trois se vouent à la science-fiction, aucune au policier. Projections des courants littéraires, esthétiques, idéologiques, politiques, elles sont nationalistes avant 1914, pacifistes après (des militantes Les Primaires et Les Humbles des instituteurs à Europe), résistantes (des emblématiques Confluences, Fontaine à la petite Arbalète) ; voici Poulaille, les féministes, et ces jeunes du Banquet, de La Nouvelle Saison d’avant 1900 et 1939, de La Boîte à clous bordelaise en 1950. Du côté des chapelles, l’agitprop dada-surréaliste mobilise près de 50 entrées du Cabaret Voltaire de 1916 aux années 80, lettrisme, situationnisme et autres “Pataphysique” balisent 1950. Orbes défie les modes de 1925, La Parisienne l’engagement des Temps Modernes. On aime retrouver les régionales, régionalistes ou non (La Grive ardennaise qui vécut 45 ans, nord’ qui a fêté ses 30 ans). Quant au spectre des durées, il s’étale des plus éphémères (que de météores à un numéro !) à la sidérante longévité des toujours vaillantes Revue des Deux Mondes ou Revue de Belles-Lettres des années 1830 ; cas rarissime : une revue de poésie contemporaine de 1953 bien présente : Les Hommes sans épaules. Entre les « grandes », Revue des Deux Mondes, NRF, Revue de Paris, Mercure de France… et les marquantes, Revue Blanche, Commerce, Le Divan… les petites revues sont bien à leur place2. Osons extraire : de la Première Guerre les futuristes Sic et Nord-Sud des poètes Albert-Birot et Reverdy ; de la fourmilière de l’entre-deux Proverbe d’Éluard axée sur le langage, Le Navire d’argent pour happy few d’Adrienne Monnier, Mesures, qui comble le vide laissé par la disparition de Commerce ; après 1945, le réformateur surréaliste Troisième convoi, la libertaire Tour de Feu ; des trente dernières années Théodore Balmoral et Prétexte ciblées sur l’écriture actuelle. Le rôle d’ardents petits éditeurs est souligné, comme celui des passionnés imprimeurs-éditeurs garants du bel objet : Guy Levis Mano, Edmond Thomas – dont Plein Chant exhuma pendant quarante ans tant d’auteurs perdus. De la qualité formelle relèvent le luxe du Centaure, les illustrations des Feuilles libres et de l’ambitieuse Bifur, les artistes 2. Compte tenu de leur pléthorique et nébuleux catalogue. Ainsi, des 260 titres du répertoire descriptif Les Petites Revues Littéraires 1914-1939 de Richard L. Admussen (Washington University Press et Librairie Nizet, 1970), le quart figure au sommaire de ce dictionnaire. S’il fallait regretter des absences, ce pourrait être celles de Soutes, la revue de culture révolutionnaire du poète Luc Decaunes des années 1935, ou Volontés (1937-1940) codirigée par Henry Miller, Pelorson, Queneau…

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de Minotaure, le pliage sophistiqué de l’avant-gardiste Le Coq, les jeux typographiques de Rupture dans sa reliure rivetée… L’alphabet nous réserve des sujets insolites (L’Œuf dur, La Revue sans titre (!), Lèvres urbaines), des raretés (La Conque de Pierre Louÿs, mensuel limité à l’an 1892 et à 100 exemplaires, La Revue des études littéraires de la gauche ulmienne de 1910-1920 dont il ne reste presque rien), et tant d’inconnues telles Sagesse, élaborée « chaque saison » à la Brasserie Terminus de la Porte d’Orléans ou Banana Split programmée pour dix ans.

Des bilingues à la francophonie littéraire Velléitaires de fédération linguistique (avant 1914, Floréal au Luxembourg a pour ambition de faire émerger une littérature nationale bilingue français-allemand) ou conjoncturelles (les revues de Breton et autres exilés à New-York après 1940), quelques périodiques bilingues restent anecdotiques en regard de ceux de la francophonie dont ce dictionnaire – précieux apport – nous ouvre les domaines wallon, romand, méditerranéen et canadien. Un aperçu s’impose. Quinze titres belges sont décrits. La complexe Revue Blanche, l’anarchiste Coq rouge, puis la moderniste Résurrection, seule publication wallonne sous occupation allemande, marquent le début de siècle. L’avantgarde se rappelle à nous, des éphémères surréalistes des années 20 à Cobra de Dotrémont et aux subversives Lèvres nues au demi-siècle. Toute dans son bel intitulé, Marginales du poète Aygueparse se distingue par ses tenue et longévité. En Suisse, plus que les doyennes encyclopédiques Revue de Belles-Lettres et Bibliothèque universelle, les Cahiers vaudois de la Première Guerre (où s’affirme Ramuz) fondent l’histoire littéraire romande, influençant la plupart des revues du siècle : Présence puis Suisse romande des années 30, Écriture de Chessex de 1964 livrée pendant plus de 40 ans. Au Maghreb, des revues se consacrent à la littérature française (Mirages en Tunisie, L’Arche à Alger), d’autres aux cultures nord-africaines : au Maroc, Henri Bosco oriente Aguedal vers le monde berbère, à Alger Emmanuel Roblès tente avec Forge la définition d’une culture algérienne composite, suivi par Soleil de Sénac puis à Oran par l’utopique Simoun qui traversa la guerre d’Algérie en langues française, espagnole, autochtones. En 1964, des écrivains algériens hier indépendantistes publient Novembre en français, puis de jeunes poètes marocains font paraître Souffles en français puis français-arabe : elles tourneront au politique. 112


De l’Égypte francophone, les féministes L’Égyptienne (1925, d’une remarquable durée), et La Femme nouvelle après-guerre nous interpellent. Les autres sont calquées sur le schéma vu : Les Cahiers de l’Oasis, Valeurs d’Étiemble servent la culture française alors que les Essayistes3 des années 30, les avant-gardes cairotes de la Seconde Guerre mondiale puis d’Henein dans les années 50 sollicitent les écrivains et artistes égyptiens. Du Liban d’après 1945, Les Cahiers de l’Est de Beyrouth à distribution internationale façonnent une identité arabe francophone libanaise, dessein repris vingt ans plus tard par Les Cahiers de l’Oronte. Plus de 50 revues – dont nombre d’une notable longévité – témoignent de la vitalité du Canada francophone. Beaucoup émanent d’universités, elles se vouent à la culture française et/ou québécoise, s’inscrivent dans les débats régionalistes ou ne ciblent que l’objet littérature. À l’opposé de La Relève catholique puis des premières grandes revues Amérique française et Gants du ciel, les Cahiers de l’Académie canadienne-française jalonnent après 1950 l’autonomisation de la littérature québécoise à l’instar de l’audacieux Nigog de 1918, ligne adoptée par les doyens Écrits du Canada français (depuis 1954), Lettres et écritures, le révolutionnaire Parti pris puis Estuaire. Trois revues de critique des années 1965, toujours là, illustrent ces tendances : la production québécoise est marginale dans Études littéraires, privilégiée puis élargie à d’autres sources francophones dans Études françaises, exclusive dans Voix et images. De l’époque contestataire, Hobo-Québec est la bannière de la contre-culture, Les Herbes rouges, Exit (qui continue à innover) celles de la nouvelle poésie. Dans le secteur de la recherche se dégagent le formalisme de l’importante Stratégie et sa sœur Champs d’application (qui virent marxistes), la sémiotique de Protée, référence mondiale, et la littérature-confluence des savoirs des multidisciplinaires Tangence (depuis 1981) et Trois. Des revues se spécialisent dans un genre, dans l’expression française québécoise ou non. Pour l’essai, ce sont la polymorphe Liberté de 1959 qui paraît encore, ou L’Inconvénient qui s’affirme au XXIe siècle ; avec l’essor de la nouvelle au Québec dans les années 80 surviennent les revues XYZ et Stop, avec celui de la science-fiction francophone, Solaris de 1974 qu’on lit encore et Imagine. 3. Groupe de jeunes écrivains, intellectuels et artistes égyptiens largement francophones, associés à de nombreux résidants étrangers. Leur organe, Un Effort, est fondé au Caire en 1928.

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Au Canada français hors Québec, mêmes options pro ou supra identitaires : en Nouvelle-Écosse, éloizes défend la création acadienne ; dans l’actif Ontario, Virages promeut des nouvelles ontariennes, puis acadiennes et québécoises par nécessité, alors que LittéRéalité, Francophonie d’Amérique s’intéressent aux francophonies minoritaires d’Amérique du Nord, de la Caraïbe, d’Afrique (à Sherbrooke, l’originale Présence francophone se propose d’affermir les liens identitaires de la diaspora francophone mondiale par l’écriture universitaire). Des centres français d’universités anglophones se manifestent : de McGill viennent Littératures et Discours social, revue d’analyse et de sociocritique publiée en français et anglais ; de Nouvelle-Écosse Dalhousie French Studies et du Trinity College de Toronto, Texte, deux revues de critique bilingues elles aussi. On apprend que la passerelle entre langues tentée au Nigog4 fut posée en 1969 à la revue Ellipse (au Nouveau-Brunswick après 2000) par la publication de poésie canadienne française et anglaise en traduction réciproque.

Les notices, ample polyphonie d’histoires vivantes La carte blanche accordée aux auteurs démarque ce dictionnaire original des compilations formatées. Les notices, livrées dans des tons et dominantes personnels, présentent des volumes hors normes qui pourraient étonner : 20 et 15 pages pour le Mercure de France et La NRF, 13 pour L’Arbalète, 4 pour Europe et près de 6 pour le seul numéro d’Inquisitions. Substantiellement contextualisée, l’histoire – l’aventure ! – de chaque revue est largement déployée, avec ses généalogie et ères, satellites et avatars, métamorphoses et dérives, rivalités et guerres. Une masse de données sur les personnes, coulisses et aspects matériels, réception et portée, travaux passés et actuels… confère à ces études un intérêt incontestable.

Et Jean Guéhenno ? Des 5700 noms du colossal index, celui de Guéhenno renvoie à des citations et à des contributions. Les premières pointent des actes (participation au meeting de Commune contre le fascisme), des thèmes (« l’intellectuel et la culture » dans un essai de La Nouvelle Saison), son 4. Une des grandes audaces de la revue moderniste multidisciplinaire Le Nigog – harpon en amérindien – avait été de donner pendant son année d’existence – 1918 – des textes de collaborateurs de langue anglaise sans recourir à la traduction. Le contexte politique de l’époque était tout à la défense de la nation et de la langue française.

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engagement humaniste (brocardé par La Revue universelle5), des notes sur ses écrits (dans Les Primaires) et sa caution à la petite revue artistique du Nord Vouloir. Des secondes, la notice ramassée d’Europe par Jeanyves Guérin, si elle n’évoque pas son parcours avant 1929, instruit parfaitement de la façon dont Guéhenno, devenu rédacteur en chef, fait du mensuel un acteur majeur de la vie littéraire, l’ouvrant à la littérature jeune et étrangère, l’engageant, dans l’événement, pour la défense des libertés (on aurait pu rappeler les numéros spéciaux « Guerre et Paix » de 1930 et « 1914-1934 », les cinq articles de fond de 1933 sur l’avènement du national-socialisme), et relate sans ambiguïté les circonstances de la rupture de 1936. Par contre, celle de La NRF, en ne rapportant que la page du Journal des années noires sur la revue de Drieu6, occulte les échanges de Guéhenno avec Paulhan et sa contribution forte d’une douzaine de textes de 1928 à 1973 et de notes de lecture. À un moindre degré, ses essais de 1919 à la Revue de Paris et de 1959 à La Table ronde ne sont pas relevés (La Grande Revue et Preuves sont absentes, Vendredi hors corpus). Premier ouvrage à offrir un panorama des revues de cette envergure, ce dictionnaire s’impose comme usuel incontournable de l’histoire littéraire du XXe siècle. Seule ombre, son prix : 275 €, qui le réservera probablement aux bibliothèques. Guy Durliat avec l’aide de Daniel Roy Jean José Marchand, Écrits critiques 1941-2011, édition établie, présentée et annotée par Guillaume Louet, éditions du Félin & Claire Paulhan, 2012, 5 vol. sous coffret. Moins d’un an après la mort à 90 ans, en mars 2011, de Jean José Marchand, esprit libre, critique érudit, créateur de la série Les Archives du XXe siècle, paraissait cette monumentale compilation de 3000 pages : Guillaume Louet y travaillait avec l’auteur depuis plusieurs années. Ce prodigieux panorama de la culture de soixante-dix années est présenté 5. Voir dans la rubrique « Présences de Guéhenno », une référence à l’article de Thierry Maulnier en janvier 1935. 6. En décembre 1940, La NRF, suspendue en juin, reparaît, Drieu La Rochelle succédant à Paulhan. Dans son Journal, le 12 du mois, Guéhenno dénonce les trahisons ou contorsions des différents contributeurs. La notice extrait le début de son commentaire du numéro : « Il est lamentable, à le considérer même du seul point de vue littéraire. L’esprit se venge. »

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sous coffret en quatre volumes inégaux augmentés d’un guide salvateur de 250 pages fait de tables et index à multiples entrées. L’ordre adopté est double : au découpage chronologique – un volume par période de vie professionnelle – se superpose un regroupement par genre. Le recueil s’ouvre sur une enquête de mars 1941 du maréchaliste antiallemand L’Écho des étudiants de Barjavel ; à la question « Qu’attendez-vous de la littérature de demain ? » le jeune Marchand répond « qu’elle soit ». Le Volume I 1941-1948 des débuts comporte trois ensembles : littérature, cinéma, art. Ses critiques littéraires sous l’Occupation dans Poésie de Seghers, Confluences de René Tavernier – intense collaboration –, les Cahiers du Sud, à la Libération dans les journaux issus de la Résistance (Franc-Tireur), révèlent son affinité pour la poésie. À Combat – Roger Grenier lui avait fait faire la rencontre décisive de Pascal Pia – il est critique d’art, activité qu’il poursuit dans Paru d’Aimé Patri jusqu’au début de 1949. Entre-temps, il donne au Magasin du spectacle de Kléber Haedens d’importantes études sur le roman, la poésie, la jeune littérature… et un « Sartre et Les Temps modernes » – Sartre et les existentialistes qu’on retrouvera au Flore dans un savoureux article d’Élites françaises : « les lieux sacrés de la capitale ». De la fin 1944 à l’été 47, il se fait critique de cinéma pour Volontés de la Résistance puis surtout Climats, hebdomadaire de la Communauté française. 150 films français et étrangers (le cinéma américain « débarque »), font l’objet de réactions à chaud ou d’analyses serrées. La liberté de ton ravit : colères contre le cinéma de pacotille et des poncifs, le cinéma édifiant et/ou dégradant ou encore le sabotage par les Américains du jazz noir ; enthousiasme pour les novateurs. Les genres sont auscultés sans exclusive : l’animation et, abondamment, le policier sont du lot. Au palmarès du critique, les films de l’admiré Lubitsch, de Welles, Renoir côtoient des chefs-d’œuvre passés à la trappe. Si cet exercice régulier prend fin en 1947, on sait que Jean José Marchand demeura grand amateur du septième art : commentaires de livres et dossiers de cinéma semés dans les tomes suivants, enquête sur les ciné-clubs et salles d’avant-garde, cinéastes infiltrés dans ses critiques littéraires (Dassin, Resnais, Bresson, Antonioni, Robbe-Grillet, Goretta, Wenders) et son poste de chef du service du cinéma pour la télévision après 1960 nous le rappellent. En 1947, Jean José Marchand rejoint Pia et Malraux au Rassemblement du Peuple Français de de Gaulle : le Volume II évoque son 116


engagement politique de la décennie 1948-1958. Sa contribution, dense, à l’organe du parti Le Rassemblement et à la revue de même obédience de Claude Mauriac, Liberté de l’esprit – avec son signataire majeur Raymond Aron, il partage bien des points de vue – occupe les trois-quarts du tome. Le nombre de sujets autres que politiques justifie l’organisation en trois blocs : idées et société, littérature, art. Dans le premier, notre gaulliste de gauche part en croisade contre les idéologies totalitaires : anti-communiste convaincu mais non fanatique il cherche à comprendre, sans mépris, mais sans soumission (voir ses réparties argumentées aux attaques de Sartre et des communistes !). Politiques sociale et économique européennes, américaines, chinoises, actualité (guerre froide et bombe H, affaires Katyn et Kravchenko, Indochine) d’une part ; histoire savante de l’humanisme et des philosophies socialiste, marxiste, existentialiste (avec l’original mais parfois faible Lukács, le grand Heidegger), propos de métaphysique, psychanalyse et psychiatrie, pédagogie… d’autre part forcent la réflexion – la grande affaire étant de choisir ce que nous voulons ou devons être. Au volet littérature, 250 livres sont passés au crible : poètes français et étrangers (Baudelaire, d’abord1, Aragon, Éluard, Alberti, Hölderlin), Sartre et Beauvoir, jeunes et moins jeunes romanciers français (Guilloux, Daumal, Jacques Perret… Becket et son Molloy, « le livre le plus prometteur depuis La Nausée »), les américains Melville « encore et toujours », Faulkner ce « vrai Dostoïevski »… et le trouble Jünger, et le « dynamiteur » Borges… Quant aux polémiques nées de ses commentaires d’« écrivains risqués » : Montherlant, Drieu La Rochelle, Chardonne et Rebatet des Deux Étendards dont il proclame l’exceptionnelle valeur littéraire, on pourra juger sur pièces. Dans le domaine de l’histoire littéraire remarquons le « panorama de la critique d’aujourd’hui », le commentaire du Conte fantastique en France de Castex, L’île fantôme de W. Irving avec son plagiat français, et ses inédites « notes sur la génération qui s’éloigne », extension du texte cité sur la jeune littérature. Dans la section « Chroniques artistiques », peinture et sculpture sont majoritaires (expositions, livres), mais arts « premiers » et anciens, photographie, ballet et actualité musicale sont 1. « Un seul auteur ne m’a jamais quitté, depuis l’âge de quatorze ans, c’est Baudelaire. J’avais trouvé une édition populaire des Fleurs dans la bibliothèque de mon père […] : je percevais la force magique des vers, et bientôt je sus par cœur la totalité du volume. […] ce n’est que plus tard que je rencontrai un prosateur qui ne m’a plus quitté : Benjamin Constant ». « Le Jardin secret de Jean José Marchand », La Quinzaine littéraire, 1er août 1992, IV, pp. 275-276.

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présentés. Après 1954 (Liberté de l’esprit puis Le Rassemblement ont fermé), Jean José Marchand collabore à Arts de Jacques Laurent en ajoutant à ses critiques et synthèses des interviews (d’Ikor, Lévi-Strauss) et des enquêtes sur les auberges de jeunesse, les ciné-clubs ou auprès d’écrivains (le cas de conscience, l’amour sublime). À la revue anti-communiste Preuves il revient à la sociologie avec, notamment, une imposante étude sur le monde noir. Le Volume III 1958-1982 est lui aussi politique et littéraire. Pendant trois ans, Jean José Marchand signe des éditoriaux politiques du Journal du Parlement et, dans cette revue puis parallèlement dans le Courrier de la Nouvelle République, la rubrique littéraire. Le plan politique est investi par la guerre d’Algérie : bataillant pour l’égalité des droits et devoirs de la population, il est pour le « Forgez-vous-même votre destin », espérant, inquiet de l’après-FLN, qu’il en sorte une cohabitation originale. L’affaire de La Question d’Alleg et de La Gangrène édités par son ami Jérôme Lindon surgit, l’insoumission « des 121 » le fait réagir violemment contre Sartre dont le cas est « horrible », l’engagement contorsionné de Jules Roy le déçoit. Des questions adjacentes concernent la Ve République (une grande enquête interroge Edgar Faure, Mitterrand, Duclos), l’ex-Communauté, le racisme – à propos duquel sa réflexion est vivifiante. D’autres pages relèvent de l’histoire (dans le prolongement de son analyse inédite de 1945 : « Les intellectuels devant la Résistance et la Collaboration », le parallèle entre Hitler et Staline à propos d’un essai) ou de la sociologie avec des études sur la classe ouvrière, le monde enseignant, la recherche et l’historien des sociétés Philippe Ariès, auquel il rend hommage. En littérature, on est perplexe devant ce que Jean José Marchand propose à ses lecteurs politisés. Il les fait rencontrer « l’inconstant » Benjamin Constant, le « précurseur » Jules Renard, le « relativiste » Proust, les poètes, grands – Michaux, Saint-John Perse, Milosz –, jeunes, et « le plus grand poète dramatique de langue française depuis Claudel » : Kateb Yacine. S’il faut saluer Duras, Marcel Aymé nous fait revenir à la littérature, Blondin nous déchire, Camus nous rappelle une génération, Guéhenno écrit un grand livre. Du côté des romans et de l’édition en général, la pléthore et les foires aux prix littéraires attisent sa verve : sauvons les éditeurs en supprimant les prix ! Aux « pitoyables inepties » primées, il oppose le dernier des Hussards Willy de Spens, Roger Grenier et Christiane Rochefort. Il 118


faudrait dire encore ses développements en marge de lectures (le genre journal intime à propos de celui d’Amiel, le roman phénoménologique au sujet de Claude Simon), la suite de son analyse des « critiques » et sa fureur contre le vil « anecdotier » Henri Guillemin2. En mai 1961, Jean José Marchand, accaparé par son poste de chef du service du cinéma à la RTF, fait ses adieux. Suit une éclipse de quinze ans de son activité de critique, à une notable exception près : à La Quinzaine littéraire il conte ses passionnantes recherches sur un médecin du XIXe siècle, Charlemagne-Ischir Defontenay, auteur « d’une sorte de chef-d’œuvre du romantisme fantastique », Star ou Psi de Cassiopée. De l’après 1975 émergent quelques contributions à La Quinzaine sur Paroutaud, Beucler « le Saint-Simon d’une époque où la littérature était reine » ; et à l’anti-communiste Contrepoint l’importante étude « Philippe Ariès et le sens des structures », des réflexions sur ses lectures telles les « multiples manières de ne pas croire », le « sujet délicat » des chambres à gaz... Égoïstement, ses points de vue sur tel événement (Mai 68), ou tel livre « culte » (La Gana de Deux et Au dessous du volcan de Lowry promus par Nadeau, Marelle de Julio Cortázar) nous manquent. À la retraite, Jean José Marchand emploie ses trente dernières années à la critique. C’est dire que les 850 pages du Volume IV 19822010 édifient un monument. Si ce n’était d’autres contributions – au Bulletin critique du livre français, à quelques revues épisodiquement – on dirait cette période celle de La Quinzaine littéraire (qui « a le grand mérite de combattre la médiatisation de la vie des lettres, partiellement corrompue par la publicité »), tant sont présents son journal de lectures (où il rend compte de 3 à 10 livres), ses synthèses et ses lettres. La pluralité des genres, l’érudition de ses lectures de l’actualité libraire ou non témoignent d’une ouverture d’esprit et d’une culture confondantes. « Je conçois le travail de critique comme une réaction en profondeur à ce que j’ai lu. Ceci n’empêche pas l’érudition, si elle n’est pas intempestive, si elle aide à mieux comprendre le texte » écrit-il. À l’opposé des jargons à la mode ou postures de spécialistes qu’il redoute, c’est dans une langue toujours claire et souvent malicieuse qu’il nous passe « ses » livres. De gré ou à son insu, au fil des commentaires et de petits 2. On lira ses « Ici on assassine les grands hommes » et « Un déformateur professionnel » (III, pp. 88-89 et 505).

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essais, le lecteur est entraîné dans des histoires d’Histoire – de BussyRabutin à Dreyfus et 14-18, de la défaite de 40 à l’Épuration et au 8 mai de Sétif, de l’Holocauste aux révisionnistes –, dans les arcanes de la morale (individualisme et risques des communautarismes, affaire du foulard) et, par cet agnostique, des religions (bouddhiste, monothéistes), sans éviter les passes et impasses des nouvelles sociologies, de la philosophie contemporaine (avec un éclairant bilan du demi-siècle), du vide de l’après 68. Omniprésente et ubiquitaire, la littérature structure ce capharnaüm. Place aux poètes avec un itinéraire de la poésie française, René Edme, André Frédérique, jeune mort chéri ; aux correspondances de Gide, Malaquais, Baudelaire, Drieu La Rochelle ; aux journaux intimes (de Polac au chef-d’œuvre de François Sentein) et souvenirs (de Nino Frank, Beucler, fondamentaux pour la connaissance de l’entre-deux-guerres). Dans les vastes terres de la fiction, le lecteur voyagera selon ses humeur ou besoins au XIXe siècle avec Champfleury, au suivant avec Gide, Paul Morand, Ramuz, Simenon, Vialatte, ou Matzneff, Béatrix Beck, Sollers, Gavalda. Dans le siècle ou d’autres, il côtoiera les robots, ira en uchronie. Le voyage ne se fait pas sans alertes ! Avec Houellebecq, « le plus original depuis 15 ans », émerge une nouvelle école de romanciers dont Christine Angot se révèle la tête de file féminine. Jean José Marchand s’occupe ardemment et encore à sortir des écrivains de l’oubli : la poétesse Élisabeth de Vautibault, Emmanuel Robin, écrivain de l’absurde avant l’heure, Emmanuel Bove, et de la même génération née autour de 1900, Georges Hyvernaud « le plus grand peut-être [des écrivains] du troisième quart de siècle ». Le volume offre d’autres richesses encore qui ajoutent au personnage : des entretiens dans lesquels il est soit l’interviewer (de Berberova, de la veuve Dabit) soit l’interviewé : pour des revues, il évoque sa participation à Confluences sous Vichy, ses débuts et ses années de télévision ; et un blog qu’il alimenta d’inédits !

Jean Guéhenno sous la plume de Jean José Marchand Sous le titre « L’expérience humaine : Jean Guéhenno, Changer la vie, mon enfance et ma jeunesse (Grasset) » (Le Courrier de la nouvelle République du 15 avril 1961, Volume III, pp. 273-274), Jean José Marchand parle en des lignes vibrantes d’un livre qui atteint en nous une fibre secrète par sa vérité – l’émotion naît de l’évocation des faits – mais qui va bien au-delà des faciles considérations sociales : l’« extraordinaire 120


humilité des pauvres d’avant 1914 » y est analysée, la protestation contre l’avilissement dite comme vraie cause de leurs grèves, « la misère [étant] beaucoup plus que la misère matérielle ». Si Guéhenno n’appartient pas au XXe siècle de Nietzsche, ce dernier « aurait aimé son livre, qui est un grand livre ». Au Volume IV, deux allusions. Sa rétrospective 5, rue Sébastien Bottin (pp. 290-301), écrite pour l’ouvrage collectif Entre deux guerres d’Olivier Barrot et Pascal Ory (François Bourin, 1990), souligne le rôle de Paulhan dans la venue de Guéhenno à La NRF. Sybilline et sarcastique est la flèche que le journaliste décoche dans son analyse de Henri Thomas, Carnets 1934-1948, éditions Claire Paulhan (pp. 733-734, La Quinzaine littéraire, 16 mars 2008). À un moment de sa préface (« intelligente »), Jérôme Prieur oppose la faiblesse de Thomas à la lucidité de Werth et Guéhenno sous l’Occupation ; pour Jean José Marchand, cette « prétendue clairvoyance » est démentie par le fait qu’ils « n’ont rien compris au jeu des Américains et ont gobé toutes les mouches de leur propagande ». Fait-il référence au Guéhenno « européen » collaborateur du mensuel Preuves, l’organe du Congrès pour la liberté de la culture ? Ce rassemblement des intellectuels européens sur la base d’un

Jean José Marchand en 1980, dans l’atelier de Hans Hartung. D.R.

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anticommunisme libéral fondé en juin 1950 à Berlin-Ouest (zone US) fut avec ses réseaux, revues, colloques, programmes et bourses de recherche, le fer de lance de la diplomatie culturelle américaine d’après-guerre… financé par la CIA. On ne peut que soupçonner l’investissement qu’exigea de la part de tous ses acteurs cette folle entreprise. Il faut saluer grandement et Guillaume Louet3 pour l’ampleur et la qualité de son travail, et les éditeurs pour leur audacieux engagement : par eux, l’apport considérable de ces Écrits à la connaissance du siècle nous est intégralement et aisément accessible. Ce que n’est toujours pas l’autre legs de Jean José Marchand, Les Archives du XXe siècle4, peuplées de plus de 150 portraits filmés d’écrivains, intellectuels et artistes disparus. Guy Durliat Annie Ernaux, Retour à Yvetot, Éditions du Mauconduit, 2013, 77 p. Comment ne pas rapprocher Annie Ernaux et Jean Guéhenno ? Annie Ernaux, née en 1940 à Lillebonne, revient à Yvetot, distant de quelques kilomètres de sa ville natale, au mois d’octobre 2012, pour y donner une conférence. Au-delà des souvenirs d’enfance, cette petite ville de Normandie a été la source où elle puiserait pour écrire une partie de son œuvre. Comme Guéhenno – qui ne reviendra pas d’une manière officielle dans sa ville natale mais fera de multiples « petits crochets » affectifs –, Annie Ernaux, malgré plusieurs relances, tarde à revenir dans sa ville affective d’Yvetot, laissant croire à certains que ce silence pouvait être du dédain. Lors de cette conférence, elle choisit « d’évoquer [sa] mémoire de la ville et [son] écriture. » Elle se souvient, malgré toutes les transformations, de sa « ville mémoire », comme Guéhenno se remémorait sa « petite ville grise et bleue 3. Guillaume Louet a obtenu le prix Fénéon 2012 pour cette réalisation. 4. L’Association des Amis des Archives du XXe siècle, tente, à l’initiative de Suzanne Marchand, de valoriser les différentes archives de Jean José Marchand. Sa nouvelle adresse est celle de sa présidente : Chez Laurence Varaut, 86 rue de l’Église, 75015 Paris.

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de Bretagne ». Annie Ernaux a commencé à Yvetot son « apprentissage du monde et de la vie » et souhaite, entre autres, par ses livres conjurer ses humiliations. Pour Guéhenno, son vieux pays, c’est « celui où il apprit à vivre » et sans doute l’aime-t-il d’autant plus « que l’apprentissage fut plus difficile ». Écrivains de la même « veine », même si cinquante années les séparent, l’un est né en 1890 et l’autre en 1940. Jeune enfant, l’écrivaine arrive à Yvetot à l’automne 1945 dans une ville dévastée par la Bataille de Normandie, image du chaos ! Au cœur de cette ville en reconstruction les affres de la guerre n’ont pas changé l’ordre social. Elle s’aperçoit rapidement qu’elle a « été aux premières loges dans la vision des différences et des injustices sociales, […] traversée par le mépris de classe, la condescendance des plus nantis ». Une vingtaine d’années plus tôt, comme les parents de Guéhenno, ceux d’Annie Ernaux ont voulu sortir de la condition ouvrière en ouvrant un café-épicerie, ascenseur social quelque peu illusoire. Y retrouve-t-elle, comme Guéhenno, « les tables de pitchpin jaune et ciré, les tabourets bien rangés sous les tables, la pompe à cidre avec ses robinets nickelés » ? Nous ne devons pas être très loin de ce décor des années 1900 de Fougères où Angélique Guéhenno tenait son « petit café », tandis que Jean-Marie était ouvrier dans une manufacture de chaussures. Elle va connaître l’ambiance des cafés, avec ses palabres qui n’en finissent pas, mais aussi ses bateaux à la dérive que sont les pauvres êtres qui viennent s’échouer sur le bord d’un verre pour changer leur vie, alors qu’ils ne font que la précipiter dans l’abîme. Dans Les armoires vides, elle dépeint cette masse laborieuse dont l’entrée dans le commerce lui fait lever la tête pour interpeller sa mère : « Y a du monde ! » Comme pour Guéhenno, point de salut sans l’école et la lecture. Encouragée par ses parents, et surtout sa mère, c’est au pensionnat SaintMichel, mêlée aux enfants de la ville, qu’elle va rencontrer une forme d’injustice, considérant que les enfants de « bonne famille » jouissaient de plus d’égards. Là encore, nous retrouvons Guéhenno contraint d’abandonner l’école à cause de la maladie de son père, mais en même temps, révolté à l’idée de constater que certains de ses camarades, favorisés par la situation de leurs parents, vont pouvoir continuer à s’instruire. 123


Cette prise de conscience va déterminer le chemin de leur vie. Leur avenir à compter de ce jour est définitivement tracé. Leur envie de culture en est aiguisée jusqu’à la passion. Dès ces années-là, ils comprennent que leur salut passe par le travail, qui les fera accéder à la « lumière ». Annie Ernaux va perdre ce qu’elle considère son patois, et veut maîtriser le « bon » français, le « légitime », au point de s’inscrire, sans réfléchir, au cours de latin, oubliant que celui-ci est payant. À l’instar de Guéhenno, elle bûche. Notre Fougerais, seul fils d’ouvrier, dans son établissement d’enseignement secondaire, fut, pour de futiles détails de toilette et de comportement, sans doute moqué. Foin de ces sottes railleries ! Guéhenno est considéré comme un « bûcheur », entouré de plus de compassion que de sympathie par ses condisciples. Annie Ernaux découvre aussi la stigmatisation, quand un jour, une élève de sa classe s’écrie : « Ça pue l’eau de Javel ! » N’ayant pas l’eau courante à la maison, la jeune fille trempait ses mains dans un bac dont l’odeur était pour certains ce qu’on appellerait de nos jours un marqueur social. Bien évidemment, en cet instant, elle haïra cette jeune fille, mais plus encore elle-même, d’avoir pu provoquer cette raillerie. Lire ! À la bibliothèque municipale d’Yvetot, aux horaires des plus limités et au fonctionnement élitiste, le manque de conseil n’aidait pas au choix. La jeune fille, dans son école catholique est soumise à une forme de censure, tous les ouvrages ne sont pas à mettre dans les mains des jeunes élèves. Les prix en fin d’année ont pour titre L’histoire du duc d’Aumale ou Le maréchal Lyautey ! Souvenons-nous, dans le Journal d’un homme de 40 ans, le jeune Guéhenno est soumis au même regard inquisiteur du bibliothécaire, « grand diseur de patenôtres » qui lui tend, après avoir bien insisté, « les livres qu’il juge les moins dangereux et les moins déshonnêtes ». Époque où les enfants manquaient de livres, où seul était présent le missel glissé entre deux draps. Annie Ernaux et Jean Guéhenno partagent le même jugement : « la réalité et la vérité se trouvent dans les livres. » Similitude également devant le sentiment de culpabilité ; la sociologie fournit à Annie Ernaux les mots : « transfuge de classe », ou bien « déclassée par le haut ». Comment écrire et de quelle manière ? Tenaillée par le déchirement entre la langue apprise, maîtrisée et la langue d’origine, celle de « la maison ». Honte d’avoir franchi le gué. Guéhenno ne s’exprimera pas en d’autres termes pour afficher le même sentiment, son chagrin 124


sera de « parler une langue abstraite et blanche » où les siens, qu’il a tant aimés, ne reconnaîtront plus « le battement de leur sang ». Annie Ernaux et Jean Guéhenno ont pourtant montré un chemin où l’accès à culture est possible, voire souhaitable ; ils ont aussi voulu, pour reprendre les mots de Michelet qu’on puisse « en montant rester soi ». Patrick Bachelier

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PRÉSENCES DE GUÉHENNO Après Fougères (1906), Graulhet (1910) La mégisserie, tannage des petites peaux (d’ovins, de caprins ou de vachettes) destinées à la chaussure, imposait des conditions de travail très pénibles, marquées par la manipulation de produits chimiques dangereux. F. Le Bot publie, à la suite de son compte rendu du livre d’A. Pann, F. Garlaschi, E. Bruguière, Paroles ouvrières. Le cuir à Graulhet (Tarn) 1942-2010, Les Éditions libertaires, 2013, le discours de Jaurès à propos de la grève des mégissiers de Graulhet en 1909-1910, prononcé à la Chambre des députés. ◆ « Le travail dans la peau », L’Ours, hors-série n°66-67, janvier-juin 2014, pp. 99-104.

Ces jeunesses mortes qui ne passent pas… « Un mobilisé sur trois ayant entre vingt et vingt-quatre ans en août 1914 mourut au cours du conflit. » Antoine Prost. ◆ Les Anciens Combattants et la société française, 1914-1939, Presses de la F.N.S.P., 1977, vol. 2, p. 5 ; chiffres cités par L. Capdevila, F. Rouquet, F.Virgili et D. Voldman, Histoire de la population française, tome 4, P.U.F., 1988, p. 59. « Nous étions en 1914 les seuls soldats du monde à être habillés en polichinelles. Il s’agissait, je crois, de sauvegarder les intérêts de je ne sais quels producteurs de garance. Je dois avouer que j’en ai gardé une sorte d’horreur pour un régime à ce point incapable de sauvegarder la vie de ses jeunes gens. » ◆ Jean Paulhan, Les Incertitudes du langage, Folio, Gallimard.

Les régiments de Maine-et-Loire en 1914, Le génie dans les tranchées en 1915 : expositions à Angers Le chef de bataillon Carichon, commissaire de ces expositions, sachant que Guéhenno avait été sous-lieutenant au 135ème régiment d’infanterie d’Angers, a présenté une photographie de celui-ci, très remarquée, en provenance des Archives municipales de Fougères. Il nous communique les informations suivantes : « Dans le courant du mois d’août 1914, Cahiers Guéhenno n° 5, janvier 2016


ce sont près de 20 000 hommes qui quittent le Maine-et-Loire pour le front : fantassins aux pantalons garance, artilleurs armant le fameux canon de 75, sapeurs du génie militaire, dragons aux casques étincelants s’en vont sous les hourras des Angevins et des Choletais. » Cette exposition présentait mannequins, objets et photos, issus des réserves du musée et de collections privées, évoquant le départ et les premiers combats des régiments de Maine-Loire au cours du « bel été » 1914. La photographie agrandie (80 x 60) était en place depuis les journées du patrimoine du 20 septembre 2014, à proximité d’une tenue de sous-lieutenant du 77e RI identique à celle que Guéhenno portait en partant de Cholet en août 1914. Pour la seconde exposition, notre association a été de nouveau sollicitée et Louise Guéhenno (fille de Jean Guéhenno), par l’intermédiaire de sa fille, Jeanne Éthoré-Lortholary, a fourni des clichés de soldats dans les tranchées en provenance des archives de son père. Les originaux, de petite taille, ont été reproduits d’une manière remarquable par M. Bernard Taoussi, photographe à Montolieu (Aude). ◆ Musée du Génie, 106 rue Eblé à Angers, septembre-novembre 2014 et novembre-décembre 2015, http://www.musee-du-genie-angers.fr/

La Grande Guerre à travers la mémoire de Fougères Le Bulletin Mémoires et Regards a publié un grand dossier, abondamment illustré, sur la vie à Fougères en 1914-18. Loin du front, le cœur de la ville battait néanmoins au rythme des combats : de nombreux blessés séjournaient dans cette « place militaire de l’arrière », les lettres des soldats étaient attendues avec anxiété, les 47 usines de la ville, privées d’une partie de leur personnel, devaient s’adapter à la nouvelle situation qui faisait de l’État un client essentiel ; l’antimilitarisme ouvrier allait-il laisser la place à un patriotisme fort ? Bien des questions se posaient auxquelles tente de répondre ce dossier. Guéhenno est convoqué par F. Roussiau à titre de « grand témoin » ». ◆ François Roussiau, « Jean Guéhenno : impressions du front », Art et Histoire Pays de Fougères, Bulletin, Mémoires et Regards, n° XXVII, 2014, pp. 27-30.

Au-dessus de la mêlée L’association Romain Rolland poursuit une politique de publications toujours très intéressantes, dont nous rendons compte avec retard et 128


partiellement. Nous signalons ici des articles qui ont un rapport, de près ou de loin, avec Guéhenno. Henri Guilbeaux (1884-1938), proche de Romain Rolland entre 1915 et 1918, est condamné à mort par contumace en février 1919 par la justice française pour « intelligence avec l’ennemi ». L’affaire Guilbeaux, en France et en Suisse, est expliquée de façon très précise dans ce dossier. ◆ Jean-Pierre Meylan, « Romain Rolland face à la politique en 1918 – un retour dans la mêlée. Six lettres à Henri Guilbeaux saisies par la justice à Genève », Cahiers de Brèves (CB désignera cette publication par la suite), n°21, juin 2008, pp. 16-20. Jean Lacoste, éditeur du Journal de Vézelay, reprenant le titre original d’Au-dessus de la mêlée, explique qui était Romain Rolland en 1914 pour que son article eût un tel retentissement, s’interroge sur le sens exact de son pacifisme et de son message, « mal perçu, mal compris, déformé, caricaturé, trahi. » ◆ J. Lacoste, « Au-dessus de la haine », CB, n°34, décembre 2014, pp. 7-11.

Une mise au point sur le pacifisme de Romain Rolland Comme le Journal de Vézelay le montre bien, le pacifisme de Rolland ne saurait être résumé en quelques formules simplistes. Sa réflexion et son engagement ne peuvent pas non plus être figés à telle ou telle étape ; il faut admettre, ce qui complique encore son appréhension, un décalage entre ses positions publiques et son évolution personnelle. Dans sa conférence inaugurale de Clamecy, en 2008, B. Duchatelet, explique l’aporie Gandhi, l’impossibilité pour ce dernier de répondre à Rolland quand il l’interroge sur l’efficacité du pacifisme face au fascisme et au nazisme. L’auteur fait allusion à Paulhan, qui « avait bien noté la contradiction de tous ceux qui, refusant la ‘guerre impérialiste’ (…) acceptaient en fait la ‘guerre civile’ ». Comment concilier la Non-Violence et l’absolue nécessité de la « Révolution sociale » incarnée par l’URSS ? « Son article de janvier 1936, ‘Pour l’Indivisible Paix’, précipite certaines ruptures ou certains éloignements, dont celui de Jean Guéhenno. » ◆ B. Duchatelet, « Romain Rolland, d’une guerre à l’autre : 1914-1939 », in Romain Rolland, une œuvre de paix, Actes du colloque de Vézelay 129


(abrégé par la suite en ACV), 4 et 5 octobre 2008, Publications de la Sorbonne, 2010, pp. 11-19.

Pacifismes de part et d’autre du Rhin Gilbert Merlio, sans s’interdire les allusions aux années quatrevingt du 20e siècle, analyse avec clarté les différents pacifismes qui ont fleuri après 1918, relevant que pour Lénine « le pacifisme n’est pas un but, mais le moyen d’affaiblir les régimes capitalistes ». Il montre également que « dans les sciences, les lettres et les arts allemands, jamais le pacifisme n’a eu la place qu’il a occupée chez les intellectuels français ». Europe, souligne-t-il, « a été la première revue française à attirer l’attention sur les dangers de la politique allemande avant même l’arrivée de Hitler au pouvoir ». ◆ G. Merlio, « Le pacifisme en Allemagne et en France entre les deux guerres mondiales », in Romain Rolland, une œuvre de paix, ACV, 4 et 5 octobre 2008, Publications de la Sorbonne, 2010, pp. 33-50. On signalera également dans le même ouvrage l’article d’Antoinette Blum, « Romain Rolland et les pacifistes américains 1914-1919 », pp. 113-123, celui de Michel Margairaz, « Romain Rolland ou les tensions complexes entre pacifisme et antifascisme dans les années 1930 », pp. 171-179.

L’ami Guilloux Cette communication traite de façon précise les relations entre Guéhenno et Guilloux, entre autres à travers les Carnets de Guilloux, de nombreuses lettres. Il y est question de la publication du Pain des rêves en 1941-1942, d’abord dans la revue puis aux éditions de La NRF. L’action de Guéhenno (qui rencontre, un peu avant le 22 juin 1941, Guilloux à Saint-Brieuc), celle de Paulhan, sont évoquées. Figure en annexe une lettre de Drieu à Guilloux de novembre 1942, dans laquelle il est fait allusion à une « somme importante en signe de… considération » que voudrait faire parvenir l’Institut allemand à Divine Saint-Pol Roux. ◆ Benoît Le Roux, « Guéhenno, Guilloux, Petit et les autres à l’heure des choix (1932-1942) », Colloque universitaire international Romain Rolland Henri Petit Louis Guilloux, 17 juin 2011, Actes imprimés en collaboration entre les Amis de Romain Rolland et les Amis de Henri Petit, 2012, pp. 167-181. 130


L’ami Guilloux et Henri Petit « Dès février 1929, signale Pierre Yves Kerloc’h, Louis Guilloux sollicite Jean Guéhenno [pour soutenir la publication de Descartes et Pascal] » chez Rieder. ◆ P. Y. Kerloc’h, « Des lecteurs attentifs – Guilloux et Petit », Colloque universitaire international Romain Rolland Henri Petit Louis Guilloux, ibid. pp. 182-200.

La revue Europe Politique et économie : les transformations du champ littéraire Marie-Cécile Bouju a dédié à Nicole Racine une passionnante étude d’Europe dans les années 20 et 30. « C’est finalement moins la fonction de la revue dans le champ littéraire que le champ littéraire lui-même qui est modifié pendant les années 1930. Sous l’effet conjugué de la fin de l’expansion du marché du livre et de la crise économique, les éditeurs semblent se détourner de la revue comme ‘laboratoire’ de la création intellectuelle au profit de l’hebdomadaire, relais publicitaire et acteur politique. Les intellectuels eux-mêmes – y compris Jean Guéhenno1 avec Vendredi ! – semblent y trouver leur compte. », conclut-elle. ◆ M.-C. Bouju, « Les revues dans l’entre-deux-guerres, une histoire intellectuelle et économique : le cas de la revue Europe », Dossier Intellectuels et hommes de revue (1900-1940), Cahiers Jean-Richard Bloch (désignés plus loin par l’abréviation CJRB), n° 20, 2014, pp. 19-36. Littérature hongroise en exil Éva Vámos évoque à plusieurs reprises Guéhenno à propos de l’accueil de la littérature hongroise et de ses représentants en France entre les deux guerres : « Des écrivains et universitaires hongrois persécutés et émigrés étaient accueillis et aidés par Romain Rolland, Jean Guéhenno et Jean-Richard Bloch. » József Méliusz, ancien rédacteur en chef de la revue Korunk, rappelle dans ses mémoires sa rencontre avec JG à la rédaction de la revue Europe, « soulignant l’esprit de solidarité qui s’instaura dès le début ». Des essais d’Ervin Sinkó sont également publiés simultanément dans Europe et dans Korunk. Europe publie aussi 1. … qui n’était pas professeur de philosophie, contrairement à ce qui est dit p. 27

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le « Journal de prison » d’Otto Korvin en nov. 1933, après avoir consacré des articles à Sándot Kémeri (sept. 1929) et à Ludwig Hatvany. ◆ E. Vámos, « Les chemins de Don Quichotte. Échanges intellectuels entre la revue Europe et l’Europe centrale », Dossier Intellectuels et hommes de revue (1900-1940), CJRB, n° 20, 2014, pp. 121-136. Canguilhem C’est sans doute Jean-Richard Bloch ou Guéhenno qui introduisit Georges Canguilhem à Europe, rappelle Isabelle Gouarné dans son compte rendu des Écrits philosophiques et politiques, 1926-1939, Œuvres complètes, tome I, Vrin, 2011. ◆ CJRB, n° 20, 2014, pp. 175-176.

Compagnons de route Les Cahiers de Brèves consacrent un dossier à l’épouse de Rolland, Maria Koudacheva, et à ses relations avec l’URSS, que l’ouverture des archives soviétiques permet de mieux comprendre. Sophie Cœuré explique que Rolland « trouve son intérêt dans ce que lui offre l’Union soviétique. Il n’abandonne que très tard son espoir d’influer sur les décisions prises en URSS, et, par là, sur le destin de l’humanité. Il se prend au jeu de l’intermédiaire privilégié, recommandant Jean Guéhenno à Gorki en 1932 comme un possible ‘fidèle lieutenant’ (…) ». ◆ S. Cœuré, « Romain Rolland, la Russie et le communisme. L’apport des archives soviétiques », CB, n°34, décembre 2014, pp. 24-31.

Expulsion d’un mineur polonais en 1934 Thomas Olszanski, mineur militant syndicaliste et communiste, chargé de la propagande chez les travailleurs immigrés polonais, est expulsé de France le 17 octobre 1934, malgré une demande de réintégration dans la nationalité française, signée d’André Malraux, Paul Signac, Jean Guéhenno, Élie Faure, René Crevel, Bernard Lecache et Paul Nizan. Naturalisé en 1922, il a été déchu de sa nationalité pour « actes contraires à la sûreté intérieure et extérieure de l’État français ». ◆ Patrick Weil, Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Grasset, 2002, p. 263 et note 80, p. 341. 132


Eddy du Perron Kees Snoek, professeur de littérature et civilisation néerlandaises à Paris IV, nous écrit : « Apparemment Eddy du Perron, dont j’ai écrit la biographie (et à qui est consacré un site web : http:/www.eduperron. nl qui vient d’être lancé, hier) n’a eu que des conversations avec Jean Guéhenno. Leur première rencontre a eu lieu le 2 mars 1934. Après, Du Perron a écrit une critique laudative sur le Journal d’un homme de 40 ans, qu’il a publiée dans la revue Forum. D’autres critiques sur ce livre ont été écrites par Menno ter Braak et Jacques Gans. En mars 1935, Guéhenno a donné des conférences aux Pays-Bas, à Amsterdam, Hilversum, Bussum et Utrecht. Il a rencontré Ter Braak à La Haye, le 5 mars 1935. Du Perron l’a trouvé très sympathique, et homme de gauche « sans stupidités » (c’est-à-dire sans être communisant). »

À droite toute… contre le Journal d’un homme de 40 ans Henri de Saint-Blanquat, membre de notre association, nous a fait parvenir un article très critique sur cette œuvre majeure de Guéhenno. Thierry Maulnier, cinq ans en 1914, y reproche à JG de s’être enfermé dans ses souvenirs d’usine, de l’École normale et de la Grande Guerre, au mépris de toute ambition intellectuelle : « C’est volontairement qu’il entend substituer à l’exercice d’une pensée assez libre pour résister aux passions et aux préventions personnelles (…) une philosophie fondée sur des souvenirs d’usine, comme d’autres fondent la leur, sans doute, sur une déception amoureuse ou sur une maladie d’estomac. » ◆ T. Maulnier, « Le Bilan de M. Jean Guehenno », La Revue universelle, tome LX, n° 19, 1er janvier 1935, pp. 116-120.

L’affaire Europe L’échec de Guéhenno à Europe a été provoqué en partie « sans qu’il s’en doute le moins du monde, par le ralliement de Rolland, dès 1927, à la politique soviétique. Jean Guéhenno n’a pas tout de suite compris comment il avait été poussé à la démission au début de 1936. Il a même cru un moment à un complot catholique ; mais quand, à la faveur d’un remaniement des finances de la revue, il voit entrer au Comité de rédaction derrière Jean Cassou, rédacteur en chef, Aragon, Jean-Richard Bloch, Luc Durtain, Georges Friedmann, sans que Romain Rolland lève le petit doigt, il est désabusé. Si on lit attentivement la correspondance Rolland-Guéhenno, on peut voir que déjà en 1932, puis en 1934, Rolland 133


avait tenté d’introduire Aragon ; Guéhenno s’était abrité derrière divers prétextes pour retarder cette intrusion ». ◆ Benoît Le Roux, « Guéhenno, Guilloux, Petit et les autres à l’heure des choix (1932-1942) », Colloque universitaire international Romain Rolland Henri Petit Louis Guilloux, 17 juin 2011, pp. 167-181.

Armand Robin Plusieurs lettres à Jean Guéhenno, entre 1933 et 1940, ont été publiées par Georges Monti pour le 20e anniversaire de la mort d’Armand Robin. Extrait de la lettre du 11 mai 1936 : « Et vous-même, Guéhenno, vous vous sentez isolé parmi vos contemporains ; vous ne l’êtes que parmi quelques-uns d’entre eux, que parmi cette quarantaine d’esprits qui disposent de la destinée spirituelle de leur époque ; mais il y a les milliers d’autres et là je vous assure que vous êtes bien loin d’être seul. » ◆ A. Robin, « Lettres à Jean Guéhenno », Plein Chant, 2, Bassac, mai-juin 1981, pp. 29-46.

L’Italie que nous aimons, une préface de 1939 « (…) J’aime votre pays [l’Italie] comme on aime le soleil. (…) En 1920, en 1921, au lendemain de la guerre, c’est chez vous que j’ai voulu aller pour rapprendre le délice que c’est de vivre, sentir dans toute sa force la beauté de la paix. (…). [À Florence, je] rencontrai les premiers Allemands que j’eusse vus depuis la guerre. (…) C’était dans la chapelle de San Lorenzo (…). Nous nous retrouvions dans un de ces lieux de l’Europe où semble offerte aux Européens l’une des plus grandes images de leur vie qu’ils aient été capables de concevoir. (…) Nous nous sommes regardés comme des amis, réconciliés par quelque chose qu’ensemble nous sentions plus haut que nous-mêmes et que votre pays nous offrait. (…) Vous dites généreusement dans votre essai ce que l’Italie vous paraît devoir à la France. Mais que la France ne doit-elle à l’Italie ? [En Europe] chacun a enseigné l’autre. Et pour imparfaite que soit cette conscience [européenne] (…), toute politique est monstrueuse qui ne se propose pas d’abord de l’entretenir et de la sauver. » ◆ Guéhenno a écrit cette préface au livre d’Alfonso Errera, France-Italie (L’Italie et ma sœur : la France), publié à Tunis en 1939 (imprimerie Hababou), au moment d’une grave tension entre la France et l’Italie de Mussolini. 134


Guéhenno aussi français que Drieu… Le grand historien américain, Robert Paxton, spécialiste de la France de Vichy, a consacré un bel article au dernier livre de Frederick Brown, The Embrace of Unreason: France, 1914–1940. Au passage, il y rappelle la fascination longtemps exercée par Barrès sur les élites françaises de droite et de gauche, citant le passage où Guéhenno l’évoque une nouvelle fois dans son Journal des années noires, comme ce vieil ennemi qu’il retrouve toujours avec plaisir. Surtout, Paxton s’élève contre la vision « décliniste » de la France, si fréquente chez les historiens américains. Il appelle Brown à des nuances, que rendraient possibles des comparaisons plus précises avec la vie intellectuelle d’autres pays au même moment ou d’autres périodes de notre histoire : l’irrationnel n’était pas un monopole français des années 1920-1940. Surtout, Paxton, sans refuser le droit à Brown d’étudier les personnalités qui l’intéressent parce qu’elles lui paraissent utiles à sa démonstration, signale les Guéhenno, Mauriac, Bernanos et bien sûr de Gaulle comme des intellectuels français aussi représentatifs qu’un Maurras, un Drieu la Rochelle ou un Breton. Le désastre de l’entre-deux-guerres, conclut-il, représente une anomalie, qui tranche avec la prospérité de la France d’avant 14, son endurance presque suicidaire pendant la Grande Guerre et son extraordinaire résurrection d’après 1945, quand elle est devenue la sixième puissance économique avec 1% de la population mondiale. ◆ ‘When France Went Dreadfully Wrong’ [on The Embrace of Unreason: France, 1914–1940, The New York Review of Books], 14 août 2014.

Rolland sous l’Occupation R. Drouin présente les extraits de lettres de Rolland à sa sœur, Madeleine, entre 1940 et 1943. Elles le confirment dans la conviction que Rolland « est resté toujours fidèle aux valeurs de liberté et de démocratie ». ◆ Roger Drouin, « Romain Rolland et Vichy. Correspondance avec sa sœur », CB, n°21, juin 2008, pp. 24-25. La publication du Journal de Vézelay a pu plonger dans la consternation certains fidèles de Rolland, réjouir ceux qui ne lui ont jamais pardonné son pacifisme. Le grand spécialiste de Rolland, Bernard Duchatelet, revient sur ce document de première importance, sur une vie « en partie gâchée », avec chagrin, pitié, lucidité, respect. 135


◆ B. Duchatelet, «À propos du Journal de Vézelay », CB, n°34, décembre 2014, pp. 50-57.

Résistance et homophobie Paul Yonnet, à la fin de son étude sur Mauriac sous l’Occupation, évoque le « discours homophobe » de la Résistance et appuie cette remarque sur une citation du Journal des années noires. Voir le compte rendu du Ramon de Dominique Fernandez par G. Sat dans notre Cahier n°3 et la brève du Cahier n°4, « Homosexualité et Occupation ». ◆ P. Yonnet, « Un écrivain sous l’Occupation », Commentaire, n° 151, automne 2015, pp. 589-598/pp. 591-592, note 9.

Fusillés sous l’Occupation Claude Pennetier a présenté, le 7 mai 2015, l’ouvrage qu’il a dirigé sur les « biographies des personnes fusillées par condamnation par les autorités allemandes pendant l’Occupation (1940-1944) » à l’Hôtel de Ville de Paris. La manifestation, placée sous le haut patronage de la Présidence de la République, s’inscrivait dans la « Journée d’hommage aux fusillés de la Seconde Guerre Mondiale » Une tournée de présentation du livre a suivi, à l’invitation de nombreuses institutions régionales et librairies. ◆ Dir. C. Pennetier, J.-P. Besse, D. Lenevey et T. Pouty, Les Fusillés (1940-1944), Les Éditions de l’Atelier, 2015 (1952 pages, 200 photos, 30 €). www.editionsatelier.com

Max Jacob Correspondance Les très beaux Cahiers Max Jacob, ont publié récemment plusieurs textes qui nous ont semblé importants : de Patrick Dubuis, « Expressions de l’homosexualité dans la correspondance de Max Jacob », pp. 101-115 ; de Patricia Sustrac, « Lettres d’amour et d’amitié, Max Jacob et la passion d’aimer », pp. 117-138 ; de Bernard Baillaud, « Jean Paulhan, Max Jacob, Gaston Gallimard : du lecteur à l’éditeur. Une cédule », pp. 183-196 ; enfin, de Géraldi Leroy, « Max Jacob sous l’Occupation dans sa correspondance », pp. 139-154, dans lequel l’auteur montre l’impasse du poète : « Il ne récusait pas fondamentalement l’inspiration de la Révolution nationale », attribuant à l’Allemagne la responsabilité de toutes les persécutions, et « ne se reconnaissait 136


pas dans les objectifs de la Résistance, [impliquant] le retour à un régime démocratique et parlementaire qu’il réprouvait ». Dès lors, il intériorise progressivement sa mort prochaine, qu’il juge « conforme à l’ordre divin ». ◆ Max Jacob épistolier : la correspondance à l’œuvre, Actes du colloque international 26 et 27 novembre 2010, dir. A. Rodriguez et P. Sustrac, Les Cahiers Max Jacob, Bray-en-Val, 4e trimestre 2013. Le dernier rôle de Brialy À l’occasion de l’exposition « Max Jacob – L’art et la guerre », au musée des Beaux-arts d’Orléans (printemps 2014) Patricia Sustrac a présenté et commenté le film de Gabriel Aghion, Monsieur Max (2007). ◆ « Max Jacob – L’art et la guerre », journal de l’exposition, Musée des Beaux-arts d’Orléans, 2014 ; « Max Jacob : le film ! », lettres et mots, bulletin semestriel gratuit, septembre 2007 (prés. du film par P. Sustrac, qui fait la part des faits connus et des libertés que s’est autorisées le (talentueux) scénariste, dossier technique).

Jean-Richard Bloch Jean-Richard Bloch, la vie à vif, film de Marie Christiani, peut être acheté 25 € (frais de port compris pour la France) sur le site http:// www.anekdotafilm.fr/ ◆ Compte rendu de P. Niogret et entretien avec S. Jedynak, CJRB, n° 20, 2014, pp. 183-189.

Le culte très politique de Romain Rolland après la Libération Nicole Racine avait prononcé en 1994 une belle communication sur les projets de panthéonisation de Romain Rolland, dont Aragon « avait voulu faire, pour le plus grand bénéfice du Parti communiste, un symbole de la résistance antifasciste ». Elle aborde avec beaucoup de justesse et de nuances la polémique suscitée alors par Jean Paulhan sur le patriotisme de Rolland. ◆ N. Racine, « Romain Rolland au Panthéon !», CB, n°29, juin 2012, pp. 45-49. Le texte est précédé d’un hommage de la professeure Antoinette Blum à Nicole Racine 137


Changer la vie, d’abord une protestation contre l’avilissement « (…) Comment Changer la vie atteint-il en nous une fibre secrète ? Par sa vérité. L’auteur se veut totalement, simple absolument nu, dégagé même de ses préjugés. L’émotion naît de l’évocation des faits : « Mon père mit six ans à mourir. Ma mère avait gardé l’espoir des roses et n’avait pas vendu le jardin… Selon les règlements municipaux, un propriétaire ne pouvait être soigné gratuitement à l’hôpital : on fit une fausse vente à l’une de mes tantes. Je guidai la main tremblante de mon père sur le papier et cet homme qui, de sa vie, n’avait jamais menti, pour pouvoir mourir à l’hôpital, fit un faux. L’espoir des roses fut sauvé. » (…) Or, Guéhenno va bien au-delà de ces faciles considérations « sociales ». Il creuse plus profond. Il analyse cette extraordinaire humilité des pauvres d’avant 1914, qui a aujourd’hui presque totalement disparu. Il se demande si, avec l’humilité (qu’il ne faut pas confondre avec l’horrible humiliation, imposée de l’extérieur par les puissants d’autrefois ou les gouvernants « populaires » d’aujourd’hui), quelque chose d’essentiel n’a pas été perdu. Comment ne pas constater ici que Jean Guéhenno a subi, beaucoup plus qu’il ne l’imagine lui-même l’empreinte de son éducation chrétienne ? Il s’en est aperçu et a noté : « Je ne serai jusqu’au bout, et quelles que soient mes vantardises, qu’une bête pieuse. » La grève de 1906, dont l’origine fut la réclamation par les cordonniers de Fougères d’un centime-or (environ trois francs anciens) pour le montage de certaines chaussures, ne s’explique pas vraiment par le matérialisme historique. Quand nous lisons le récit de Guéhenno poursuivi par sa mère, qui veut le battre et crie des invectives parce qu’il a dépensé 4 fr. 50 pour acheter un médicament, nous sommes tentés de croire que l’argent seul était la cause des revendications sociales d’alors. En fait, il s’agissait d’une protestation contre l’avilissement. Les discussions entre le père de Guéhenno, qui gardait au cœur l’idéalisme du siècle dernier, et sa mère, pour qui toutes ces agitations étaient illusoires, l’injustice restant la loi mystérieuse de l’existence en commun, sont symboliques : la misère c’est beaucoup plus que la misère matérielle. (…) » ◆ Extraits de Jean José Marchand, « L’Expérience humaine : Jean Guéhenno, Changer la vie, mon enfance et ma jeunesse (Grasset) », Le 138


Courrier de la Nouvelle République, 15 avril 1961, repris dans Écrits critiques 1941-2011, III, 1958-1982, éd. par Guillaume Louet, Éditions du Félin & Claire Paulhan, 2012.

Dans les livres d’aujourd’hui De Frans Masereel (1889-1972), auteur de l’illustration figurant sur l’édition en allemand du Journal d’un homme de 40 ans, l’on vient de rééditer les vingt-cinq gravures de La Passion d’un homme, « bible des pauvres » inspirée par la répression d’une grève pacifiste. ◆ Pagine d’Arte, Tesserete (Suisse), 2014, 64 p., 24 € ; voir aussi A. Burlaud, « La colère des pauvres », Le Monde diplomatique, mai 2015. En épigraphe à son dernier livre, Antoine Audouard, a mis cette phrase de Guéhenno : « Ce que j’ai été ne me suffit pas, ne peut me suffire, et même, à mesure que je vieillis, me contente de moins en moins. Nous ne pensons trop souvent qu’à ce que nous avons manqué, raté. Nous ne faisons pas la part assez grande à ce que furent nos rêves. Ce sont eux cependant, bien plus que nos actes, qui nous accordent avec le temps et le monde. Notre vraie vie est à leurs couleurs. » ◆ Changer la vie, Grasset, 1961, pp. 18-19. Le roman de Sophie Divry, La Condition pavillonnaire, s’ouvre sur cette citation de Guéhenno : « Le problème de la liberté intérieure intéresse tout le troupeau. Tout le troupeau sera libre ou pas une bête ne le sera. » ◆ Noir sur blanc, Notabilia, 2014. Ève Rabaté, dans sa thèse sur l’histoire de Commerce, précise les circonstances de la publication de « Colline » de Giono dans la revue, par l’intermédiaire de Jean Paulhan (été 1928). Guéhenno a d’abord opposé un avis défavorable à Naissance de l’Odyssée, proposé à Grasset, mais a demandé à lire d’autres textes de Giono. Découvrant « Colline », il le transmet avec enthousiasme à Paulhan, qui publiera aussi « Champs » dans La NRF d’août 1928. C’est le début d’une longue (et orageuse) amitié entre Guéhenno et Giono. ◆ È. Rabaté, La Revue Commerce. L’esprit « classique moderne » (19241932), Classiques Garnier, 2012, pp. 250-252. 139


Guéhenno méprisant ou méprise sur le texte de Guéhenno ? Dans cet essai, le regretté Bernard Maris nous livre les portraits de deux hommes bouleversés et transformés par la Grande Guerre. Il écrit son livre sur le bureau de Genevoix, père de Sylvie dont il fut l’époux, dans la maison des Vernelles à proximité de la Loire. Maris écrit à propos de Genevoix : « Jamais il n’a imaginé non plus qu’ “une rosée de sang” rafraîchirait son visage au combat. Coquelicots, pâquerettes, papillons froufroutants au-dessus du soldat joyeux mourant le sourire aux lèvres dans des champs de blé mûr, il n’y croit pas une seconde. Mais s’il se méfie du “ champ d’honneur ”, il ne dira jamais ce que dit son grand ami Jean Guéhenno, normalien comme lui, dans [La] Jeunesse morte : “ mourir au champ de betteraves ”. Tous ces cadavres ne méritent pas de mépris. » Un lecteur averti peut s’étonner du « mépris » attribué à l’auteur du Journal d’un homme de 40 ans et de La Mort des autres. Guéhenno avait écrit : « La mort au champ d’honneur, la plus triste de toutes. La plupart en réalité ne meurent que dans un champ de betteraves. » (La Jeunesse morte, Claire Paulhan, 2008, p. 228). ◆ Bernard Maris, L’Homme dans la guerre, Maurice Genevoix face à Ernst Jünger, Grasset, 2013.

Fonds Guéhenno à la BnF : un enrichissement récent En juin 2014, trois documents originaux ont été remis à Mme Catherine Faivre d’Arcier, conservateur de la Bibliothèque nationale de France, chargée du Fonds Guéhenno, par la société des lecteurs de Guéhenno, grâce à Jean-Marie Guéhenno et au docteur Sophie Grandjouan : une lettre manuscrite d’Henry Poulaille, à propos d’un texte du docteur Drouin (5 novembre 1927), le manuscrit de la lettre de Guéhenno à Jean Paulhan sur le désarmement et la SDN (La NRF, mai 1932), des notes en anglais destinées à une intervention de Guéhenno à l’International Literary Seminar on Rabindranath Ragore (New Delhi, November 1961).

Recherches en cours sur Guéhenno : un message de Guy Sat, qui travaille la correspondance avec Daniel Halévy (2015) « D’une semaine passée à la BnF à travailler sur le fonds Halévy à la recherche des lettres adressées à Daniel Halévy par Jean Guéhenno, je reviens content. Content d’avoir précisé mes idées sur le chantier 140


auquel je me suis attaqué – et atterré par la masse de travail qu’il représente. J’ai pris en main deux des dossiers les plus prometteurs ; dans l’un d’eux, une chemise contient plus de 160 lettres ; j’en ai transcrit 125, ainsi que quelques lettres de Marianne Halévy. Si l’on s’en tient à ce seul dossier, on ne peut que constater le déséquilibre flagrant entre le nombre de lettres de Daniel Halévy dont dispose le fonds Guéhenno (224) et le nombre de lettres de Guéhenno présentes dans cette chemise du fonds Halévy : un écart d’environ 80 lettres, ce qui est beaucoup et peut laisser craindre d’irrémédiables pertes. Mais tout espoir n’est pas perdu d’en retrouver au moins une partie dans les nombreuses chemises constituées par Jean-Pierre Halévy, qui semble avoir voulu rassembler les éléments d’un dossier qu’il voulait complet, c’est-à-dire en y adjoignant des documents annexes qui seront évidemment à prendre en compte, ainsi que les lettres échangées par Jean Guéhenno et Marianne Halévy, intéressantes par la dimension féminine, chaleureuse et protectrice qu’elles introduisent dans le corpus, mais aussi en ce que Mme Halévy paraît parfois, pour ce que j’ai pu entrevoir, prendre le relais de son mari dans le dialogue avec Jean Guéhenno. Un énorme travail reste à accomplir, donc, même en se limitant pour l’instant au dépouillement du seul fonds Halévy qui est extrêmement prolixe, et dans lequel ce qui touche Guéhenno est éparpillé dans différents dossiers, dont tous ne signalent pas nécessairement la présence de documents intéressant cette correspondance. Mais je sais pouvoir compter sur la gentillesse et la compétence de Mme Mette, conservatrice de ce fonds à la BnF. Quant aux lettres que j’ai transcrites, je ne résiste pas au plaisir pervers de vous mettre l’eau à la bouche : elles sont évidemment intéressantes pour tout ce qui touche au travail éditorial qui a lié les deux hommes pendant plusieurs années. Les informations pullulent sur la création de la collection « Les Écrits » et sur les tractations pour la meubler ; mais aussi sur l’élaboration du Michelet de Guéhenno, et, plus sobrement, sur les travaux personnels de Daniel Halévy. Ils échangent des jugements sur les jeunes écrivains du temps – et sur des moins jeunes – et ces jugements peuvent être, à l’occasion, assez critiques. Et puis il y a le quotidien, et les événements, heureux ou tragiques, de leurs vies personnelles. Il me va falloir donc prévoir de nombreux autres séjours parisiens pour mener à bien ce travail. » 141


Traduction en anglais du Journal des années noires par David Ball : un excellent accueil critique aux États-Unis La French-American Foundation France et la Florence Gould Foundation ont honoré David Ball de leur Prix de traduction 2014 dans la section « documents ». ◆ http://www.frenchamerican.org/finalists En dehors de cette haute récompense, son travail a été salué dans de nombreux journaux américains. Voici une liste incomplète des hommages qui lui ont été rendus. Jessica L. Radin, doctorante et enseignante à Toronto, souligne, comme d’ailleurs tous les autres auteurs de comptes rendus, la très belle présentation du livre et la qualité du travail de traduction, présentation, annotation, réalisé par David Ball. Elle conclut son analyse attentive du livre en estimant qu’il passionnera les amateurs de journaux intimes comme les étudiants d’histoire ou de littérature françaises. Au-delà, le Journal lui apparaît porteur d’une leçon d’éthique universelle, surtout à un époque où il est devenu si facile (trop facile ?) d’écrire et de communiquer au monde entier ce que l’on ressent : face à certaines tragédies, seul le silence est possible. Et parfois, rarement, le silence peut hurler plus fort que les mots. ◆ http://www.criticsatlarge.ca/2014/11/jean-guehenno-nazi-paris-france.html Le New York Times a demandé à Alice Kaplan, professeure de français à l’université de Yale, de rendre compte de la traduction de D. Ball. Elle lui rend un bel hommage, repris dans The Scotsman et sur plusieurs sites écossais, pour avoir réussi à transmettre au lecteur anglophone l’émotion qu’inspire le texte de Guéhenno. A. Kaplan se demande pourquoi il a fallu attendre si longtemps pour rendre accessible en anglais un livre aussi important ; serait-ce que l’actuelle atmosphère politique des États-Unis rend Guéhenno plus audible que dans le passé ? L’on peut s’interroger aussi sur l’absence apparente de réaction des médias anglais à cette publication… Faut-il s’étonner que le Times de M. Murdoch lui ait consacré quelques lignes fielleuses ? ◆ Shedding Light on Nazi-Occupied Paris, David Ball’s Translation of ‘Diary of the Dark Years’, June 25, 2014, http://www.nytimes.com/ 2014/06/26/books/david-balls-translation-of-diary-of-the-dark-years. html?ref=books&_r=0 142


Tobias Grey, critique américain qui réside à Paris, se pose la même question dans le Wall Street Journal et souligne ce que plusieurs écrivains, dont Caroline Moorehead (A Train in Winter), Alan Riding (And the Show Went on), doivent à la mine d’informations que représente le Journal des années noires. ◆ Book Review: ‘Diary of the Dark Years, 1940-1944’ by Jean Guéhenno. In Occupied Paris, Gide, Valéry and Montherlant collaborated. Jean Guéhenno refused. The Wall Street Journal, July 14, 2014, http://www.wsj. com/articles/book-review-diary-of-the-dark-years-1940-1944-by-jeanguehenno-1405104199 Peu après, le même journal a présenté le Journal des années noires parmi les cinq meilleurs livres jamais écrits sur l’Occupation en France. L’on s’en réjouira, tout en regrettant que l’auteur du classement, R. Rosbottom, n’ait pas lu Guéhenno... Il lui attribue une haine des Allemands, contre laquelle Guéhenno, même dans les pires moments, a toujours voulu se prémunir et prémunir son pays. Le refus de tout contact avec l’occupant, y compris de tout échange de regards, est une autre affaire, comme le montre D. Ball, en expliquant le sens exact de 143


l’expression allemande appliquée à Paris, « die Stadt ohne Blick », « la ville sans regard » (et non « sans visage » !). ◆ “Five Best Series”, The Wall Street Journal, August 8, 2014 La professeure Lynne Taylor, de l’université de Waterloo, a rendu compte du livre en quatre pages denses. Pour elle, l’intérêt du texte naît de la confrontation permanente, de la tension entre ce que Guéhenno voyait, rêvait plutôt, comme « la vraie France », et celle dans laquelle il s’est trouvé forcé de vivre. Comment réconcilier les deux, sortir de ce déchirement (non propre à cette époque, mais que les événements rendaient insupportable) ? ◆ H-France Review , Vol. 15 (February 2015), No. 19, Society for French Historical Studies,http://www.h-france.net/vol15reviews/vol15no19taylor.pdf, David A. Bell, professeur d’histoire à Princeton, étudiant dans The New Republic le Journal…, consacre une belle analyse aux usages de la haute culture. Elle ne transforme pas nécessairement les gens en héros ni en démocrates. Mais dans le cas de Guéhenno, sa lecture engagée de Montaigne, de Pascal, et surtout de Rousseau, accordée à une expérience personnelle assumée puis revendiquée comme obligeant à des choix de vie, lui a montré sans ambigüité la voie de la résistance. ◆ ‘This Extraordinary Diary Reminds Us Why Books Matter’, The New Republic, September 26, 2014, http://www.newrepublic.com/article/119591/ diary-dark-years-review-reminds-us-why-books-matter Enfin, et c’est un « enfin » provisoire, Bill Daley, rend compte avec perspicacité et émotion du Journal de Guéhenno dans The Chicago Tribune, l’un des grands quotidiens de la 3e ville des États-Unis. Il souligne la remarque de D. Ball dans sa préface : le grand style adopté par Guéhenno est en lui-même un acte de résistance à l’oppression, de dénonciation de la rhétorique vulgaire et démagogique pratiquée par Vichy et l’occupant, la déformation des esprits passant par la déformation de la langue. ◆ ‘Patriotic writer’s diary evokes dark era in F,rench history’ The Chicago Tribune, August, 24, 2014, http://www.chicagotribune.com/search/dispatcher. front?Query=gu%C3%A9henno&target=all&spell=on&btnSubmit=search

Jean Prévost Aujourd’hui Jean Prévost reproduit un article de Guéhenno, paru dans Carrefour, en septembre 1944, « Jean Prévost est mort à la 144


guerre ». J. G. y évoque sa première rencontre avec Prévost, avant de rendre hommage au résistant tombé dans les combats du Vercors. « Il haïssait la guerre comme nous tous, mais il éprouva comme nous tous que la servitude était pire. » ◆ Aujourd’hui Jean Prévost, Spécial 70e anniversaire, n° 15, juin 2014, pp. 39-42, www.jeanprevost.org

Guéhenno sur scène D’une guerre l’autre Paroles de Français dans la tourmente, spectacle de Philippe Penguy et Agnès Valentin (Compagnie Cyclone), conçu pour les « Nocturnes du Musée de l’Armée », à l’Hôtel National des Invalides, donne plusieurs fois la parole au Guéhenno du Journal des années noires.

Photo Stefania Iemmi

◆ http://www.compagnie-cyclone.com/ et, pour la bande annonce du spectacle, https://www.youtube.com/watch?v=zQVOsEkI7iU

Romain Rolland L’Association Romain Rolland a publié un cahier de très grande qualité, qui intéressera les lecteurs de Guéhenno. Signalons une belle étude sur la correspondance Romain Rolland et Stefan Zweig entre 1910 et 1919, où il est question entre autres, de leurs divergences sur la désobéissance civile, un article sur la correspondance avec Frans Masereel entre 1917 et 1944, le texte d’une conférence de Jean Lacoste à Lausanne, « Non, nous n’étions pas blasés », le compte rendu d’un ouvrage collectif, Misères de l’héroïsme, Peter Lang, Francfort, 2014, dans lequel figure un article de notre 145


ami Philippe Niogret, sur « Jean Guéhenno et la guerre de 14-18. De l’exaltation patriotique des premiers jours au pacifisme de l’entre-deux-guerres ». ◆ Cahiers de Brèves, n° 33, juillet 2014

Exposition Guéhenno à Fougères, été 2014 : de nouveaux lecteurs… La librairie Mary, qui soutient les efforts de notre association, a vendu pendant les trois mois de l’exposition : – 6 exemplaires de La Jeunesse morte; – une trentaine de Changer la vie (Cahiers Rouges, Grasset); – une quinzaine de Journal des années noires (Folio Gallimard).

Les brumes épaisses de la paix… J.-M. Guéhenno vient de publier aux États-Unis ses souvenirs et réflexions sur les années qu’il a passées comme Secrétaire général adjoint aux opérations de maintien de la paix de l’ONU. Au seuil de ce livre important, dont on espère qu’il livrera au public français une autre version, il rend hommage à ses parents et fait allusion à la façon dont les deux guerres mondiales avaient façonné leur vision du monde. Méfiant à l’égard de tous les systèmes de pensée comme de la théorie politique brillante et désincarnée, il évoque également la formation classique qu’il a reçue : « Ce qui m’a aidé, et que je n’aurais trouvé dans aucune note de synthèse bureaucratique, si brillante fût-elle, c’est le cadre philosophique et moral que mes études classiques m’avaient donné. Autant que l’expérience historique de mes parents et les questions qu’elle soulevait. » ◆ Jean-Marie Guéhenno, The Fog of Peace, A Memoir of International Peacekeeping in the 21st Century, Washington, Brookings Institution Press, 2015, ISBN 978-0-8157-2630-2, p. XVII.

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LES AMIS DE JEAN GUÉHENNO (Loi du 1er juillet 1901) Siège social : 17 rue de La Rouërie 35300 FOUGERES Préserver, entretenir et faire connaître l’œuvre de Jean Guéhenno et notamment de lire et la faire lire. BUREAU Président d’honneur : Jean-Pierre Rioux Président : Jean-Kely Paulhan Vice-Président : Guy Sat Secrétaire : Patrick Bachelier Secrétaire-adjoint : Jean-François Helleux Trésorier : François Roussiau Membres du Conseil d’administration : Claude Delafosse, Bertrand Le Port, Berthilde Trubert. « Le difficile n’est pas de monter, mais en montant de rester soi. » Jules Michelet Le fils d’un cordonnier et d’une piqueuse fougeraise a été élu à l’Académie française en 1962 : Marcel, dit Jean Guéhenno (1890-1978). Le 13 novembre 2004, trente-deux lecteurs se sont regroupés dans une association, « Les Amis de Jean Guéhenno », pour entretenir le souvenir de l’homme et des idées auxquelles il a consacré sa vie (le 100ème adhérent nous a rejoints le 10 février 2010). Ils se sont fixé pour objectif de « faire connaître l’œuvre de Jean Guéhenno » en donnant à entendre cette grande voix, par des lectures publiques, des conférences, des expositions, des rééditions, des promenades littéraires… Pour entrer dans cette œuvre originale, vous pouvez commencer par Journal d’un homme de 40 ans (Grasset, 1934) et Changer la vie (Grasset, 1961 réédité dans « Les Cahiers rouges » Grasset, 1990), dans 147


lesquels il évoque la rupture tragique de la Grande Guerre, sa jeunesse à Fougères et dans son pays natal. Plus de trente ans après sa mort, Jean Guéhenno continue de nous interpeller. Les premiers Cahiers Jean Guéhenno ont été publiés en novembre 2007, en même temps que le livre de Patrick Bachelier et d’Alain- Gabriel Monot, Jean Guéhenno, La Part commune, 2007. Le 11 novembre 2008, les éditions Claire Paulhan ont publié un roman autobiographique de Guéhenno (sur son expérience de la Grande Guerre) resté inédit : La Jeunesse morte. Les 14 et 15 novembre 2008, l’Université de Paris III a organisé un colloque, « Jean Guéhenno, guerres et paix » (Presses Universitaires du Septentrion, 2009). En novembre 2010, sont parus les deuxièmes Cahiers Jean Guéhenno. Le 5 novembre 2011, présentation, au Théâtre Victor-Hugo à Fougères, du spectacle Jean Guéhenno-Louis Guilloux, lecture d’une amitié 1927-1967. En novembre 2012, sont parus les troisièmes Cahiers Jean Guéhenno. Réédition de Changer la vie dans la collection « Les Cahiers Rouges » chez Grasset en 2013. En février 2014, Diary of the Dark Years, 1940-1944, Oxford, University Press, traduction et annotation du Journal des années noires par David Ball. Du 28 juin au 28 septembre 2014, la Ville de Fougères, avec notre collaboration, a mis en place une exposition temporaire au Couvent des Urbanistes ayant pour thème : « Jean Guéhenno ? Un homme d’aujourd’hui. » En juin 2014, sont parus les quatrièmes Cahiers Jean Guéhenno. Les Cahiers Guéhenno seront présents au Salon de la Revue de Paris (automne 2016), comme ils l’ont été en 2015. N’hésitez pas à nous rejoindre et, si vous possédez des documents, manuscrits, témoignages… concernant cet écrivain injustement oublié, à nous en faire part. 148


CONDITIONS D’ADHÉSION EN 2016 Membre individuel : 20 € (ou plus), couples : 35 € (ou plus), membre bienfaiteur : 35 € (ou plus), étudiants ou cas particuliers 10 €. Cotisation à libeller à l’ordre de : Les Amis de Jean Guéhenno, à envoyer (à renouveler en début d’année) à M. François Roussiau, 57, rue Duguay-Trouin 35300 FOUGÈRES PUBLICATIONS DE L’ASSOCIATION Cahier n°1 (épuisé), Cahier n°2 : 10 € + 1 € frais d’envoi, Cahier n°3 : 10€ + 1 € frais d’envoi, Cahier n°4 : 10€ +1€ frais d’envoi. Jean Guéhenno guerres et paix, Jeanyves Guérin, Jean-Kely Paulhan, Jean-Pierre Rioux (éds), Presses Universitaires du Septentrion, 2009. F 111920. ISBN : 978-2-7574-0131-6. ISSN : 1284-5655. 22 € + 2,5 € frais d’envoi.

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Achevé d’imprimer en avril 2016 Composition et impression JOUVE 1, rue du Docteur Sauvé, 53100 Mayenne N° 2356368A


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Jean-Kely Paulhan, Guéhenno quand même ? Guéhenno plus que jamais ! .............. GUÉHENNO • Patrick Bachelier, Jean Blanzat, « Une exigence de perfection » ............................ • Huit lettres de Guéhenno à Jean Blanzat (1942-1970) ............................................. • Alexandre Saintin, Les lettres françaises en voyage : voir et dire l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie ................................................................................................... • Jean-Kely Paulhan, Pacifisme ou défense de la paix ? La gloire de Jaurès selon  Guéhenno .................................................................................................................... • Jean-Kely Paulhan, Engagement, action et trahisons : écrire et échouer avec Guéhenno, David, Nizan .................................................................................... Comptes rendus • Michel Winock, Les Derniers Feux de la belle époque, chronique culturelle d’une avant-guerre, 1913-1914, par E. Brunazzi ....................................................... • Les Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, par J. Thouroude .. • Nicolas Mariot, Tous unis dans la tranchée ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple, par J.-K. Paulhan .......................................... • Klaus Mann, Aujourd’hui et demain, L’esprit européen 1925-1949, par André Morello ....................................................................................................... • Romain Rolland, Journal de Vézelay 1938-1944, par J.-K. Paulhan ....................... • Jérôme Garcin, Le Voyant, Gallimard, par P. Bachelier ........................................... • Jean Giono – Jean Guéhenno, Correspondance 1928-1969, par J.-K. Paulhan ....... • Philippe Sénart (Guy Poulon), par P. Bachelier ....................................................... • André Malraux, Lettres choisies 1920-1976, par F. Roussiau .................................. • Bruno Curatolo (dir.), Dictionnaire des revues littéraires au XXème siècle-Domaine français, par G. Durliat et D. Roy .............................................................................. • Jean José Marchand, Écrits critiques 1941-2011, par G. Durliat ............................. • Annie Ernaux, Retour à Yvetot, par P. Bachelier..................................................... Présences de Guéhenno (brèves) ................................................................................

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Sommaire

Sur ou de Aragon, Antoine Audouard, David Ball (Diary ot the Dark Years), Jean-Richard Bloch, Brialy, Canguilhem, Commerce, compagnie (théâtrale) Cyclone, Sophie Divry, Drieu la Rochelle, Alfonso Errera, Europe, Fougères, Forum (revue néerlandaise), Giono, Graulhet (Tarn), Jean-Marie Guéhenno, Guilbeaux, Guilloux, Daniel Halévy, Max Jacob, Jaurès, Korunk (revue hongroise), Jean José Marchand, Bernard Maris, Thomas Olszanski, Philippe Penguy, Claude Pennetier (Dictionnaire des fusillés sous l’Occupation), Henri Petit, Jean Prévost, Nicole Racine, Armand Robin, Romain Rolland, Madeleine Rolland, Marie Romain Rolland, Saint-Pol Roux, Guy Sat, Agnès Valentin…

ISSN : 1959-7487 ISBN : 978-2-9531027-4-1 PVP : 10 €.

Les Amis de Jean Guéhenno 9 782953 102741


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