Karel Perrussot, Old Players, Gravure taille douce, pointe sèche sur rhénalon format 15 x 20 cm, encre aquawash, Charbonnel noir, papier Hahnemühle 300 gr/ m2 format 21 x 25 cm, 2022. →
É DITO R IAL
HURLER LES FAILLES
Jean Erian Samson & Yara Ligiéro
Jean Erian Samson : Sans aucun doute, nous traversons une période durant laquelle susurrer nos douleurs importe peu. Il nous faut les hurler et ceci avec une rage foudroyante, pour enfin sortir de profondes somnolences toutes les failles vives du monde. « Ce ne sont pas les informations qui manquent. Ce n’est pas le savoir qui nous manque1. », avait conclu le réalisateur haïtien Raoul Peck dans Exterminez toutes ces brutes, une série de quatre épisodes diffusée en 2021 aux États-Unis dans laquelle il décrit l’Occident actuel érigé sur le socle de colonisations, de traites négrières, de génocides et d’exterminations. Que dire de ces violences qui se réitèrent et qui abrasent nos sociétés funambules ? Sous nos pieds, plus profond encore ce creux qui nous attire. Après le pilonnement, les saxifrages germeront et embelliront nos ruines.
Urgences haïtienne et palestinienne. Nombreux sont les peuples assiégés, enclavés par le déferlement incessant des hallebardes des puissances contemporaines ; des caprices hégémoniques qui n’ont pour but précis que d’éteindre tout élan du souffle et d’effacer toutes les parts de lutte et d’humanité qui se manifestent. Comment déjouer cette strangulation ? « Ce ne sont pas les informations qui manquent. » : il nous faut peut-être un peu plus de mouvements.
Yara Ligiéro : Dans A vida é selvagem (« La vie est sauvage » en français) d’Ailton Krenak2, le penseur indigène brésilien fait un commentaire sur la pratique d’éloignement social courante chez les Zo’é, une communauté qui évite tout contact avec la civilisation dominante. Cette pratique-là, encore plus renforcée pendant la pandémie, a assuré qu’aucun Zo’é n’attrapait le coronavirus : « Ils ont
1 Raoul Peck. Exterminate All the Brutes. Documentaire. HBO, 2021, USA.
2 Krenak, Ailton. A vida é selvagem. Cadernos Selvagem. Publication digitale, Dantes Editora, Biosfera, 2020, Brésil.
déclenché leur propre dispositif thérapeutique qui ne les a pas laissés tomber malades3. » Ils savaient exactement quoi faire pour éviter le virus, en affirmant que l’esprit de cette maladie se baladait dans l’air.
Il paraît que, dans le monde d’aujourd’hui, embrasser un mode de vie autarcique comme celui-là s’avère un vrai défi : le droit (pas l’obligation) à l’isolement est devenu pratiquement nul… Même sur une île lointaine, on n’est plus isolé·es, ni physiquement ni virtuellement. Des personnes et des informations traversent nos chemins quotidiennement.
Que pouvons-nous faire d’autre, alors, sinon comprendre et apprendre la « langue de zuzu4 » ? Est-ce la faute de la langue ? En plus de représenter un désir de faire partie d’un tout, elle est un outil de survie. Dans le texte Ma langue de zuzu de Evains Wêche, la dichotomie entre le français et le créole, enracinée dans certaines sphères de la société haïtienne, révèle une angoisse linguistique et identitaire, commune aux pays anciennement colonisés.
Telle une feuille de papier, rudement déchirée en plusieurs morceaux minuscules éparpillés sur le sol, nos cultures ont été (sont toujours) traversées, brisées, reconfigurées selon les volontés des blocs hégémoniques et colonialistes. Au fait, qu’est-ce qui reste après la destruction ? Ces minuscules fragments de vie par-ci, par-là, finissent par recouvrer leurs territoires légitimes, ils déploient leur propre voix à partir de ce qui avait été déchiré et ce qui les avait déchirés… Petit à petit, ces fragments se recréent et, enfin, malgré toutes les forces suprémacistes, ils grandissent. De nouvelles vies, des survies, qui raconteront leurs histoires de souffrance, de luttes, de résistance et qui transmettront, ainsi, leurs propres formes de sagesse et la version authentique de leurs histoires.
JES : Quand la gorge ne supporte plus le cri de l’âme, l’art, la poésie et la rencontre peuvent servir d’exutoire pour une conscientisation collective. Et DO♦KRE♦I♦S, dès sa création, s’est constituée en véritable laboratoire qui dévoile chaque année de nouvelles formes d’expériences créatrice et humaine. Cette présente parution se pare
3 ibid., p. 5
4 Wêche, Evains. « Ma langue de zuzu », Revue DO♦KRE♦I♦S, no 6 Fragments(s)/Mòso (2023) : p. 21-23.
5 Coffi Babalola, Adjaï & Adonon, Achille. « Écorces des Limbes, Recherches Photographiques », Revue DO♦KRE♦I♦S, no 6 Fragments(s)/Mòso (2023) : p. 109-111.
de fragments inédits de créations, de gestes lacunaires, de réflexions, qui se répandent dans la sphère métaphorique d’un langage poétique assumé.
Des formes, des couleurs, des images, des espoirs, des inquiétudes. Des séquelles. Des veines rapiécées dans lesquelles circulent encore sèves vives, des amours qui se réjouissent, en tentant d’ « habiter le monde après le désastre5 » (Adjaï Coffi Babalola). Chaque part de lutte, chaque part d’humanité qui constitue ce collectif, est une expression singulière qui répond à la volonté de dire ou d’inventer une manière inédite d’exister, ensemble. Chaque contribution est un cri placé en écho discontinu percutant d’autres voix, retrouvant d’autres méandres, formant rouages. Ces petites expériences individuelles se retrouvent et/ou se réinventent dans le commun à travers des espaces de partages et de débats – bien au-delà des identités et des diasporas qui parfois s’enlisent dans l’enfermement et le rejet de l’autre.
YL : L’imaginaire se construit même au-dessus des débris… Concrètement, qu’on vive d’un côté de l’océan ou de l’autre, que les dégâts soient récents ou pas, émergents ou entravés, le sol reste toujours fertile pour les artistes. La mémoire de nos racines, racontée de façon douloureuse à travers la grammaire occidentale, transmise parmi nos oralités, nos musiques, nos danses et nos fêtes, se retrouve aussi dans notre art.
Dans la peinture, la représentativité prend enfin sa place ; nous, les femmes, ne sommes plus seulement un sujet de tableau. – Nous ne sommes plus des servantes à côté de « madame6 » … Par ailleurs, ni les femmes blanches, ni nous, les femmes racisées, ne sommes plus de simples objets de désir, des normes de beauté maximale ou des sauvages érotisées7. – Nous sommes des peintresses. Nous nous représentons nous-mêmes, avec tout ce qui compose notre vaste imaginaire. Johanna Mirabel, que j’ai côtoyée aux Beaux-Arts de Paris il y a quelques années, tout comme Claudia Brutus, diplômée de la même école, expérimentent des narrations picturales inachevées. L’aspect d’esquisse chez les artistes met en évidence des histoires qui ne sont pas encore finies, mais qui se passent justement dans
6 Édouard Manet. Olympia, 1863, France.
7 Des tableaux comme D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? ou Les Seins aux fleurs rouges de Paul Gauguin, réalisés entre 1897 et 1899 à Tahiti, démontrent un stéréotype, créé par les artistes européens de l’époque envers les femmes étrangères racisées. Cela consiste en la diffusion d’une image de femme à la fois érotique et bestiale.
le moment présent. Même si des figures du passé (de leur univers familier ou de leurs ancêtres) y apparaissent, la transparence des éléments côte à côte crée un autre espace-temps. Tout se passe au même moment sur le plan du tableau. Leur peinture vit, ainsi que leur rêve.
JES : DO♦KRE♦I♦S est réfractaire à la finitude. Elle appelle en outre à la métamorphose, à la transgression. Je crois qu’il s’agit ici du premier numéro dans lequel la thématique s’impose aussi naturellement sur le présentoir. La couverture affiche une belle interaction graphique assortie à la poétique du/des Mòso : un logo éclaté et ses brisures dispersées sur une œuvre montrant un portrait figé – pour toujours –dans l’impact d’un coup violent laissant deviner une image recomposée, cousue, métamorphosée. À travers cette Fragmentation 1 (titre de l’œuvre), l’artiste guadeloupéen Deiron aborde, d’une manière très sensée, la fragmentation des entités créoles en mettant en exergue « le choc qui amène aux fragments8 ».
La métaphore du miroir cassé illustre parfaitement les intentions de la rédaction de la revue à travers le choix de la thématique Fragment(s)/ Mòso pour ce sixième opus. En effet, en se regardant dans un miroir brisé, en plus d’être en présence du choc brutal à l’origine de cette cassure, nous nous verrons écartelé•es ; certaines parties du corps raturées, déformées, dégradées et d’autres démultipliées. Se voir littéralement morceler par une violence qui s’inscrit d’emblée sur les gènes du trauma. Pour moi, confronter notre reflet dans ce miroir cassé, celui qu’on esquive constamment, et rapiécé par l’artiste, c’est admettre de se voir multiple, tel un pied-de-vent qui s’invite dans le sombre des ouragans dévastateurs.
Cette recomposition de l’image violentée retentit tout au long du défilement des pages dans l’écho du morcellement et de la fragmentation de soi.
YL : Fragments de terres, d’origines, de mémoires… Fragments de chair, de sang et de peau.
« Je rassemble les bouts trouvés, tous les garder, ne doit manquer, inventaire des bouts en quête engluée de toi9 […] » (Laëtitia Tantely
8 D’après la note d’intention de l’artiste.
Deleuze). À l’extérieur et à l’intérieur, des assemblages géographiques, physiques ou impalpables témoignent de nos histoires et de nos batailles renouvelées.
Pendant la traversée, qu’est-ce qu’on a dû laisser derrière nous ? Par ailleurs, qu’est-ce qui reste toujours avec nous et qu’ils ne pourront jamais nous enlever ? Sommes-nous conscient·es de notre complexité, de notre diversalité10 ?
Une fois, quelqu’un m’a dit que, comme les atomes, nous étions indivisibles. Quand on divise des cellules, on y trouve entre autres des molécules, puis en divisant ces dernières, on arrive finalement aux atomes. Les atomes sont tellement minuscules qu’on ne peut pas les fractionner. Cette belle image me soulage car je sais maintenant que, malgré tous les massacres, les groupes opprimés résisteront, créant des sphères de dissidences. Par la force cohésive, ces fragmentsatomes féconderont à l’insu du geôlier et donneront lieu à des nouvelles approches identitaires.
JES : « Fragment(s)/Mòso ». Cette thématique nous invite à formuler un hommage à Sébastien Jean : un artiste haïtien morcelé. Nous revenons sur son œuvre, son parcours, ses rencontres et ses aficionados. « Avant de le rencontrer, ses toiles m’avaient frappé, comme un poing au plexus », nous dévoile Arnaud Delcorte dans une longue lettre au peintre décédé trop tôt. « […] puissant et solaire par ses œuvres, mais pas un soleil de loin, un soleil qu’on aurait contre le visage et qui brûlerait jusqu’au ventre. Un souffle incandescent. » C’est ainsi qu’Arnaud décrit son ami artiste avec qui il a publié deux recueils, dont un chez les Éditions des Vagues en 2013 sous le titre de Quantum Jah
Sébastien Jean détournait les matériaux, brouillait les frontières entre les arts, les procédés les rendant flous ; mêlant les pratiques et poussant le geste de peindre à son paroxysme : la performance. La surface à peindre évoque le sursaut d’un champ de braises, donnant à voir des heurts de couleurs : palettes enfantines, contrastes violents combinant cendres et luminescence. Y jaillissent des créatures informes, reflets d’une somme de curiosité, de sensibilité et de rage enfouies. Les œuvres de Sébastien Jean font écho aux situations et nombreux récits qu’on retrouve dans ce nouveau numéro.
9 Deleuze, Laëtitia Tantely. « Dedans », Revue DO♦KRE♦I♦S, no 6 Fragments(s)/Mòso (2023) : p. 51.
10 Patrick Chamoiseau définit la « diversalité » comme étant la mise en relation harmonieuse des diversités préservées.
Alain Séraphine, Esquisse d’une des traces de ce qui se voudrait être une trame d’écriture qui s’identifierait à la population de La Réunion, 1980
Sébastien Jean, Sans Titre, 2014
« Et que dire des violences, des amours tout aussi généreuses d’illustrations, de brisures et de fontes ; de déchirements, de rapiècements et de genèses ? »
Des fragments épars, dédiés au peintre haïtien Sébastien Jean (1980 - 2020)
Poétique sur le fragment et l’altérité
Tessa Naime
Fragments sur le cosmos
(Un discours de la méthode)
Francois Coadou
Ziskakan, une révolution créole
Pierre-Henri Aho
kre SO MM AI RE
Le morcellement dans Médée, poème enragé : un corps en archipel ?
Julia Wahl
Daffodils, ou le mythe de création danticatien
Derne Darelle Moutoula Niengou
Pleurer Carl Pierrecq 112
Le lent dépeuplement d'Agaléga
Joël Achille 142
Monchoachi : restituer l’envers de la modernité
Jean-Christophe Goddard 183
Hommage à Sébastien Jean
Arnaud Delcorte
Ma langue de zuzu
Evains Wêche
Jane, Jeanne, au choix au lieu de Janus
Laura Lutard
Fanm-Mas
Flore Pavy
Depi lafrik yon kò brize
Jamesley Louisius
Ce jour
Héloïse Thiburce
(Sans titres)
Ilang Ilang
Mari Sizay
Ursin
Mòso Malik Duranty
Pièce détachée
Fritz Stanley Backer
Bwa floté Stéphanie Melyon-Reinette Le supplice de l'agonie
Pou ton tèt koupé
Ann O’aro
Parts éparses Burner Nadia
Dedans Laëtitia Tantely Deleuze
Il ne reste que les pierres pour nous compter
Marie Lafaille
Hugues Erault Léopold Jean Baptiste
The Leftovers
Giorgiana Gace
Durée de vie
Mòso fè la tombé Lo'
Depi lafrik yon kò brize
Jamesley Louisius
Victor Dumiot & Marie-Caroline Locquet
Koleksyon
Perdrose Payano Vendredi
(Sans titres)
Hugo Fontaine
Zardin mon kér
Léana Gaspal
Ode à la défaite
Françoise Sylvos
Cosmopoétique de la frontière
Sara Mychkine
Pour quelques morceaux de béance ! Judith Michel
Essai sur le nu masculin
Linda Mitram
Fragments
Cindy Le Boucher
Mòso souvni
Marie Ange Claude
Zèkli
Lolita Monga
Je n'ai pas encore fait mon deuil Stéphanie Jeanty
Écorces des limbes, recherches photographiques
Adonon Achille
Mouvement Primaire
Jonathan Potana
Mes tissages
Cécilia Kiavué
Mòso fè la Agnès Djafri
La saison des assassins
Ben Ali Saidoune
Fragments de moi
Zoé Besmond de Senneville
Enclaves
Annabelle Salvan
Mon ami Wasly Noris
Depi lafrik yon kò brize
Jamesley Louisius
Mes herbes folles
Anita Zairi
La grammaire est un autre pays
Stève Wilifrid Mounguengui
florilège déposé en guise d’offrande un matin de juillet aux abords du lit de langevin
Jean Erian Samson
Le poème islandais
Sophie Braganti
Fragments Vies Étoiles
Françoise Foutou
Fragments
Ophélie Sautron
Les arbres s’habillent
Serge Lapisse
Il y a des soirs qui sont si doux qu'aucun matin ne les mérite Martin Zeugma
Fragments d'amour
Roodmirson'n Mousson Dabrézil
Demain je partirai avec tes souvenirs en poche Christian Laurent Similien
(Sans titre)
Rowski Bontemps
Ancêtres
Melvyn Pharaon Myel
Brisures de Framboises
Anastasia Kruglyak
IJe suis
Fragments du réel en archipels
Emmanuelle Sarrouy
Véli, l'heure où les chants se lèvent Ambre Maillot
Fragilité
Jean-Jacques Camy & Alshaad Kara
Grégory Rateau
Fragments
Micky-Love Mocombe
(Sans titre)
Guecelyn Otilus Delaguinée
Mon kèr in margoz
Ismaël « Ti bouna Lakour » Fontaine
Journal des grands bois
(Extrait I…) Fabien Leriche
Claudia Brutus, l'expression apaisée d'un chaos identitaire
Alexandre Eudier
Lhérisson Dubréus
Le Centre d'Art de Port-au-Prince
Ka Nu Ye ou la promesse de reconnecter avec qui nous sommes Candice Zogo
Pascal Lagesse rakont Cabri c'est fini
Jacques Achille
JÒF : Zone plurielle de jouissance
Michaël Mondésir
Inversion
Mariana Paraizo
Zékobèl Tamla Henry-Léo
Sébastien Jean
Le Centre d'Art de Port-au-Prince
Jean-Marc l’Enchanteur
Daniel Rollé
Étienne Chavannes
Le Centre d'Art de Port-au-Prince
Proposition de trois poèmes traduits de l’anglais (US) de la poétesse Vasantha Sambamurti Estelle Coppolani
Hommage à Sébastien Jean
Arnaud Delcorte
On me dit à travers l’océan que l’ami-peintre Sébastien Jean s’en est allé. Pour toujours.
Avant de le rencontrer, ses toiles m’avaient frappé, comme un poing au plexus. Puis nous avions fait un livre ensemble, coup d’essai oublié, puis un autre, puissant et solaire par ses œuvres, mais pas un soleil de loin, un soleil qu’on aurait contre le visage et qui brûlerait jusqu’au ventre. Un souffle incandescent. C’est ainsi qu’est sa peinture, et lui, toujours funambule sur le brasier, seulement en équilibre dans le mouvement.
Ce soir toutes mes sympathies vont à sa famille, à ses enfants, à ses proches. Et ma tristesse de le voir partir, si jeune, aux étoiles.
Sébastien Jean
(NéàThomassinle17mars1980,décédéle24novembre2020)
Tu peins des équinoxes de sang des câblages dans nos veines à l’orée des chemins de suie tu guettes les chacals noirs dans les rues frémissantes emportés sur des radeaux de fortune couverts d’hématomes dans les rapides tu nous entraînes vers le fond abasourdis comme des enfants en quête d’essentiel tu peins des voyages et l’horizon se noie des étincelles de foudre des incendies dans la nuit une petite fille devient femme sous tes doigts poupée déflorée avec un clou entre les lèvres il y a dans tes yeux des guerres larvées et des rencontres de grands Loas toujours le danger toujours la mort comme une robe de mariée des algues-visages couvent les corps endoloris sur la rive d’une île à grands écarts de couleur un souvenir du glissement plaque Caraïbe faille Enriquillo les corps écartelés jeune Hispaniola sang coulé d’une coupure horizontale de Tiburon à Pétionville corps déchirés sur la longueur par le glissement des hémisphères tu peins à grands mouvements tectoniques à rebours du temps malsain à encre de café et de goudron des rues brûlantes de Port-auPrince tu peins à colle à boue cabrettes zombifiées et crabes fantômes un grand portique de fer un arc maudit une porte mystère décroche l’étoile avec une calebasse à défaut de livres les orphelins portent de vieux rêves dans leurs yeux en attendant la mer tu peins des signes dans la poussière sur le plâtras sur les corps nus des enfants morts dans l’entrejambe des filles de joie des croix de fumée sur les fronts cent millions d’Africains déportés sur l’esquif de la gloire du blanc marchandés rejetés abîmés en terre inconnue avec dans l’œil rougi à jamais un ferment de vengeance une dame aigue-marine passe dans la brume du petit matin bouche aphone à peine esquissée elle laisse entre nos mains son nouveau-né les passants la toisent se détournent c’est comme ça ici dans la rue tout passe et rien n’arrête plus le roulement creux de la misère et du ventre pas même les sortilèges les boniments Baron Lacroix Erzulie Dantor bouches hypertrophiées bleu outremer tu peins des œuvres de bienfaisance des latrines purulentes l’écume aux commissures du cœur des jouissances sans amour et des amours sans domicile fixe des cris des éclats de viol dans un début de crépuscule de Thomassin le froissement du vent et le jeu des grandes palmes crépuscule à cendre de charbon les ombres qui rampent scolopendres dans la lune croissante des rayons ultraviolets des gueules édentées des viscères béants des sourires de mille soleils et toujours toujours la nuit tu dialogues seul à seul avec les monstres en vue de négocier l’épiphanie d’un matin.
Sébastien Jean, Sans Titre, 2019
Mòso
Malik Duranty
Mòso d’îles semées dans la fragrance volcanique une faille de croûte en mòso tectonique créatrice de terres dressées morcelées insulaires d’un jaden Kalina d’une civilisation pirogue en circularité
Au courant intercontinental grand climat phénoménal Galions de chakal dans tourmente océanique triangulaire qui étrangle têtes pétées par la voracité de vicieux à la flagrante bavure du crime contre humanité digérée par religiosité putréfiante foi sans sources d’immunité une maladie blanchitude tue autant que déflagrations gueules de feu en ferraille rouillée luisant sous perfide modernité qui détruit
Négritude de tous siècles de tous temps tous âges en mòso éklaté polissent dans spirale de créolisation dominant ignorant et occulte par superstitieuse vision de magie de vie est tournant au fondement chalviwans dans démence temps à lui où il abîme création-matrice mère délice lui autre qui choisit voie prédatrice qui en lui est sacrifice de son humanité ne pouvant créer l’abondance quelconque vérité qui ne serait être autre que pêché masqué, mensonge masqué
Mòso du puzzle continuum d’une humanité solidaire pour survivance salutaire syncrétisme bouclier contre l’arbitraire de guerriers et missionnaires domptés d’une religiosité meurtrière par superstitieuse inquisition tuant pour manger au terreau de cadavres et se sentir brave bâtisseur monde-organisme où ils sont virus et tumeurs oublieux de sirius Alpha Canis Majoris
Ghetto mawon boue matrice mangrove en tête fidji solèy mains fertilisantes zong grif an tè corps jambes pieds piliers doubout verticalité sélébwasion matrice incarnée îles filles de volcans toudi lawonn an spiral kouri lawonn ouvè lawonn divinité rantré mòn ouvè
Kré yòl iza sion voyage d’outre-terre au coeur de zayann que naisse embryon mélange de mòso an migan bwalélé aux mains qui frottent une magie en spirale dans mélange magmatique migan èk kalalou dan kokonèg twa roch ka sispann-li anlè difé yè jòdi dèmen dèmen jòdi yè qui fusionnent matière qui se liquéfie dense et on danse liberté ladja bèlè chouval bwa n’est pas en course il court kadans poli-rythmique de mistik et kabalistik
Alain Séraphine, Serigraphines 3, 1982
de tanbou sakré
Alors que l’habitation est férocement névrosée sucre psychotique de la psychédélique rhum psychotique de la psychédélique vecteur de paranoïas maladives psyché décadente nations de junky en cour royal de chakal
Inquisition pour effacer l’africanité de l’humanité du nord au sud de l’est à l’ouest
Négritude demeure l’essentiel art martial de l’esprit fidèle qui rive l’âme vers l’humaine filiation solèy-dignité difé sakré jonn-wouj au coeur des ténèbres où serpent de la matrice se fait sentinelle qui garde l’éclat matriarcal de divine création hors de l’obscure retord sans remord du patriarcat qui éteint l’autre part de la magie humaine au-delà du colonialisme en néocolonialisme que nos paternités renaissent au cœur des silences de nos enseignements écoutes regardes touches et sens ressens lalin klè
Libation après libation de sens en liqueur de résistance versé au sol anchukaj nouvo shango effraie et malmène morts-vivants éclaire et déchaîne vivants à la foi d’une cause vitale
Mòso et mòso de corps qui se mélangent solidarité se dressent ensemble hors rivalités sagesse en silence faces écrites expression de vitalité alphabet des contes reconquête corps malmené de captivité au cadastre dominant-dominé
mouvement est danse à liberté réclame lieux de fertilité où fonder nouvo somme de mòso chant fragments de langues sons gutturaux pawòl wè jou scansion des tanbou mèt kò pou lèspri kò rivé bitjuyé sa labitasion pa rivé félé nèg mawon n’est pas cécité sourde et muette c’est mémoire en trace mémwa tras qui mòso crée particularité kiltirèl du manger au prier du prier au manger destinée s’est gardée des dérives des avarismes prétendus universels de l’ombre macabre d’une civilisation malade non contagieuse mais source génératrice de cellules gangrénées par l’appât du gain malsain de leur propre référentiel d’eux une mutation maligne regard avare sur l’or qui là n’est pas chez eux
Moi et mes sentiments nous ne vivons plus ensemble
Depuis ma naissance
Je n'ai jamais eu la chance d'entrer en contact avec mon cœur
Ma mémoire démémorise mon essence
Mes membres inférieurs n'ont point besoin de ma hanche
Mes dix doigts mènent leur propre vie
Ils choisissent avec beaucoup de soin les chaussures qui leur plaisent
Je n'ai aucun pouvoir sur mes ongles
Ce sont des rebelles insoumis
Ma seule consolation est de pouvoir ressentir
Un jour
Ma main dans ma main
Je suis et je resterai la plus petite unité de moi-même
Espérant tout de même me regarder
En face
Sans la présence d'un miroir
Et patati et patata
Mon plus ardent désir est d'être
Rien pour qu'une fois
Plein de moi
J'aurais aimé ne pas me manquer
Mais malheureusement
Je n'ai jamais pu savoir
Ni où
Ni comment
Retrouver
Mon sous-ensemble
Cette portion séparée de moi
Qui puisse dans un certain sens
Faire du mal à la vie
Ma langue de zuzu
Evains Wêche
Je ne savais pas quoi faire. À force d’étudier en français, d’aimer mes profs de français (Me Magony, Maîtresse Carla, M. Vixamar ou M. Petit Papa), de lire la bible, des poèmes et des romans en français, de regarder des films en français, cette langue m’a affecté. Ma voix, mes gestes, mes intonations, mes mimiques ne sont pas les mêmes quand je parle créole. Dans certaines situations, surtout pour ce qui a trait à l’émotion et à l’intime, je pense en français. Mais comme la rue m’interdisait de parler français, je me sentais idiot avec ma langue. Alors, dans la plupart des cas, je me taisais, de peur de faire la faute de m’exprimer en français...
Qui je suis ?
D’un côté, mes parents et mes professeurs qui m’incitaient à parler français ; d’un autre mes copains qui me prenaient de haut et me qualifiaient de tous les noms avec mes manières et ma langue de zuzu. On me traitait de pédant alors que j’étais modeste, de pédé alors que j’étais coureur de jupe, de p’tit bourgeois malgré mon père ouvrier kamoken1 et ma mère madan sara2 qui peinaient à joindre les deux bouts pour survivre… Dans quelle langue m’adresser aux gens ?
L’Haïtien authentique
Je rencontre la littérature militante haïtienne en seconde, à 16 ans. L’indigénisme, le réalisme merveilleux, des voix singulières comme Émile Roumer, Félix Morisseau-Leroy, Georges Castera fils, Frankétienne, Jan Mapou, Maurice Sixto, Maximilien Laroche, qui m’ont fait découvrir une langue créole riche et puissante. Mais certains nous présentaient le français comme un outil de domination et faisait l’éloge du créole, la vraie langue de l’Haïtien authentique. Moi qui me sentais proche du marxisme voilà que je découvre que j’étais un p’tit bourgeois qui voulait dominer et asservir le paysan, le prolétaire, le peuple, donc tous mes voisins, mes amis, les membres de ma famille, mes copines, avec mon français. Pourtant, la servante de chez nous, qui ne savait ni lire ni écrire, parlait français parce qu’elle avait été élevée à Port-au-Prince par sa marraine, mère célibataire qui a tout fait pour éduquer sa propre fille dans la langue de Molière. Nous n’étions pas des Haïtiens authentiques, elle et moi...
J’étais perdu.
Zuzuïser le créole
La création de l’Atelier Marcel Gilbert à la Bibliothèque Justin Lhérisson à Carrefour aux côtés de Lesly Giordani, d’Harry Jean, de James Pierre, de Marie Maud Jean, de Jonel Juste, de Suzanne, Jude, Hector, Thomas, Damus, et j’en passe, m’a sauvé. On y parlait comme on veut. La langue était juste un outil de communication. On avait même un club d’anglais. Je pouvais montrer mes poèmes en français, les lire aux les autres, montrer mon journal intime, sans être pris pour un pédé. On pouvait même être pédé si on le voulait. Mais c’est là aussi que j’ai compris ce que mes aînés avaient voulu dire par langue de domination.
1 Littéralement, communiste sous la dictature des Duvalier
2 Marchande itinérante assurant la circulation des produits entre les villes et le milieu rural
La langue du mâle alpha
J’ai vu des cas où des petits bourgeois, qui se croyaient tout permis, utilisaient la langue française pour passer devant tout le monde malgré la queue devant la caissière à la banque, pour forcer les secrétaires à faire venir leur supérieurs parce qu’ils ne voulaient pas traiter avec des subalternes, pour marquer la différence entre leur classe et celle des analphabètes du pays-en-dehors quand ils vont au marché, au carnaval ou sur la place publique, pour jouir de certains privilèges, petits arrangements de certains fonctionnaires intimidés par la couleur de la peau ou par une prononciation impeccable des mots constitution, inutile, arriéré, etc. Ces gens-là me donnaient la nausée. Est-ce pourquoi j’ai commencé par militer pour l’émancipation de la langue créole. Ici, la langue, c’est quelqu’un : ça peut être le mâle alpha ou le bouc émissaire. Dis-moi quelle langue tu parles, je te dirai... Je suis créole. Je me suis mis à écrire en créole, à reprendre le discours bien fondé de mes aînés sur l’importance du créole dans la lutte des classes, le rôle du créole dans la lutte pour l’indépendance, etc. À l’Atelier Marcel Gilbert, je fus parmi les premiers à utiliser les outils de la sémantique, de la sémiotique et de la rhétorique pour parler des textes en créole et critiquer les productions de mes amis. On a tenté de traduire « Mon pays que voici », chef-d’œuvre absolu d’Anthony Phelps… Tout ça pour obliger les gens à prendre le créole au sérieux, en faire une langue zuzu en quelque sorte.
Mes deux morceaux
Comme la plupart de mes textes à l’époque, j’ai perdu ou donné le peu que j’ai pu écrire en créole. Les écrivains, les linguistes, les artistes ont mené un réel combat pour aboutir aujourd’hui à l’Académie du créole haïtien et cette possibilité que j’ai aujourd’hui d’être accepté partout avec mon créole. La langue a pu évoluer et prendre un certain statut dans l’administration, dans les entreprises, dans la création artistique tout comme au marché ou sur les réseaux sociaux. Grâce à ce combat de mes aînés, ma génération est plutôt relax côté langues haïtiennes. La revue DO♦KRE♦I♦S en est la preuve. Un jour, sur un panel d’écrivains, j’ai répété après mon éditeur, que je pensais en créole mais écrivais en français. Les gens ont applaudi et j’ai vendu tous les livres que j’avais apportés ce jour-là. Arrivé à l’hôtel, j’ai eu un malaise. Je ne pouvais rien avaler, je ne pouvais pas dormir. Je voulais effacer ce que j’avais répété. Impossible. J’ai menti. Je me suis trahi. Je n’ai pas ce besoin d’écrire automatiquement en français. Je ne pense pas non plus automatiquement en créole. J’écris dans la langue qui me vient. C’est le texte qui choisit sa langue. Dans mes textes en français, quand je trouve le créole plus apte à dire telle ou telle chose, je le prends. J’invente des mots, une langue, qui n’est ni le parisien ni le port-au-princien, mais qui est mienne. À chacun sa langue de zuzu.
Claudia Brutus, Et le peuple de l’aube assiégeants nos regards (Davertige), 2019, 21 x 29,7 cm, Technique mixte sur papier. →
Jane, Jeanne, au choix au lieu de Janus
Laura Lutard
Je t’ai souvent dit merci pour ce prénom modifié à l’orthographe imprécise
Maintenant je comprends que
Accepter avec autant d’aisance une naissance
Assortie d’une taille dans la tradition
N’est peut-être pas un cadeau
À la récré j’adorais piocher ce deuxième prénom
Pour avoir l’envergure d’une Américaine
La même classe que la meuf de Tarzan
La force et le cool
Quatre lettres pour une stature
Au-dessus de la mêlée
J’ai tellement ri avec toi de cette transformation censée m’éviter les pires moqueries
Si heureuse d’avoir échappé mais
À présent je me dis
Qu’il s’agissait de bien plus que ça
Que c’est une pratique de préfecture
Que la coupe n’est pas anodine
Que Janus est une déesse romaine
À deux figures
De quoi mirer l’atlantique par ses deux côtes
Arrière-grand-mère morte avant mon arrivée
Arrière-grand-mère forte digne et sévère de ce que j’en sais
Arrière-grand-mère qui a claqué la porte de ses patrons quand leur fille fraîchement débarquée sur le continent l’a traitée en esclave
Arrière-grand-mère de la traite et de l’exil
Je voudrais le recoudre ce prénom
Que l’on se connaisse un peu mieux
Le porter fièrement dans mon cœur et sur mes cartes
Janus solaire
Qu’aurait applaudit Bataille
CeDo, Conciliabules, 2023, 80 X 40 cm (chaque panneau) Diptyque sur bois réalisé avec divers médiums : dessin, peinture, collage et objets réels.
Tu as eu peur je crois
Que tes souffrances te survivent
J’avais les cheveux si blonds et la peau si blanche
Maman
Absolument indétectable
Parfaitement conforme
À ton secret bien maquillé de fard trop clair et de cheveux contrits
Je te croyais affranchie par ce choix je te retrouve apeurée avec les ans
Nous ne pouvons plus transvaser nos colères par les larmes
J’erre dans un monde oublié, devenu inaccessible, entre le visible et l’invisible. Perchée sur le fil du rasoir, je me fends en deux.
Une moitié tombe dans une humanité obscure, sans plus aucun intérêt, ni rires, ni pleurs, juste une nuit sombre sans voie lactée.
L’autre moitié s’écrase sur une terre humide et charbonneuse, sans voir les squelettes lubriques et charnels qui se laissent portés sur le Styx.
J’éparpille mes organes.
Je les égare par cécité.
Je me disloque par inattention.
Je me perds par mégarde.
Je tente de fermer mes paupières en fuite, d’amadouer mes fragments vitaux par des propos doucereux, mais ma langue abandonne ma bouche et mes cris disparaissent dans l’épais silence.
À bout de souffle, je me recompose en vrac. Mon sexe s’est logé dans ma boîte crânienne, mes intestins se blottissent dans ma cage thoracique, mes poumons s’étouffent entre mes cuisses serrées, mon foie se niche dans l’emplacement de mon cœur et mon cœur terrifié s’évade de mon corps.
Je n’ai plus de pieds pour marcher.
Je me traîne, à la recherche d’une main tendue, d’un fil à tirer, d’un bouchot où m’accrocher, en quête d’un autre ailleurs, d’une recomposition aléatoire pour échapper à la décomposition inéluctable.
Parts éparses
Martinique, une histoire de migrations
Nadia Burner
C’est la mer, la mer des grands voyages, la mer gonflée de cyan opaque et l’étendue murmure à qui veut l’entendre qu’elle est immensité. Alors les guerriers s’élancent et le bois dur glisse, glisse, s’enfonce. Kanawa remonte jusqu’au bout de l’arc. Le bois brise les lames l’une après l’autre, sa force mâle dans la vague, gommier éventré par des désirs d’ailleurs. Mêmes gestes, même sueur intrépide. Avancer. Avancer. Les bras s’abaissent en rythme sur le rêve d’une autre terre, d’une autre guerre. Sur eux, la morsure du sel, la brûlure acide des possibles. Cacique nous voilà ! Mêlée tendue vers ce monde qui nous appartient. Tu entends?
C’est mon cœur qui bat ! File pirogue, file, hurle ton courage sous le masque de génipa, prend l’âme du guerrier entravé. Là‐bas nagent les femmes belles aux cheveux huilés sur l’épaule. Je rapporte le jaspe ardent, le graverai de lippes tutélaires, le déposerai à leurs pieds gainés de coton blanc. File pirogue, file, fends l’écume vive, vole au-dessus des îles jonchées sur le large car l’ombre approche. Elle t’emportera vers les cent rivières où hurler le crime à jamais. Femmes-manioc foulées, hommes rouges délavés. Elle prendra nos esprits au fond de sa calebasse, nous laissera écrire son forfait dans la roche des mangroves, dans le gouffre des falaises, dans les laves en devenir, arrachant notre âme, wacha ! Et silence désormais.
Mon attente rompue au creux des vagues lourdes et grises mugissant les gloires de Castille. Du haut des mâts, le goût salé des mystères parle de déroute à ma peur et sur l’horizon vide, la lumière trace des chimères. Nous sommes corps et biens perdus. Marie-Très-Sainte qui nous bénissait hier encore sauve-nous. Las ! Finissons céans, pourquoi lutter encore ? À genoux, je fais le compte de mes péchés et demande paix et pardon. Mais voilà que ma main tremble sur mon front tendu vers le large. Miséricorde. Est-ce une terre qui émerge là sans traitrise, sans mirage ? Oui, elle est bien là. Inde, ma désirée blanche et d’or, nous voilà rendus ! Ô puissant et bienheureux Christ, soit béni ! Toi qui écoutes nos prières, fais la proue de mon navire s’apaiser au sexe tiède d’une rade fertile. Caravelles ! Caravelles ! Accostez le rêve du paradis perdu, prenez place dans les anses claires, jetez vos barques sur la nitescence des flots. La mer fut si longue, si avide, si terrifiante. Ses profondeurs chantaient nos démences de sirènes, mais le bois de Palos a vaincu l’inconnu tapi derrière l’étendue. Il a fracassé les hautes vagues, les noires tempêtes, l’insondable sans fin. Du haut des mâts, je me souviens du goût salé des mystères parlant de déroute à nos peurs. Mais voilà que remontent aussi l’effroi, la douleur, les fautes à venir. Du haut des mâts, je sais déjà que ce jour descelle l’histoire.
Tic-tac, tic-tac... me voilà, j’arrive. Les conquérants, les corsaires, les rapaces et prédateurs. Les oppressés, tyrannisés, les espérés-d’un-sort-meilleur, nous voilà écumant vos côtes. Galions, ouvrez la voie sur l’océan pillé ! Ouvrez, ouvrez, c’est l’heure des flibustiers ! Vagabonds ou bien cadets, la mer est libre désormais. Saint-Christophe égrène, égrène, les îles sont un banquet. Sur ce chapelet, je poserai ma bannière, mes armes ou celles du roi. Mon Dieu sera puissance et gloire. Mon mât sera sa croix. Fouette la mer, avance chien fer, il est le temps pour nos canons. J’ai fendu l’eau, forcé l’Eden, arraché ma part au monde nouveau. Tic-tac, tic-tac, tout m’appartient. Ton pays, ta vie, que m’importe. Je porterai le fer
à ta gorge, prendrai l’espace, prendrai la terre. Mon talon sur le sable sera tabernacle où planter ma loi. Cannibales, qui m’en empêchera ? Vos eaux languides et chaudes ? Vos rivages si tendres, si moites ? Vos rites premiers, vos dieux brisés ? Mon épée les fend, les piétine, les lacère, les brise. Sous ma plume, mon front blanc se lève et vous jette à la face ma naissance, mon droit. C’est le jour où tout commence. Implacablement. Fort Saint-Pierre ou Fort-Royal, les chiens de mer seront colonssoldats. Indigo, cacao, sucre ou tabac, dites bien aux engagés que le rêve est là.
Le Passage est ouvert. La mer accouche l’immortelle désolation à fond de cales, à fond des flots. Celui qui vend marronne la question mais l’ancêtre, quel ancêtre ? L’ancêtre joue au ladja dans la nasse de ma mémoire. Les corps sont pris, jetés, ferrés, vendus sur la côte. Un bracelet de verre pour une livre de chair. Allez, au départ pour l’autre pan du monde ! Enfournez les nègres, enfournez, il doit m’en rester assez à l’arrivée. Négriers, donnez-moi un Brick léger pour traverser la mer. C’est la Marie, la Marie-Séraphique. Le mât grince, pleure, baobab planté sur le pont où dansent les macaques. Et le mât balance, balance, se penche sur la mer profonde qui ne dit rien, qui laisse faire. Au fond des eaux, toutes les statues de sel miment les regrets pour la terre d’hier, mais les cimetières languissants cherchent toujours le chemin. Quand le griot nous parle de moulins, je compte les paquets d’eau salée dans mes yeux, dans mon sang. Le pont est mon salut. La mer est mon salut. Oh merveille que le trou de la folie... Le mât gémit, dissonance dans un siècle sans limite. Qui gémit en bas, qui gémit sur une poignée de koris ? Celui qui trahit, celui qui tente ? Pacotilles ! Un miroir brillant pour regarder ma face. Qui suis-je ? Mais je suis tout... Alors va pour la Pointe des Nègres Shango, filins à la manœuvre et flap ! Dans l’habitation. Ah mélasse, mélasse amère !
C’est une jouissance qui se propage d’habitations en bourgs, d’ateliers en parvis, embrase la terre, plus rapide, plus redoutable qu’un feu de cannes. C’est l’étincelle qui jaillit jusqu’au ciel, grimpe tous les mornes, dévore les traces. Elle bouscule les indécis, les courtisans, éblouit les sanguinaires, les impatients, fait battre l’âme enfin. Il arrive le messager du feu. Les cris le précèdent. On danse, on
rit. À bord de sa Frégate, il sera bientôt là. Il porte le rêve d’une île, un décret pour la houle servile. Un décret pour dire, au nom du peuple français, que la République l’a jugé digne d’être libre. Arrivera-t-il à temps ? Petit pays posé sur un volcan, le tambour bat dans tes veines. De part et d’autre, on crie au complot. Désordre! Une étincelle te dis-je, et tout est emporté ! Marrons contre milices, l’incendie foudroie l’île, blo ! Je vois les nègres qui descendent, esclaves et libres de couleur. Les montagnes bruissent de leurs pas rapides. Trop tard ! Coutelas, bâtons, fusils, la ville brûle ! C’est la récolte des cris, des humiliations, des injures, des châtiments. C’est le retour de flammes. C’est l’insurrection ! C’est carnaval dans Saint-Pierre ! Une Mésange, donnez-moi une Mésange pour sauver les maîtres ! Mais que diable veulent donc nos nègres ? Nous voulons la liberté sans réserve ni condition. Nulle terre française ne peut porter d’esclaves ? Et bien messieurs vive la liberté !
La mer danse ce soir. Le vent a jeté les amarres. Il gonfle les voiles du Coolie ship qui dresse son éperon jusqu’à démâter le ciel. Depuis Pondichéry, Bombay ou Calcutta, tu trembles dans le grondement des vagues. Effaré, tu guettes les esprits maléfiques et les monstres. Malabar, rassure ta femme cachée sous ses voiles pour échapper aux caprices du marin blond. Essuie la trace sur son front car la nuit sera sombre, sans lune, sans étoiles. Lève les mains au-dessus de sa tête et pleure car les eaux noires s’agitent et veulent nous chavirer. Récite la prière tamoule pour soulager ceux qui traversent l’océan tabou. À chaque escale, ton cœur a posé docile une part de toi puis repris l’odyssée vers les monts et merveilles. Deux roupies ? Deux roupies pour une terre où effacer misère et chagrins ? Kâlâpâni, les flots hurlent que la faute est bien tienne. Quelles épices pour oublier, quelles graines pour laver le péché, quel encens pour consoler les morts ? Divinités, où donc est-ce pays fertile où nous attend la vie nouvelle. Dans l’entrepont, on dit que là-bas des barbares dévorent les enfants et empoisonnent les maîtres. Mais, regarde, déjà les poissons volent aux flancs du convoi. Les oiseaux lancent haut leur cri d’alarme. L’odeur sucrée de la terre se rapproche et la rade nous accueille sous son volcan paisible.
Sourd, le grondement roule sur la mer, se hisse aux bastingages, ébranle la mâture. Son souffle fébrile dévore le souvenir de la rade pleine dans le matin clair. Il n’est plus temps pour l’épouvante car demain est mort. La montagne a explosé et la nuée court. Elle dévale si vite si follement les pentes. Courrez car elle embrasse déjà la ville, jolie fille de joie terrassée sous l’étreinte. Demain est mort. Nous n’irons plus prier Marie car des entrailles de la terre nous vient la prophétie. Où donc sont les gouverneurs, les savants pour dire que l’enfer est là ? Théâtre et jardin fixent les regrets amers inhumés sous la cendre. Et la cité crie, et la cité brûle sous le baiser de Pelé. Enfin la flamme ardente part à l’assaut de la baie ouverte à tout va. Oh port tant aimé, les Trois-mâts pointent le doigt vers le ciel. Permission d’appareiller s’il vous plaît ? s’il vous plaît. Mais nul équipage ne reverra demain. Cendres et roches fracassent ponts et gréements. Les navires flambent dans l’obscurité, fétus de paille qui frétillent au mouillage dans les hurlements. Le ciel est noir, le ciel est feu. La mer des Caraïbes devient pénitence, les corps désolation. Sous l’averse sale, les flots réchauffent avec soin sucre et café, coupables et innocents. Demain est mort. Dormez tranquille.
Temps à grains, la mer est blanche. Chaotique, il faut grimper les vagues et la muraille soulève le Gommier dans un grondement assourdissant. Le canal ne marchande pas ce soir. Bouche empesée, l’homme au gouvernail se tient là raide comme un major. Il toise rafales et ténèbres alors que trempés, nous faisons des signes de croix éperdus au fond du canot. Manman, c’est le bruit du vent ça ? À l’heure qu’il est la déveine est sur nous. Combien de temps encore pour gagner le monde libre ? L’Amiral l’a dit, nous ne reverrons plus nos terres, nos familles. Tous les jours, hommes et femmes défient la mer pour rejoindre la Dominique, Sainte-Lucie et les usiniers pleurent la main d’œuvre ainsi perdue. On interne, on torture, on fusille pour la défense nationale mais rien n’y fait. Les forces vives des vieilles colonies s’échappent de partout. Sous la lune nouvelle, dans le fracas des vagues, nos cœurs de vingt ans entendent encore la voix qui grésille au milieu du désastre. L’embarcation a une brusque secousse. Le passeur nous indique d’un geste les lumières de Portsmouth qui peinent à percer l’horizon. Alors nous cambrons les reins. Bientôt Général Radio, tu vas nous voir laver l’honneur de la France. On va venir sauver les Forces françaises libres. La République. La Patrie.
Colombie, sur le pont j’ai fait tomber des larmes sur mes poussières de rêve. Du travail. Une maison. Un avenir pour mes enfants. Si longtemps, j’ai rêvé m’enfuir loin des champs de cannes, des cases où la tôle boucanait ma vie sous le carême. Puis, un jour, le cyclone a avalé la case, les cannes, le sucre, le carême. Il fallait partir, enjamber l’eau. Alors ils ont dit, tiens la belle vie pour toi, un aller sans retour. Sur le quai, les foulards et madras, les cris, les rires montent jusqu’au ciel fulgurant. Des bulles d’un air vif qui s’envolent en attendant demain. L’élégant Paquebot lance son appel dans le soir. C’est l’heure où la jeunesse indocile dans son ventre disparaît. Lentement, la masse imposante largue les amarres et s’écarte du quai d’escale. La cheminée crache sa ligne brune qui éclabousse l’île. Salissure. Dans la vibration des machines, nous nous reconnaissons, ceux des billets offerts par la France Eldorado. Sourire figé, cœur calciné sous une épingle tremblante. Reviendrai-je un jour ? Il fallait regarder devant mais ma tête était pleine d’images. Fortde-France Le Havre, lavasse en quête de littoral, ventre gris-bleu comme la cendre en nuances de servage. Colombie, sur le pont j’ai fait tomber des larmes sur mes rêves en poussière.
Les oiseaux s’envolent. Mâter, démâter, la terre ne les retiendra pas. Ils courent sur la nasse lourde des flots, tête de mât lardant le ciel. Et les hommes se jettent sur les bois dressés, muscles bandés. Tangue malfini, tangue ! La Yole lève son étrave brutale sur la masse sombre des eaux ravagés puis s’engouffre jusqu’à disparaître sous les crêtes blanches. L’écume sillonnée scintille au soleil, parure fière et frémissante. Le mât penche hardi, improbable. Les cris s’élèvent chez les guerriers couchés sur les bois. Souple élégance des grand-voiles posées sur l’océan. Chacun avance, contourne la vigie pour le plaisir des rires laissés sur la plage. Chaloupez, chaloupez. Plus le temps pour penser. Remontez le vent car la mer a des absences qui ressemblent à des hoquets, des ivresses de carte postale où s’étourdir de sel. Écope, le vainqueur sera bientôt là. Kalina, coureur des mers ou marron, la mer est toujours bleue. Migrations cannibales, c’est la revanche encore ou pas ? Les sangs se mélangent, tous vainqueurs, tous pirates mais qui fait la loi sur la rade des siècles passés. Riez, riez utopies, dansez, pas le temps de penser.
Fanm-Mas
Flore Pavy
Ce tableau s’intitule Fanm-Mas . Il s’agit d’une peinture acrylique sur toile de 92 x 73 cm représentant trois femmes jouant des tambours-mas. Celle du milieu, légèrement en contreplongée, toise le spectateur, s’apprêtant à frapper son imposante basse. Les deux femmes qui l’entourent se regardent avec un sourire confiant, leurs tambours-chants sanglés et l’une des deux tenant un chacha dans sa main. Ce tableau cherche à capter l’instant où les musiciennes se prépare à jouer, vulnérables mais puissantes, se donnant de la force mutuellement et harmonisant leurs énergies. Il faut préciser que les anciens gwoup-a-mas n’acceptaient pas de femmes en leur sein. Plus tard, avec la restructuration du carnaval guadeloupéen dans les années 1970, des femmes ont été progressivement intégrées dans les gwoup-a-po mais le tambour reste, dans toute la Caraïbe, entouré de tabous autour de la présence des femmes (ladyablès dans les léwoz , femmes de mauvaise vie dans les milieux du tambour profane, femmes impures interdites de toucher les tambours consacrés comme les tambours bata à Cuba…). C’est ce qui m’a donné envie de travailler sur cet aspect de la culture d’un point de vue pictural, en prenant le contre-pied des représentations habituelles.
Flore Pavy, Fanm-Mas, 81 x 100 cm, acrylique sur toile, 2023,
D’un point de vue visuel, si ce tableau est plutôt réaliste, deux éléments picturaux dénotent : le premier est la couleur « bleu outremer » des corps et le second est constitué par les traits dorés qui les ornent. La couleur bleue de la peau représente la dimension spirituelle des corps, la couleur de cet horizon de spiritualité qui peut s’exprimer en chaque être humain dès lors que celui-ci accepte de laisser l’universel s’incarner dans son individualité, malgré les rapports de force sociohistoriques dont nos peaux sont les silencieux témoignages. En ce qui concerne les traits dorés, ils résultent d’une recherche que j’ai entrepris sur l’intégration de la symbolique du kintsugi, une technique japonaise de réparation des céramiques brisées au moyen de poudre d’or, artisanat ancestral qui est devenu ces dernières années un symbole de résilience dans la culture populaire. Cette intégration de l’imaginaire du kintsugi m’a d’abord attirée d’un point de vue graphique à cause de la complémentarité des couleurs bleue et orangée. J’ai ensuite eu à coeur d’y développer une symbolique de la reconstruction, en réfléchissant à différentes situations dans lesquelles des vies ou des cultures brisées pouvaient renaître en décuplant leur force, à travers l’or de la révolte ou le trésor de la créativité. Pétrie de culture caribéenne à travers mes années passées à Cuba, j’y ai aussi vu rapidement une métaphore de la créolisation, cette forme exceptionnelle de créativité culturelle issue de la violence et du déracinement.
Le Mas des gwoup-a-po en Guadeloupe, comme d’autres phénomènes culturels issus de la créolisation, représente ainsi un trésor artistique et spirituel ancré dans le déracinement et dans la mémoire parcellaire de rites initiatiques africains. Mais il ne s’agit pas, pour ses participants, de poursuivre une tradition ou simplement de « se souvenir » de pratiques ancestrales : il s’agit de « réinventer » un rituel oublié. C’est là que la thématique du fragment entre particulièrement en résonnance avec mes recherches ethnographiques et artistiques. En effet, une culture brisée semble avoir laissé, comme un grand visage morcelé, des fragments épars dont certains sont égarés, oubliés, tandis que d’autres sont conservés mais arrachés à leurs anciennes significations. Le Mas est alors créé à partir de fragments dans l’espace et dans le temps, c’est-à-dire en reconstituant des pratiques traditionnelles en voie de disparition - et en les dynamisant par l’ajout de significations oubliées pour qu’elles restent vivantes au lieu de devenir des objets de musées -, et ce par le détour d’autres territoires. Parmi de multiples exemples : le tambour (re)devient progressivement un être vivant et un être sacré en s’inspirant de pratiques haïtiennes ; le Mas-a-Lous, la représentation d’une divinité africaine par l’analogie avec un masque initiatique au Sénégal; certaines séquences rythmiques du Mas, des musiques de transe en écho aux cultes de possession à Cuba ; ou encore Manman Dlo (dans le contexte controversé du bendémaré) une divinité marine rappelant Iemanja au Brésil au lieu de n’être qu’une sirène maléfique. Le Mas est ainsi une création collective à la fois culturelle, artistique et spirituelle qui se construit à partir de fragments. Ses participants ne cherchent pas à nier l’existence historique de cette cassure ; pourtant ce n’est pas parce qu’ils en acceptent la réalité qu’ils s’y résignent : chaque fragment est alors l’occasion d’une (re)création, d’une (ré)invention, qui transcende les frontières spatiales et temporelles. Dans ce tableau, je mêle ces différents horizons en représentant des femmes noires, doublement violentées par l’histoire, s’appropriant la musique des Mas tout en constituant la personnification d’une culture caribéenne créole qui transforme la destruction en création, l’éclatement en signification, la cassure en rencontre et l’oubli en savoir.
Ilang Ilang
Mari Sizay
Voulvoul mon kér
Parèy in priyér
Kinm lé pokor lér
Po aprésyé
Po giny ton lardér
Mwin va mazine atwé
Ma tyinbo séré zézér
Po niabou anparé
Ton lamour an flér
J’aime à t’attendre
Je t’imagine
À chaque grain de chapelet
Caressant mon cœur
De tes offrandes
Pour enfin retrouver
L’instant des fleurs
Bwa Floté
Stéphanie Melyon-Reinette
L’horizon ténébreux portait les lames et les incisives des eaux électriques.
Des lames de fond en houes de vent, des vagues saillantes faucheuses abattraient les géants enracinés sur les rivages. Premiers remparts des îles sous le vent, des îles à sucre.
Les forêts des rivages, les mangliers et les palétuviers des mangroves retiennent les sables mouvants.
Les mancenilliers tomberaient, brisés, malmenés par les bourrasques insolentes. Ils tomberaient aussi… démembrés par le destin, rompus en leur milieu… les bois renversés, dans un fatras de branchages amputés dans cette lutte acharnée.
Le jour précédent, la pluie, en gros grains, dévalait sur leurs visages, s’amassant aux coins de leurs yeux, alourdissant leurs cils, paupières, ensevelis sous les vagues de chagrin du ciel, elle demeurait chaude, tropicale, donc avenante.
Comme une averse pour étancher la soif des mystères.
Sur le pont, dans les champs, les mains et les doigts lacérés des lanières de canne à sucre, piqués aux épines des cotonniers, et pleurer sous les eaux baptismales du sort courroucé. Il ne restait que des souvenirs rapiécés…
Que s’était-il passé au dernier jour de la liberté ?
Quelle était la carnation du soleil ?
Quelles étaient la marée et la lune ?
Qu’arracher dans le moment du bousculement
Dans le moment du basculement
Dans un devenir d’écorce…
Le jour levé sur les flancs insulaires
La panse de bois après son engorgement
Les libérait en morceaux dans une vomissure
Leurs enveloppes ramollies par les marées et les haut-le-cœur
Sur la langue du port, porte de l’ultime mutilation
Ils n’étaient plus que statues d’ébène
Bois précieux, mahogany, baobab. Déveine
Des courbaryls, canneliers, muscadiers,
Cotonniers, caoutchoucs saignés…
Fragments de plantations
Fragments d’îles à sucre
Des arbres déchoukés…
Ils tomberaient brisés, malmenés par les pluies de fouets cisailles
Ils tomberaient aussi… démembrés par le destin, rompus en leur milieu
Les corps épuisés, dans un fatras de cadavres,
Enchevêtrés dans les sables mouvants, les charniers…
Les coraux effrités, morcelés, couvrent
Les rives en tapis de lambeaux d’os
Les rivages mausolées des profondeurs
Presque-déserts sous les eaux troublées
On s’échoue sur le sable, on s’y émiette,
On s’y écroule, enchoukés
Enchoukés les arbres démembrés
Les vagues cérulées les immergent d’une onction
Sous la douche lunaire, les marées montées
Les bois ensouchés ainsi sont sanctifiés
Ressuscitant en statues ensalées, ensablées,
Ossifiées… renaissant bois zombies
Les cœurs minéraux
Le fouet éborgneur, écorcheur, évideur,
D’amours scélérates griffent et lèchent les peaux
Se repaissant du sang des entrailles, et des os,
Des corps aux dos mélasses, pétroles, cacao,
Les sangs parfumés aux effluves du caramel
Des cannes à sucre, et du lys blanc,
Les mains coutelas, les bras houes
Les corps charrettes, sous combustion
Des esprits-boucans en assèchements
De sécheresses en bûchers
D’autodafés en charniers-incendies
Tout brûle, tout brûle et décime
Enterrer vivante la mémoire
Et désensauvager
La plage ensevelit les espoirs
Cette frontière à la chair
En étau entre le feu, le fer et l’eau
Les bois précieux du premier jour
À leur dernier souffle, carcasses
À peine chrétiennes, sont les croix
Païennes des péchés des barbaries blanches
Dunes, fosses, planches, fosses, dunes,
Des bois décatis avalés par les sables mouvants
Les âmes incarcérées sous les rivages mortuaires
Les vagues dévorant les côtes des rives
Érodant les côtes des rives
Les bois d’ébène, mahogany, baobab, Courbaryl, cannelier, cotonnier,
caoutchouc saignés, zamanas maudits sève coagulée, cadavres exsangues, asséchés, de ce devenir d’écorce, de bois flottés
il n’en reste que des débris dans ce cimetière des sédimentations de pétrification des mémoires
Les rivages sont des ossuaires
La mer les emporte, les os
Et flottent les bois
Et flottent les os
Les bois, les os,
Les coquillages
Et les os
Les côtes et les os
Les os d’une histoire invertébrée
Des os
De bwa floté, des os
Des os et des ossements
Qui fragmentés
Retournent à la poussière
Au sable
Aux flots aux profondeurs aux sels…
Série 2 BWA FLOTÉ (1 & 2) 2023
Photographie instantanée, polaroids scannés
Depi lafrik yon kò brize
Jamesley Louisius
Depi lafrik yon kò brize
G on mòso k akokiye l
Nan klozèt legba
Se pa fòt vag yo
Se depi anndan trip negriye
N koumanse ekri listwa
Mare kou krab zareyen
Rèv nou altène chak enstan
Tankou yon kouran sinizoyidal
K ap chanje frekans
Nou kouve lespwa
Pou n kale ti mòso libète
Nan trennen lemajè n
Antre nan fant janm lakolonizasyon
Pou dezabiye tradisyon majigriji
Rezistans loke
Nan mache drive atè
Lakoloni dezapwouve tradisyon
Piman k kraze nan sòs lametwopòl
Kou wè zòt te ka di
Zorèy se antèn kò
G on lanbi kònen k rezone
Soti lafrik jiska lakoloni
Lavni ak larezon anbrase
Lanm lanmè a
Pou danse
Yo danse yanvalou
Yo danse petwo
Yo danse ibo
Kilti n s on eritaj
S on mòse Solèy
K ap lave je lamerik
Etienne Chavannes, Révolte sur les quais, 1994 76,2 x 101,6 cm, Huile sur toile
Le morcellement dans Médée,poèmeenragé : un corps en archipel ?
Julia Wahl
La pièce de Jean-René Lemoine Médée, poème enragé a été créée à la MC93 de Bobigny, dans une mise en scène signée de son auteur. Debout face public, l’auteur-metteur en scène assume à lui seul son texte. Un texte qui décrit le corps de Médée de manière fragmentaire, lui faisant subir un morcellement symbolique.
Ce morcellement semble le fait du regard de Jason, qui découpe le corps de Médée pour mieux le réifier. En réécrivant ce mythe antique à l’aune de l’histoire coloniale moderne1 , Jean-René Lemoine nous invite à percevoir ce morcellement comme un acte d’appropriation impérialiste du corps de la magicienne.
L’analyse de l’énonciation laisse alors entrevoir un paradoxe : si ce morcellement est le fait de Jason et de ses semblables européens, comment comprendre que Médée, seule narratrice du poème, fasse sienne cette fragmentation ?
Après avoir étudié l’éclatement du sujet parlant, suspendu entre présence auctoriale et personnage mythologique, nous verrons comment le morcellement du corps apparaît comme une métaphore de la psyché des colonisé∙es, avant d’analyser la façon dont l’esthétique du fragment devient paradoxalement l’expression d’une revendication décoloniale.
L’éclatement du « je », entre présence auctoriale et personnage mythologique
Médée,poèmeenragé nous présente, sur scène et dans son texte, un sujet à l’identité éclatée : ce que le spectateur voit ne répond que très imparfaitement à ce qu’il entend. Cette inadéquation entre la parole et la mise en scène provoque un éclatement du sujet parlant, le spectateur-auditeur ne sachant plus distinguer Médée de la personne qui l’incarne.
Un sujet androgyne ?
Cette ambiguïté apparaît dès le début du spectacle. En effet, alors que le long monologue qu’est Médée, poème enragé est intégralement assumé par la magicienne de Colchide, sur scène, ce texte est défendu par Jean-René Lemoine lui-même.
Ce choix de distribution entraîne à première vue une surprise : Médée est une femme, et la voilà incarnée par un homme ! Le travail de mise en scène de l’auteur-acteur vient toutefois nuancer l’étrangeté de cette situation. Jean-René Lemoine joue en effet de l’androgynéité de son corps. Celui-ci, mince et glabre, semble en effet à la lisière du masculin et du féminin. Sa voix, douce, répond ainsi aux représentations topiques du féminin. Mais il ne s’agit que d’une représentation : le spectateur-auditeur sait – ne serait-ce que parce qu’il a lu la feuille de salle – qu’il a face à lui un homme ; les marques de féminin et de masculin s’entrecroisent et il serait excessif d’affirmer que les secondes cèdent la place aux premières.
Comment comprendre cet affichage androgyne ? Est-ce une façon de signifier que la rage de Médée la situe dans un genre incertain, qui participe de son étrangeté ? Barbare,
1 Des expressions comme « l’orient de vos terres » (Lemoine, 2013, p. 45) ou les mots « caravelle » (ibid. pp. 13 et 47) et « colonie » (ibid. p. 48) laissent peu de place au doute.
ne serait-elle pas suspendue entre féminin et masculin, dans un en-deçà de l’humanité qui, dans le monde occidental, raisonne en termes de binarité de genre ?
Entre auteur et personnage
Ces hypothèses reposent toutefois sur l’idée que l’acteur présent sur scène aurait pour mission d’incarner Médée. Il s’agit là d’une supposition héritée de la mimesis grecque qui ne prend pas en compte les évolutions de la scène des dernières décennies. À côté d’un théâtre de la mimesis et de l’incarnation se trouve un théâtre de la représentation. Ainsi, la présence de Jean-René Lemoine sur scène aurait moins pour but de figurer le corps de Médée que de représenter le personnage et de défendre un texte plus que son héroïne.
Le corps de l’auteur-acteur devient ainsi duel : représentation de Médée, il reste également celui de l’auteur. Plus qu’une mise en scène, nous avons affaire à une récitation du poème par son auteur, qui a partie liée avec la performance : ce que le public vient voir à Bobigny, c’est bien un texte lu par son auteur1 . Dès lors, les différences de genre entre l’auteur-acteur et son personnage n’importent plus : Lemoine n’est jamais qu’un passeur d’histoire.
C’est également dans ce cadre que l’on comprend l’opposition apparente entre un texte qui fragmente le corps de Médée2 et une mise en scène qui nous présente un corps intègre. Il eût en effet été facile, par des jeux de lumière, de fragmenter le corps de l’acteurpersonnage. Or, la lumière de Dominique Bruguière, dans la mise en scène de Jean-René Lemoine, se réduit principalement à une douche qui laisse entrevoir la totalité du corps de l’acteur. Le contraste entre texte et mise en scène ne peut donc se comprendre que si l’on perçoit le corps présent sur scène, non comme celui de Médée, mais bien comme celui de Lemoine.
Le dispositif scénique repose donc sur cette opposition entre le corps, visible, de Lemoine, et celui, fait de mots, de Médée. Après avoir étudié le conflit entre la scène et le texte, nous allons donc nous pencher plus avant sur l’esthétique de la fragmentation à l’œuvre dans le texte.
Médée, sujet et objet d u morcellement
L’écriture de Lemoine, dans Médée, poème enragé comme dans ses autres textes, est avant tout une écriture du corps. À rebours de Yannick Hoffert dans Dramaturgie de la blessure3 , nous postulons que la douleur, chez l’auteur haïtien, s’ancre avant tout dans la chair.
Un corps morcelé
De fait, le seul mot désignant une douleur morale, « mélancolie », n’apparaît que deux fois dans la pièce4. En revanche, le corps de Médée fait l’objet de nombreuses descriptions qui le présentent comme l’objet d’une évolution paradoxale : alors qu’il est dit « intact[e] » à la page 13, il est question de ses « blessures » à la page 15 ou de ses « scarifications » page
1 Ce qui amène par exemple Cyrielle Dodet à parler de « performance », plus que de « spectacle », au sujet de Médée, poème enragé (Dodet, 2015, p. 451).
2 Nous y reviendrons plus bas, dans « Médée, sujet et objet du morcellement ».
3 Hoffert, 2011.
4 « Parfois le roulis était fort, comme les assauts de ma mélancolie. », Lemoine, op.cit., pp. 47 et 48
44. L’enjeu, pour Médée, semble alors le suivant : rendre à son corps malmené son intégrité.
Or, le mot « corps » n’apparaît que cinq fois pour désigner la chair de Médée. Il est, le reste du temps, remplacé par des unités lexicales qui ne rendent compte que d’une partie de son corps. Différentes composantes reviennent régulièrement : ses yeux, sa bouche, sa main, son sexe ou son visage. Cette description synecdochique réduit Médée à une suite d’éléments disparates, sans lien entre eux. En niant toute intégrité à son corps, ce procédé stylistique refuse également au personnage toute intégrité morale. Pourtant, cette description est le fait de Médée, seul sujet parlant, et non de Jason. Comment comprendre cette réification de son propre corps ?
Le morcellement, une « métaphore du drame colonial » ?
Sans doute faut-il comprendre que, si Médée est le seul sujet parlant de la pièce, elle n’est pas pour autant l’unique sujet regardant. Pour reprendre l’expression de John Berger citée par Iris Brey : « Les hommes regardent les femmes. Les femmes se voient comme étant regardées.1 » Ainsi, et c’est peut-être là son malheur, Médée fait sien le regard de Jason sur son propre corps. Le morcellement de celui-ci devient celui que Jason fait subir à ce corps doublement colonisé (en tant que corps étranger et en tant que corps féminin), mais aussi, par un jeu de contamination asymétrique, celui que Médée fait subir elle-même à son propre corps par le truchement du regard de Jason. Cette fragmentation du corps de la magicienne devient alors doublement signifiante : d’une part, elle met en évidence le morcellement que la conquête fait subir au corps des femmes et des colonisé∙es ; de l’autre, elle montre la dualité interne à la psyché de Médée, qui fait sien le regard du colon.
Cette schizophrénie, Médée en fait elle-même état dans le troisième mouvement de la pièce : « c’était Médée et ce n’était pas moi 2 ». Elle serait, selon Dominique Combe, le propre des populations colonisées : « Si le thème de la folie revient de manière obsessionnelle dans les littératures d’Afrique subsaharienne […], c’est peut-être une métaphore du drame colonial de l’homme partagé entre deux langues et deux cultures […]3 . » Par cette fragmentation, la Médée de Jean-René Lemoine affirme donc son appartenance au rang race des colonisé∙es.
Le dépeçage initial
Cette fragmentation purement stylistique du corps de Médée en rappelle toutefois une autre, bien réelle : celle, corporelle, que la magicienne a fait subir à son frère Apsyrte. De fait, le texte de Lemoine rappelle au spectateur-auditeur que Médée, pour retarder la marche de son père lancé à sa poursuite, a dépecé son propre frère et dispersé ses membres : « Je tends les mains vers les marins qui me donnent un à un les membres disloqués de mon frère, un bras, un pied, une épaule4 ».
Eu égard aux nombreuses modifications que Lemoine fait subir à la légende initiale, on peut supposer que rappeler cet épisode est un choix signifiant pour l’auteur. En évoquant cette dislocation initiale, Médée présente le fratricide comme un péché primordial. De fait,
1 Brey, 2020, p. 33.
2 Lemoine, op.cit, p. 47. Notons au passage l’ambiguïté de cette affirmation : est-ce Médée qui parle, en disant « ce n’était pas moi », témoignant ainsi d’un moment d’aliénation dans tous les sens du terme ? Ou est-ce le sujet parlant qui, ce disant, se dissocie de Médée, et indique n’être Médée qu’au moment de l’infanticide et redevenir un simple conteur (ou « rhapsode », pour reprendre le terme de J.-P. Sarrazac, sur lequel nous reviendrons plus bas, dans « Effet de liste et crise de la raison coloniale ») ?
3 Combe, 2019, p. 98.
4 Lemoine, op.cit, pp. 22-23.
quand elle revient chez elle, elle se nomme « la Fratricide1 » (et non « l’Infanticide ») et indique que la rumeur lui a prêté un châtiment à la mesure de son crime : « Elles [les femmes du village] racontaient que par désespoir je m’étais tranché le sein2 ». La dislocation langagière de son corps apparaît donc comme un succédané de cette punition et le reflet amoindri de ce qu’elle a fait subir à son frère. Ainsi, elle dévoile l’ampleur de l’emprise de l’impérialisme colonial sur les colonisé∙es, prêt∙es, pour séduire leur maître, à disperser le corps de leurs frères.
La fragmentation apparaît donc ici comme le lieu d’une mémoire, celle du démembrement que les colons ont fait subir, directement ou par le truchement d’allié∙es, aux ancien∙nes esclaves. Loin de se contenter de réifier le corps des personnes colonisées, elle apparaît au contraire comme un outil de revendication décoloniale.
Disloquer la raison occidentale, un acte décolonial ?
La force revendicatrice de la dislocation apparaît à la fois dans le parcours méandreux de la narration et dans l’importance des phrases averbales, qui nuisent la constitution d’un sens cohérent et d’une progression linéaire et entreprennent ainsi de disloquer la raison occidentale.
Une mémoire éclatée
Le texte de Médée suit les méandres de sa mémoire sans les ordonner. Si le spectateur-auditeur parvient bel et bien à reconstituer la biographie de Médée, celle-ci n’est en effet donnée que par fragments. Cette narration heurtée fait voler en éclats la rationalité grecque et sa conception linéaire du temps pour laisser place à une vision cyclique, comme le montrent les effets d’écho entre le prologue et l’épilogue : « Étendue jour et nuit dans la caravelle […]3 » / « Etendue nuit et jour dans la caravelle4. »
Cette immixtion du fragmentaire et du cyclique dans un cadre formel issu d’un modèle occidental (celui de la tragédie grecque) évoque le parallèle que faisait DanielHenri Pageaux entre roman postcolonial et circularité du temps : en accordant droit de cité au fragment et à une conception cyclique du temps, Médée clame son identité barbare4
Effet de liste et crise de la raison coloniale
La dislocation langagière informe également la syntaxe des phrases. Médée, poème enragé présente en effet un grand nombre de phrases averbales. Ouvrons le livre au hasard:
J’ouvre le beauty-case de maman. Fond de teint translucide, impalpable, satiné, plus pâle que ma peau. Crayon à sourcils. Crayon à paupières. Cendres. Khôl. Fusain. Cils noirs démesurés, voluptueux. Crayon à lèvres rouge écarlate. Poudre de riz comme un voile, plus pâle que ma peau6
1 Ibid., p. 51
2 Ibid.
3 Lemoine, op.cit, p. 13.
4 Ibid. p. 47.
5 Nous y voyons en effet, transposée au théâtre, la même revendication décoloniale que Daniel-Henri Pageaux perçoit dans le roman antillais : "Le conte traverse le roman et celui-ci devient, au choix, chronique ou récit dimension mythique. L’influence du conte et du récit mythique fait que, dans ce roman nouveau, le temps n’est plus linéaire mais fragmenté et cyclique à la fois.", Pageaux, 2011, p. 87.
6 Lemoine, op.cit, p. 23.
Ce style fragmentaire hache le récit et enjoint au spectateur-auditeur de coudre ensemble les différents éléments énoncés. Nous trouvons là le rhapsode selon Sarrazac, auquel Cyrielle Dodet associe l’auteur-acteur de Médée,poèmeenragé1, dont l’art est de « suture[r] ce qu’il a mis en pièces2 ». Toutefois, au rebours de Cyrielle Dodet, nous postulons que ce rhapsode, qui coud le décousu, est le spectateur-auditeur et non l’auteur-acteur. En effet, c’est bien au premier de relier entre eux les éléments cités par Médée et de leur donner un sens. Dans l’exemple cité, les éléments de maquillage qui permettent à Médée de singer les Occidentales crée un effet de liste qui donne l’impression d’une recette : Médée aurait trouvé une formule (rappelons que c’est une magicienne) pour s’occidentaliser. En accordant au spectateur-auditeur le soin de donner un sens à cette accumulation, Médée abdique le rôle de pourvoyeuse de sens dévolu à une narratrice.
Ce faisant, trois possibilités : soit, toujours tributaire du regard que les Occidentaux et Occidentales posent sur elle, elle renâcle à s’accorder une telle responsabilité ; soit, plus certainement, elle refuse de donner un sens parce qu’il n’y en a pas. Enfin et surtout, elle rend le spectateur-auditeur acteur de cette recherche de sens et l’engage à agir, à participer à cet acte décolonial.
Les effets de liste ont ainsi pour rôle de déconstruire la pensée coloniale et, partant, de reconstruire une pensée en mouvement, accordant une place à un monde fait de fragments. Plus encore, en contraignant le spectateur-auteur à émettre sa propre interprétation, ils en font l’artisan de cette reconstruction.
Le morcellement, qu’il concerne la description du corps de Médée ou des éléments de dramaturgie et de syntaxe, est donc au cœur de l’écriture de Médée, poème enragé . Si Médée assume cette description fragmentée de son propre corps, une étude attentive du texte nous permet d’y voir un choix doublement signifiant : le rappel du dépeçage dont elle s’est rendue coupable et la métaphore de la psyché des personnes issues de la colonisation, suspendue entre deux cultures. La fragmentation langagière devient aussi, par un ingénieux retournement, un outil de déconstruction décoloniale.
1 Dodet, op.cit, p. 455.
2 Flore Garcin-Marrou, 2013, p. 178.
Yonn, Mosolé, l’idole fragmentée, version féraille, 2023
BIBLIOGRAPHIE
BREY, Iris, Le Regard féminin. Une révolution à l’écran, Paris, Editions de l’Olivier, 2020, coll. « Les Feux », 252 pages.
COMBE, Dominique, Littératures francophones. Questions, débats et polémiques, Paris, Presses Universitaires de France, 2019, coll. « Quadrige Manuels », 240 pages.
DODET, Cyrielle, Entre théâtre et poésie : devenir intermédial du poème et dispositif théâtral au tournant des XXe et XXIe siècles, thèse de doctorat, Universités de Montréal et de Sorbonne-nouvelle, 2015 [dactyl.].
GARCIN-MARROU, Flore, Le Drame émancipé, Passage du témoin. Autour de Jean-Pierre Sarrazac, Études théâtrales, Joseph Danan, David Lescot (dir.), Université catholique de Louvain, 2013, n°56-57, 296 pages
HOFFERT, Yannick, Une dramaturgie de la blessure. Ecchymose et Face à la mère de Jean-René Lemoine, in Écrits d’Haïti, Nadève Ménard (dir.), Paris, Karthala, 2011, « Lettres du sud », 492 pages.
LEMOINE, Jean-René, Médée, poème enragé suivi de Atlantides, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2013, coll. « Bleue », 80 pages.
PAGEAUX, Daniel-Henri, La Créolité antillaise entre postcolonialisme et néo-baroque, Littératures postcoloniales et francophonie. Conférences du séminaire de Littérature comparée de l’Université de la Sorbonne nouvelle, textes réunis par Jean Bessière et Jean-Marc Moura, Paris, Honoré Champion, 2001, coll. « Colloques, congrès et conférences sur la littérature comparée », n°1, 202 pages.
Liza Ambrossio, The witch stage, 100 X 150 cm, 2022
Pou ton tèt koupé
Ann O’aro
A ou sanpi la tèt, out palto, out parasol, out moulir, out figir. out tèt dann larmwar.
In dou zoutraz, out tèt-la-mizér dann larmwar, tousél an ta.
Fasafas vizavi ansanm out tèt.
kriyé kikouzi, in moune, an foutan lékél.
la vi ou bwar paranndan, out boush rouvèr, out lann largé, out dan dovan, out tèt an fouké défalké.
Parkoman vi kri ankor lasasin, sanpi lorgéy, ousa lo rouz féy sonz lo diab i totosh ?
Fridom la vi an paviyon zoréy lo ziz-popilasyon dann koko, dizon... la pitié.
Promié fwa, dann katpat la nuit, pli gayar lèr banklos, kordé sanm la mor apartir.
Mwin la trouv sakinn vot po. Tout bann bra si out dë sél zépol. Sa mèm mon poto, in pilyé karyaté
Ou tash manièr bwar ankor sanpi mazine ryin.
Amwin armasé, dann takon kadav atèr, dann la pat domoune vivan, armasé dousouman, dan out min-la-gal anparmi bann parazite
Astér, dinsélkou, lélan, mon lavenir paréy in zonou atér, la dévir la mok, la ral somin, dobout ziska... Out sapel klaté.
Sak sokous la vérité i ardi son foli lasasin, dann son lantouraz pintad, soloman son fizi sour, rouz, lo vér dann ki.
Poétique sur le fragment et l’altérité
Tessa Naime
Quelques pas timides dans une pièce fragmentée ; mur blanc, sol blanc, miroir blanc, lumière blanche. Le blanc prédomine ainsi sur toutes les autres nuances du lieu. Une porte s’ouvre sur le vert d’une petite forêt et là, on pourrait y voir un homme qui cultive son jardin passer. Tandis que la Muse se déshabille légèrement, l’éclat de sa peau noire, une peau ornée de petits points, vient déjà ponctuer cette mosaïque. Je ressens déjà le poids de son incertitude sur mes paupières. « C’est la première fois ? » lui dis-je. La Muse hoche la tête pour signifier un « oui » qu’elle aurait pu bafouiller. Alors, je m’installe en face, ni trop loin de son corps, ni trop près de l’objectif, assez pour que son intimité ne lui soit volée deux fois. Mais ce que nous vivons est déjà très intime et cet instant se divise en une succession de segments ; ensemble de fragments qui deviendront ensuite pour nous deux des souvenirs démembrés. Nous voilà ainsi discutant de son ventre et du ventre des femmes dont le rôle politique n’a laissé que peu d’espace à son libre-arbitre. J’aimerais lui dire que le ventre des femmes n’est pas que celui des femmes, qu’il est celui de tous, et que chaque femme vient au monde en ayant le devoir de récupérer ce ventre, de s’en réapproprier, de l’arracher presque, au même titre que sa liberté. Et que dans ce geste d’amour qu’est la récupération, il n’y aurait plus de place pour le complexe des cicatrices, des vergetures, de la peau élastique, de la chair qui pend, ni d’aucune autre condition du ventre des femmes. Mais, je ne lui dis mot, j’écris déjà dans ma tête les reliefs de ses dunes, l’autre fragment d’une réalité possible.
Macojaune, Fragments (série), 2023
« Sans doute, l’éclat, le fragment, a son unité déjà. Mais le fragment ne s’éclaire vraiment, ne prend tout son sens plénier, que par rapport au chapitre dans lequel il est intégré », tel que l’écrit Louis Van Delft. J’en suis à cette sensibilité vagabonde qui questionne les « moi » qui nous composent. Ne sommes-nous que des fragments de nous-mêmes ? Des saisons ? Des coeurs séparés ? Des brisures éparses ? Des lambeaux de culture, ou mieux, des identités segmentées… sinon, des graines de café consommées, dès l’aube. Des choses, et tant de choses… Quand les arbres grattent le ciel et que la nature ne nous laisse plus qu’infiniment petits face à son « Tout », ne sommes-nous pas que des fragments de nous-mêmes ? Ne sommes-nous pas des fragments de ce que nous avons toujours connu ? Pourrais-je un jour connaître mon « Tout », c’est-à-dire ce qui est totalement moi-même ? Ou ne suis-je que damnée à être « fragment », à composer ma réalité de morceaux, de brisures, de parties héritées, figées, conçues selon une culture dominante ?
Ne sommes-nous pas issus d’influences multiples et divisibles ? Ne sommes-nous pas composés d’êtres qui survivent en nous, qui ont marqué nos peaux de leurs empreintes et nos langues de leurs maux ? Ne sommes-nous pas l’être manqué qui, chaque jour, s’incruste dans nos pensées discrètes ?
Ne suis-je pas le tiers-monde ? Ce tiers-monde visible de mes fenêtres de l’opulence… Je porte peut-être le monde en moi, que sais-je ! Je ne suis peut-être que la somme de mes mots. Ou sinon, les mots de ceux qui m’ont aimé avec tant de silence. Si je m’interroge sur la notion de « fragments », je n’en sais pas moins de la notion du « Tout ».
Macojaune, Fragments (série), 2023
La culture de la totalité (de « l’entier ») n’est-elle pas illusoire ? Est-ce que le Tout, autrement l’idée que je me fais de la totalité, ne se conçoit pas selon cette même culture ? Qui délimite le Tout ? Qui délimite la « finitude » ? L’incomplétude ? Qui m’a appris ce que représente l’inachevé, ou la fin ? C’est sans doute ce qui questionne notre immensité et nos complexes, en tant que des êtres ou des corps qui cherchent à se définir, qui cultivent ce désir inévitable d’être fini, d’être « parfait » mais selon quoi ? Selon quel modèle ? Selon quel standard ? Selon quelle censure ? Selon quelles influences aspirons-nous à être entiers ?
Et si la pensée qui me submerge n’était que la pensée la plus bruyante parmi mes six mille autres pensées de mes six cents autres personnalités, tout en étant celle qui me définit le moins ? Et si l’image que tu me renvoies n’était qu’un millième de fragments de toi ? Et si l’image que je me fais de toi n’était qu’un fragment de moi ? Et si le corps qui te gêne tant n’était que « fragments » d’une conspiration esthétique occidentale ? Je l’écrivais, à d’autres instants : « Le corps est certainement passé de "bien meuble" à "bien meuble" orateur, tant il peut enfin s’exprimer mais demeure "propriété" exclusive de l’Empire marâtre. Il est encore muselé, entre les rapports de pouvoir et le désir d’être libre. » Le sein, le ventre, l’oreille, le bras, la langue, le menton, autant de fragments que l’on détache du Tout, dans l’inconscient, pour leur infliger des notions de finitude. Sont-ils ainsi à nos yeux des oeuvres inachevées, des éclaboussures de l’oeuvre totale ? Des objets désarticulés que nous voudrions ordonner?
Et s’ils nous interrogent sur la rupture entre « ce que l’on voit » et « ce que l’on est », deviennentils ainsi des objets de résistance ? Peut-être que nous tenons là notre propos : ces complexes deviennent-ils des objets que nous devrions conserver pour démanteler une structure de l’uniforme, une structure qui érige le « traditionnel » au détriment des singularités, une structure qui fait éclore le culte de l’ « acceptable » et de la « normalité », une structure qui légitime l’indifférence des autres, en ne laissant place justement à aucune différence, une structure dont notre regard se trouve prisonnier d’un monstre capital, bouffeur d’altérité. Une structure qui aimerait priver mon imaginaire de son unicité. Nous devrions donc conserver tout ça ? Alors, les fragments de nous survivraient sans doute à l’infini du Monde…
Macojaune, Fragments (série), 2023
Dedans
Laëtitia Tantely Deleuze
partout autour des morceaux brisés en d’autres vides qui tombent loin au fond et jamais le sol ne se forme
je rassemble les bouts trouvés, tous les garder, ne doit manquer, inventaire des bouts en quête engluée de toi ça manque de rythme souffle court reprendre en chemin on ramasse tout mais rien ne correspond les mains râpées par les bouts cassants portée toujours profond te trouver dans ces bouts quelque part avec moi je prends les bouts un peu les déplacer où je vais là souvent s’arrêter penser la sensation du tout ça échappe trop loin dedans
le regard se pose ordonner nulle part pourtant le manque de toi partout tu cours le fluide ancestral du royaume Merina
un bout gardé cassant brise la peau loin profond dedans la chair coulant roide vers la haute paupière essoufflée raccorder les fils menace des sons on pense que quelque chose va exploser on aimerait peut-être à la fin exploser et transportés les bouts ailleurs corps de raide il faudrait réparer cette machine mais personne encore cils gluants j’ai ouvert rien Horizonnée marbrée stase sang séché qui ne voulait pas partir
quelqu’un pour éteindre la machine quelqu’un soudain pour dire je n’ai pas retenu les mots rien n’a retenu le souffle et
plus n’attendre les bouts de sons à lanciner en entier pourtant tu es là devant moi dedans ton île sous ma peau
Azuaje Sergio Amenaza, Venezuela, 2019, 60 x 60 cm, Photographie
Azuaje Sergio Barrio Ojo de Agua, Venezuela, 2019, 100 x 100 cm, Photographie
Azuaje Sergio El Avila, Venezuela, 2019, 70 x 70 cm, Photographie
Un jour
Héloïse Thiburce
Suite à une séparation géographique, le lien existant entre les membres d’une même famille est fragilisé. La distance entre les corps induite par cet éloignement annihile les gestes de tendresse physique. Comment signifier notre affection aux êtres aimés dont nous sommes séparés ? À l’heure de la démocratisation de la communication sans fil et du virtuel, l’objet a-t-il un rôle à jouer dans ces relations éloignées?
Des milliers de kilomètres m’ont séparée de mes proches. Ressentant le besoin de reproduire des fragments intimes, je revenais aux pratiques artistiques de mon enfance. Reproduisant des archives photographiques familiales, je recréais un espace de communication affectif me permettant de renouer un instant avec mon père, ma mère et ma grand-mère.
Le jour, 29,7 x 42 cm gouache et huile sur papier ajouré, 2023
Est-ce que ce jour existe encore ?, 29,7 x 42 cm gouache et huile sur papier ajouré, 2023
Il ne reste que les pierres pour nous compter
Marie Lafaille
Des briques Encore.
Du plâtre Des corps.
Du béton Incorporé.
Ces gens ont été incorporés.
Dormir Dehors On le décide.
Là-bas, ils devaient s’agglutiner autour de braséros pour éviter que leur ciel ne leur tombe sur la tête.
Ici, on a comme ciel les étoiles, la douce sonorité du chant de la chouette. Comme duvet, au pire, un tapis de feuilles.
Dormir dans les restes d’un monde, Photographie, duvet de laine activé dans une coupe rase de pins Douglas, 2023
Là-bas, boucle infinie au son des gyrophares d’ambulances, pour matelas un sol mouvant…
Changement en un vol d’avion...
Sous le lac, il y a des maisons, des souvenirs, des chemins, des jeux d’enfants, des rires, des deuils, des écoles, des tas de fumiers, des ponts, des voisins... Des secrets pétrifiés, mais la Maulde a gardé son lit.
Quand l’avion nous donne le vertige, on aime le « plancher des vaches ».
Nous le percutons de nos déplacements et nous l’oublions.
Nos lourdes machines y laminent le sol.
Des ornières si profondes que le végétal ne s’y aventurera plus.
On détermine des contours, on s’approprie.
On creuse, on coupe, on brûle.
On calcule, on calcule, c’est une question de rentabilité.
On trace des frontières, des routes, des chemins, on plante des arbres dont la croissance sera rapide.
Sur la partie verte d’une carte, on trace un rectangle et dans la forêt ce rectangle devient vide.
La densité des arbres perdue, les rayons de soleil s’y attardent plus.
Enragée, la lumière brûle souches et écorces broyées par les machines.
Et un jour, le sol nous convoque.
Deux plaques se percutent.
Les faiseurs de traces s’inversent.
Nos cellules impriment.
Peur.
Le sol devient omniprésent et érode le sentiment de sûreté.
Et toi ? Penses-tu au sol ?
Sur la table, un verre d’eau est renversé.
L’énergie lui manque pour se lever.
Le temps l’asséchera.
Doigts entrecroisés.
Les crevasses de ses mains vieillies se reflètent dans la flaque.
Les mémoires vibrent.
Naître dans un hameau qui n’existe plus.
La neige.
3 km à pied pour aller à l’école.
Beau temps, mauvais temps.
Tout est bizarre quand on revient en arrière. Ils ont tout empilé.
Ce n’était plus rien.
Même plus un horizon.
Un mur avec de grands arbres et derrière les cochons du voisin.
Les arbres ont été coupés, les cailloux des maisons écroulés.
On vous paye tant le mètre carré et l’on vous exproprie.
On était triste, car on perdait notre rivière, mais on nous avait dit que l’on gagnerait un lac.
Le temps l’asséchera.
Toujours, en redéfinir les contours (détail), Papier coton, lin, graphite, 2023
Des arrachements.
Des hurlements.
Ne s’agripper à rien.
Les falaises tombent.
Les routes s’ouvrent.
Les pierres explosent.
Des paroles s’en échappent.
Les nuits se renouvellent.
J’appelle à l’aube.
Dans ma marche, j’ai rencontré le dernier souffle des arbres avant leur chute. J’ai rencontré des oiseaux qui avaient perdu leur nid, j’ai rencontré une souche cernée 147 fois qui a eu le malheur de se retrouver dans une plantation de pins Douglas. J’ai rencontré les traces des passants : tracteurs, vélo, pieds… J’ai rencontré des tableaux de champs de bataille où l’humain avait triomphé. J’ai rencontré des branches arrachées, des traces d’abatteuses. Dans ces ornières, j’ai trouvé des pierres explosées. Granit éventré.
Poussiéreuses navigations.
Des non-choix.
La perte.
Toujours
Plus
Les souvenirs se heurtent aux lieux qui ne sont Plus Plus
Noyés plus
Ensevelis
Les objets de transmissions générationnelles.
Il restera les pierres pour nous conter.
Restitution de résidence, Installation in situ, château CIAP Vassivière, 2023
(Sans Titre)
Hugues Erault Léopold Jean Baptiste
lalin souri solèy fè move san zanmitay se mal ki touye antife.
* pwezi a se krache k ap neye lang lan libète m vagabonde sou fèy blanch paradi kè m se renmen ankachèt.
* bote souri. tèt mare l senbolize pèfèksyon absoli.
* diyite chen pa trennen kay bouche zo atè, manje repwòch.
*
pawòl kochma inonde lespri lè fanm lan kite w w a fè lanmou nan madjigridi.
* devan prezan neglije men nan machwè toufe tan lwen kite tan dèyè bonè do touni pase tout foli.
* boulpik woule bò je pa distans. kèkèl teke nan pwen mò.
* koute kri soufrans savann dezole lamizè lote pil kras.
* pwomennen plenyen nan panyen bouda kreve.
* jounen pase vitès ―tout jou yo menm.
* m eseye jwi chak moman prezan
pou m koupe fache ak lanfè m.
* lajounen chita sou menm tab ak lannuit paske l kapitalis.
*
lari jeremi poudre tout figi kou pap gede nibo bèl gason.
* lanmou kalfou se vouzan. pa pòt di bonjou.
*
jou bliye vant doulè pa dous.
*
boulèt nan bouch grandèt se ajil ki pwòpte visaj konsyans nou.
grande Mag, Fragments, 2023
Daffodils, ou le mythe de création danticatien
Derne Darelle Moutoula Niengou
« […] my first little stories filled with selfcreated folklore – my fake-lore – my hybrid and métisse warm-weather daffodils, my crackling fires of dried tree branches and death announcing black butterflies, my vision of flame-feathered birds1. »
La question de l’appartenance nationale d’Edwidge Danticat, et par extension de celle de son imaginaire littéraire, reste sujette à diverses interprétations. L’auteure, étatsunienne d’origine haïtienne, écrit à ce propos dans Create Dangerously (2011), « my country is one of uncertainty. When I say ‘my country’ to some Haitians, they think I mean the United States. When I say ‘my country’ to some Americans, they think of Haiti2 ». Son pays, qui semble ne pouvoir être ni les États-Unis ni Haïti, est plutôt la diaspora ; une patrie idéologique flottante qui relie tous les Haïtiens vivant en dehors d’Haïti (Danticat, 2011). L’œuvre d’Edwidge Danticat se fait jour à une époque marquée par la prise de conscience des effets de la mondialisation et vient forcer la remise en question des notions de nation, d’identité nationale et de frontières nationales et culturelles. Ces perturbations dérivent de l’impact de ce type d’œuvres sur la littérature comme discipline, notamment quand elles bousculent les classifications des œuvres littéraires qui restent encore très dépendantes des acceptions dépassées de la nation et de ses avatars.
Pour pallier cette, semble-t-il, impossible catégorisation de l’œuvre de Danticat et tenter d’apporter une résolution à la « précarité fondamentale de [sa] double-appartenance » (Butler et al., 2022), la critique tend plutôt à l’associer à des champs littéraires transnationaux à l’exemple du champ des écrivaines de la Caraïbe (Browdy de Hernandez, 2003), plus inadéquatement à celui des écrivains de la Caraïbe anglophone (Mongin et al., 2002), ou encore plus largement celui de la diaspora haïtienne (Clitandre, 2018). Cet article en se focalisant sur les enjeux politiques de représentation mis à l’œuvre dans Breath, Eyes, Memory (1994, abrégé BEM dans la suite de l’article) à travers le symbole de daffodil3 – symbole récurrent dans le récit que
1 « Mes premières petites histoires remplies de folklore auto-créé – mon fake-lore – mes jonquilles hybrides et métisse de saison chaude, mes feux crépitants de branches d’arbres séchées et papillons noirs annonciateurs de mort, ma vision d’oiseaux aux plumes enflammées », tiré de Create dangerously (2011). Sauf mention contraire, toutes les traductions sont de moi.
2 « Mon pays est incertain. Lorsque je dis "mon pays" à certains Haïtiens, ils pensent que je parle des États-Unis. Quand je dis "mon pays" à certains Américains, ils pensent à Haïti. »
3 Jonquille sera employé lorsque référence est faite à la fleur dans le roman et daffodil lorsqu’il s’agit du trope que cet article développe.
Sophie Caco, personnage principal et narratrice, livre à son lecteur – propose une alternative nationale à la question ouverte de la classification de Danticat et replace ainsi le roman dans son contexte de création, c’est-à-dire un contexte poétique et politique étatsunien.
Bien que l’œuvre d’Edwidge Danticat soit largement étudiée dans le champ de la critique littéraire, sa représentation de la botanique en reste un pan qui n’a pas encore suscité un fort intérêt alors même qu’il s’agit là d’une des pièces maîtresses de son imaginaire. Danticat intègre très souvent des éléments de la nature dans sa fiction et cette nature n’a jamais pour unique objet de servir de toile de fond à l’action qui se déroule en son sein. Elle est au cœur de la narration et endosse même parfois le rôle d’un personnage à part entière. De la mer jonglant habilement entre cercueil et ventre nourricier de la mère dans Claire of the Sea Light (2013) (Yanique 2014), à la plantation de canne à sucre dans The Farming of Bones (1998) dont la description laisse subtilement transparaître toutes les caractéristiques d’une arme de destruction massive (Moutoula Niengou, 2023), chez Danticat la nature sert de métaphore et d’outil pour la mise en scène des thématiques au cœur de sa fiction telles que l’identité, la mémoire, le trauma et la diaspora. L’incipit de cet article indique que ces symboles puissants, qui enrichissent la narration et viennent offrir au lecteur une approche unique desdites thématiques, constituent un univers mythique intimement danticatien : son fake-lore. Il faut y lire une tentative de signifier et de faire signifier par le biais d’un langage propre, codé. Ainsi, nous tentons ici un décodage de ce langage.
La jonquille n’est pas la seule fleur dont la narration de Sophie fait mention. Cette dernière évoque aussi, entre autres, le bougainvillier, la rose et l’hibiscus. Pourtant, la jonquille se décline indéniablement comme un symbole d’importance qui se révèle comme un spectre dans le récit. BEM, roman avec lequel Danticat fait son apparition officielle sur la scène littéraire étatsunienne, revisite plusieurs des thèmes centraux chez elle, tels que la migration et les relations mère-fille. À douze ans, Sophie part de Croix-des-Rosets (Haïti) pour Brooklyn, afin de retrouver une mère dont elle se souvient à peine (Martine) en laissant derrière elle une tante qui a tout de la figure maternelle pour elle (Atie). La fleur est mentionnée dès la première ligne du roman : « A flattened and drying daffodil was dangling off the little card that I had made my aunt Atie for Mother’s Day1 ». Elle apparaît dès la scène d’ouverture sous une forme séchée. « Aplatie » et « séchée », elle est cristallisée, rendue éternelle. Comme pour déjà imprégner le récit à venir de son essence.
En outre, la jonquille est empreinte d’une dualité intrinsèque car présente tout au long de la narration autant sous sa forme complète que par sa couleur (le jaune). Néanmoins, sous toutes ses formes, elle régit la relation entre Sophie et ses deux mères (la réelle et l’imaginée). C’était la fleur préférée de Martine avant qu’elle ne quitte Croix-des-Rosets (BEM, p. 65) et tout ce que possède Sophie est jaune (BEM, p. 21). On note que pour le personnage principal la fleur est autant expression d’amour pour l’une (la carte de la fête des mères d’Atie) qu’expression d’angoisse à l’idée de rencontrer l’autre (la fleur et son jaune s’invitent dans les rêves de Sophie
1 « Une jonquille aplatie et séchée pendait de la petite carte que j’avais faite à ma tante Atie pour la fête des mères. »
et transforment sa mère en une figure monstrueuse, BEM p.28). La narration de Sophie inscrit la fleur comme symbole de l’entre-deux – Atie/Martine, Croix-des-Rosets/Brooklyn – incarnant deux réalités à la fois.
Cette dualité est plus explorée lorsque le récit révèle l’origine de la jonquille. Le texte dit :
Tante Atie told me that my mother loved daffodils because they grew in a place that they were not supposed to. They were really European flowers, French buds and stems, meant for colder climates. A long time ago, a French woman had brought them to Croixdes-Rosets and planted them there. A strain of daffodils had grown that could withstand the heat, but they were the color of pumpkins and golden summer squash, as though they had acquired a bronze tinge from the skin of the natives who had adopted them1 (p. 21)
À l’inhérente dualité de daffodil s’ajoute une autre opposition binaire, terre d’origine/ terre d’accueil. Il est impossible de ne pas lire en la déterritorialisation induite de la jonquille une évocation de la traite atlantique, mimant la transplantation des peuples d’Afrique sur le continent américain. Ce qu’il faut surtout y voir pourtant est la métaphore évocatrice du phénomène d’acculturation causé par l’expérience de l’immigration. Une fois la fleur déterritorialisée et transplantée, elle change de couleur, d’état. Ce mouvement de signifiant vient traduire la mutation identitaire. La fleur – par extension le sujet déplacé – devient essentiellement différente, foncièrement autre. Le texte le signifie par ailleurs, encore une fois à travers le spectre de daffodil, lorsqu’on y lit la description des cauchemars de Sophie provoqués par l’annonce de son départ prochain pour Brooklyn :
My mother’s face was in my dreams all night long. She was wrapped in yellow sheets and had daffodils in her hair. She opened her arms like two long hooks and kept shouting out my name. Catching me by the hem of my dress, she wrestled me to the floor. I called for Tante Atie as loud as I could. Tante Atie was leaning over us, but she could not see me. I was lost in the yellow of my mother’s sheets2. (p. 28)
1 « Tante Atie m’a raconté que ma mère aimait les jonquilles parce qu’elles poussaient dans un endroit où elles n’étaient pas censées pousser. Il s’agissait en fait de fleurs européennes, de bourgeons et de tiges français, destinés à des climats plus froids. Il y a longtemps, une Française les avait apportées à Croix-des-Rosets et les y avait plantées. Une variété de jonquilles capables de résister à la chaleur avait poussé, mais elles avaient la couleur des citrouilles et des courges d’été dorées, comme si elles avaient acquis une teinte de bronze de la peau des indigènes qui les avaient adoptées. »
2 « Le visage de ma mère était dans mes rêves toute la nuit. Elle était enveloppée dans des draps jaunes et avait des jonquilles dans les cheveux. Elle a ouvert les bras comme deux longs crochets et n’arrêtait pas de crier mon nom. Elle m’a attrapée par l’ourlet de ma robe et m’a plaquée au sol. J’ai appelé Tante Atie aussi fort que j’ai pu. Elle était penchée au-dessus de nous, mais ne pouvait pas me voir. J’étais perdue dans le jaune des draps de ma mère. »
Par l’immobilisation de Sophie par sa mère, on peut lire une allégorie du processus d’acculturation. L’identité et la culture de départ se perdent sous l’écrasante présence de la culture d’arrivée. Atie et Martine deviennent ici des métaphores pour, consécutivement, la terre d’origine et la terre d’arrivée. Atie et Martine symbolisent Haïti et les États-Unis et daffodil l’identité mouvante que l’oscillation entre les deux génère.
Dans son article « Daffodils, Rhizomes, Migrations » (2003) Jana Evans Braziel explorait déjà les procédés d’identification et de désidentification1 à travers le trope de daffodil. L’article de Braziel confronte la théorie de la relation d’Édouard Glissant à l’imaginaire de Edwige Danticat pour dévoiler que l’auteure utilise les tropes botaniques pour évoquer la violence du colonialisme et des expériences postcoloniales de la diaspora, de la migration et du transnationalisme. Elle conclut qu’à travers daffodil Danticat fait sens d’une identité rhizomique, en perpétuelle mutation. Tout simplement, une identité toujours en devenir. Néanmoins l’analyse de Braziel confine l’imaginaire de Danticat à un seul pan de son diptyque identitaire, la Caraïbe. Or le principe même de cette identité diasporique en est son ambivalence, dans le cas de Danticat, initiée par l’immigration vers les États-Unis. Il devient donc intéressant ici de confronter les résultats de cette analyse de ce texte semi-autobiographique2 à la situation particulière de l’auteure dans l’édifice social et littéraire étatsunien. Cette identité à l’entre-deux refuse de choisir, refuse de renoncer. Elle se désidentifie et crée un espace hybride. Puisque la transplantation n’impacte pas que le sujet déplacé, la question de la créolisation de l’espace d’accueil doit également se poser, et se pose d’ailleurs chez Danticat.
L’auteure émigre aux États-Unis à douze ans pour retrouver ses parents et quand onze ans plus tard BEM paraît, elle n’est plus considérée comme haïtienne mais est désormais une auteure African American. Pourtant, sa fictionnalisation perpétuelle d’Haïti évoque un entredeux, ni complètement haïtienne ni complètement étatsunienne. Ce qui depuis longtemps constitue un trouble pour la classification de cette œuvre au vu des différentes traditions littéraires auxquelles elle fait écho. Plusieurs textes critiques s’agitent, encore aujourd’hui, autour de cette question. Dans sa contribution à l’ouvrage Edwidge Danticat : A Reader’s Guide de Martin Munro, qui exprime bien la difficulté à déterminer une catégorie littéraire qui rendrait compte de tous les différents contextes géographiques, littéraires et culturels qui s’intersectent dans l’œuvre de Danticat, Carine Mardorossian écrit justement que l’un des traits caractéristiques de la fiction de Danticat est sa capacité à habiter simultanément une catégorie tout en en sortant (Munro, 2010)3. De plus, comme je l’ai démontré ailleurs, à cause de sa situation particulière, Danticat est placée dans des catégories littéraires inadéquates (Moutoula Niengou, 2023).
1 Le concept que José Esteban Muñoz développe dans son livre Desidentifications (1999) pour expliquer l’invention d’une identité hybride par les sujets marginalisés.
2 L’expérience de Sophie est assez similaire à celle de l’auteure et BEM était initialement un texte autobiographique. Au fur et à mesure qu’elle l’écrivait, Danticat y a inséré plus d’éléments fictifs pour livrer un récit plus complexe (Danticat 2013).
3 Plusieurs articles traitent la question dès la parution de BEM, entre autres, « Writing the Haitian Diaspora: Genre and Identity in Edwidge Danticat’s Breath, Eyes, Memory » de Judith Caesar (1996), « Where Was Edwidge Danticat From? Reading the Caribbean Writer in North America » de Valérie Orlando (2000), et « Multiculturalism, Feminism and the Individual Talent: Edwidge Danticat’s Breath, Eyes, Memory » de Nick Nesbitt (2002).
Toutefois, les travaux de Danticat, autant ses textes poétiques que critiques, imposent de façon incontestable la création d’un cadre littéraire et social qui saurait rendre compte des interstices où son identité disparaît : à l’intersection de la race, du genre et de l’origine nationale. L’auteure, baptisée « la voix de la diaspora » (Clitandre, 2018), représente sur la scène littéraire un groupe ethnique précis : la communauté Haitian-American. Elle dit :
I want readers […] to understand that there have been times before when Haitian and American history have intersected. […] I hope to change the way the reader defines Haiti as well as the way he or she defines America, to let them know that indeed Haitian Americans have earned themselves a place here (Capshaw 2017).
Par le truchement d’un imaginaire haïtiano-étatsunien, Danticat revisite des espaces de mémoire communs. Son œuvre vise un décloisonnement de la classification littéraire et sociale étatsunienne en y introduisant un champ qui ne revendique en premier lieu ni la race ni l’ethnicité mais un particularisme historique. Lire Danticat c’est transcender le critère racial en admettant l’impossible unicité identitaire que sous-tend l’étiquette African American et sonder la situation particulière des Haïtiens aux États-Unis. Les immigrants haïtiens y souffrent d’un statut de minorité triple en tant que Noirs, étrangers et francophones et créolophones (Woldemikael, 1989). Cette triple minorisation, couplée à la démonisation dont ils font l’objet dans l’imaginaire mondial en général et étatsunien en particulier du fait de l’ « audace » de la Révolution haïtienne, entraîne conjointement discrimination et invisibilisation1. Danticat se sert de son écriture pour sortir cette communauté et son histoire singulière de l’oubli. Elle met en exergue que cette micro-histoire joue un rôle important dans la grande histoire du pays et nécessite un cadre critique à elle. En axant cette étude sur l’analyse de la botanique danticatienne, particulièrement dans ce roman, nous venons passer au crible les images que Danticat produit pour représenter ladite communauté.
C’est à la lumière des enjeux poético-politiques de cette écriture et du jeu métaphorique construit autour de la jonquille présentés supra que nous concluons que ce trope est chez Danticat un mythe de création. Daffodil est chargé d’intertextes à la littérature coloniale anglaise. Les Daffodils du poème « I Wandered Lonely as a Cloud » de William Wordsworth (1807) célèbrent la beauté et la pureté de la nature et s’imbriquent dans le champ lexical du paradis caractéristique de la science botanique coloniale sur les territoires annexés. Daffodil de Danticat, contrairement au discours colonial, ne vide pas l’espace géographique de son essence mais, puisque rhizomique, en produit une nouvelle. Par cet intertexte, Danticat revendique une affiliation à la tradition littéraire anglaise. Daffodil de BEM transcende donc les limites du seul texte de Danticat et s’installe dans un métatexte et un métadiscours qui posent les bases d’un cadre nouveau. Daffodil de Danticat est indéniablement une pièce clé de cet imaginaire qui déroute parce qu’il fait le récit en anglais d’une histoire et d’une identité qui ne sont traditionnellement affiliées ni à cette langue ni à sa tradition littéraire. Il devient ainsi mythe de création parce qu’il vient revendiquer une filiation à une tradition littéraire dont il en subvertit le discours pour engendrer une nouvelle continuité, un nouveau cadre.
1 Ce point est plus élaboré dans un article précédent, « Le massacre dans la peau » (Moutoula Niengou, 2023).
BIBLIOGRAPHIE
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BRAZIEL, Jana Evans (2003). « Daffodils, Rhizomes, Migrations: Narrative Coming Of Age in the Diasporic Writings of Edwidge Danticat and Jamaica Kincaid », Meridians 3, no 2 : 110 31.
BROWDY DE HERNANDEZ, Jennifer (2003). Women Writing Resistance: Essays on Latin America and the Caribbean. Cambridge: South End press.
BUTLER, Maia L., DAVIS-MCELLIGATT, Joanna, FEIFER Megan, éd. (2022). Narrating history, home, and dyaspora: critical essays on Edwidge Danticat, Jackson: University Press of Mississippi.
CAPSHAW SMITH Katherine, DANTICAT, Edwidge (2017). « Splintered Families, Enduring Connections: an Interview with Edwidge Danticat », dans Conversations with Edwidge Danticat, Jackson: University Press of Mississippi.
CLITANDRE Nadège T. (2018). Edwidge Danticat: the Haitian diasporic imaginary, Charlottesville: University of Virginia Press.
DANTICAT, Edwidge (2003). Breath, Eyes, Memory, New York: Soho Press.
––––––––– (2011). Create dangerously: the immigrant artist at work, New York: Vintage Books.
MOUGIN, Pascal, HADDAD-WOTLING, Karen, et DEMOUGIN, Jacques, éd (2002). Dictionnaire mondial des littératures. Paris: Larousse.
MOUTOULA NIENGOU, Derne Darelle (2023). « Le massacre dans la peau : corps et corpus dans The farming of bones d’Edwige Danticat », Cahiers du CRINI n°3, Url : https://crini.univ-nantes.fr/cahierscrini3moutoula-niengou, Consulté le 02/08/23.
MUÑOZ, José Esteban (1999). Disidentifications: Queers of Color and the Performance of Politics, Minneapolis: University of Minnesota Press.
MUNRO Martin (éd.) (2010). Edwidge Danticat: a Reader’s Guide, Charlottesville: University of Virginia Press.
WOLDEMIKAEL, Tekle Mariam (1989). Becoming Black American: Haitians and American institutions in Evanston, Illinois, New York: AMS Press
YANIQUE, Tiphanie (2014). « Mother/Nature », The Women’s Review of Books 31, no 2, 23 24.
Claudia Brutus, l’expression apaisée d’un chaos identitaire
Alexandre Eudier
Née d’un père haïtien en exil et d’une mère bulgare ayant choisi d’embrasser l’altérité, Claudia Brutus a grandi entre deux mondes, celui de son itinérance réelle et celui du récit de ses racines. Par-delà les frontières et par procuration, sa vie est perpétuellement tiraillée entre des identités multiples aussi palpables que fantomatiques, et lorsqu’elle arrive à Paris à 20 ans, elle intègre les Beaux-Arts avec une certitude : être artiste lui permettra d’affronter cet héritage désarmant. Fuyant résolument les perspectives que l’on trace pour elle, Claudia Brutus cultive au contraire le paradoxe afin d’apprivoiser les antagonismes qui l’animent. Elle élabore progressivement ses peintures comme de vastes complexes de chemins de traverses et de voies tortueuses, autant de périples imaginaires au cours desquels elle assemble les fragments de son histoire.
Au premier abord, la peinture de Claudia Brutus est presque joyeuse… Elle se révèle pourtant d’une gaieté dramatique, séduisante et douloureuse, sombre et flamboyante, anonyme et profondément cathartique. Son univers est fait d’oxymores, de liaisons improbables, d’associations de contrastes, de vides qui remplissent. Les couleurs vives se détachent des fonds ternes, les figures sont précises mais évanescentes, les scènes évidentes tout en restant indéchiffrables, le réalisme le dispute au décoratif, les sujets les plus funestes débordent d’allégresse, et, finalement, ses tableaux sont aboutis dans l’inachèvement. En refusant la perception monoculaire du monde et la catégorisation des Hommes, Claudia Brutus nous propose une vision diaphane et irrésolue, une superposition de dimensions éparses rendues cohérentes par un tissage de veines, de traces, de motifs, de corps d’hommes et de femmes qui, comme elle, ne sont ni d’ici ni d’ailleurs tout en étant parfaitement à leur place.
Plus actuelle que jamais, l’œuvre de Claudia Brutus nous renvoie à notre propre identité, car derrière l’apparente cohérence de notre histoire, nous avons nous aussi nos zones d’ombre, nos mystères irrésolus, nos doutes muselés, nos hontes enfouies, nos rêves résignés, et toutes ces plaies ouvertes que nous laissons saigner de peur d’avoir à les soigner. Claudia Brutus, en les affrontant pour mieux les comprendre, nous offre une vision pacifiée de nos propres fêlures.
Claudia Brutus, « Ce n’est pas avec de l’encre que je t’écris c’est avec ma voix de tambour » (Georges Castera), 2020, 21 x 29,7 cm, Technique mixte sur papier
Mòso fè la tombé
Lo’
Je retrouve des morceaux de moi ci et là.
Certains ont été dévorés par l’invisible du mental, cette maladie que les noirs n’attrapent pas, paraît-il.
Des pans entiers, d’années de décennies… flous. Des moments-clés, disparus. Il n’y a que le souvenir des ressentis souvent, aucun souvenir du tout, parfois.
Des fragments de mémoire.
Mòso fè la tombé
Mòso fè la alé.
Des morceaux reviennent, des envies de tout recoller.
Une envie de prendre les meilleures parties, les meilleurs fragments et d’en faire un patchwork.
Mais quelles sont ces parties ?
Laisser ce qui n’a pas été et prendre le bon ? Mais le bon n’est-il pas là grâce à ce qui n’a pas été ?
Le temps me manque souvent, comme un ancien amour à qui je n’aurais pas tout dit.
Mais la création est là. J’ai recréé mon être. Morceau par morceau, fragment par fragment.
Je continue de me construire à travers les langues, à travers l’art, mon île...
Les expressions multiples de manière générale car, après tout, créole ne vient-il pas du latin “creare” qui veut dire créer. Et je suis créole. À plus d’un titre dans toute son entièreté, je suis créole.
Et j’écris. Parfois, avec cette encre puisée à même mon âme.
Est-ce que mon être s’arrête à sa langue ?
Est-ce que mon être s’arrête à son île ?
Est-ce que mon être s’arrête à sa chaire ?
Kréyol
Kréyol
nati an tchè mwen
La vi a ka chayé mwen
chayé mwen kon fèy
Español
Me siento lista
Soy hija de la luna Ven aqui amor
English darkness of the night always my mind more clear and I shine again
(L’obscurité de la nuit
Rend toujours mon esprit plus clair
Et je brille à nouveau)Une errance sous des canons de contes.
Nihongo/ 日本語
boku no sekai watashi no kokoro tsuki wa shitte iru
日本語 ぼくの世界(せいかい)
私(わたし)のこころ(心) 月(つき)わ知っている(しっている)
(Mon monde Mon cœur La lune les sait/connait)
De konpè lapin à Ti jean, je trace mon chemin
Cosmopoétique de la frontière
Sara Mychkine
Je suis la terre de toutes celles qui m’ont précédée1 le grand magma d u souffle les bouts de ciel trop bas ` les orphelinats du silence2
l’éclatement des damné·es du soleil3
les berceuses – cocktail Molotov4 le poids de la main qui nourrit
les échos des youyous le sang du cochon égorgé sur la tunique blanche les cuisses ouvertes
1 tous mes visages portent mon nom mais mon nom n’est jamais le même 2 les nouvelles nées crient leur exil sur le ventre de la mer
3 les os se nacrent de rêves sur le crépuscule de la Méditerranée
4 j’écris, ce sont vos mères que je venge
le creux mouillé du regard des hommes
le harem des ouragans5
le coeur des marges du monde
Mes semelles n’ont que faire des routes c’est la poussière que je traîne dans ma course6
Je suis la plaie de l’aube pour franchir les chaînes du continent
les archipels nomades d u souffle coupé7
la bouche qui s’ouvre aux quatre vents8
La langue doit se faire arifa9
5 nous tombons amoureuxses comme les volcans se réveillent
6 nous mourons comme les étoiles filent dans un murmure d’amour 7 l‘éclatement des paumes sous la douceur noire
8 l’amour ne connaît pas de fin 9 à chaque mot, je bouleverse l’ordre du monde
The leftovers
Giorgiana Gace
Que nous reste-t-il aujourd’hui ?
Des paysages autrefois riches de monde, riches de vie et de lumières ont laissé place à un vide important aujourd’hui. Un vide où s’amoncellent des ombres, des choses abandonnées, des restes qui malgré leur vétusté, continuent à subsister.
Que nous reste-t-il aujourd’hui ?
Des lieux de vie aux potentiels incroyables, dont les façades servent aujourd’hui de cache-misère. Théâtres d’une succession de catastrophes écologiques, d’indivisions familiales, d’incivilités ou d’ingérences publiques, ces restes demeurent debout aujourd’hui sans l’espoir de l’être demain.
Que nous reste-t-il aujourd’hui ?
Ces débris jonchant notre quotidien illustrent nos multiples cicatrices et cris de souffrance. Je souhaite raconter ces histoires urbaines en donnant à ces ruines d’une vie passée, un nouveau souffle de résistance. Une subsistance dans nos mémoires en les rendant visibles afin de nous réapproprier ce qu’il nous reste et qui ne doit certainement pas être oublié.
Que nous reste-t-il aujourd’hui ?
The Leftovers, Le Chant des pièces brisées, Sainte-Anne, Guadeloupe
pièces
Guadeloupe 2023
jaunes sur des vitres
The Leftovers, Un Dédale de Fuites 1 & 2, Magasin de sanitaire, Pointe-À-Pitre, Guadeloupe 2023,
BTAROC*
Alain Gili
--- Pense au souffleur ! fit la voix, si loin du théâtre.
Déjà l’actrice avait fui vers les lignes d’horizon, le décor n’étant plus une toile, mais la réalité d’un grand espace désertique.
--- Ce sont les espaces les plus courus ! fit la mondaine énamourée d’un jeune cafre. On vérifia qu’elle avait vraiment traversé la Namibie, l’Ouest australien, et le désert de Bryan Gysin, cernant le Btaroc de volutes sablées.
--- Pense au souffleur ! fit à nouveau la voix. Tout sera dérangé dans tes collages non collés, de tes mosaïques non prises dans le ciment (de tes petits piolets) où tu punaises tes beaux projets bien rédigés en prose !
--- Le vent viendra bouffer nos envies d’air, reprit la voix qui s’éraillait. Pourquoi ?
Une case créole venait d’être soufflée, volatilisée, les carias avec.
L’actrice revint, portant un écriteau : elle était « sans voix dans toute cette poussière ».
La mondaine appela son ami et, le toisant de haut, l’enjoignit de lire et de comprendre le Carré Magique aux Inscriptions.
L’enfant noir fit un « Mi bèze aou inn... »
La bourrasque noya le reste, et ils s’enfouirent en riant dans le trou.
Pascal Foy, Kaz abouté 1, 2023
Carré magique :
OTE
TES OPERAS
OTAGES D’HORIPEAUX
T’ENRAGENT
A NU T’AURAIS
TES HAUTS
* Le texte de totale impro BTAROC est d’Alain Gili, réunionnais depuis mars 1975. Bryan Gysin, auteur de Désert Dévorant fut un compagnon de voyage de William Burroughs au Maroc. Les carias (nom réunionnais) sont des insectes dont les vers, comme les termites, dévorent tout ce qui est mangeable pour eux, dans les lieux chauds, clos et humides.
« Dalon » vent dire ami en créole réunionnais.
Pour morceauxquelques de béance !
Judith Michel
« Mais parce qu’un homme, un vrai, ça tourne, madame ! Une harde de femmes et ça passe de collègues en amies en cousines en sœurs en tantes en mères, aucune ne fera l’impasse ! Qu’importe la rondeur des attributs, qu’importe la frugalité des courbes, elles doivent, toutes, finir dans son cul-de-sac. La vraie question, madame : pourquoi, nous les femmes, n’en ferions-nous pas de même ? Après tout nous aussi nous éprouvons du désir. Plus souvent de désir que de pulsion romantique, d’ailleurs ! Réponse : la domesticité !
La domesticité est un sablier qui enlise les femmes ! Linge, cuisine, cousinade, devoirs du soir, contrôle technique, repassage des chemises. Dix secondes ! Si tu peux soutenir une situation pendant dix secondes, tu peux le faire pour les dix secondes qui viennent, et puis celles d’après et puis celles d’encore après. Dix secondes, madame ! Mais dix secondes, c’est une éternité quand on se laisse tomber ! Vous ne pensez pas, madame ? Non ! Ok, alors il faut jouer la montre, c’est ça ! La résignation pour clepsydre de la trahison ! »
Emma lisse les plis de la nappe puis ramène soigneusement sa mèche folle derrière l’oreille. Elle lève les yeux et fonce dans le regard curieux et interdit de l’épouse de son amant du moment.
« Et quoi, madame ? Vous ne le saviez pas ? Votre Nono, c’est un homme, un vrai ! Et un homme, un vrai, ça tourne, madame ! C’est comme ça, ici-bas ! C’est sa prérogative car son corps lui appartient ! Si le corps de l’homme appartenait à la société, on l’aurait appelé garçon facile, homme de petite vertu ou grosse pute, la connotation méliorative en sus. Sans nul doute !
La vraie question, madame, c’est comment vous m’avez retrouvé ? Ce n’est pas que j’ai honte de baiser votre mari mais je n’en fais pas la publicité ! Pas de photos, pas d’audio, pas de message, aucune trace, aucune ambigüité ! J’assume tout mais ne revendique rien, madame ! Ce n’est pas la SPA, ici ; on n’adopte pas les chiens ! Et pourtant, vous m’avez retrouvé ! C’est qu’un homme, un vrai, ça marque au fer rouge, madame ! Faut prouver à tous qu’on n’est pas pédé. Unetelle, unetelle et encore unetelle ! Pour étoffer son palmarès, marquer son territoire ! »
Emma esquisse un rictus de dégoût. Se faire pisser dessus est un geste d’amour qu’elle a de la difficulté à chérir. Alors lorsque Emma vit une histoire, petite ou grande, elle ne veut jamais l’ébruiter. Alors lorsque Emma vit une histoire, petite ou grande, il finit toujours par l’ébruiter. Elle agrippe le bras de l’épouse apeurée.
« Quoi, il disait qu’il allait aux réunions du parti ?! Mais madame, un homme, un vrai, ça
entretient une vie sexuelle débordée ; la révolte, ça les fait débander. Et oui, madame ! Travail, rhum, fornication, c’est comme cela qu’on les garde embesognés. Un homme, un vrai, ça prend les chattes pour un exutoire, un réceptacle à éjaculat d’aliénation. La révolution viendra par les IST, madame ! Pas par les idées ! »
La cocue se lève brusquement en repoussant Emma. Son café coule le long de la nappe et elle empoigne le rouleau de papier absorbant. Emma l’amène jusqu’à la porte : « Relaxe, bobonne ! Vous êtes chez moi, je vais m’en charger. Passez une bonne journée ! Et bonne vie à deux… mille !
Où est-ce qu’elles trouvent cette énergie, ces femmes-là, pense Emma. Pour venir jusqu’à chez elle et la confronter ? Elles ne savent pas que pour un homme, un vrai, une femme célibataire, ça se réifie. Ça se poursuit, ça se traque et si elle craque, il calcule l’itinéraire et les mensonges jusqu’à son lit. Sinon, il pose le diagnostic d’une frigidité sans appel ; une « gueule de vierge veuve » comme dirait l’autre.
« Ça fait des mois que je sais et que je vous cherche. » Et puis la cocue débite ça à Emma comme une sentence. C’est fou, ça ! Si les hommes font les traditions, leurs femmes en font une application sacerdotale. C’est ce même genre de femmes qui questionne Emma sur son célibat. Elle lâche alors un long soupir, puis esquisse un grand sourire : « J’attends le bon ». Les clichés, ça rassure ces femmes-là, les clichés. Dénucléariser son célibat, mais quelle idée ! Le buste busqué, Emma préfère encore balancer ses bombes H sur leurs maris en esquivant leurs regards de sommation. Emma les raille, ces femmes à l’hédonisme pasteurisé prêchant la transhumance.
Les hommes, les vrais, Emma s’en régale ; les hommes, les vrais, les féministes, elle s’en délecte. Avec eux, elle est comme un félin jouant avec son dîner embusqué. Eux, les hommes, les vrais, les féministes s’égosillent à dénoncer le système patriarcal et la reproduction des schémas archaïques. Oh et puis ils font la vaisselle de temps à autre ! Si ce n’est pas une preuve, ça ! Le chapitre, c’est leur droit exclusif. Ils savent mieux parler que les femmes. Alors bandant le membre, ils se proclament plus féministes que les féministes. Soit, soit, elles vivent l’oppression dans leurs chairs mais elles ne savent pas l’exprimer sans débordement. Elles manquent de suggestivité, de subtilité. « Viol, harcèlement, violence conjugale, féminicide, ça sonne trop dur ! Agressions, ça regroupe tout et si t’ajoutes sexuelles, c’est plus soyeux à l’oreille ». Alors quoi, mesdames, y a plus qu’à. Avalez ! Avalezla, la libération sexuelle. Laissez-vous pénétrer par l’empirisme et la théorie féministe cultivés il y a plus d’un siècle en terre glacée. Là, où seules les pommes de terre subsistent aux idées et mettent fin aux famines. Ingurgitez-la, la purée des fils d’industriels, blancs et cinquantenaires. Engloutissez-la, argent comptant mesdames ! Quid de l’intersectionnalité? Rien que du hachis de relativisme culturel ! Les hommes, les vrais, les féministes sont décidément plus cultivés qu’émancipés !
L’amour, très peu pour Emma ! Elle n’est pas assez forte. Les hommes, les vrais, féministes ou non, sont trop futiles pour l’intéresser profondément. Des puits sans fond, des traqueurs de silhouettes, des boulimiques assoiffés de caresses pour couvrir leurs vides émotionnels.
Tout comme elle, ils ne savent pas aimer, construire une relation, accueillir une intimité, une intelligence, une humanité, une altérité, une alternative à soi.
Les hommes, pas le vrais mais, les bons, Ô précieux edelweiss du Pic Makaya ! Trop paresseuse, trop impatiente et trop meurtrie pour souhaiter d’un jour en voir. Alors Emma a promis de se consacrer à ses amitiés, rares mais durables, stimulantes et louables, à une œuvre ou à un combat nécessaire pour la dignité. Et puis pour pallier les nuits les plus froides, elle glisse son adresse dans la poche d’un homme, un vrai, un assez carnassier pour la posséder goulûment, un assez féministe pour aller boire son café dans la cuisine d’une autre, un aussi désespéré pour quelques morceaux de béance.
Johanna Mirabel, Sleeping Room n°9, Huile sur toile, 174 x 212 cm, 2023
Durée de vie
Victor Dumiot & Marie-Caroline Locquet
Conseil : ne s’alourdir que de l’essentiel. Le reste, c’est un désenchantement.
Le doute, la peur, l’insécurité : il fallait que tu m’apprennes.
Ce qui me brûle : ton désir qui résiste à nous. D’une certaine manière : que tu résistes à moi. Me brûle et me ravit – il était temps, n’est-ce pas, que tu vives ?
Penser à soi, juste à soi. Et en prendre soin. Il faut tout voir, tout vivre. Faisons-le ensemble.
Je me rappelle ce jour où j’ai cru que tout finissait (toi & moi). J’avais passé des semaines à m’en foutre – à croire que je pouvais m’en foutre. Et puis j’ai vu tes yeux gonflés comme des pêches. Des yeux de poisson. Tuméfiés de tristesse.
Il n’y a plus le temps, le temps d’être ensemble. Qu’est-ce que l’on est sans le temps ?
Une ombre.
On a plongé dans un vide qui n’en finit plus. Il y a l’insomnie qui me saisit, l’angoisse qui me dévore, le vide qui signifie : c’est la fin. Et je m’entête… Je m’entête dans la patience des fous ou des crétins, je ne sais plus.
Car je meurs sans toi.
N’en as-tu pas assez de cet amour qui essouffle nos vies ?
Toutes les formules, les déclarations, les promesses, ne serviront à rien. Car je crois qu’il n’y a rien à sauver – ce qui l’est, l’est déjà. C’est le passé, c’est l’histoire, ce sont des souvenirs. Quel idiot réflexe que de s’entêter à travailler encore dans le présent pour faire tenir ce qui vivait avant. L’obstination désespérante du désamour qui ne veut pas se reconnaître. Je crois que c’est un piège que de laisser ce passé qui vit en nous diriger le présent. Le passé vit et bat. Mais c’est contre lui qu’il faut tenir. Ce n’est pas de la résignation, celle-ci est toujours tardive.
Ce matin, je veux :
La blancheur de ton corps. La blancheur de tes fesses. Le rose de tes lèvres que j’aime. Et ton parfum qui coule sur le bout de mes doigts.
Sommes-nous ensemble pour autre chose qu’un poids des ans ?
Je suis déjà presque morte de toute façon.
Je mesure aujourd’hui la violence de mes écarts. C’est dans mes os que j’en ressens la douleur. L’évidence : j’ai vécu trop de temps dans le mensonge.
Sommes-nous ensemble pour autre chose qu’un poids des ans ?
Tu m’as trompée pour la première fois.
La possibilité d’un sauvetage, de se sentir à nouveau détachée, libre, vivante. Oublier les lourdeurs, la difficulté.
Le dimanche soir est notre désert. J’envisage, comme des sorties de secours, toutes les issues à notre histoire. L’envie d’être bête. Tout raser. Foutre le feu à cette putain de relation. Ne rien garder : tout est pourri dans notre cher jardin. Trop : de coups bas. Trop : de coups dans le dos. Trop : de coups à droite à gauche. Trop : de coups d’un soir. Trop : de sales coups. Trop : de coups dans le cœur. Et pas assez de baisers, pas assez d’amour.
J’essaie de comprendre ce qu’il y avait dans cet acte que tu n’arrives pas à m’expliquer.
Tu as pris ce qu’il y avait à prendre. Alors restons-en là. Car ma légèreté, je la sens mourir.
Tu es de dos, tes écouteurs noirs logés dans les oreilles, à l’atelier. Tu travailles une pierre au nom étrangement humain, agate. J’observe ta tranquillité. La pierre qui frotte contre la roue. On dirait que c’est ta peau. J’ignore ce que tu fabriques exactement. Tu es paisible, à ta place au milieu des outils. Juste bien. Nos cœurs brûlent, il y a dix minutes je pleurais dans les toilettes de l’école, et tu es concentrée. Là. Comme tu es belle, et je ne l’ai jamais dit assez. Comme tu es belle, je me dis ce soir-là, alors que mon cœur brûle derrière toi.
J’aimerais que tu m’étrangles pendant que tu racontes. Ma tristesse est sexuelle ce soir.
Je dois : échapper à l’orgueil et à la mauvaise foi qui font murs.
Pardonner pardonner pardonner pardonner pardonner pardonner pardonner pardonner Comme un avertissement : je n’ai plus besoin de toi pour respirer.
Le désir de tout homme, c’est qu’on lui appartienne.
J’ai découpé le temps et l’espace, j’ai organisé nos moments à partir de mes propres dispositions. Comme si j’étais un roi et toi mon sujet.
Tu nous as pris comme de la pâte à modeler et je me suis soumise, parce que rien n’était plus vital pour moi que de sortir de l’errance – te retrouver.
Cette distance, qui n’est pas celle du corps.
Un souvenir, au milieu d’autres lycéens tu me tiens la main dans le jardin public et nous filons à toute allure.
J’ai été trompée.
J’ai peur de l’espoir.
J’étends tous mes ennuis, le feu dans ma tête, contre ton corps qui s’allonge. J’ai besoin de quinze minutes, quinze minutes de ton souffle.
Le pire, c’est la solitude d’être ensemble.
Pourra-t-on réparer ça un jour ? Faire autre chose de ce charnier ?
Pour nous, c’est chose facile. Je passe au-dessus, j’essuie, je nettoies, je soigne, j’oublie… Je nettoie une âme au sol, j’essuie ; je nettoie, j’essuie. Et je résiste à la raison. Avec toi, être raisonnable, je n’ai jamais su. Et c’est le propre de l’amour non ? Qui veut d’un amour raisonnable ?
La demi-mesure, c’est une demi-vie.
J’aimerais me raccrocher à ces mots que j’écris, aux souvenirs que je revis, à ton simple regard, j’aimerais que juste ton souffle me suffise à être droit, à continuer ainsi, à t’aimer sincèrement, je voudrais être digne.
Je ne veux pas que tout se salisse.
S’aimer sans étouffement, s’aimer comme par compagnonnage. Proliférer – tout vivre ensemble.
La résignation c’est la politique de la terre brûlée. La résignation, c’est la haine du présent dupé contre ce passé qui se couche et s’installe jusqu’à obstruer l’horizon. Qui vous humilie. Vous terrorise. Il faut éviter la résignation comme on évite les guerres. Éviter que le présent en vienne à étrangler le passé. Il faut dépasser le passé, avec une douceur que seule la lucidité nous confère.
Retrouvons la naïveté, l’origine, l’amour.
S’en tenir à une certitude : je ne peux vivre qu’avec toi.
Johanna Mirabel, Living Room n°37, Huile sur toile, 171 x 214 cm, 2023
Essais sur le nu masculin
Linda Mitram
Cette série se présente comme une érotique du regard féminin. J’y questionne, depuis la Caraïbe et son rapport au corps, la représentation du Nu masculin dans l’histoire de l’art et la place qu’y occupent les femmes photographes. La série est construite en sept séquences, composées chacune d’une ou plusieurs pièces. L’ensemble donne à voir les métamorphoses du sujet amoureux : de la première nuit jusqu’au chagrin de la rupture.
Après l'amour
Contemplassions
Première nuit
Vanité créole
Résilience
Tan fè tan
Feux pâles
Jòf : zone plurielle de jouissance
Michael Mondésir
Jòf , le quatorzième recueil de poèmes en créole de Georges Castera résonne comme un coup de poing asséné à la gueule de la morale bienpensante d’une société empêtrée/enfermée dans ses contradictions et les limites imposées à la beauté et à l’imagination.
Des thèmes familiers de l’univers onirique du poète y sont retrouvés, tels l’amour (thème dominant), l’eau, le temps et bien évidemment le corps féminin. Y est atténué un engagement social qui souvent marque de son empreinte la production poétique sans toutefois jamais parvenir à prendre le dessus sur la beauté d’une langue qui ne cesse de bousculer ses limites.
Le titre, choquant à souhait, participe d’une volonté de rupture avec une certaine prudence/pruderie observée chez nos poètes des origines jusqu’à l’indigénisme, quand il s’agit de traiter du corps féminin. Les zones de jouissance, comme autant de clichés, se limitant aux yeux, à la bouche et aux seins, étape limite à ne pas franchir.
Castera a depuis longtemps initié cette démarcation, ici elle se fait systématique. Tout un vocabulaire érotique y atteste : anba tivant - pwèl bouzen - fant janm…
En choisissant d’explorer ces lieux tabous de la sexualité, Georges Castera adhère à cette confession du poète Octavio Paz : « Le corps féminin est une halte terrible. ». Ce faisant, il libère la poésie et avec elle un imaginaire trop souvent frappé d’ostracisme.
Écrit sur le ton de la jubilation, Jòf redit le geste d’aimer avec une étonnante fraîcheur. Le langage amoureux, s’écartant des sentiers battus, se renouvelle au gré de l’imagination de l’auteur (du lecteur) avec force images et comparaisons les unes plus succulentes que les autres :
kèm bat pou wou tankou fenèt yo bliye fèmen (p. 43)
maten an m kite mo yo Kabicha sou bouch ou (p. 10)
L’amour devient voyage, fuite, quête, traversée d’un espace à un autre.
Lontan jadis nou travèse dlo (p.35)
ou sòti pou jwe on marèl kè sote avè m (p.40)
La nudité, toute saison à portée du désir et du rêve.
kò nou gaye nan sezon damou je m anba rad ou m santi kèm gaya pou tout bon (p. 38)
La figure la plus surprenante reste celle de l’ambiguïté. Comme pour nous convaincre, encore une fois, de la polysémie des mots d’une langue que le poète n’a jamais cessé de courtiser d’un recueil à un autre. En témoigne :
M’anvi renmen
San jalouzi nan pòt kay (p. 34)
Jalousie peut renvoyer à une attitude, mais également à cette ouverture dérobée de la porte qui permet de voir sans être vu.
Ce qui renforce le titre (Jòf) où l’œil devient un outil indispensable et surtout seuil premier du désir. Le mot renseigne sur l’atmosphère générale du texte : Entrebâillement - voyeurisme - pénombre dont ne saurait se passer l’acte d’amour, ni la conversation amoureuse.
Cette célébration de l’amour à travers le corps féminin est pour le poète l’occasion de démontrer, une fois de plus, les capacités de création de la langue créole, ses ressources inépuisables de beauté et quoi de mieux que la poésie pour nous en convaincre.
Jòf, c’est donc la langue mise à nu ; révélée au lecteur. En constante posture de séduction.
Agnès Djafri, Les Eaux 2019, 140 x 95 cm Techniques mixtes (impression et acrylique sur toile)
Fragment sur le cosmos (Un discours de la méthode)
François Coadou
Parler de fragment, c’est d’abord parler de perte. De la perte du tout. C’est inscrit dans la langue, dans le mot même. Fragment, du latin fragmentum : débris. Du verbe frangere : briser. Le fragment, c’est un débris. Ce qui reste de quelque chose – un tout – qui a été cassé. Autrement dit : le fragment est second, négatif ; la chose positive, première, c’est le tout.
Un tout envisagé comme achevé, perfectum : unifié, ordonné.
Il y a, dans ce que Glissant appelle la pensée continentale, celle des empires, qu’il distingue de la pensée archipélique, un souci de totalité qui est aussi souci d’ordre et d’unité.
Au plus loin que je remonte, je trouve la pensée grecque du principe (l’archè) : Thalès, Anaximandre, Anaximène. Pensée métaphysique et, simultanément, indistinctement, cosmologique. Je rencontre ensuite Pythagore. Le premier – en tout cas le premier attesté – à appréhender la réalité, le monde, comme un tout organisé : un cosmos
Ce sont les bases d’une vision, d’une conception du monde qui durera.
Un basculement a lieu, cependant, aux XVe et XVIe siècles en Europe. À la naissance de ce qui s’est considéré et s’est énoncé comme la modernité. De métaphysique et cosmologique qu’il était, le cosmos devient alors historique. Les conséquences en furent considérables pour l’histoire de l’Europe, et pour l’histoire du monde.
Jusque-là, l’Europe se voit, se conçoit dans le cadre du monde aristotélicien, hérité de Pythagore. Un monde fermé et organisé. Il a un centre : la Terre. Et une extrémité, une limite : la sphère des étoiles fixes. Chaque chose, dans ce monde, a sa place assignée, son lieu. Son lieu, dont elle peut être arrachée, violemment, mais qu’elle finit nécessairement, naturellement, par retrouver, par réintégrer. En Europe où l’influence grecque se mêle aux influences juive et chrétienne, cette organisation du monde, dans sa perfection, exprime aussi le statut qu’il a de créature : le monde procède de Dieu.
Mais voilà qu’au cours des XVe et XVIe siècles, ce monde, ce cosmos se fissure et explose. Copernic, en 1543, propose, dans le De revolutionibus orbium coelestium, que le soleil remplace la Terre au centre du monde. Héliocentrisme et non plus géocentrisme. Giordano Bruno, en 1584, en tire les conséquences dans le domaine de
la physique. Tout est bouleversé. Tout est désorganisé. Finie la physique des lieux. Finie la sphère des étoiles fixes. À la place, l’univers infini. Constitué d’un espace homogène, d’un espace où chaque point équivaut aux autres. L’univers est un cercle dont le centre est partout. Et dont la circonférence est nulle part. Descartes, Galileo Galilei, Newton poursuivront dans la même voie.
Vertige, alors, de l’infini. Perte des repères.
Un paradoxe, ici, mérite qu’on le relève. Pendant le bas Moyen Âge (1300-1500), Aristote est l’auteur de référence. L’Auteur. Le Philosophe. Le seul. « Le maître de ceux qui savent », comme le désigne Dante (Inferno, IV). Ses livres sont traduits, retraduits, commentés (et leur interprétation ne va certes pas sans difficulté, étant donnée l’histoire tourmentée de leur transmission). Socles de cette science qu’on nomme scolastique: celle de l’École, de l’Université. Tous ses livres, excepté un seul : la Poétique. Et cela bien que le texte en soit connu. Il est traduit par Guillaume de Moerbeke en 1278. Une fois. Il reste, au Moyen Âge, une œuvre marginale. Or, tandis que l’Europe, aux XVe et XVIe siècles, se détourne généralement d’Aristote dans le domaine de la physique, de la cosmologie, de la métaphysique, voilà que la Poétique d’Aristote commence à susciter un engouement étonnant. En 1498, Giorgio Valla en donne une première édition (et traduction latine) moderne. En 1548, Francesco Robortello en publie, pour la première fois, un commentaire. Une première traduction italienne, par Bernardo Segni, paraît en 1549. Nouvelle traduction latine, par Pietro Vettori, en 1560, accompagnée d’un commentaire. Nouvelle traduction italienne, augmentée là encore d’un commentaire, par Lodovico Castelvetro, en 1570. Une autre encore en 1572 par Alessandro Piccolomini. Etc.
Les raisons de ce succès sont multiples. Peut-être est-ce l’effet de la redécouverte du théâtre antique – à la faveur de la chute de Constantinople, en 1453, et de la translation en Italie des sources de la littérature grecque – qui rend tout à coup intelligible et, bien mieux, intéressant ce qui, jusque-là, ne l’était pas. Sans doute est-ce l’effet aussi des querelles religieuses (et artistico-religieuses) qui agitent alors l’Europe : la Contre-Réforme catholique trouvera dans la Poétique le modèle d’un art parlant, d’un art efficient, de propagande, qui la préoccupe. Mais il y a encore cette concordance des dates. Comme s’il s’était agi de conjurer le vertige. Comme s’il s’était agi de contrebalancer, de réparer cette perte de l’ordre et de l’unité, en rejouant le cosmos ailleurs. Au moment où la notion de cosmos quitte la cosmologie, elle se trouve introduite, via la Poétique, dans l’histoire. La petite histoire, celle qu’on dit avec une minuscule, et la grande, celle qu’on dit avec une majuscule. Que se passe-t-il dans la Poétique ? Aristote y transpose le modèle cosmologique au poème. Le poème (qu’il soit tragique – le théâtre – ou qu’il soit épique) est pensé comme un cosmos : il est pensé comme un monde, ou quasi-monde, c’est-à-dire
comme un tout organisé, unifié, fermé. C’est en ce sens qu’il faut comprendre, chez Aristote, la formule célèbre : l’art imite, ou mieux, l’art représente la nature. L’histoire imite, l’histoire représente les faits. C’est-à-dire qu’elle introduit dans les faits (la nature) de la généralité et de la nécessité. En les organisant, en les unifiant. Elle les hausse à une espèce, à une forme supérieure de vérité (plus vraie que leur réalité immédiate, plus vraie que leur factualité) : au sens où, dans ce tout, dans cette organisation et cette unification, elle leur confère du sens : elle leur donne un sens.
Ce ne serait pas un problème, peut-être, s’il ne s’agissait ici que de poème ou d’art. S’il ne s’agissait que de fiction. Mais en tant qu’il fonctionne comme un quasimonde, le poème a bien vite fait de passer pour le monde : il a bien vite fait de le supplanter. De ne plus être perçu comme de la fiction. Mais d’être vu, d’être entendu comme la réalité même. Dans cette conception cosmologique de l’art, qui se déploie en Europe à partir des XVe et XVIe siècles, se trouve le fondement de la fonction compensatrice et/ou de la fonction idéologique du discours. Le discours est plus vrai que les faits : plus vrai au sens où il est plus sensé. On le préfèrera à ce titre. Le sens qu’il propose soulagera du non-sens des faits (fonction compensatrice) ou même le remplacera (fonction idéologique).
Ainsi rejoué au niveau de l’histoire, le cosmos structure aussi l’histoire, en tant qu’elle fonctionne précisément comme une histoire. L’histoire sera organisée, unifiée dans un grand récit (on pense ici à ce que Lyotard développe dans La Condition postmoderne) : un grand récit-cosmos. Une histoire, une fable, mais qui, sans référence à la fiction (évacuée, oubliée), donnera le sens du monde. De cette manière se raconte le grand récit de l’Europe moderne : le récit du progrès de l’histoire, de la connaissance, de la liberté.
Pas de hasard si, quand il entreprend de la critiquer, de la démonter, dans La Société du spectacle, Debord nomme cette représentation idéologique du réel, qui remplace le réel pour l’enserrer, pour l’enfermer dans un sens unique et univoque : spectacle. Il a bien compris quel est son substrat artistique, quel est son substrat esthétique. Il a bien compris que tout cela provient de la conception aristotélicienne du poème tragique ou épique comme cosmos, transposée, transférée aux XVe et XVIe siècles au grand récit de l’histoire et à la réalité entière qu’elle façonne et transforme à son image. À son image et à sa ressemblance.
C’est dire, alors, tout ce que cette représentation, ainsi parvenue, possède de mortifère. Le grand récit, le discours tue. Il élimine tout ce qui lui échappe. La réalité ? Si elle n’a pas de sens, alors il faudra lui en donner. Lui en imposer. Si elle n’est pas organisée, si elle n’est pas unifiée, alors il faudra l’organiser et l’unifier. C’est-à-dire qu’il faudra en supprimer tout ce qui sera perçu, conçu comme désordre. Y compris la diversité. Y compris la particularité. C’est l’histoire de l’Europe moderne et, à sa
suite, c’est l’histoire du monde : car l’Europe moderne fut expansionniste, colonialiste, mondialiste.
Certes, il ne faut pas ici être idéaliste, mais matérialiste, et le détour par le concept de spectacle, chez Debord, permet de le comprendre : cette conception de l’histoire-cosmos en vient à dominer, elle en vient à représenter et supplanter la réalité parce qu’elle convient, parce qu’elle sert des intérêts politiques et économiques. Cette logique de l’expansion et de l’uniformisation, qu’est-ce, en effet, sinon la logique de la marchandise : de sa production, de sa circulation, de sa consommation ? Qu’est-ce sinon la logique du capitalisme, dont colonialisme, mondialisme, universalisme furent les expressions ? Ici tout comme là-bas. Celle-ci a besoin de celle-là.
Que reste-t-il à faire dans ces conditions ?
Ne pas négliger la lutte contre-idéologique. Nuire au grand récit. Démonter, renverser l’histoire-cosmos, le spectacle. Parce que sans cela rien ne changera.
La forme fragment semble pour cela la forme privilégiée, adaptée. Au sens où elle va justement, va efficacement contre le tout. Frangere : briser.
Je remonte, à nouveau, et cette fois je rencontre Nietzsche. Grand critique de la modernité européenne, il fut aussi grand utilisateur, grand manieur du fragment. Il lui sert à défaire l’apparente cohérence et l’apparente certitude du sens donné. Le fragment, chez Nietzsche, est un instrument, il est la forme même du décentrement, du relativisme, du perspectivisme. L’arme contre l’ordre supposément radieux et réellement impérieux de la totalité.
Dans l’Europe moderne, Nietzsche, penseur à fragmentation, apparaît comme le pourfendeur, déjà, de ce que Glissant appellera les pensées du système et les systèmes de pensée.
La déflagration fut considérable.
Nietzsche anticipe et influence Dada. Dada, révolte contre la guerre de 14-18, révolte européenne contre le grand récit du progrès de la civilisation européenne, qui a versé dans la barbarie, et la pire barbarie qui soit : la barbarie scientifique et technique. Dada, qui veut aussi sortir de l’art, car il refuse l’art qui procède de cette civilisation, Dada invente le collage. Le découpage et le collage. Hausmann ? Oui. Mais également et peut-être principalement Hannah Höch : Coupe au couteau de cuisine dans la dernière époque culturelle de l’Allemagne, celle de la grosse bedaine weimarienne (1920). Le couteau, le ciseau coupe la belle image, le discours, celui de la presse, des médias, du pouvoir politique et du pouvoir économique. En fragments. Et Hannah Höch remonte ces fragments, elle les colle, pour produire la critique immanente, dans la dernière époque culturelle de l’Allemagne, de ce discours, de cette image.
Au théâtre, Brecht s’en inspirera, s’en nourrira. Ce sont chez lui des montages, des collages de textes : de textes prélevés ou plagiés. Pour un théâtre disloqué : sans illusion, sans identification. Non plus aristotélicien, loin de là, mais dialectique et critique. Non plus transcendant, mais immanent. Heiner Müller, le lecteur et continuateur le plus lucide de Brecht, continuera ce geste à la scène. Un Debord aussi en tirera la leçon, en faisant du détournement un procédé de libération : on arrache un fragment au tout, au cosmos, et on le réintroduit, on le réinvestit, mais ailleurs qu’à sa place normale, qu’à sa place organique. Il y fait scandale, il y fait sabotage. Il effondre le cosmos. Il affronte le spectacle.
Je dresse ici une généalogie. La pensée critique, au XXe, contre les pensées du système et les systèmes de pensée, procède décidément par fragmentation : découpage dans le discours dominant, aliénant, pour le détourner, pour lui faire avouer en le remontant, en le recollant, mais autrement, différemment, ce qu’il recèle – une idéologie – et ce qu’il dissimule – la réalité.
Mais ce n’est peut-être pas assez que le fragment serve comme instrument critique contre le discours dominant. Il ne faut pas en rester à du négatif, à du réactif : il faut passer au positif. Penser une pensée par fragment où le fragment ne soit plus second. Où il soit la chose première. Sans tout préexistant et prévalent. Sans cosmos. Penser une pensée par fragment, ou plutôt, par fragments – je souligne le s – qui naisse et qui se maintienne dans la pluralité, la multiplicité, la diversité. Et dans la particularité. Sans généralité, sans universalité. Pensée concrète et non abstraite. Fragments perpétuels. Archipels.
En 1962, Vassili Grossman achève Vie et Destin. Roman de la lutte contre le nazisme – il a pour toile de fond la bataille de Stalingrad – Vie et Destin est aussi une critique du stalinisme. Et bien mieux : une critique de toutes les idéologies. Toutes les idéologies, dont le principe est de sacrifier la particularité, la diversité, la multiplicité, la pluralité à la généralité et à la totalité. Ainsi l’Idée du bien en vient-elle, souligne Grossman, à engendrer et à justifier les massacres. C’est-à-dire tout le contraire du bien. L’idée, fût-ce la plus belle, à vouloir y conformer, à vouloir y plier la réalité, est essentiellement, est nécessairement criminelle.
Penser sans l’idée ? Sans généralité, sans universalité ? Oui, mais sans tomber non plus dans un repli individualiste, dans un repli particulariste, identitaire. Dans les ruines d’autres massacres, d’autres souffrances, celles du colonialisme, celles du racisme, dans le creuset de la créolisation, Édouard Glissant élabore une conception de l’identité non plus comme principe unique, souche excluante et intolérante, mais de l’identité comme relation. Relation entre une multiplicité, une infinité de points de vue : rencontrés, confrontés, démultipliés. Un monde où les
humanités, les animaux, les cultures se contaminent mutuellement. Où contamination ne rime pas avec dilution, avec dissolution. Les archipels communiquent, échangent. Mais ils ne deviennent pas des Empires. Ils demeurent des archipels. Au creuset de la créolisation, dans les ruines du racisme et du colonialisme, Glissant imagine une possible mondialité, une ouverture, depuis ma particularité, depuis ma singularité, à la fois persévérante et vivante, toujours la même et toujours une autre, à l’infinie richesse, à l’infinie luxuriance des mondes, des points de vue. Contre la mondialisation, son uniformisation, son homogénéisation. Contre le cosmos-plantation que le capitalisme engendre partout et partout propage. Ce que Glissant appelle le tout-monde, qui se distingue en cela du monde-totalité, du monde-totalitaire, est un ensemble de points de vue qui se rencontrent, se confrontent, se démultiplient. Il est un ensemble de points de vue qui demeurent, qui restent points de vue.
Le temps où nous vivons aura à réaliser, à effectuer ce programme.
Je reviens alors à l’Europe. Mais à l’Europe cette fois prémoderne. Et à ses excentriques. À ses hérétiques. Pour compléter ma généalogie, mes alliances, ma stratégie. Je reviens à Giordano Bruno (1548-1600) qui fut brûlé pour avoir proclamé l’infinité de l’espace, et l’infinité des mondes dans l’espace. L’infinité des points de vue. Et je pense à la musique de ce temps. Celle que la Réforme et la Contre-Réforme, d’accord en cela, trouveront dépravée, débauchée, impure. Et remplaceront par la musique-cosmos. Je pense à la polyphonie. La polyphonie qui brilla tant, aux XVe et XVIe siècles, dans les Flandres, ces terres de passage, où je suis né et où je tape maintenant ces lignes : chez un Guillaume Dufay, chez un Johannes Ockeghem, chez un Josquin des Prés. La polyphonie comme pluralité des voix qui se rencontrent, se frottent, se mêlent, jouent ensemble, résonnent ensemble, mais qui ne se fondent, qui ne se diluent pas. C’est que polyphonie n’est pas harmonie. Nous manquons de polyphonie.
Lhérisson Dubréus
Centre d’Art de Port-au-Prince
« L’art pour moi c’est ma vie. Être artiste c’est être un ambassadeur. Mon art parle pour moi ». Lhérisson Dubréus
Aîné d’une famille de huit enfants, Lhérisson Dubréus est né le 14 avril 1971 à la Grande-Rivière du Nord. À l’âge de 10 ans en 1981, il rejoint sa mère à Port-au-Prince. Il grandit dès lors dans le cercle des « lakou », lieu de cultes et des pratiques du vaudous. Il apprend le métier du perlage tout en produisant des passoires, des cambrages, des croix, des cercueils, des drapeaux, des paillettes, etc. Son talent pour la fabrication des drapeaux vaudou, fait de lui le protégé de l’hougan Ti Bout (Céus St Louis).
Un matin de février 1989, Lhérisson Dubréus et son ami David Boyer font la connaissance de Pierrot Barra au marché Hyppolite.
Immédiatement une confiance s’établit entre eux. Ce qu’il aurait appris de Ti Bout, s’augmente de l’influence de Barra en termes de bagage culturel et il découvre un style plus avancé que la paillette traditionnelle.
En 1991, à la mort du fils aîné de Ti Bout, Prosper SaintLouis, Lhérisson Dubréus prend la place de ce dernier et devient le chef d’atelier. Il dessine les costumes de rara, dessine et trace les vèvès. À la mort de Ti Bout, en août 1994, il crée son propre atelier. Il décore des crânes humains, les faisant revivre une seconde fois.
Tout comme David Boyer, Lhérisson Dubréus introduit dans son travail des objets de récupération. Il recycle les poupées, les traite, les charge en de valeurs symboliques. Son tableau est rempli de morceaux de bouteilles (pièces bizango), de coquillages, de bandes électroniques, de têtes de mort, de boutons, de paillettes et de miroirs. Avec la fumée de bois de pins, il développe une technique de vieillissement des drapeaux vaudous.
Depuis sa participation à sa première exposition collective à la galerie Monnin en 1998, Lhérisson crée et prend part à plusieurs événements culturels et expositions notamment à l’Institut français en Haïti, aux ateliers Jérôme, au Musée d’art haïtien, au MUPANAH, à la Villa Kalewès.
En 2008, il cofonde avec David Boyer l’atelier Kongo Lawouze, une vitrine de leur production artistique, situé à Bel Air. Il est aussi membre de la coordination des artistes et des artisans du Bel Air (CAABEL) qui a participé au projet « leve figi bèlè »
Portrait de Lhérisson Dubréus
pour la revalorisation du quartier à travers la dynamisation de la production artistique et artisanale entre mai 2008 et mai 2009.
Sa première exposition collective à l’international remonte à 2011, au Little Haïti Cultural Center à Miami, sous le commissariat d’Édouard Duval Carrié et de Mireille Gonzales. On le revoit encore en 2012, à Cuba, à la 11e Biennale d’art contemporain de La Havane, Ayiti a la casa.
En 2015, sur l’invitation de Pascale Monnin à l’exposition « Lumière des ombres », Lherisson Dubréus entre au Centre d’Art.
De nos jours, on retrouve les œuvres de Lhérisson Dubréus dans beaucoup de collections privées d’art haïtien. Il expose en permanence à son atelier Kongo Lawouze au Bel Air et à l’hôtel Best Western à Pétion-Ville.
Lhérisson Dubréus vit et travaille en Haïti.
Archives du Centre d’Art, propos recueilli d’une entrevue avec l’artiste, 16 novembre 2017.
Dubréus Lhérisson, Zakalib, 2020, Tissus, paillettes, perles, 8 x 5 x 10 cm
Zékli
Lolita Monga
Ti va ti viyèn
Ti va ti viyèn an rondaz
En cérémonie, en derviche
Ti va ti viyèn an rondavèl
An Camargo an abysse
In fonn bébèt dan la briz
Akoz ti va viyèn
La sueur suaire de l’homme
Ti va ti viyèn
Parèy chiot mendigot, toutou « pas la race » dann somin
Akoz ti va ti viyèn ?
Chante à tue-tête casserole
Castrole on dit chez nous d’ailleurs
Message conque
Dire because
La lang na point le zo
Chanter :
« Tu as goûté de cette eau
Amer est le tonneau
Ta vie vaut celle d’un moineau »
La crasse paletot de l’homme
Citron- amer
Plisser les yeux
Femme en goguette Foutibon
Pagne safran
Penchée au pied d’un arbre centenaire
Ma grand-mère m’a dit que j’étais née coiffée alors !
Ti va ti viyèn
Parèy chiot mendigot, toutou « pa la race » dann somin
Akoz ti va ti viyèn ?
Arête dans la gorge
La vomir
Les jours où les os secouent toujours
Les soirs de commémoration
Les soirs de souvenance
Quand les Chendas à deux peaux frappent
Asura Vadyam
Boum boum boum
Dans ta tête
l’esclave Figaro Malais ou indien
On ne sait pas
Malgache ou indien
Au hasard
Les soirs où
Grand-père s’extirpe de mon ventre pour me jeter
Dann fon
Dann fon
Dann
Somin grand bois
Dann fon
Dann fon
À cheval su mon bourik
Tombe
Dann fon
Les soirs de fête
Quand l’accordéon diatonique roule un tromba
Din din din din din din
Et que la résine ne pique même pas au nez
Et que les coqs ne crient même pas à leur sacrifice
Et que le rhum est fané au sol
Et que le pagne est noué autour de la taille
Et que la terre ça je le savais
Pousse sous le béton
Pousse si fort dans les rêves
Et tourne sous les pieds
Qui n’ont rien oublié
Boum boum boum
Din din din din din din
In zarèt dann mon gozié
Laisse a li laisse a li fonn momon
In zarèt dan mon gozié laisse a li laisse a li gâté papa
Akoz ton pié i sap à tèr
Akoz ton bra i sap an lèr
In pé tok tok toké maboul gazée kosa ?
L’identité peur de l’homme
Et j’échoue à la grève des cacophonies en lanspèk-suppositoire
Coups d’pèts
Qui rentrent par effraction
Makot la couleur de mon mois de novembre
Alors que je devrai être à rôtir le hérisson
Être en train de chanter Maloya- kabaré pour les Fouquets solitaires des falaises
Et compter les cailloux du sentier
À sentir les corbeilles d’or
Revenir aux âmes errantes
Revenir à la fin des guerres et des chaînes
Prendre des forces branles pour redescendre
M’en retourner au rouge des flamboyants
D’un fond de ravine
Akoz ti va viyèn dann somin
Ti va ti viyèn
Ti va ti viyèn an rondaz
En cérémonie, en derviche
Ti va ti viyèn an rondavèl
An Camargo an abysse
In fonn bébèt dan la briz
Akoz ti va viyèn
La vanité sel de l’homme
La crasse paletot de l’homme
La sueur suaire de l’homme
L’identité peur de l’homme
Michelle Atayi, Facettes, 2023, Médium digital et traitement graphique
(Sans titres)
Hugo Fontaine
Deux carnets de bordures, il y a des noms de bars, des noms de filles, du bruit, des amis, parfois des scores de matchs, des rencontres à l’extérieur, c’est un peu là-bas que je me domicilie. Des rendez-vous, des heures précises que l’on dépasse en marchant sur plus tard, appuyé sur une poubelle pour écrire le prochain morceau, une fugue, peut-être des nouvelles de la rue, je ne parle pas beaucoup, parce que j’écris la parole qui passe nous surprendre, c’est plus léger qu’un appareil photo, un bic, une main, quelques tranches, le corps entier pour s’arrêter partout, je mange avec les mains, je trace avec les yeux, je danse un tout petit peu, quand j’ai trop bu.
*
l’assemblée est fluide le poète n’est jamais pris au sérieux
l’humour se déplace, de tables en tables de tasses en tasses
vous pouvez disposer votre avis nous intéresse cependant vous êtes déconcertant vous parlez pour ne rien dire
soyez concret nous ferons un effort pour vous comprendre veuillez prendre note de la prochaine réunion.
* la tiédeur est mauvaise pour la circulation des poètes encore debout
Jeanne Ducau, Fragments de vie, 2023, Dimensions variables, rendu 3D numérique.
aucun permis de construire éternue sur ce pauvre texte écris ta déflagration
ne cherche pas la perfection mais le courant d’air, chaud
dans la morve de ton écosystème traînent une multitude d’êtres vivant * (flash-info)
Deux amoureux se roulent des patins dans le fond d’un carrefour center rayon poudre à lessiver.
Pas le réflexe d’encadrer cette salive qui descend faire son œuvre.
La trajectoire est souple. Le fil du texte, rompu.
Mòso souvni
Marie-Ange Claude
Lapli trennen sant kò w
Pòt anba pòt nen m
Souvni yo kanpe
doubout nan je m
M pa vle bat popyè m twò fò
Pou yo pa fè kolizyon
chape poul yo
Yon moso van dous
antre nan fenèt
Kouvri tout tete m
Delatètopye
Tankou bouch ou
Gout lapli ap tonbe sou figi m
Dous kou bayonèt
Lapli trennen sant kò w anba nen m
Bwote chema kò w nan lespri m
Plap !
M kanpe doubout
nan mitan souvni
Kole ak krache
Je n’ai pas encore fait mon deuil
Stéphanie Jeanty
Ma grand-mère Jeanne Jeanty nous dit toujours dans ses allocutions de grande bavarde « siw mouri ou poko pase Pòtoprens, se pouw leve ou viv Pòtoprens apre wa re mouri ».
Je m’imagine toujours marcher le long de cette ruelle de Brochette 95 à Carrefour au début des années 1990. Gaie comme une tourterelle, accompagnée de ma grand-mère, qui m’amène à l’école maternelle. Ce quartier m’a marquée, non seulement à cause de cette boulangerie qui me donnait toujours envie de remplir mon petit sac à dos avec du pain, mais aussi parce que ma mère et moi avions fait notre balade dans ce quartier quelques années auparavant. Ce jour-là, ma mère est rentrée les mains vides, car mon père n’était pas de bonne humeur. Elle n’a pas pu recevoir un sou pour mes besoins quotidiens. Nous étions seules, mais ensemble. Ce même jour, elle m’a fait faire mes premiers piercings, c’était une confirmation pour moi d’être une petite fille. Ainsi, un fil noir était accroché à mes oreilles en guise de boucles d’oreilles. Malheureusement, depuis cette promenade, tous nos liens ont été brisés ; toi, moi, ma petite main dans ta main… Il n’a jamais été facile pour une paysanne, sans emploi, de survivre dans une capitale et d’élever une enfant. Le mieux était de la séparer de son enfant. J’avais 3 ans, et ça s’est fini aussi vite qu’une douce brise d’été… tout était parti.
Pendant longtemps, en vivant chez mon père, j’espérais que quelqu’un traverserait cette barrière peinte en rouge, numérotée 5, afin de revoir les yeux d’une femme joviale ou délaissée.
Comme dit le vieil adage : pas de nouvelles, bonnes nouvelles. J’ai désespérément attendu cette visite, cependant, ils ont compris, ils ont finalement compris qu’élever un enfant est plus compliqué que ça. Ils m’ont envoyée à Jacmel, chez une cousine paternelle. Néanmoins, avant ça, j’ai pu passer quelques mois chez le parrain de mon père, mais ce dernier ne voulait pas garder une autre fille que la sienne. Si j’avais été un garçon, peut-être qu’il m’aurait gardée, mais une fille, c’est risqué, imprévisible et ça porte malheur. On ne sait jamais ce qui peut se passer avec une femme. Mieux vaut que ce danger social grandisse au sein de sa famille à elle.
En arrivant à Jacmel, je me suis accrochée à ce bout de souvenir, l’image de ma mère et moi sur les pavés devant la boulangerie. Je ne voulais pas oublier son visage, je ne pouvais pas non plus. Comment peut-on oublier la seule personne qui nous a tout donné, même ce qu’elle n’avait pas. Tout ce que je suis a été brisé, humilié, éclaboussé à l’exception de son sourire rêvé. Je me suis enfin considérée comme une orpheline, lorsque j’ai commencé à porter des fleurs mauves au mois de mai. Dans la société haïtienne, les enfants sont, pour la plupart, orphelins de père mais pas de mère. Ce n’était pas évident de me considérer comme
telle. J’étais entre le déni et la résignation. Le vide, la culpabilité et le chagrin résonnaient en moi. Pourtant je voulais tisser ce lien alors qu’il ne restait plus rien. J’ai attendu la visite de ma mère jusqu’à sa mort, j’avais 16 ans, et cet espoir de la revoir s’est envolé avec elle. Quand j’ai trouvé cette photo de famille chez mon oncle Raphaël en 2016 où figure ma mère, ce fut un soulagement. Je me suis dit que maintenant je peux la voir, la toucher, mettre des fleurs sur son visage. Je pouvais enfin laisser mes fragments de souvenir prendre l’air. Il y a six autres personnes qui figurent sur cette photo, mais elles sont invisibles.
Au fait, tu sais maman… J’aime bien le collier que tu portes avec les perles blanches, je t’en ferai un plus beau un de ces jours. J’y mettrai tes perles préférées. J’ai un secret aussi à te confier, parfois il m’arrive de me plonger dans ton lit chez grandpa au village, à Cap-Rouge, en espérant te voir surgir sous les caféiers. C’est peut-être insensé, mais ce n’est pas trop demander de te voir dans mes rêves.
Cette photo de famille m’avait apaisée et bouleversée à la fois. La visite que j’attendais s’est immergée dans ce morceau d’archive. Ce nouvel élément m’a aidée à comprendre que ce souvenir que j’ai passé toute ma vie à protéger était biaisé. Ce cliché m’avait sauvée, mais pas pour longtemps. Depuis que j’ai appris que ma mère est enterrée quelque part à Léogâne, tout a chamboulé. Comme si je ne méritais pas cet instant de joie. Il a fallu m’embrouiller, me pousser dans le noir, vers l’inconnu. D’un moment à l’autre, mon esprit était en route pour Leogane, la photo avait fini de prendre son lot d’amour. Je voulais du concret, retrouver les traces de ma mère.
Aujourd’hui, je n’ai que des bouts de souvenirs, une seule photo et un indice. Pas de tombeau, elle est quelque part sous les cannes à sucre. Elle joue de la marelle avec les fourmis en attendant d’aller au ciel. Désormais j’appartiens à cette ville et non à Port-au-Prince, car une partie de moi est dispersée là-bas.
À la mort de mon père en 2020, ma grand-mère Jeanne a remercié Dieu dans ses prières, puisque son fils aîné n’est pas mort par balle et qu’elle a pu voir son corps dans le cercueil. Nous vivons dans un pays où on peut se sentir privilégié de pouvoir enterrer dignement un proche décédé. Le deuil est devenu un luxe, la vie, comme la mort, est banalisée en Haïti. Nos proches sont devenus des demandeurs de corps aux bandits. Pas de corps, pas de deuil, pas de mémoire.
Il n’y a plus de temps pour le deuil. Les personnes disparues se comptent par dizaines. Pour moi, le deuil est une nécessité, je dois assembler les fragments de douleurs, retrouver les traces de ma mère et lui faire mes adieux.
Comme Toto Bissainthe en 1977, je crie le deuil de mon pays, celui de ma mère et de mes proches.
Sa kap pote dèy la pou nou…
Zardin mon kér
Léana Gaspal
Yér swar, tar la nwit mwin la kriyé
Mwin lé an dé, mwin lé an dé
Mon san koulér la inn, nway mon kér
Anparmi tousala santyé, anparmi tousala somin
Mwin la nway dan la inn
Soman lao, dann rwayom i dor vant anlér1
Ou la bat karé dann tousala santyé, dann tousala somin,
Po pinn zardin mon kér ék tout kalité flér
Amont amwin ankor ponyé somin la vi la pran
Amont amwin ankor
Zandrwa lo mor la pran, po anminn amwin isi
1 L’expression « Rwayom i dor vant an lér » fait référence à l’endroit où vont les morts, ceux qui « dorment le ventre en l’air », notamment à la position des morts dans leur cercueil.
Écorces des Limbes
Recherches photographiques
Achille Adonon
Matières déchues
Matières végétales
Matières mnémoniques
Ce qui reste longtemps après les désastres
Terres brûlées
Le Spleen
La traversée est une histoire à réécrire
Habiter le monde après le désastre
Des chaussures, et des trames mémorielles disparates
Sourire à l’inconnu de l’équation de l’existence
Quand il n’est que cendres, et poussières
Terres brûlées
Grisailles de sable
Villes en feu
Puissances terrestres
Puissances poétiques
Nourrir les habitants du Spleen
Noir, et gris
Couleurs du dernier spectre
Limbes avenantes
Accompagner l’autre à la découverte de l’autre
Ce que l’histoire retient de notre traversée
Le feu fondateur de toute construction
Ériger les murs du nouveau monde
Sur les tares de l’ancien monde
Rebuts amoureux
Ordures, et sociologie du rejet
Objets de la civilisation, et anthropologie des corps
Bouteilles prisons, enclos à penser
Ce qui n’est plus loge dans les décharges
L’océan comme mémoire de l’espérance
Corps à panser immédiats
Nous laissons nos désirs sur cette rive
La caverne à souvenirs
Trou à tisser les cultures rhizomes
Écorces à subjectivation
Brumes noires à fracasser l’horizon
Architectures organiques inertes
Archéologies photographiques
L’araignée conteuse des traditions
Palissages griffées
Murs, théâtres de nos demeures
Texte par Coffi Adjaï
« Écorces des Limbes » est un travail de recherche photographique qui porte sur la société du désastre, et des tares. L’habitude dans l’accomplissement de certains gestes humains qui obscurcit le ciel bleu, et qui transforme la planète Terre en une terre brûlée. J’aurais pu dénommer les fruits de cette recherche Shoah, en références à l’holocauste qui a abouti à l’extermination de millions de juifs par les nazis courant la Seconde Guerre mondiale.
Pleurer
Carl Pierrecq
« Il faut que les pleurs aient lieu aussi »
Marguerite Duras dans Écrire
2003. Un matin, un cousin de ma mère débarqua chez nous : Alphonse, l’adorable demifrère de mon père, a été tué à Port-au-Prince, rue Tiremasse, par une balle dans la tête.
Surgirent ainsi dans la maison deux attitudes qui ne pouvaient se regarder en face. D’un côté, ma mère, en se déshabillant pour accueillir sa douleur, s’était mise à pleurer de tous ses yeux et de toutes ses articulations. Elle suait à grosses gouttes, on dirait que toute la canicule du monde était venue se déposer sur son corps. Elle s’oubliait dans sa peine, ma mère, et on pouvait voir ses seins nus et d’autres parties intimes. D’un autre côté, mon père. Lui, il s’enferma dans sa chambre, dans une intimité pernicieuse. Sûrement, il pleurait le pauvre. Silencieusement.
Notre maison, dans cette avenue Gaston, à Petit-Goâve, accueillait ce jour-là tous les gens du quartier. Ce fut un drame intime et populaire.
2023. Vingt ans plus tard, quand j’y pense, je crois avoir compris quelque chose de l’attitude opposée de ma mère et à celle de mon père. Ils sont encore vivants, aujourd’hui, mais une partie d’eux, séparément et collectivement, est enterrée avec la mort d’Alphonse, le plus généreux de la famille de mon père, pour ne pas dire le seul.
Le jour du décès d’Alphonse, j’avais bien compris qu’un père, ça ne devait pas pleurer. Mais la chose dont je n’étais pas au courant, c’est que mon père était un homme et que c’est l’homme en lui qui ne devait pas pleurer, mais pas le père, ni même le frère. Malheureusement, on ne peut être père sans être homme. Au-delà de l’homme qu’il était, je ne savais pas qu’il faisait partie d’une espèce plus grande encore qu’est l’espèce masculine. Ce n’est qu’hier, peut-être aujourd’hui même, que j’ai compris l’ampleur de ce constat : fermer sa porte pour ne pas qu’on le voie était un acte qui a été pensé, élaboré, construit, accompli par mon père avant même que mon père ne le produise, avant même l’existence de mon père et le père de
Roquelaure, KA NOU YÉ ? Acrylique sur toile (technique mixte), 150 x 100 cm, 2023
mon père lui-même. Je soupçonnais quelque chose, mais je ne savais pas que mon soupçon correspondait à l’idée selon laquelle pleurer ne faisait pas honneur à l’espèce masculine à laquelle mon père appartenait. Malgré la haute portée désastreuse de la nouvelle, pour honorer l’espèce, il ne pouvait pas se permettre de pleurer pour ne pas tomber dans l’espèce féminine et, du même coup, faire chuter l’espèce masculine à laquelle il était identifié. Une telle chute emmènerait dans ses ruines, apparemment, la chute d’un pan important de l’histoire du monde. Je croyais que l’acte qu’avait posé mon père était un caprice d’homme, de père, mais non, c’était carrément un interdit. Son comportement était donc lié à sa construction sociale. C’est alors là que j’ai compris hier, peut-être aujourd’hui même, le concept de la « fragilité ». Pas que mon père soit frêle ou susceptible de se briser facilement, comme le dit M. Larousse, mais bien au contraire. C’était un homme de constitution forte. Alors, la fragilité associée ici à mon père vient du fait qu’il ne voulait pas qu’il soit vu comme une femme, une mère, de telle sorte qu’on ne dise que c’est ma mère qui porte le ceinturon, mais pas lui. Il lui fallait conserver son statut de père, d’homme. Et la fragilité dont il est question ici vient du fait également qu’en pleurant, comme masculin, comme homme, la société pouvait le reconsidérer en tant qu’individu et, par extension, reconsidérer l’espèce masculine en tant que telle. De surcroît, reconsidérer le rapport de l’homme avec la femme. Si mon père en tant qu’homme pouvait pleurer, alors tous les hommes du monde pouvaient pleurer aussi. Ce qui, malheureusement, aurait été une déduction pour l’homme et cela contreviendrait à la posture qu’il veut se donner et à l’histoire qu’il veut se forger.
Et, pleurer est une fragilité qui n’est pas considérée pour l’espèce masculine et elle est réprimée par les hommes eux-mêmes au profit d’un paraître robuste, d’un paraître fort. Il est comme inscrit dans les gênes de tout le monde à présent qu’un homme doit pouvoir affronter la mort, les sables mouvants, les tempêtes et les vents, les monstres marins et forestiers. En découle une équation apparemment simple : un fils qui pleure ressemble à un garçon à maman ; un homme qui pleure (ou qui aurait pleuré) ressemble (ressemblerait) à une femme ; une femme qui ne pleure pas est un homme ; une femme qui ne pleure pas doit absolument et en toute urgence se faire consulter parce qu’il n’est pas possible, pas concevable, qu’une femme ne pleure pas ; si une femme ne pleure pas, c’est que le mal doit être très profond et ça devrait même déboucher sur la folie. On érige ainsi un mur de distinction entre les femmes et les hommes du point de vue de la sensibilité.
En ce sens, l’homme s’est écarté de la fragilité parce qu’il ne veut pas ressembler à la femme, parce qu’il ne veut pas ressembler à l’humain qui est dans la femme, parce qu’il ne veut pas accepter la femme ou l’humain qui est en lui. Ce qui fait qu’aucun homme n’est un être humain, d’où la cassure primordiale ou la grande séparation entre les deux sexes.
Au moment même où l’homme s’est écarté de la fragilité, il fait rupture avec toute transformation profonde et positive de la société. Tout ce qui est grand dans le monde vient
d’un certain type de fragilité, que ce soit la fragilité en tant qu’exception à la règle, en tant que pouvoir destructeur du tâtonnement, en tant qu’élément qui met en échec l’écrasement de la foule, ou plutôt quelque chose qui est susceptible de disparaître ou englouti par le plus grand nombre.
Et puisque l’homme refuse la fragilité, vue dans son rapport avec lui-même, il est en quête de puissance que je qualifierais de puissance d’être : une quête d’une couche supérieure à l’être, laquelle couche surplomberait et pétrirait l’être dans son ombre vaste. C’est ce désir de métamorphose, ce besoin de puissance inouïe qui caractérise le monde d’aujourd’hui. Cette quête constante de puissance supérieure, je l’appelle, en référence à L’appel de Cthulhu de Lovecraft, la « cthulhuisation du monde », c’est-à-dire une puissance toujours renouvelée, en expansion, qui dépasse l’entendement humain et qui participe ou participera à la destruction du monde, aux structures sociales fondées sur la fraternité, l’accueil, la générosité et l’empathie. Bref, tout ce qu’il faut à l’être pour faire humanité. Et cette puissance d’être, cette cthulhuisation du monde, est par ailleurs la forme la plus supérieure de la fragilité. Il en résulte une équation toute simple : un homme qui refuse de pleurer est un homme qui, dans son rapport avec luimême, refuse la fragilité, mais dans cette fragilité-là, lorsqu’elle est vue dans le rapport de l’individu avec autrui, avec la société, on se rend à l’évidence que ce n’est pas l’individu en soi qui est fragile, mais plutôt la société. C’est donc la société qui est fragile par rapport à cet ordre qu’elle s’est constituée au cours des siècles. Alors, l’individu qui ne pleure pas porte la fragilité du monde, la fragilité de la structure masculine du monde, la fragilité de la position de l’homme dans le monde. Et puis, curieusement, on comprend qu’il n’y a pas une chose qui s’appelle société et qui s’est construite de par elle-même. Lorsqu’on a dit tout à l’heure que ce n’est pas l’individu qui est fragile, mais la société, on voudrait donc dire que ce sont les individus qui ont façonné la société qui sont fragiles. La société est un voile noir qui cache le visage des individus ; ce qui fait que l’opposition individu-société perd tout son sens. La société est le corps des individus dont les idées ont triomphé. Il s’agit alors d’un champ de bataille où un ordre en puissance (individu) se bat contre un ordre établi (société = individus). C’est un groupe d’individus qui sont établis quand on parle de l’ordre. Et puis, on déduit que ce phénomène qui s’appelle « fragilité » se trouve dans le rapport de l’individu avec la société et non dans l’individu ou dans société en tant que telle. Elle est cette force agissante entre ces deux pouvoirs ; ce qui fait que la fragilité est cette chose qui existe nécessairement dans un certain rapport.
Bref, dans le rapport de l’individu avec lui-même, le cas de l’homme qui ne pleure pas, on pourrait dire qu’accepter la fragilité, c’est aussi accepter sa puissance. Il y a donc une puissance dans la fragilité par le fait même de l’accepter en tant que fragilité et de l’accueillir. Il s’agit d’une puissance interne, essentielle, qui participe à la définition même de la fragilité et qui fait qu’au lieu de parler uniquement d’une puissance dans la fragilité, on pourrait tout aussi parler d’une puissance de la fragilité elle-même. En effet, toute fragilité suppose quelque part
une puissance et toute puissance suppose l’existence d’une fragilité. Autant que la puissance est grande, c’est autant que proportionnellement est grande la fragilité. Et, que l’on soit dans la fragilité ou la puissance, on est toujours dans la puissance, dans la mesure où accepter la fragilité d’être homme, celle de la société, des êtres et des choses, nécessite une force de pensée, un pouvoir d’acceptation, qui est une puissance, une sorte de triomphe de l’individu sur le monde. De la même manière, que l’on soit dans la puissance ou la fragilité, on est toujours dans la fragilité, car le désir de la puissance s’accompagne toujours d’un refus de la fragilité, qui est toujours un refus d’être homme, comme être fini, un refus des pertes de toute sorte (amis, familles et alliés). En littérature, par exemple, l’une des figures qui illustre très bien ce Devenir Cthulhu du monde, le monde à la fois comme individu, comme société, comme existant, est le personnage d’Ismaïla du roman À l’orée du trépas de l’écrivain sénégalais Khalil Diallo. C’est un personnage qui, dans son refus d’accepter la perte de la femme de son cœur dans un acte terroriste, est parti à la recherche de la puissance et il est devenu lui-même terroriste. Un jour, Ismaïla a tué pas mal de gens autour de lui dans un attentat, où il a lui-même perdu la vie. À travers la figure d’Ismaïla, cette quête de puissance destructrice qu’est la cthulhuisation du monde prend tout son sens. Car la fragilité a une mécanique et un mode d’existence. Si Ismaïla avait accepté, par contre, la fragilité de la vie, de la femme qu’il aimait, il aurait aquis un extraordinaire pouvoir sur le monde.
En somme, je crois et j’affirme qu’un pan du mal dans le monde vient du fait que l’homme ne pleure pas, n’ait jamais pleuré. Ce refus de pleurer rend très lourds les rapports humains et rend la vie difficilement supportable. Chez l’homme, les pleurs, perpétuel fragment de nousmêmes, de notre humanité, n’ont jamais lieu. Il n’arrive pas à se permettre un tel lâcher-prise qu’il qualifierait d’inconséquence grave. Oui, j’ai réalisé hier, peut-être aujourd’hui même, que l’un des éléments importants à considérer pour la reconfiguration du monde consisterait à apprendre aux hommes à pleurer, littéralement. Pas de faire des romans sur la tristesse et le désespoir ; pas de pleurer littérairement ou artistiquement. Mais aussi, dans un autre sens, un sens plus large, apprendre aux hommes à pleurer, c’est apprendre aux hommes à accepter le monde. Oui, j’ai réalisé hier, peut-être aujourd’hui même, que l’homme ne sait pas rire non plus: quiconque ne sait pas pleurer ne sait pas rire. D’où une poétique de la fragilité. Et quiconque ne sait pas rire ne sait pas faire humanité. D’où une politique de la fragilité.
Bref, il est temps d’apprendre aux hommes à pleurer, car les pleurs de l’homme sont l’avenir du monde.
Ode à la défaite
Françoise Sylvos
J’ai rêvé le poème des gemmes, améthystes, rêvé la poésie parcellaire du globe ; piolet, tamis, empreintes de mes songes à la poursuite des traces d’une Lémurie enfouie, de pépites miscellanées de terrestres trésors. Mais mon imaginaire rétrograde à l’étage du quotidien.
Tu as choyé la rose. Fourmis et cochenilles s’acoquinent pour la ruiner. Ne pleure pas, Ronsard, dis vrai ! Combien de fleurs flétries ou mornées pour une rose éclose ?
Le jour de ta fécondation, tu n’étais déjà qu’UN, rescapé parmi une cohorte de cinquante millions.
Ris devant cet épouvantail de fleur dépenaillée. Le parasite scie la branche sur laquelle il est assis. Les feuilles noircies chutent. Le parasite ne cohabite pas avec son milieu. Il pompe la sève jusqu’à la lie.
Si la rose était la terre ? Et si le parasite était l’homme ?
Entretiens bien le bien qui s’effrite, humain. Ta ruine qui lentement, s’excorie, bois pourri, peinture jaunie. Le délabrement de tous nos édifices. Seule la tyrannie maintient son patrimoine total et triomphant par l’écrasement et la mobilisation de toutes ses forces.
Le jeu que je me laisse, petit à petit, a défragmenté la perfection, sournoise attaque de l’eau dans la vallée des larmes, attaques contre la lumière, insouciance bénie ou ravageuse, secret sabotage, corne râpée des pieds nus, mitaines mitées où nos doigts gèlent, miroirs piqués par la mouche de la mort.
Tu construis l’édifice de ta connaissance, l’oubli arrache des lambeaux de ta bibliothèque ; les volumes deviennent lettres closes, pavés collés par l’humidité, bientôt confettis moisis. Vanitas, sagesse de l’Outre-Jeunesse, si tu ne t’attaques aux obsessions de totalité, qu’aurastu donc apporté ?
Je suis un jean dévoré, un phanère, un cheveu tombé capté par le flash criminologique d’un temps révolu. Brûler ce qu’on adora pour renaître. Donner sa prose aux fourmis pour qu’elles la transpercent de leur acide. Turn over. Autodafé des albums compromettants, à jamais sertis dans mon cœur, dans mon corps.
De cet incendie surnagent des îlots mémoriels. Chansons, poèmes, substantifiques alchimies, concrètes de mon cœur. Pans émergents d’un monde révolu ; traces toujours brisées des amours mortes. AMO TE
Mais si d’autres tentent vainement de ruiner notre édifice, la cheminée de fée se dressera toujours au milieu de la plaine nue, témoin de la rémanence de l’être. Splendeur du débris, valeur refuge au cœur de la destruction quand d’autres ont voulu réécrire notre histoire à coups de mantras. Tant de pièces rapportées dépareillent les reliques de nos boîtes à souvenirs – antichambre de l’urne – greffes disparités qui nous rendent un peu moins cons, éclair salutaire d’avant la totale défaite.
Que valent les débris d’une potiche ou d’un vase, d’une chinoiserie ou d’un Sèvres, face à l’ardeur vitale d’un bambin qui vandalise ? Je préfère le dépareillement incongru des succès éphémères ou le bégaiement ivre des karmas à l’embaumement parfait d’un être qui n’a pas vraiment vécu. Fondez la cire de vos statues, brisez le globe de vos zénitudes. Recommencez à exister.
Mouvement Primaire
Jonathan Potana
Le moment poétique découle d’une morphologie diverse autour de lieux singuliers où le geste se fait. Poursuivons-nous tout au long de notre vie une seule et même idée ? L’idée de vivre, aux rythmes de traversement de brides et de fragments, de traces et d’actions qui ont pour but commun de nous réaliser. D’émettre jointure, constellation et fusion d’un souvenir ou augure d’un lien perdu qui nous lie au destin de nos terres et de ses horizons les plus insoupçonnés. La Grande Œuvre se cache dans les gestes pauvres, de charité, d’amour et de foi quand subtilement elle se déploie. Souvent nos yeux sont incapables de voir, nos oreilles incapables d’entendre et nos corps de sentir pleinement l’éclatement de sa parure. Et quand soudain les yeux ouverts nous nous mettons à voir, c’est bien parfois le mystère du monde qui tient lieu entier dans l’épluchure d’une orange, un baiser sur la joue ou une œuvre d’art.
L’unité se manifeste dans un morceau de ses élans vitaux qui diffère, comme une nuance d’une même couleur, car la vie est précaire et aventureuse. Nous ne pouvons supporter le réel, cela est naturel. La façade accomplie ne se foule que par les repères et boussoles que nous déposons au cours de notre chemin. Ces bornes font présences de ces morceaux, pourraient être de filiation de la survie bien plus que la vie.
Percevons, arpentons-nous la même couleur qui chaque jour se révèle dans une nuance nouvelle au reflet du rare jour. Je cueille sous les branches du divers les moyens et pouvoirs de réagir à l’instant présent. La complexité est l’ascension de particules caractéristique du magma jusqu’au ciel, jusqu’à la vapeur qui sorte de la terre. Ce n’est que par sa permutation de l’état que nous sommes à même de comprendre l’objet de sa nature. La relation aux fragments commence en premier lieu dans l’être et ses logiques, modes.
Mouvement Primaire, huile de tournesol et mèches, 45 lampes en terre cuite, montre et thermomètre sur papiers journaux, 95 x 50 cm, 2022
Mouvement Primaire, essence et poudre d’allume feu sur basalte volcanique, 140 x 85 cm, 2022
Mouvement Primaire, 19 bougies et argile sur bois, basalte et tôle en inox, 130 x 40 cm, 2022
Proposition de trois poèmes traduits de l’anglais (US) de la poétesse
Vasantha Sambamurti
Estelle Coppolani
Note de traduction :
CechoixdetextesdonneàentendrelavoixémergentedelapoétesseVasanthaSambamurti, dontl’unedesparticularitésrésidedanslerenouvellementdestopoïdel’écriturediasporique. Née aux États-Unis et d’origine tamoule, Sambamurti constelle ses textes de variations thématiquesautofictives,fréquentesdanslaprosenarrativeencoreplusquedanslapoésie en vers, que l’on trouve ici transposées dans un univers mental morcelé. La convocation des figures familiales (souvent, la grand-mère elle aussi nommée Vasantha et la mère, Amma) se mêle à une écriture qui semble toujours sur le point de faillir, où l’incertitude imprime les traces formelles du désordre, du déséquilibre ou de la coupe brutale. Des vers d’inégale longueurfontaffleurerdesvisagesconnusoudisparus,dansunerecompositiononiriqueoù ne demeurent plus que des fragments d’impression qu’embrume le trouble d’exister – seule constante.
Déité Non Mère
chandelle allumée / capitale / lampe à huile crème cire coton mèche enroulée d’étoffe de terre / comme toute forme, munie de prismes / indéfinie / sanctuaire cubique pour la déité notre non-mère de la langue blessée / sulfureuse antique / cielle qui terrifie / main & langue rouge yeux sombres & continuelle chassie sainte-poétesse / aura regard saillant / voyant ce que vous ne voulez pas / seigneur elle est / mère père tout ancêtre / tendre apparition fantôme / parole pour l’esprit, leçon de pierre / notre déité la résistante notre déité le lotus notre déité le diariste / iel qui crée l’occasion de nous bénir / berceuse cataplasme / mantra rigoureux cette musique électrique / grave ce qui brûle, qui peut brûler d’être écrit / nulle peur, la cendre est son faire / iel génère l’autel
nous vénérons
Nourrir la fille unique
Ni la langue ni ma pratique de celle-ci. Ni le temps ni sa gestion. Rien n’est linéaire.
Les brochures linguistiques disent qu’en deux mois je peux tout apprendre. Le français, l’ourdou, l’hindi, le tamoul. Je ne suis pas sûre que ça vienne si facilement.
Quand Amma a appris le français à l’Alliance française de Madras dans les années 1980 les panneaux étaient écrits dans un anglais sommaire, en tamoul et en français, à l’image de triplés allant à l’école ensemble. Mais ce ne pouvaient être mes adelphes à moi, fille unique. Seul enfant au régime non carné. Seule fille qui ne mange jamais jusqu’à satiété, toujours affamée.
Dans cette vie passée à consumer le tamoul, il n’y a pas grand-chose que je digère. Je ne peux pas lire, je balbutie. Les écritures forment des comprimés de vitamines s’esclaffant de mon défaut de mémoire.
Quand je demande à un prêtre tamoul d’où il vient, il me tance, le sourcil haut : Que sais-tu des villes ? Que sais-tu tout court ?
Uṉakku eṉṉa teriyum? உனக்கு
Pas grand-chose, à vrai dire. Mais je me dois de discuter, parce que métaboliser la langue signifie résister à son incapacité à contenir la moindre fibre de quoi que ce soit.
Ma prosodie n’est pas convaincante. Je désarticule doduku boduku, Araikurai அறைகுறை bhasha भाषा, un ensemble dépareillé de tâches. Je parle à un vendeur de fruits à Lucknow. Il me demande kahaan se? Je mens et prétends venir du Tamil Nadu. Il sourcille. Ils enseignent pas l’hindi là-bas ?
Mahf kijiye, je suis vraiment désolée. Vous savez –Je suis toujours en train d’apprendre comment ne pas exprimer ce que je veux vraiment dire, comment habituer un mot à ma bouche, comment remplir mon plat et finir un repas.
Cheveux
À l’époque d’Amma, les femmes comme il faut avaient les cheveux longs, huilés, coiffés, de préférence tressés ou enroulés en chignon.
Si vous aviez les cheveux lâches, vous ne valiez pas mieux qu’un fantôme, errant alentour comme un pay
Un esprit égaré qui rôde dans les rues au clair de lune.
Les femmes qui peignaient les cheveux d’Amma sont des fantômes à présent.
Amma soutient que leur esprit repose dans mes cheveux. Ils sont si épais. Elle fait glisser un doigt dans les siens. Regarde, ça s’effile, dit-elle. Leur esprit s’évanouit.
Malgré la richesse de l’esprit de mes propres cheveux, je porte leur deuil, celui de leur étrangeté et de leur noirceur.
Ils m’affligent. Je crains qu’ils ne se soumettent à ma discipline.
(Sans une goutte d’huile, mes cheveux luisent comme une lame. Et quand je les coiffe, je déclenche un bruit sec de glace craquante.)
(Mes peaux muent et ma mère s’apitoie.)
Nos cheveux portent de petits souvenirs
un cimetière d’élastiques à cheveux cassés nous encercle comme les pétales autour d’une mariée.
Nos cheveux s’élèvent avec le soleil et se déploient, comme la chaleur, comme la tradition.
On ne les coupe guère, ils aspirent à l’excellence, à l’infini.
Quand mes cheveux m’emplissent de tristesse je sais qu’il est temps de rompre. Dans notre tradition, on prie les ancêtres défunts pour qu’ils sachent qu’on ne les a pas oubliés.
On pleure pour qu’ils voient.
Au treizième jour on prie. Et à un moment ils doivent se déployer, une fois leurs cendres de nos mains répandues.
Aussi longtemps qu’ils vivent en ma compagnie, mes cheveux refusent d’être quoi que ce soit si ce n’est vivants.
Daëna La Déesse, Sur les routes croisées 1 350 x80 cm, acrylic and ink on canvas, 2023
Mes tissages
Cécilia Kiavué
Mon identité est un tissage.
Une toile d’araignée d’apparence si fragile, et pourtant si robuste. Les fils de soie s’entrelacent au centre de la structure puis se meuvent en spirale croissante, garantissant sa vigueur.
Un assemblage intelligent constitué de fragments, délicats mais tenaces. Chacun dépend de l’autre pour ne former qu’un.
Un large tissage qui, par sa teneur permet un ensemble complet, complexe, qu’on plaint parfois.
Mon identité est un tissage.
Un choix que l’on fait pour moi : un fil blanc pour l’un, un fil noir pour l’autre, tristement désolidarisés au détriment de l’ensemble qu’ils forment.
Parfois déstabilisée par une simple brise, l’araignée s’assure de la constante convalescence de sa toile. Fragile de l’autre mais robuste en soi.
Mon identité est un tissage.
De fils de couleur, de fils de mots, de fils de cultures, de fils d’histoire, de territoires. De mille fils de soie. Spirale croissante, de mon tissage naissent mes tissages.
Mes tissages sont mon identité.
« Serais-je plus authentique si je m’amputais de moi-même ? » 1
Mon identité est métissage.
Sa an yé, sé on mòso latè, on mòso linivè On tisaj, on métisaj Plizyè mòso ki ka fè yonn’
1 Les Identités Meurtrières – Amin Maalouf : « Ce qui fait que je suis moi-même et pas un autre, c’est que je suis ainsi à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles. C’est précisément cela qui définit mon identité. Serais-je plus authentique si je m’amputais de moi-même ? »
Techniques mixtes | Linogravure, encre à l’eau, acrylique sur toile, Pitt Artist Pen & feutre Posca
80 x 100 cm, 2023
Cécilia Kiavué, PERCIPIO 01 & 02
Mòso fè la
Agnès Djafri
Morceau chanté, Dansé ou choisi, Qui crois-tu que tu es ?
Partie de tout, parti de rien.
Part d’ombre sous les étoiles, Un infini tout petit, Sur ton esquif cousu De lambeaux de terre.
Une ronde de bouts de ficelle.
Fragments de ciel, Identité trompeuse, Qui es-tu pour parler de toi ?
Début-fin, faim débile.
J’ouvre bouche au large
Et m’emplis de tes débris… Îles vomisseuses.
Doré à l’or du tout. Lambeau d’ennui.
Ta vie au pillage
Sur les plages communes.
Voilà que tout petit rien, Tu embrases les lignes, Tu embrasses un tout-monde
Meurtri de ses errances.
Et tu t’échappes de ce corps. Archipel rêvé.
Tu te mélanges aux grains
Par les ressacs du sort.
Va et navigue à vue !
Sur ton chemin de retour, N’oublie pas ton paraphe Dans le grand livre !
Agnès Djafri, ORÉMUS Techniques mixtes (impression et acrylique sur toile) 140 x 95 cm, 2019
Fruits de la résistance
Stevens Azima
Sur une terre condamnée, une graine tombe, Brave, elle s’accroche, résiste et perdure. Dans l’ombre, un germe d’espoir s’enracine, Contre l’obscurité, une rébellion silencieuse se prépare.
Le paysan rêveur cueille enfin son fruit, Patient, il a vu le tout émerger de la partie. Au marché, un kaléidoscope de sons, de couleur, de saveurs, s’anime, pour raconter la possibilité d’une autre histoire.
Mais, de main en main, le parcours de notre graine s’évanouit, La mémoire du fruit se dissipe. Pourtant, chaque bouchée reste un écho, un hymne à l’espoir né de territoires perdus.
Etienne Chavannes, Festin, Huile sur aggloméré, 50,8 x 60,96 cm, 1991
Sébastien Jean, Triptyque, Sans titre, 2017
Mon ami
Wasly Noris
J’ai un lopin
De ma terre
Arrosé de sang
Sur toute l’étendue de mon cœur !
Entre ciel bleu et terre rouge
Comment peuvent surgir des fleurs d’amour
Si j’ai la froideur du feu
Ou encore la température de Port-au-Prince
Sur ma peau
Et mes pas sont comptés
À reculons
Entre ciel bleu et terre rouge
Comment peuvent surgir des fleurs d’amour
Si mon cœur ne bat
Qu’aux rythmes mélodiques
De kalachnikov
Et mes yeux n’embrassent
Que la boucherie
Au quotidien
Me voici : Agneau
La mauvaise saison s’annonce
Elle dit déjà bonjour
Malgré les infos de la météo,
Le peuple ne répond plus !
Mon ami
Il y a que des larmes qui fleurissent
Et des vies qui périssent
Au cours de cette saisonnalité haïtienne
La Saison des assassins
Ben Ali Saindoue
« VOICI LE TEMPS DES ASSASSINS »
A. RIMBAUD
Laissez s’approcher
Le vendeur de couteaux
C’est bon marché
Laissez s’approcher
Le client au sourire
Gris Noir Funèbre
C’est plus un cadeau
Laissez s’approcher
Envieux le regard
C’est gratuit
Plus un cadeau
Laissez s’approcher
L’enfant enchanté
C’est offert
La démonstration
C’est facile
La manipulation
Laissez s’approcher
Le vendeur de couteaux
Les enfants manquent
De cadeaux et de science
Laissez s’approcher
L’île manque de cimetières
Les gentilshommes jouent bien
Laissez s’approcher
Le vendeur de couteaux
C’est la saison du sang
C’est le temps des cadeaux
Laissez s’approcher
On sarcle les cimetières
C’est la saison des assassins
Sébastien Jean
Le Centre d’Art de Port-au-Prince
« Mon inspiration principale prend racine dans la culture et la vie sous toutes ses formes en Haïti mêlant cri, félicité, misère et allégresse. Mon travail s’inscrit dans l’art contemporain-universel – intégrant l’univers haïtien : spiritualités, couleurs, matériaux, végétations, … et le reste du monde. Ma recherche esthétique associe aux couleurs, des procédés : noir de fumée, poussières, … qui donnent vie ».
Sébastien Jean (1980-2020)
Sébastien Jean nait le 17 mars 1980 à Thomassin en Haïti. Il est à la fois peintre et sculpteur autodidacte. Encouragé par sa mère, dès l’âge de 13 ans, il commence à travailler toutes sortes de matériaux comme la céramique, à réaliser des objets d’artisanat d’art, des gravures, des modelages, à dessiner et à peindre sur des tiges de bambou, pratique qu’il continue jusqu’à l’adolescence.
En 2000, une visite de l’exposition de l’artiste Barbara Prézeau Stephenson donne naissance à une nouvelle étape esthétique dans l’œuvre de Sébastien. Il commence par réaliser des masques, des costumes et des décors de carnaval avec des créateurs de mode et des chorégraphes. Ses figures sont plutôt des chimères intérieures, ses propres déchirures. En 2001, il s’adonne à l’art contemporain et commence à travailler avec des matériaux de récupération comme support.
Il abandonne la pratique de la peinture artisanale en 2004, pour faire l’expérience artistique de la peinture sur des toiles de grand format en associant du noir de fumée à la couleur, donnant ainsi à ses tableaux un clair-obscur très particulier. En 2006, son atelier est détruit par un grand incendie. Sébastien sauve tout ce qu’il peut. Il travaille à nouveau et transfigure certaines de ses toiles. Il met en lumière un univers singulier peuplé de monstres prédateurs, d’oiseaux de proie, de fantômes errants. Une vision spectrale d’un monde tourmenté. Le 4 décembre 2009, il expose individuellement, pour la première fois,
Portrait de Sébastien Jean (c) Centre d’art de Port-au-Prince
son travail à l’Institut français de Port-au-Prince, avec le soutien et les conseils de l’artiste plasticien de renom Mario Benjamin.
Accompagné dans son parcours par ce dernier, c’est à lui que Sébastien doit la découverte d’artistes modernes célèbres, comme le maître de l’expressionnisme abstrait, Jackson Pollock, à travers des catalogues d’exposition, des monographies qu’il lui montre. C’est Mario Benjamin qui l’aide à trouver sa propre voie, son expression personnelle.
Bien vite, Sébastien est devenu un artiste confirmé. Soutenu par d’autres artistes reconnus et des amis, il séduit les collectionneurs qui manifestent de l’intérêt pour son travail.
Dans les années 2010, la carrière de Sébastien Jean prend une envergure internationale. En novembre 2010, il participe à l’exposition « Caribbean Vibrations » au musée Montparnasse. Quelques semaines plus tard, il est invité par la galerie Egrégore de Marmande où il expose en solo ses peintures et sculptures pour l’inauguration de l’espace. En avril 2011, il participe à une exposition collective « Haïti Royaume de ce monde », hommage à Jean-Michel Basquiat et Edouard Glissant, présentée à Paris par la Fondation Agnès b., puis à la 54e biennale de Venise et à Miami. En 2014, il est désigné Artiste de l’Année Gens de la Caraïbe par l’association GENS DE LA CARAIBE. Cette même année, l’Institut Français de Port-au-Prince lui donne “Carte blanche’’. Il réalise une « arche » en feuilles de métal qui sera exposée dans les jardins de l’institution.
Après l’exposition « HAITI, deux siècles de création artistique » au Grand Palais en 2014-2015 (Paris), et « Illusions Troubles » en 2015 à Maelle galerie (Paris), Sébastien Jean poursuit sa route et expose à nouveau dans une galerie Parisienne, la Seven Gallery. (2015).
Sébastien Jean participe à plusieurs résidences de création artistique à l’Artocarpe en Guadeloupe, au Vieux Château et à la cité des Arts à Paris puis à Limoges, consolidant ainsi tous ses acquis. Les réalisations de Sébastien sont exposées partout dans le monde notamment en Haïti, en France et aux États-Unis. Malheureusement, par un triste 24 novembre 2020, ce talentueux artisan de l’art laisse ce monde tragiquement en se brisant la nuque à la suite d’une chute dans les escaliers en son domicile, laissant orphelins ses deux enfants et dans la plus grande tristesse, sa veuve et le monde de l’art.
Sébastien Jean Sans titre, 2020
zis lö tan bat lö zië
Didier Basque
žis lö tan bat lö žië
ponyé marmay sanm triko rapièsté dann karo galabèr, po žoué lö mèr po žoué la gèr sanm grin kadèr in shanm vélo po fé lanspièr
kas lö kan, pa lö koko, sï lö térin kabosé lavé kètfwa dékouronn zot fièrté
žis lö tan bat lö žië sink brin zèrb rouz antortyié dann in kadry andiablé trinn kadansé trinn rod mayé sanm dalon akoté in romans san parol an mélopé
koud sanm fil gouni sö gran koulèv mandaré pa pou fagot mé abouti in kapline shépaki la komandé
žis lö tan bat lö žië inn ti fanm gabyé san piès raporté trinn koup kann po in shikèt gard ryink dovan, na ryink toudrèt in bèf malgash dérièr sharèt
kalkil pa tinn son fanal, son flanm dofé söra konm in zétwal po sak va ariv apré
žis lö tan bat lö žië…
fèrblan d-lo sho dann gran basine; dézord krapo dann la ravine; gato maniok dosou la sann; lambians marmay dosou varang.
la briz désanm dann gro pié mang; tizonn dofé sanm ton kapline; zétwal katrèr dési flèr kann: si ou lé fonté, ou-a viz la Line!
souvnans an vavang par ponyé la dégrafé žis lö tan, ryink lö tan, in batman d-žië.
Patricia Lollia, Origines, Acrylique et marqueurs sur toile plastique 200 x 101 cm, 2022 →
Fragments de moi
Zoé Besmond de Senneville
Ce n’est pas l’eau c’est le périphérique qui coule dans ma tête la voix
La jeune dame
Sa salopette
Un ronron
Un flux un flot des vagues des feuilles qui bruissent vent voix sa voix aiguë l’eau c’est de l’eau comment décrire le son aigu
Les feuilles qui bruissent
Je me quelque chose elle dit
Chante
Amplifiée par
Nuages silence
Fermer les yeux au-dessus
Le cognassier
Moteur navette musique des sons
Comment
Je n’ai pas les mots pour
Dire ma bouche
Ma tête
N’a pas
C’est comme le vent
Et l’eau réunis
En un flux
Qui roule
Sur le périphérique
Moteurs les carrosseries
Des voitures ma tête
La fille chante
Corps happé par la pensée de l’autre je regarde les couleurs je suis tournée vers les sons les bruits je ne sens plus
Ai-je un corps
Ai-je un corps ici
Au milieu du vert
Et du jaune
Ai-je un corps
À côté du
Cognassier
Et de ses feuilles
Craquelées
Ai-je un corps qui
Regarde l’homme qui
Dort
Veut lui piquer ses clopes – il dort – c’est tentant, non ?
Ai-je un corps qui confond l’eau et le périphérique
Ai un corps tourné vers
Le regard de
Le regardeur
Le bruit
Peau qui brûle
Soleil halète
Kaléidoscope dehors
Trop de couleurs
Ici
Jardin
Eau
Périphérique
Tramway
Fille qui chante
Peau qui
La peau se meut dans l’espace délimité
C’est un jardin
La peau qui l’eau à côté
Peau à peau
Fondu
L’eau lui procure cette
Sensorialité
Ici eau = périphérique = tramway
Peau fondue avec machines
Peau jardin mes feuilles sont mieux que celles de ce cognassier
Je séduis je croque des fruits plus mûrs que ceux d’ici
Co-peaux de bois par terre
Jaune
Orangé de ma peau aime
Et ne s’aime pas, ici
Eau se confond avec tramway se confond avec périphérique
Peau confond tout, aussi
Sur ma peau passe
Le périphérique qui se confond
Avec le tramway qui se confond avec
L’eau
Jordian Ako, L’antillaise inconnue, Acrylique sur toile, 54 x 65 cm, 2023
L’eau sur ma peau
Se confond avec
Le périphérique
Qui se confond avec l’eau
Ma peau se confond avec le tramway qui se confond avec l’eau
L’eau se confond avec ma peau qui se confond avec le périphérique
qui se confond avec le tramway
Le périphérique se confond avec l’eau qui se confond avec ma peau
Peau bruyante dans ce flux continu du tramway et de l’eau
Et du périphérique
J’entends des SHHH
En flux continu
Carrosserie des voitures dans le vent rapide
Eau
Eau
Le vent
C’est du vent ?
Comme des grandes grandes feuilles
Sur ma peau
J’entends ma peau
Ça a un goût de périphérique
Qui se confond avec l’eau
Qui se confonds avec le tramway
Mes herbes folles
Anita Zairi
Le soir
Quand la lune
Touche l’eau,
Les larmes se déploient.
Je repais un feu
Lourd comme la pluie
Son souffle si chaud.
Comme un nirvana
Les yeux se dessinent
Ne laissent que des gouttes,
Que des gouttes
Les pensées se mêlent
Fragments
Fragments qui basculent.
Où a-t-on posé l’idée
Où l’a-t-on cherché
Où l’avons-nous brûlé ?
Où a-t-on posé l’amour
Où l’a-t-on trouvé
Où l’avons-nous abandonné ?
Nous
Semons une paralysie
Une joie qui ronge
Pleine lune caressante
Les mauvaises herbes
Que j’avais plantées
Poussées, pousser
Sur ma tête
Les tuer, les incendier
Je ne puis m’empêcher
Pousser, poussé
Grossissaient les mauvaises herbes
Que j’avais plantées
Sur les chemins vidés
De présences
Je prends le couteau
Pour les enlever
Mais elles résistent
Puis le feu
Pour les cramer
Mais leurs souches demeurent vivaces
Avaler la bouteille
Pour les noyer
Mais le champ d’herbes folles se revivifient
Les mauvaises
Poussées, pousser
Comme je les aime.
Anita Zairi, Collage, 2023
Le lent dépeuplement d’Agaléga
Joël Achille
Une partie de l’archipel perdu au cœur de l’océan Indien a été défigurée à coups de constructions financées par l’Inde de Narendra Modi, selon un accord confidentiel ratifié avec le gouvernement mauricien. À l’international, les rumeurs de « base militaire » s’étendent notamment à travers la presse de la Grande Péninsule. Les assurances du gouvernement mauricien ne parviennent à rassurer les Agaléens, qui abandonnent peu à peu leur archipel au fil des allées et venues inéluctables vers l’île Maurice.
« Mo kontan twa Agalega, Mo zoli ti zil, Mo pou sagrin si mo perdi twa, Kot mo’nn aprann viv ». (Agalega, Zanfan Losean)
« Je t’aime Agaléga, Ma jolie petite île, Je serais triste si je venais à te perdre, Là où j’ai appris à vivre ».
En 2010, le chanteur Arnaud Poulay (alias Ti Ras) adresse une ode à son île, Agaléga, une dépendance de l’île Maurice. À quelque 1 100 kilomètres au nord de Port-Louis, la vie s’écoule sereinement entre la culture de noix de coco et une mer généreuse. L’archipel constitué de deux îles principales (Nord et Sud) accueille alors 289 habitants, au cœur du convoité océan Indien, pont entre l’Asie et l’Afrique en développement. Cinq ans plus tard, des changements conséquents s’y opèrent, suite à l’accession au pouvoir du gouvernement mené par le Mouvement socialiste militant et la famille Jugnauth.
En effet, en 2015, un accord confidentiel est signé entre les gouvernements mauricien et indien, ce dernier étant dirigé par Narendra Modi. Durant les années qui suivent, les Agaléens voient sortir de terre une imposante piste d’atterrissage, une jetée en eau profonde, deux hangars, de même que des dortoirs pour accommoder plus d’un millier de travailleurs indiens. Agaléga semble au cœur d’une stratégie inconnue aux contours militaires. En parallèle, les statistiques officielles font état d’un lent dépeuplement, motivé par divers stratagèmes.
« À l’époque, il y avait plus de 2 000 Agaléens », se remémore Arnaud Poulay. Toutefois, au 1er juillet 2022, selon les données de Statistics Mauritius, il ne reste plus que 274 habitants à Agaléga. Avec les déplacements inévitables vers Maurice – pour une multitude de raisons –,
de nombreux Agaléens s’accoutument à la technologie, aux infrastructures développées, au confort et aux opportunités d’une autre vie loin de la cueillette de noix de coco. Des familles entières élisent domicile aux alentours de la capitale mauricienne, dont certaines dans des conditions de précarité.
Ces voyages vers l’île Maurice s’occasionnent très tôt dans la vie des jeunes agaléens. D’ailleurs, plus aucune naissance n’a lieu à Agaléga. Pour cause, l’île ne compte plus de sage-femme comme à l’époque, de même que les facilités médicales fiables pour tenir un accouchement. Une Agaléenne se voit ramenée vers Maurice à son troisième mois de grossesse. Quelquesunes affrontent seules ce périple. D’autres, plus « chanceuses », sont accompagnées de leur conjoint.
En 2017, nous avions suivi les épreuves de Diana Clarisse, alors âgée de 24 ans, transportée à Maurice car attendant un troisième enfant. Avec son époux Jackson Matonga, elle logeait chez des proches dans une case en tôle à Cocoterie, Roche-Bois, région en périphérie de la capitale rongée par la pauvreté et d’autres maux. Le couple et leurs deux enfants partageaient un matelas installé à même le sol dans une unique pièce qui servait également de salon, de cuisine et de salle à manger. Employé de l’OIDC (structure sous l’égide du bureau du Premier ministre et responsable des îles d’outre-mer), Jackson Matonga devait « Rs 700 » au chauffeur de taxi qui conduisait sa famille à l’hôpital. « À Maurice les enfants souffrent de toutes sortes de maladies. Ils ont des boutons sur le corps et d’autres problèmes de peau », confiaitil, inquiet, sur un banc de l’hôpital Jeetoo, à Port-Louis. En attendant son épouse, il avait emmené ses deux gamins consulter un médecin. Les petits souffraient de démangeaison.
« Né à Maurice ».
Cet état des choses fait que sur l’acte de naissance des Agaléens, aucune mention n’est faite d’Agaléga – si ce n’est le lieu de naissance de leurs parents. Une précision qui peut être omise par les autorités mauriciennes, par mégarde ou méconnaissance. « Il n’y a aucun lien (légal) qui accroche les enfants avec Agaléga. Pourtant, ils ont été conçus ici », relève Laval Soopramanien, président de l’Association des Amis d’Agaléga, un regroupement qui défend les droits des Agaléens depuis vingt ans cette année. Sur le document est simplement inscrit « Born in Mauritius » (Né à Maurice). En juillet 2023, l’association a lancé un appel pour la correction des actes de naissance des enfants, dont l’adresse agaléenne des parents n’est pas mentionnée. Une étape primordiale pour de possibles batailles juridiques, que nombreux avouent craindre.
Une fois à l’adolescence, les Agaléens se retrouvent redirigés vers Maurice pour la suite de leur parcours scolaire. Les élèves des écoles primaires gouvernementales South Agalega et Jacques Le Chartier poursuivent leur éducation secondaire au collège Medco d’Agaléga, jusqu’à la Grade 11. Selon l’OIDC, le déplacement vers Maurice concerne les collégiens agaléens « âgés de 16 ans » et ayant « complété le School Certificate ». Une donnée que contredisent des parents agaléens, pour qui le transfert des jeunes intervient quelques années auparavant.
Pour soutenir leurs dires, nous avions rencontré un jeune de 14 ans, venu dans l’île dans le
cadre de ses études et hésitant à retourner à Agaléga. « Dans l’archipel, ils font supposément la classe jusqu’à la Grade 11 », ironise Laval Soopramanien, qui liste une série d’inconvénients, dont le manque d’enseignants à Agaléga. De son côté, l’ancien ministre des Administrations régionales, Mahen Jhugroo, a reconnu que le niveau d’éducation dans l’archipel « a baissé » En 2015, aucun élève n’avait réussi les examens permettant d’accéder au secondaire.
En outre, de fréquentes manifestations se tiennent dans l’archipel, notamment pour la revendication des terres. Des terrains à bail sont mis, par le gouvernement mauricien, à disposition des Agaléens. Or, ce faisant, ces derniers se considèrent comme « locataires » ou lieu de propriétaires dans leur propre île. Depuis des années, les projets de construction de logements destinés aux habitants de l’archipel stagnent au stade de promesses gouvernementales. « Aucun Agaléen n’est entièrement propriétaire de sa maison », relève Arnaud Poulay.
En somme, ajoute ce handyman (ouvrier), « si nous ne travaillons pas pour l’OIDC, nous ne pouvons vivre à Agaléga ». Les postes pourvus par cette entité s’étendent au secteur de l’administration, de la maintenance, du chargement et déchargement, entre autres. Des métiers nécessaires au bon fonctionnement de l’île mais aux rémunérations insuffisantes pour permettre aux Agaléens d’économiser pour l’achat de matériaux en vue de construire euxmêmes leur logement. « Personne n’a les moyens de bâtir une maison. En plus, on doit acheminer les matériaux à Agaléga », souligne Laval Soopramanien.
De Chagos à Agaléga.
D’autres Agaléens, à l’instar de France Jean François, rencontré il y a quelques années à Roche-Bois, ne parviennent pas à retourner dans leur archipel. La raison : le prix du voyage, fixé (en 2023) à Rs 8 700 (l’aller-retour) pour les Agaléens à travers le navire Mauritius Trochetia. Alors que le salaire minimum à Maurice s’élève à Rs 15 000 (depuis le 1er juillet 2023). « Je ne veux pas revivre ce que j’ai vécu avec les Chagos », craignait France Jean François, alors âgé de 57 ans. Plus jeune, il avait fait partie des habitants des Chagos, qui avaient été déracinés de leur terre, devenue plus tard une base militaire pour les États-Unis.
Rencontré au terme d’une réunion nocturne sur les inquiétudes agaléennes, à Rose-Hill, le père Jacques-Henri David, de l’apostolat de la mer, observait : « Il s’agit d’une dissolution calculée. » Un avis partagé par beaucoup, notamment en raison des zones d’ombre entourant l’accord entre l’île Maurice et l’Inde. L’ancien directeur de l’OIDC, Vivek Parsuramen, avait, à cet effet, avancé dans une interview que « Maurice a déjà vendu Agaléga pour Rs 750 millions à l’Inde ». Une affirmation jamais prouvée. « Démontrez-nous quelque chose qui contredise nos pensées sur les intentions de l’Inde à Agaléga. Qu’on me dise la vérité », insistait pour sa part le père Jean-Maurice Labour, installé en son bureau à l’Évêché de Port-Louis.
Les multiples préoccupations ont été portées au parlement par l’entremise du Leader de l’opposition, Xavier-Luc Duval, qui avait interpellé en 2021 le Premier ministre à ce sujet. « Il n’y a aucun accord entre Maurice et l’Inde concernant la mise en place d’une base militaire à Agaléga », avait affirmé Pravind Jugnauth. Pressé de questions par l’opposition, le chef du gouvernement devait brandir la clause de confidentialité compris dans cet accord.
Nemo Geffroy, Le silence, Collage, 2023
Davantage d’informations seront fournies au parlement une année plus tard, lorsque Pravind Jugnauth sera accusé de « haute trahison » pour avoir permis à des officiers indiens d’accéder à la Landing Station de Baie-du-Jacotet, en vue d’y tenir une opération inconnue sur le réseau internet entrant et sortant de Maurice, et ce, après une conversation avec Narendra Modi. Le Premier ministre mauricien avait assuré que les facilités en construction à Agaléga « [seraient] placées sous la responsabilité du gouvernement » mauricien. Le Leader de l’opposition avait alors soutenu que « la vérité [était] devenue difficile et impossible pour le Premier ministre ».
Les garanties du gouvernement semblent vaines face à la réalité des Agaléens. Une piste d’atterrissage de trois kilomètres a été aménagée sur les douze kilomètres de long de l’île Nord. L’apport de plus d’un millier de travailleurs indiens a été requis pour les constructions. Centre de surveillance ? Base militaire ? Zone d’affrètement ? La certitude demeure qu’Agaléga a été défigurée et est appelée à une autre destinée, qui pourrait ne plus compter les Agaléens. Leur désolation s’envole au loin à travers les paroles de Ti Ras :
« Dan sinplisite laba, Laba mo dir mo viv dan trankilite, Sa li enn kado bondie finn done, Bizin protez li, Mo kontan twa Agalega. »
« Là-bas dans la simplicité, Là-bas où je vis dans la tranquillité, Un cadeau que Dieu a donné, Il faut le protéger, Je t’aime Agaléga. »
Spécificités
Découvert en l’an 1501 par le navigateur portugais Joao da Nova, Agaléga est localisée à environ 1 100 kilomètres au nord de Maurice. Considéré comme faisant partie de la troisième des 21 circonscriptions de l’île Maurice, l’archipel est composé, entre autres, de l’île Nord (12,5 km de long et 1,5 km de large) et de l’île Sud (7 km de long et 4,5 km de large).
Note : le présent article est basé sur un dossier réalisé par Scope Magazine en 2017 (« Agaléga: le nouveau Chagos ? »). D’autres informations nouvelles y ont été ajoutées issues d’échanges récents avec des Agaléens.
Hors-texte : Agaléga comme base de surveillance maritime
En octobre 2023 au parlement, le Premier ministre a de nouveau été interpellé au sujet de l’accord entre les gouvernements mauricien et indien portant sur les constructions à Agaléga. Ces projets d’infrastructure, a soutenu Pravind Jugnauth, concernent « la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir et protéger les besoins en matière de sécurité maritime ». Le chef du gouvernement a confirmé le déploiement « d’avions spécialement équipés pour assurer » la « surveillance » de la Zone économique exclusive de Maurice, d’une superficie de 2.3 millions de kilomètres carrés. À savoir que l’accord entre l’Inde et Maurice est toujours gardé secret.
Enclaves
Annabelle Salvan
Ce projet naît d’un sentiment qui émane tant du ventre que des entrailles de la TerreMère. Comment subsistent, se composent et se recomposent nos créolités réunionnaises, fragmentées par écartèlement ? Cette recherche photographique tire sa substance d’une situation conjointement intime et familiale. Elle a pour origine le patriarche créole asservi aux héritages prégnants du colon dislocateur de nos identités. Par la rupture de transmission des savoirs, de la langue ancestrale, la négation de l’histoire qui est pourtant la sienne, son identité devient enclave. Le fragment est son essence. Du déchirement de l’identité de ce père procède la genèse de la mienne.
Fragmentées et multiples, portant conjointement l’héritage de la créolité maternelle et une quête identitaire propre, quels points d’ancrage communs subsistent-ils avec cette figure imposant le morcellement ? Cette série photographique met en images les transmissions de sa créolité que j’ai souhaité conserver. Elle retrace un imaginaire peuplé de ravines en crue qui bordent les champs de canne à sucre, de cirques enclavés longés de montagnes baignant dans la brume, de cases créoles érigées en monuments de sa mémoire.
Un jour, alors que je me perdais sur Instagram, je suis tombée sur la story d’un ami qui partageait une de ses écoutes du moment. Piquée par la curiosité, j’ai ouvert mon Spotify et enfilé mon casque. C’est ainsi que j’ai fait la rencontre de la musique de Bled Miki. Plus les tracks de l’album défilaient, plus mon cerveau faisait des connexions avec des souvenirs et des questionnements. Après cette première écoute du projet, j’ai ressenti une grande satisfaction : celle de savoir que je ne suis pas la seule à passer par certaines interrogations et que, contrairement à ce qui se dit localement à propos des jeunes générations guadeloupéennes, les idées circulent, elles viennent à qui est prêt à les recevoir ou à les échanger. C’est pourquoi quelques mois après cette découverte j’ai contacté Bled Miki et nous avons convenu d’un rendez-vous.
C’est dans l’ancien centre-ville de Pointe-à-Pitre que je rencontre Miki. Il m’accueille dans les locaux de l’association Racines. Cette dernière, fondée par ses parents, œuvre depuis le début des années 2000 à la valorisation et la diffusion de l’histoire de l’Afrique et de ses diasporas afin de permettre aux Afro-Caribéen•nes de mieux se réapproprier leur culture.
Petit-fils de Guy Tirolien, poète guadeloupéen engagé dans lemouvementdelaNégritude,Mikiagrandidansunefamille baignant dans le milieu culturel. Cet environnement lui a offert la liberté d’explorer différentes formes d’expression. Il se définit aujourd’hui comme un artiste, musicien, auteur, compositeur,interprète,choyantlespratiquestraditionnelles qui incluent les arts martiaux et les danses rattachées au Gwoka. Après nos présentations respectives, je démarre mon dictaphone avant de lui poser quelques questions.
Avec le titre de ton album, j’ai l’impression de lire une affirmation, mais aussi une question. Quelles étaient les ambitions derrière ton projet Ka Nu Ye ?
B.M. : Au quotidien, la phrase sonne comme un questionnement, mais pour l’album je l’ai formulée comme une affirmation. Ainsi avons-nous une question et sa réponse. Ka nu ye ? Ka nu ye. En tant que Caribéen•nes, Guadeloupéen•nes, on passe par beaucoup de questionnements identitaires. La volonté derrière le projet était d’affirmer la mienne. En Guadeloupe, nous avons une culture puissante au cœur de laquelle il y a l’instrument ka. Autour de lui se concentrent de nombreuses pratiques telles que le chant, la danse et autres, que j’englobe dans le Gwoka. Quand je pense au ka, j’ai trois références : l’Égypte ancienne, où il se rapporte à l’esprit et est aussi considéré comme une partie du corps ; les traditions kongo où l’on parle de corps énergétique, ce qui est assez proche de la place qui lui est donnée en Égypte ; et enfin le pale wanni wannan où « ka » est un verbe d’action. Ainsi « ka » symbolise le mouvement.
À l’heure actuelle, je dirais que mon morceau préféré de l’album c’est Wushuke. C’est celui que je prends le plus de plaisir à chanter sur scène, mais également chez moi sans raison particulière. J’aime les mélodies, les paroles, le message, et le fait qu’il soit en featuring avec ma grande sœur, Malika Tirolien. Par le passé, j’ai fait beaucoup dans le revendicatif, mais ce projet se différencie des précédents, car j’ai voulu y ouvrir une porte, celle des possibilités. En partageant de l’espoir, je souhaite inciter les gens à sortir de la résignation pour agir.
En découvrant l’album, j’ai accordé une attention particulière à sa pochette. Qu’est-ce qui a motivé les choix de la direction artistique ?
B.M. : Le shooting pour la pochette de l’album a été fait en collaboration avec la photographe Blxckdreadshots. Les photos ont été prises in motion, c’est-à-dire que les instruments jouaient pendant que je dansais avec mon bâton, tout cela en improvisation totale. Le choix du lieu et des personnages a été réfléchi. Dans la composition de l’image, nous avons Ti Dowvil, le jeune situé sur la droite qui joue du tambour sous un manguier, installé sur un îlot. L’ancien qui se tient sur la gauche, c’est mon père. Il joue de la flûte, debout sur un pont reliant l’îlot au morceau de terre où je me trouve. Je suis placé au centre, coiffé à la manière d’un soleil. Ma famille paternelle est originaire de Marie-Galante, petite île adjacente à la Guadeloupe. Avec cette photo, j’ai voulu mettre en scène l’image de Marie-Galante en mouvement vers le monde. Tout ce contenu est métaphorique. Par exemple, la présence de l’eau renvoie à la circulation des énergies et notre rapport aux échanges. Le palmier qui apparaît dans le fond est un arbre très fort, il symbolise la vie. Il est courant de l’entendre mentionner dans les contes, qui renvoient à nos ancêtres, à notre culture. J’en lis beaucoup car ils contiennent des informations parfois métaphysiques. Durant la création de cet album, ces inspirations étaient dans un coin de ma tête, tout comme le Gwoka, auquel j’ai fait référence dans pas mal de morceaux. La pochette n’est que le reflet des idées derrière le projet.
Tu l’as dit plus tôt, le questionnement identitaire fait partie du cheminement des
caribéen•nes. Que penses-tu de l’identité créole comme réponse à nos questionnements identitaires ?
B.M. : J’ai vraiment du mal avec le terme créole pour parler d’identité. Les dictionnaires définissent « créole » comme un mot employé pour désigner l’homme blanc qui s’installe dans les colonies. Nos ancêtres sont devenus créoles par ce biais-là, car ce que le colon s’approprie devient créole, comme un chien ou un esclave. Quand on pose la question en Guadeloupe, Ka nu ye? Ka ki kilti an nou ? La réponse la plus facile pour beaucoup de gens c’est créole. Or c’est un mot sous lequel je ne me reconnais pas. Je ne crache pas sur les personnes qui l’utilisent toujours, il m’arrive moi-même de l’employer, car il fait partie du langage courant. Mais quand il s’agit de définir mon identité, je fais le choix de le mettre de côté. Pour penser l’identité guadeloupéenne, il faut retourner à la base, qui pour moi est le ka. C’est une énergie que je considère comme transcontinentale.
Lors du lancement de Ka Nu Ye, en plus de l’accessibilité de l’album sur les plateformes de stream, des exemplaires étaient disponibles sous la forme inédite de clés USB. Elles contenaient le projet dans son intégralité, des titres en exclusivité, ainsi qu’un essai dans lequel tu défends le Wanni Wannan comme autre approche de la langue dite créole. C’est d’ailleurs en référence à cet essai que tu as fait le choix de rédiger les paroles des morceaux de Ka Nu Ye sans passer par la norme orthographique récemment adoptée. Peux-tu expliquer cette démarche ?
B.M. : Cela vient du fait que j’ai remarqué des incohérences au niveau de l’emploi de la langue dite créole, et je ne suis pas le premier. Le Wanni Wannan est un terme que nos ancêtres utilisaient eux-mêmes pour désigner leur langue, qui est également évoqué dans les répertoires Gwoka et Mas
Avec l’ABCD Wanni Wannan, j’ai tenté d’aller au bout de la démarche. Questionner les problématiques de la langue dite créole, m’a amené à réenvisager sa forme écrite. C’est ainsi que m’est venue l’idée Make Wanni Wannan, qui consiste à retranscrire la sonorité d’un mot à partir d’un système de symboles. Comme je le dis dans mon essai, le Wanni Wannan, c’est l’écoute du cœur. Il privilégie la vibration, l’intensité, le rythme, le santiman et l’image, dégagés par chaque fraz plutôt que le mot en lui-même. L’importance de penser la langue relève du travail identitaire, puisqu’elle reflète ce que nous sommes et joue un rôle dans la construction d’une société. La proposition d’une nouvelle manière d’appréhender la langue et son alphabet offre une voie vers l’émancipation.
En ce qui me concerne, le morceau de l’album qui m’a le plus touchée est « Plante Kako ». Planter soi-même son cacao, symboliquement, c’est prendre son autonomie alimentaire et rompre avec l’exploitation des autres. L’image d’éplucher collectivement des cabosses, partage l’idée d’une cohésion de groupe ainsi que la réappropriation d’une activité ancestrale. D’un point de vue général, cet album est un artéfact sonore, indicateur de pistes pour avancer dans la compréhension de ce qu’on l’on est. Il ouvre par la même occasion des portes vers les Futurs Caribéens, en rassemblant des fragments de réflexions sur l’écologie, la responsabilisation, la transmission, la décolonisation, la langue, la spiritualité…
Alors que j’étais déjà transportée par le projet musical Ka Nu Ye, la discussion avec Bled Miki a nourri mes raisonnements et m’a obligé à aborder le sujet des identités guadeloupéennes d’une marnière critique, sans pour autant me fermer à quoi que ce soit. La démarche de la rencontre et de l’échange avec d’autres est selon moi essentielle pour la circulation des idées. Il ne s’agit pas de définir si la personne qui propose a tort ou a raison. Il s’agit d’écouter, de recevoir, de questionner et de créer si nécessaire, afin de ne pas rester dans l’inconfort de ce qui ne nous convient pas. Ainsi, plus les possibilités seront larges, plus l’espace pour nous reconnecter à nous-mêmes sera grand.
Claudia Brutus, Danse comme une poussière, Tempera sur toile, 89 x 116 cm, 2017
La grammaire est un autre pays
Mounguengui Stève-Wilifrid
Je suis né dans un monde dévasté, jeté-là, dans ce qu’il restait de lui, îlot émergé. Couvé, dès le premier vagissement, dans un amas de signes venus d’ailleurs, langé dans leur univers clos. J’ai grandi aux lisières de ce monde-là, lointain, imaginaire et d’un autre, annexe, périphérique, rétréci, dans lequel se déroulaient mes jeux d’enfant. Jeune, j’ai gravité dans la nébuleuse de ces signes merveilleux, de leur galaxie, dans leur mythologie. La langue esquissait un imaginaire étranger, des géographies vastes et lointaines, une histoire grandiose qui n’était pas la nôtre. Pour la première fois, la langue n’allait pas transmettre aux fils et aux filles le monde des pères, des mères de leurs mères. J’ignorais alors que les langues sont des cartographies, des territoires, que les langues sont des parfums et des couleurs, des imaginaires.
Les caravelles avaient déserté l’océan depuis longtemps. Dans la mémoire des vivants, on évoquait à peine leur sillage. Les forts de la côte avaient fermé. Les missionnaires, les soldats avaient disparu des paysages. À nos pieds, plus aucune chaîne ne clinquait. Ils étaient partis. La langue était restée sur le rivage. Vive et incandescente. La langue. Voix orageuse. Voix oraculaire. La langue était restée en nous. Ombre tutélaire. Conquérante. Veilleuse de fer. Agitant en nous ce désir de renoncer à nous-mêmes. Règne étendu sur les pensées, les corps, les désirs et les rêves. En dehors d’elle, la nuit. Elle proclamait pour elle-même et en elle-même la lumière. En elle la civilité, le devenir humain. En son dehors la sauvagerie. D’elle seule provenait le partage de l’humain et de son autre. La bête. Il fallait choisir entre la langue de l’homme et l’autre, le cri, l’onomatopée de la bête. La dernière, la langue de nos mères, cet amas de sons, il fallait l’oublier, la laisser choir dans les replis d’un passé, d’une tradition appelée ou plutôt sommer de mourir. Parler cette autre langue, la langue du village, la langue des villageois, langue de la honte c’était comme porter un stigmate sur le front.
La langue française n’était pas neutre, ni en elle-même, ni dans le geste de sa transmission. Elle était l’Empire. Cette langue et son geste qui me précédaient m’avaient façonné, dès l’origine, emmailloté, dans la structure d’un pouvoir, d’une volonté de domination qui ne visait rien de plus que l’effacement du monde de la vie dans lequel j’étais né. La langue française, c’est d’abord celle de l’effraction et du nihilisme. C’est pourtant d’elle que je nais, c’est à partir d’elle que s’érige mon écriture, que s’ordonne une large part de ma pensée. Le monde s’est donné à moi dans deux langues. Le désir de l’une d’elle, le français, était d’imposer son absolu vouloir, sa vision à l’autre, la langue de ma mère. Apprendre le français c’était simultanément désapprendre le Punu. J’en étais le hussard, en culotte courte.
Armé de cahiers et de crayons, chaque jour je combattais le monde de ma grand-mère. Fantassin, au corps à corps, je boutais son monde hors du temps, hors de moi. Elle me parlait en Punu, je lui répondais en français. Elle me répétait que ce n’était pas sa langue, qu’elle ne la connaissait pas, qu’elle n’avait pas mis les pieds à l’école des blancs. Je riais, me moquais, tendrement. Certains soirs, elle me regardait, courbé sur mes cahiers, concentré à déchiffrer des signes qui devaient lui paraître mystérieux sous le halo de la lampe à pétrole. Elle savait déjà que j’étais parti, qu’il ne restait de moi, que cette silhouette dansante sur les murs. Parfois, aux champs, elle s’arrêtait de sarcler pour s’étirer et me regardait alors que j’allais et venais entre les sillons, récitant La Fontaine. Cette bataille se jouait en moi déjà, à mon insu et contre moi-même. C’est par moi qu’allait venir la fin de ce monde-là. Pour faire mourir le monde, il suffisait de vider les enfants. C’est là, le geste fatal, la ruse décisive. La langue était restée là, sur le rivage, cheval de Troie, métis coloniale. On l’emmena au milieu du village. Elle libéra sa grammaire, son texte, ses images, ses codes, sa loi. La cinquième colonne était là, debout, suffisamment préparée, étrangère à elle-même. Étrangère au monde. Tournée vers l’ailleurs.
La migration avait commencé, dans le matin des signes et le balbutiement de la langue française, dans l’abandon de la langue maternelle. La langue, en nous, celle que nous proférions, que nous préférions désormais, c’était déjà un autre pays. Le monde des textes était déjà un autre. La phrase était la route qui nous emmenait ailleurs.
Confessions d’un enfants de la postcolonie, (manuscrit/texte inédit)
florilège déposé en guise d’offrande un matin de juillet aux abords du lit de langevin, petit traité poétique fragmenté
(extrait inédit)
Jean Erian Samson
« Et si le feu en toi n’est pas encore allé au bout de sa plage »
à la chute du premier pétale les petites fleurs rose pétant accrochées aux bretelles vertes qui rampent la colline heurtée recouvrent les souches solitaires des derniers baobabs déposés au fond des mers
des rafles fluviaux des tempêtes nomades les ont happés en pleine kermesse au seuil caché du printemps ces petites fleurs flottantes taille et allure presque parfaites d’une abeille revêtent les saillies vives des forêts
Boris Gamaleya
nuance de couleurs changeantes ces petites fleurs orphelines s’allaitent de tous les soleils de tous les vents renouvelés tantôt d’ici tantôt d’ailleurs de chaque regard chaque caresse qui parent leur présence au monde elles se réjouissent aussi des rires des sourires et des jadis qui ont déjà transité sur ces rivages sauvages
la belle mexicaine s’est échappée d’une tentative de voyage tombée des escales inassouvies elle s’est promptement adaptée aux sursauts vifs des îles infinies et devient « chaîne d’amour » tatouée sur ta peau luisante quand tu te laisses séduire par le regain des jours oisifs ton corps transe n’a jamais su ignorer le feu en toi les fumerolles trépident aux secousses des possibles la belle mexicaine se mue en « liane antigone » symbolique du vivant qui tresse la vie et la ceint d’un chapelet d’efflorescences énivrées afin qu’elle tienne bon les saisons prochaines
puis au pied de la rivière « d’autres terres nous convoquent » méandre tissé en tapis bleu pers glisse sur les rochers moussus avant de s’attarder au pied du débarcadère
nous avons suivi le pêcheur qui lui : surprend un banc de poissons violets remonter tranquillement le courant
la belle mexicaine est aussi « buisson abeille » puits de douceur et de tendresse sépulture où nous chérissons souvent nos gages d’amour les plus purs
enfin elle est nommée « liane corail » quand elle offre refuge aux muselés peuples piégés au filet du mépris ne cessent surtout d’attiser de menues étincelles qui s’accrochent aux yeux de ceux qui rêvent ces étincelles toutes fugaces soient-elles esquissent déjà les traits fins d’un croissant de lune en gestation
jadis la belle mexicaine ornait les clôtures de nos jardins créoles…
Le poème islandais
Sophie Braganti
immobiles plateaux de neige aux matins glacés que seule secouent la fente furie des cascades les entorses des pierres les roches fractures qui appellent de faille en faille des échos plats et cachés au fond des grottes des trolls charme et folie vivent reclus dans la roche noire c’est dans la nuit profonde que je me les raconte
***
je parle d’un seul cours d’eau plate avec quelques lichens blancs sur les bords et des paniers de consonnes lancés aux tourbillons d’énergies primaires et je ne pourrai plus me taire comme le silence ici qui pique les mots rasoirs
***
il arrive que cette lave bave arrête sa coulée qu’elle n’ait qu’un bloc de noirs endurcis sous le marteau du froid se couche comme un ventre repu alors de la vitesse tu n’as plus les percussions le fracas
*** les mots se fondent se dispersent avec les fermes aux toits bleus ou rouges ou verts gris j’ai dans la tête les gravillons qui heurtent la carrosserie leur musique dans la gomme
Fille du volcan et des cyclones et des littoraux bordés d’eau bleue
Morceau d’île
Femme créole
Je suis un monde dans un corps
Une île à la potentialité d’archipel
Faite
Des prières prononcées par mes ancêtres pour leur liberté
Des secrets de guérisseuses de mes grand-mères
Des histoires des miens racontées la nuit
Faite
De cette ville d’enfance que j’arpente en rêves
De la lueur du phare au-dessus de la mer
Du parfum des cannes à sucre
Mon île est aussi
La page noircie d’encre que j’habite
En reliant d’autres fragments de mon être
Constellation identitaire
Toujours plus proche de moi
Qu’au début du voyage
Melvyn Pharaon Myel, Volcans immergés, 2020
Fragments du réel en archipels
Morceaux de vie ou la mémoire du corps
Emmanuelle Sarrouy
Quand les phrases ne viennent plus jusqu’à moi. Restent des éclats.
Quand il n’y a pas de réponses aux pourquoi. Restent des éclats.
Poèmes éclats de vie et torrents d’amour. Rescapés. Esquisses de.
Ce qui de nous reste encore un peu. Dans le corps.
Notes éparpillées. Mémoire du présent. Fragments.
Hybridité. Réminiscences. Des pensées. L’écriture est. Comme le souvenir de nos vies. Fragmentée. Passages secrets. Visites. Rhizomes. Kaléidoscopes. Patchworks. Et ces notes prises sur le cahier Grande Vague de Kanagawa d’Hokusai.
Ce que l’on retient. Entre autres choses. Ce que l’on construit à coup de fragments recyclés et nappes embrumées. Îlots suprêmes. Pour nos propres histoires de vies.
Souvenirs éclats fragments esquisses ressurgissent de nos corps, mémoires re/visitées.
D’Haïti
Mon histoire
À la rencontre
De la vôtre
D’Haïti
Vous m’avez appris
La douce folie apprivoisée L’engagement la révolte
D’Haïti
Mes bras
Tout autour
Comme des ponts d’amour
D’Haïti
Mes os aussi
Dansent
Toutes les nuits
D’Haïti
Mon cœur
De velours
T’aime encore plus chaque jour
D’Haïti
Mes oreilles sonnent
Tambour boula tambour manman
Asson calebasse à l’horizon
D’Haïti
Mon nombril vibre
Odeur des bayahondes couleur des flamboyants
Monte puissante révolte du peuple
D’Haïti
Mes yeux s’affolent
Hypnotisés
Par la douce extravagance de vos couleurs
D’Haïti
Mon corps déborde
Océan de lumière
Dans les vertes clairières
D’Haïti
Mon cœur s’envole
Sauvé du drame
Anobli à jamais
D’Haïti
Mes hanches
Balancent
Au rythme de vos pas
D’Haïti
Mes larmes saignent
Sur cette violence
Qui n’a plus de nom
D’Haïti
Mes pieds
Dansent
Inondations de joie
D’Haïti
Mes lèvres bricolent
Chaque jour
Des histoires inédites
D’Haïti
Ma langue traduit
La mangue sauvage
Et ses parfums sucrés
D’Haïti
Mon ventre
Brûle toujours plus intensément
Chaque jour
D’Haïti
Mes larmes
Ensemencent lentement
Toutes les terres endeuillées
D’Haïti
Mon corps
En transes ininterrompues
Au murmure de vos souffles muets
D’Haïti
Mon cœur
S’effrite dans les failles
Des lourdeurs internationales
D’Haïti
Mes mains
Tremblent au passage
De toute espèce d’ouragans
D’Haïti
Mes os
Tanguent au rythme
De croyances interdites
D’Haïti
Ma bouche
Chante les trésors
Des terres abandonnées
Mon rire
Insolent
Répare toutes les blessures
D’Haïti
Mes encres poétiques Ont tapissé le ciel De couleurs imparfaites
D’Haïti
Éric Alcala, Autoportrait d’un inconnu, Techniques mixtes sur papier Canson, 42 x 29,7 cm, 2022
Fragments Vies Étoiles
Françoise Foutou Colombe
Voluptés confessées d u bruissement des failles
Je drape de silences des rêves volubiles. D’extases.
Mystères-Insoupçonnés
Aurores Inassouvies
Ivresses-Irrésolues
Je suis
Pluie Solitude
Fragments-Insaisissables des Langues qui m’irriguent Je suis Corps-Sources-Étoiles aux beautés jaillissantes
Solennelles Merveilles et Promesses Arborées de mes Vies-à-Venir
Égrégores
Conquérants Anamnèse(s), 2023
Les arbres s’habillent
Serge Lapisse
Les arbres s’habillent Pour fêter la naissance du printemps.
L’angoisse des ténèbres Plane sur la nature.
La révolte monte Dans les cœurs survoltés.
La difficulté est de ne pas dériver Vers de multiples écueils.
Etienne Chavannes, Même les enfants d’Haïti demandent changement, Huile sur toile, 60,96 x 91,44 cm, 1989
Ziskakan, une révolution créole
Pierre-Henri Aho
Alain Séraphine, Projet de couverture de pochette pour les vintan de Ziskakan Encre sur papier, 1998.
Ziskakan : un nom qui résonne dans la tête de plusieurs générations de Réunionnais depuis 1979. Alors que le maloya est banni de la place publique, interdit des ondes de la seule radio d’État ou des scènes de concert, Gilbert Pounia et son mythique groupe prônent le postcolonialisme et imposent l’idée d’une culture créole libérée de l’esclavage avec des textes engagés.
Si aujourd’hui le maloya est inscrit au patrimoine immatériel de l’Unesco, il a fallu de nombreux combats pour que soient reconnues notre musique mais aussi notre langue et notre culture.
Le 29 octobre 2019, à l’occasion de la Journée internationale de la langue et de la culture créoles, la Bibliothèque départementale de la Réunion (BDR) a lancé l’exposition « Ziskakan ? Ziska fé klér ! » avec une soirée hommage célébrant les « karantan » du groupe. Une exposition pour mieux comprendre comment Ziskakan a permis à la musique et à la littérature créoles de prendre sa place dans l’histoire de notre pays, où l’accent est mis sur l’émergence d’une parole engagée et d’une musique métissée qui ont su promouvoir La Réunion au-delà des océans. Depuis, l’exposition sous formes itinérante et digitale voyage dans l’île. Cette importante collecte documentaire a contribué scientifiquement à la réalisation d’un film par Sébastien Folin dont cet article reprend le titre.
En effet, cet article revient sur le cheminement d’un travail global visant à diffuser des œuvres majeures d’une période que l’universitaire Jean-Louis Joubert catégorise comme « la renaissance littéraire réunionnaise » et nous replonge dans de rares publications créolophones ayant failli échapper au domaine public.
On peut affubler Alain Gili du titre de « zorey rouge » comme il y a eu des « prêtres rouges ». Son implication dans l’ADER (Association des écrivains réunionnais) et la vie journalistique locale accompagne l’impulsion d’une nouvelle vague de littérature réunionnaise exempte des vieux schémas et empreinte d’idéologie humaniste. Mais audelà des images, tout a débuté avec la langue du magma, du Grand océan, celle de Boris Gamaleya: le « Césaire réunionnais ». Ne serait-il pas aussi notre Frankétienne, avec cette capacité à « rompre les chaînes de la peur » et rendre justice aux rites fondateurs, et donc fédérateurs ?
Dès les années 1950, Boris Gamaleya collecte et retranscrit la littérature orale réunionnaise dont il rassemble patiemment les contes et légendes, les Sirandanes. Son chant « Vali pour une reine morte. Poèmes de l’exil », publié en 1973, incarne le début d’une odyssée postdodoiste qui bouscule une créolie pourtant initiatrice d’un premier soubresaut de réveil littéraire dès le Zamal de Jean Albany en 1949. Mais c’est finalement dans l’édition militante, locale ou exilée, que Boris Gamaleya établit de nouvelles normes. Il aide à codifier la langue créole, ouvrant non plus sur un chant libérateur mais sur un champ ontologique de tous les possibles pour l’être réunionnais.
Couverture de Bardzour No 2, 1974. Revue éditée par Boris Gameleya, la couverture est l’œuvre d’Alain Gili d’après une photographie d’une scène de kabar au Port la même année
Les artistes visuels, notamment Alain Séraphine, collaborent à illustrer ce peuple de « métissables » en devenir dans une plastique urbaine innovante. Ils démontrent l’utilité d’adopter un sens désormais inversé des discours qui rééquilibre la perspective jusqu’ici d’usage.
« L’outre-mer c’est pas nous, c’est là bas » dit Boris Gamaleya dont Alain Séraphine illustre l’opus majeur, Le Volcan à l’Envers, ou Mme Desbassyns le Diable et le Bondieu, après avoir
aidé la maison d’édition des Chemins de la liberté à publier les incunables de la littérature créole réunionnaise. Les ouvrages de cette collection sont tous ornés de surprenantes et parfois encore très fraîches sérigraphies réalisées à la main, collectivement, par les artistes en devenir.
Le travail mené par la BDR a permis d’exhumer la fabuleuse aventure éditoriale d’une trentaine d’ouvrages imprimés par ce groupe de poètes et de militants initiés par la verve gamaleyenne mais aussi sublimés par une certaine Anne Cheynet, pionnière créoliste qui accompagne cette aventure exceptionnelle de revues et livres marrons à la fin des années 1970.
Ces rares documents sont entrés dans les collections patrimoniales grâce au don de Firmin Lacpatia, polyglotte et herboriste, diplômé de médecine chinoise et qui dirige aujourd’hui les éditions Surya. Avec son appui et l’accord des auteurs, les textes ont pu être mis en ligne. Plusieurs disques, brochures et affiches collectés ont depuis complété les fonds patrimoniaux de ces véritables trésors artistiques et documentaires.
Par exemple, dès 1977, les premiers recueils, Kozman Maloya de Patrice Treuthatrdt et Zordi
d’Alain Armand donnent le ton d’une poésie engagée qui emprunte des formes nouvelles où se mélangent dans une créolité brute, la langue, la musique et les arts. Danyel Waro y édite aussi son recueil, « Romans ékri dan la zol an frans » ainsi que plusieurs légendes avec la Troupe Flamboyan dont il fait alors partie. JeanPierre Dambreville aka Riel Debars, avocat de la bande lorsque celle-ci se retrouve à plusieurs reprises incarcérée, publie une œuvre aujourd’hui posthume, « Sirène de fin d’alerte ».
Daniel Honoré présente le premier roman écrit en créole ainsi que des nouvelles, alors les frères Gauvin retranscrivent des contes dans Pou inn grap letshi. Dev Virahsawmy, disparu tout récemment, y édite plusieurs
textes dont de la dramaturgie en créole mauricien traduite en créole réunionnais, tout comme le Réunionnais Marc Kichenapanaidou avec sa fameuse pièce de théâtre L’Esclave
Imprimés localement entre 1977 et 1983, ces ouvrages sont annonciateurs d’une littérature à la parole libérée, vive et saillante. La musique suivra…
L’histoire de la révolution créole si bien narrée par Abd al Malik dans le film de Sébastien
Couverture de Kozman Maloya de Patrice Treuthardt, Les chemins de la liberté
Folin, qui a déjà reçu des prix prestigieux dont le coup de cœur de l’Académie
Charles Cross, bénéficie désormais d’une diffusion large et d’une reconnaissance établie par nos générations comme un legs incommensurable.
En s’investissant dans les luttes d’émancipation des peuples de l’océan Indien et notamment contre l’apartheid en Afrique du Sud, les militants culturels de cette époque charnière revendiquent également une régionalisation des pouvoirs publics français, notamment de la télévision et de la radio.
Ziskakan est aux premiers rangs de cette effervescence qui portera ses fruits suite à la décentralisation mitterrandiste qui fera émerger une politique culturelle émanant des collectivités territoriales et visant à former des professionnels dans les domaines des arts et du spectacle. C’est aussi le grand début des radios libres. En plus de la vente de ses premiers disques, des livres de ses membres, et même de la gastronomie et de l’artisanat, Ziskakan, sous l’égide d’un de ses membres fondateurs Gérard Chopinet, diffuse en onde hertzienne des musiques du monde, africaines en particulier, jusqu’ici inaudibles voire censurées. Le groupe lui-même sera à quelques reprises interdit de jouer, que ce soit au Tampon en 1980 ou à St Gilles en 1981, nous rappelant qu’en ces temps-là, la culture créole ne pouvait pleinement apparaître dans l’espace public.
Mais dès la fin des années 1980, les actes de censure du maloya disparaissent progressivement, on n’emprisonne plus les professeurs créolophones, et la langue créole s’imprime surtout dès les années 2000. La loi Taubira y est pour beaucoup et permet aux universités de se doter de modules visant à l’apprentissage de la langue maternelle de près de 80 % de Réunionnais. Aussi, nul ne peut remettre en doute l’art du Kabar (du malgache kabary : rassemblement, prise de parole) depuis le classement du Maloya au patrimoine de l’humanité par l’Unesco. Ce qui induit la reconnaissance universelle de la culture et de la langue réunionnaises.
Ziskakan a ouvert la voie en étant aussi un des tous premiers groupes reconnus par des pairs européens et américains, mais surtout indiens et africains. Avec là aussi nombre de prix obtenus et de tournées mémorables réalisées aux confins du monde dès lors que Gilbert Pounia signe chez Poylgram et Island à Londres pour la production de son album Kaskasnikola qui révolutionne la musique local et se promeut à l’international.
Pour décrire l’œuvre de Ziskakan composée d’une vingtaine d’albums produits avec près d’une
Fazelle de Carpanin Marimoutou
centaine de collaborateurs musiciens ou artistes, il faut embrasser le destin d’un texte toujours d’actualité selon son auteur, Axel Gauvin, « Péi Bato Fou ». La chanson éponyme, écrite par le fondateur de Lofis La lang et composée par Gilbert Pounia, est sans aucun doute l’hymne des Réunionnais. Une ode à l’émancipation d’une île et de son peuple. La couverture de la pochette du vinyle 33 tours, illustrée par le célèbre graveur de Cilaos, Philippe Turpin, demeure un opus magistral de l’édition locale.
D’autres brochures et documents, des captations audiovisuelles et une revue de presse sont accessibles sur le site de l’exposition ziskafekler.re. Comme Sébastien dit lui-même de son magnifique film depuis qu’il est en ondes, « il ne lui appartient plus ». En fait, il est à vous, il est à nous. Merci à eux, les membres et les nombreux amis de la famille Ziskakan.
Vinyle / 33t Bato fou (teks A. Gauvin / ill. Ph. Turpin)
Véli, l’heure où les chants se lèvent
Ambre Maillot
Le projet « Véli, l’heure où les chants se lèvent » propose un dispositif narratif où le design met à l’honneur l’oralité réunionnaise. En effet, ce dernier explore la condition immatérielle, poétique et discontinue de la culture des territoires créolophones de l’océan Indien, et plus particulièrement de l’île de la Réunion. L’aspect oral de cette culture est notamment ici questionné comme un facteur fragilisant dans sa transmission, où le design apparaît quant à lui comme un moyen d’expression, de renouvellement et enfin de matérialisation de cette poésie indianocéanique.
Le projet est constitué d’un ensemble d’objets, les Sézi, les Baba et les Fanal, mettant en place un espace dédié à l’oralité, à l’image du ron
Il y a des soirs qui sont si doux qu’aucun matin ne les mérite
Martin Zeugma
82/100
de petits bouts en petits bouts en bout de rue au bout de nous de bout en bout de la même et douloureuse comptine
par un mot raturé se dire se dire se dire qu’il y a trop de réel trop de soleil trop de mensonges à bout de bras
trop de petits morceaux trop d’éclats minuscules sédimentés dans cette fragile nacelle qu’ils appellent la vie se dire se dire se dire qu’il y a ce fragment aux allures héroïques ce corpuscule sous anesthésiques qui loge dans un amour trahi ou dans quelque main amputée
Fragilité
Jean-Jacques Camy & Alshaad Kara
Fragilité
J’abordai l’autre comme un fragment de moi. Et dire qu’il ne me ressemblait pas ! Et c’est ainsi que la route se sépara, en deux mosaïques tachetées de rayures dépareillées.
L’un habitait un morceau de terre qu’il pensait être une île, l’autre habitait une île qu’il pensait être la terre
Mais l’éclat que cela fit, restera une fissure d’énigme. Je considérai dans ma paume ouverte deux éclats dissemblables qui brillaient cependant d’une même joie.
Le spectre narratif est un état d’esprit qui est le fragment du monde parallèle et il m’apporte l’écho du cri qu’il porte. Réécris le ciment de la mosaïque descellée !
L’un pensait que l’autre lui devait tout, l’autre se devait de penser au tout.
La pièce manquante
Déchiqueté ce fragment de la terre, est un déchirement des siècles précédents, révélant un cheminement de morceaux ficelés. Toi aussi, observe ce lambeau de ton histoire ancienne qui te révèle ton tissu d’alors.
Prends les morceaux que j’ai écrit, et nettoie mon écriture imbibé de soulagement resplendissant. Dans le chaos de nos calligraphies retrouverons-nous la trace de la fusion ancienne ?
L’émeute du silence est un artefact non existant pour ceux qui se dissolvent dans cet atout. Pour nous, dans la discrétion de nos écritures, retrouver avec émerveillement les empreintes à demi effacées de ces fragments de vie épars.
Les porcelaines détruites sur le tapis de la renaissance, sont des morceaux avec qui l’on se confronte violemment avec, pour trouver la clef de l’énigme et remonter aux sources de vies, au ciment originel.
Mais la pièce manquante, est celle que personne n’ose évoquer, elle est le fragment perdu, celui qui pourrait nous faire comprendre la vanité de la division.
Jean Marc Louis, Sans Titre, Bois précieux mahogany, Brûlage, résine, plâtre pigments Peinture acrylique. Soudure sur fer.
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Fragments d’amour
Roodmirson’n Mousson Dabrézil
Un cri noyé, la corde au cou dans le silence d’une lettre scellée ; ayant perdu son essence ; essence que toi seul, les yeux baignés de sueur, peux comprendre ;
Savourer l’amour dans ses méandres ; savourer ses cassures ; l’horreur de son passage ; ses tentatives avortées de détourner la solitude.
Une voix glisse entre les papilles et les vieux rêves d’amour ; grincements de dents dans le bourdonnement d’un cœur En sanglots plus lourds que le vent ; Refrain fragmenté d’un destin à peine perceptible dans la voix qui roucoule des drames sans passions au creux de la nuit.
L’immensité de ce désastre ; morcèlement de la vie ; fêlure de l’âme ; Ivresse de jeunesse ; rions de ce tremblement de cœur.
Maïssa Attallah, Cessation, Photographie, 2021
Je suis
Grégory Rateau
Je suis ce gamin lancé dans le monde cherchant « la maison » partout où les sourires se souviennent encore
Je suis cette langue exilée dont l’héritage en fuite le retient par la peau du Verbe
Je suis cette cigarette de trop et qui, une fois éteinte attend sagement de nouvelles brumes
Je suis cet être en chantier à la recherche du frère ou de la sœur passant outre les quelques miettes de sang
Je suis cette raison vacillante acoquinée aux maudits mais se refusant à partager leurs tristes sorts
Je suis ce bohémien avide de sensations aveuglé par ses chimères mais s’accrochant désespérément à une branche d’éternité
Je suis cet imposteur dont la lucidité vengeresse lui désigne la blessure du soleil
Patricia Lollia, The world after Acrylique-Vernis marin sur OSB (bois de récupération), Chevelure au chalumeau. Cadre en carton 75,5 x95 x 2,5 cm, 2021
Demain je partirai avec tes souvenirs en poche
Je partirai avec ton sourire d’ange
Sur cette danse, nos corps ne feront qu’un
Demain je partirai avec l’âme de cette ville
Christian Laurent Similien
Nuit blanche. Ou peut-être bleue, je ne sais plus. Depuis que t’es partie, les rues se sont éteintes et les trottoirs portent le deuil. Alors je tente de t’écrire cette lettre, gorge nouée, esprit abattu.
Je t’écris par peur de succomber à l’ivresse de mes pensées. J’écris pour me cacher, pour emprisonner la vie, l’assener de coups de poing, user de brutalité comme elle envers moi. Ici, la violence nous ronge l’esprit. Elle est partout. Dans ma voix. Ma façon d’être. Ici, les rires sont faits de sang. Des pleurs inondent les rues.
Hier encore, nous étions ensemble. Maintenant, tu es partie et je vois venir les mauvais jours de loin. Tu es partie. À pas de tortue. Sans un mot. Tu as dû souffrir, bon sang ! « Pourquoi toi » sont les seuls mots qui m’obsèdent. La seule phrase inachevée que je puisse dire. Que je puisse essayer de dire. Tu es partie. Je me le répète pour tenter d’y croire.
Alors sur mes feuilles, des gouttes tombent. Et je jalouse mes larmes de pouvoir si aisément laisser mon corps et s’arracher à la vie. Alors je pleure nos promesses, je pleure nos rires indiscrets, je pleure la mienne d’existence encombrée désormais de souvenirs vains.
Je pleure toutes ces fois où je t’accompagnais jusqu’à ton trottoir, défiant le reste du monde, ta fille accrochée à mes bras. Je pleure ta fille plus que je ne te pleure. Je lui ferai aussi une lettre. Qu’elle ne lira sans doute jamais. Mais j’essaierai quand même de lui raconter ta vie. Il ne reste plus rien à dire sur ta mort ; les journaux ont catalogué tous les mots. Tragédie. Malchance. Balle perdue. Catastrophe. Accident.
J’essaierai de raconter ta vie à notre fille. Et je lui dirai « Mathilde, ta mère a beau être une prostituée, nous nous sommes aimés comme jamais amour n’a su être voué. »
Kiana Jeannot, Moun, Acrylique sur toile, 110 x 140 cm, 2023
Fragments Micky-Love Mocombe
île bateau babel qui s’enfonce dans l’ivresse du sang sous les ailes des cyclones de balles tu avances à l’aveugle comme un écoufle arraché par les tisons du septentrion sur ton dos déboisé des millions d’âmes morcelées perdues dans l’éternité comment faire l’inventaire de tes paupières arc-en-ciel tes entrailles blessées tombées de l’humanité tes seins souillés par les vipères nocturnes tes trippes languies par les quotidiens sans pain
tu avances — plonges doucement dans l’abîme le néant et l’oubli longuement dans les profondeurs bleu marine du triangle des Amériques quand reviendras-tu île bateau babel
Sylvie Séma, Nos empreintes de mer, Encre gravée, 2023
Monchoachi : restituer l’envers de la modernité
Jean-Christophe Goddard
Né en 1946, l’année de la départementalisation, c’est-à-dire de la recolonisation de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Guyane par l’État français (puisque, comme l’écrivait Sony Labou Tansi, un autre des plus grands poètes de notre monde, faute de prendre « la responsabilité de décoloniser », l’Europe est toujours obligée de « recoloniser »1), le poète martiniquais, de son nom de pesage colonial étatique, André Pierre-Louis, est Monchoachi, le nom d’un Nègre marron par lequel la ville de Rivière Pilote a baptisé l’une de ses rues ; mais aussi le nom caraïbe de la semence de maïs ; à moins que « monchoachi » signifie, par allusion à un célèbre mythe indien, « celui qui se réfugia dans la montagne ». La montagne où cet ancien militant marxiste et indépendantiste de la Ligue d’Union antillaise vit à présent : la montagne du Vauclin, sur les contreforts de laquelle seuls on peut encore le rencontrer comme l’a fait Arlette Pacquit dans le documentaire lumineux qu’elle lui a consacré en 20212
En tous cas, un nom solidaire de la dissidence noire radicale des sociétés d’esclaves fugitifs bushinêngé retirés depuis le XVIIIe siècle dans la forêt du bassin amazonien des Guyanes, comme de la figure, associée au vodou et au pouvoir du verbe créole, du « Nègre-bois » haïtien, que Monchoachi oppose au « Nègre-Maison », qui, « drapé dans sa dignité », « ayant appris les bonnes manières »3 et le parlé francé, demeure servile et jaloux de s’attirer le respect du Maître blanc. Un nom qui, pour reprendre les termes utilisés par l’anthropologue Rastafari Philippe « Kenjah » Yerro dans la revue Lakouzémi fondée et co-animée par Monchoachi de 2007 à 2009, signifie donc « le refus radical de consentir la moindre parcelle de légitimité à la logique coloniale »4
Le marronnage « Monchoachi » ne fuit toutefois pas seulement la servilité « domienne » (celle du Martiniquais départementalisé, l’Antillais des départements d’outre-mer, des DOM, en lequel le jédimo créole entend malicieusement l’écho du latin domus, la maison, qui dit bien la situation du « Négre-Maison »5). Il rompt aussi avec une idéologie de la décolonisation (dont celle du panafricaniste camerounais Marcien Towa dans les années 1970 est assez exemplaire6) qui voit dans l’appropriation de la puissance européenne l’unique moyen pour les colonisés
1 SONY LABOU TANSI (2015), Encre, sueur, salive et sang, Seuil, p. 122.
2 Monchoachi, la parole sovaj, 2021.
3 Entretien avec MONCHOACHI (2008), « Nous sommes devenus trop lisses », in Lakouzémi Retour à la parole sauvage, Lakouzémi et les auteurs, p. 9.
4 « KENJAH » YERRO, Philippe (2008), « Le livre qui parle. L’oralité africaine à l’épreuve de l’écrit colonial, in Lakouzémi, op. cit., p. 109.
5 MONCHOACHI, « Nous sommes devenus trop lisses », in op. cit. p. 9.
6 TOWA, Marcien (1971), Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle, éditions CLE.
Si Patrick Chamoiseau a pu dire de Monchoachi, qu’il est « un des plus grands poètes vivants de la Caraïbe et des espaces américains », « et sans doute du monde10 », c’est parce que sa poésie, en parlant la Martinique, parle le présent « suffoquant » du passé colonial, l’éternel présent du début des Temps modernes qu’a été l’invasion de l’espace caribéen par laquelle « l’Occident a ancré et dévoilé son projet de mainmise sur la terre entière11 ». C’est parce que, parlant ce présent, cet arrêt de monde que l’Occident comprend sous le concept d’« Histoire », elle parle en même temps « le présent de la terre entière dont l’espace est au même titre [que la Martinique] dévasté par un technicisme productiviste débridé et le temps embrigadé dans l’historiographie, pressuré par l’exigence d’un développement (d’un progrès) dont la seule destination est la marchandisation du monde12 ».
Or, ce présent, singulièrement, est destructeur de la Présence. Sa réalité est celle du colonialisme de peuplement américain qui, comme l’ont soutenu Eve Tuck et K. Wayne Yang13 , associe structurellement élimination et esclavagisation ; en s’appropriant d’abord les vies et la terre autochtones, par extermination ethnocidaire et destruction du monde habitable indigène, de son système de coordonnées sociales et d’échanges cosmologiques multimillénaires, auquel il substitue le non-lieu désenchanté, infiniment extensible et homogène, d’un domaine d’installation et d’usage réservé aux seuls colons ; puis en s’assujettissant par la traite négrière des esclaves brutalement soustraits à l’espace vécu du territoire, déplacés, déportés, forcés de
7 MONCHOACHI, « Nous sommes devenus trop lisses », p. 4.
8 MONCHOACHI, « Nous habitons un corps », lundimatin#308, 2021.
9 MONCHOACHI, « Ils sont ceux-là qui peuvent faire signe vers ce qui sauve ».
10 Dans une « récitation pour M. Monchoachi » prononcée le 4 décembre 2013, dans les ruines du théâtre à SaintPierre.
11 MONCHOACHI, « Nous habitons un corps », op. cit.
12 MONCHOACHI, « La Martinique parle le présent », lundimatin#251, le 27 août 2020.
13 TUCK, Eve, et YANG, K. Wayne (2022), La décolonisation n’est pas une métaphore, Rot Bo Krik. de se rendre indépendants de l’Europe. Car, le secret de la puissance coloniale (la « spécificité européenne », disait Towa) réside dans la science et la technologie dont les épistémologies, soi-disant rationnelles, entièrement déterrestrialisées, commandent par principe les logiques aveugles et sourdes de l’accumulation possessive. De sorte que s’approprier la puissance de l’Occident, fut-ce contre lui, reviendrait, pour Monchoachi, à servir la « recolonisation du monde7 » entreprise à grande échelle par l’Occident depuis les (fausses) Indépendances. Restituant la terre antillaise et guyanaise à l’histoire profonde du Continent américain comme au présent des luttes décoloniales post-développementistes (et, de ce fait, post-marxistes) qu’y mènent les peuples afro-diasporiques et autochtones, il invite « l’homme antillais et guyanais » à être suffisamment « veillatif8 » pour ne pas céder aux « séductions perverses » de la techno-science et à admettre qu’« aujourd’hui une expression identitaire forte, une volonté d’Indépendance réelle ne peut faire fond que sur la rupture avec les logiques accumulatives », puisque « seule cette rupture en appelle en effet à la fois à ce qui est à venir, à savoir une société établie sur des fondements non productivistes, et au renouement avec la parole créole et sa vision du monde9 ».
se constituer en corps étranger sans Terre, c’est-à-dire sans corps (sans kò), minerai de force de production dans les non-lieux lignagers du domaine colonial, désorientés, privés des vections, des directions qui font de l’espace un lieu de familiarité et de présence à soi. C’est cette double perte que parle la Martinique en parlant le présent : la perte du monde arawak-caraïbe et la perte corrélative de la terre africaine. Et c’est la décision de ne pas céder à la tentation post-abolitionniste d’occulter la triade colon/autochtone/esclave constitutive de l’éternel présent du viol colonial en ouvrant un droit à l’occupation propriétaire des terres autochtones par l’homme antillais et guyanais qui motive le marronnage « Monchoachi », son exigence radicale, incommensurable, qui est, comme le dit encore Chamoiseau, de « fonder à partir de l’absence14 », de renouer avec la parole créole, la parole noire, depuis l’absence amérindiennecaraïbe, comme la seule qui puisse dire dans la Caraïbe le présent de cette absence et restituer une présence au présent.
Le mot Lakouzémi, forgé par Monchoachi pour situer son entreprise de pensée, dit très exactement cette décision radicale.
La décolonisation est restitution de la terre à ceux auxquels elle a été autrefois dérobée par sa conversion en pur espace de domination. Le lieu de cette restitution est le Lakou (ou la-Cour), l’espace de libre communalisation des hautes terres haïtiennes où depuis le XIXème siècle des anciens esclaves ont remodelé des formes de travail collectif et d’habitat africains organisées autour de la parenté. Il est le lieu où sur l’emplacement (le démanbré) réservé aux esprits des ancêtres (les lwas) se déroulent les cérémonies-vodou et l’héritage familial de la terre se préserve des convoitises de l’Etat, des riches citadins et des usuriers15. Le lieu où nou tout se moun, où les personnes se relient dans une communauté d’existence offerte par la vie à travers la présence agissante des lwas ou des « mystères » – qui donnent leur nom aux trois recueils de poèmes publiés par Monchoachi sous le titre Lémisté.
Zémi est une divinité caraïbe myriadique, proprement anti-monothéiste, présente sous la forme d’une infinité d’esprits auxiliaires qui font croître les végétaux (chaque feuille d’arbre à son zémi), les racines et les fruits de la terre. Au singulier, il est une force substantielle de guérison et de protection : c’est lui qui avertit de l’arrivée des navires ennemis. Il est proprement les esprits des lieux, qui peuplent et enchantent le monde, c’est-à-dire, pour reprendre les termes de Marshall Sahlins16, font que, à rebours de l’institution ontologique occidentale, sa « physicalité » est « métaphysicalité » – qui confèrent, non pas symboliquement ou métaphoriquement, mais réellement aux plantes leur double pouvoir chamanique, autant endopratique et pacifique, cérémoniel et thérapeutique, tourné vers la reproduction du socius, qu’exopratique, belliqueux et prophétique, de prévention contre l’altérité ennemie.
Lakouzémi dit l’alliance de l’esclave fugitif et de l’autochtone, du « Nègre-bois » avec les esprits caraïbes des lieux – sa manière propre de faire Lakou, de se rapporter à la terre et à ses
14 CHAMOISEAU, Patrick, op. cit.
15 Cf. HURBON, Laënnec (1988), Le barbare imaginaire, éditions du CERF, p. 221.
16 SAHLINS, Marshall (2021), The New Science of the Enchanted Universe. An Anthropology of Most of Humanity, Princeton University Press, p. 50.
ancêtres, de réaliser la communauté des morts et des vivants sur la terre caraïbe, hors de toute mainmise foncière, en réveillant et sollicitant l’agentivité auxiliaire des entités autochtones du lieu ravagé par la colonisation. Tout l’inverse de la manière dont le colon, par une manœuvre perverse de disculpation, peut « faire l’indien », s’attribuer une généalogie autochtone pour réancrer, à contre-sens du rapport généalogique autochtone à la terre, son occupation possessive des lieux17
Monchoachi comprend le slogan du mouvement de février 2009 en Martinique et en Guadeloupe, « Matinik sé tânou, Matinik sépa tayo / Yo pé ké fè sa yo lé adan péyi nouan » (dont la traduction française la plus exacte est : « La Martinique (la Guadeloupe) c’est nous / Eux point feront / cela ils veulent / à dans le pays nous »), comme l’expression d’un péril d’enlèvement qui fait écho à l’enlèvement de la terre caraïbes par l’envahisseur blanc surgi des eaux : « chébékétae n’hacaéra, « ils nous ont enlevé notre terre » disaient déjà les Caraïbes18 » – par quoi Monchoachi donne à entendre dans la parole autochtone le nom du béké martiniquais. Commentant le tânou du slogan, il définit « ce qui tânou » comme « ce que l’invisible sensible dispense en nous comme bienfait grâce à quoi il nous est loisible de croître19 » – c’est-à-dire le Zémi. Précisément ce qui (en français) n’est pas à nous, n’appartient à personne, mais à quoi tout appartient pour croître. Le Zémi… ou l’ashé, puisque l’ashé est la force substantielle de croître placée en toutes choses20 (autant les plantes et les animaux, les rivières et les montagnes, que les paroles qui guérissent) par le dieu créateur yoruba Olodumare, et que, en fin de compte, « Monchoachi » sonne comme un patronyme yoruba, dont les deux dernières syllabes (conformément au placement de la racine dans les patronymes yoruba), « -achi », semblent dire l’entière dépendance du groupe d’appartenance (du clan) de celui qui le porte à l’action invisible de l’ashé
La pensée de Monchoachi, marquée par le refus de la francisation administrative du nom et l’adoption/restitution du nom yoruba, est exemplaire de l’art du marronnage qui, comme l’a montré Denetem Touam Bona dans sa Cosmopoétique du refuge21, pratique le lyannaj, au double sens du maillage solidaire de ceux qui font cercle (la-Cour) pour eux-mêmes et pour « encercler les dominants par une fine trame de conjurations continuelles », mais aussi de l’entrelacement intime et trans-spécifique de l’humain et du non-humain par lequel, comme par les mariages Achuar avec les femmes-esprits des eaux, se transmet le savoir chamanique – en l’occurrence celui du quimboiseur, du « Nègue-feilles22 », maître dans la connaissance et l’usage des plantes, qu’est de toute évidence Monchoachi, et dont Lémisté livre certaines recettes créoles, absentes du fameux recueil de recettes yoruba publié par Pierre Fatumbi
17 Cf. TUCK et YANG, op. cit.
18 MONCHOACHI (2011), « Le pays nous », in Les Temps Modernes, 2011/1-2 (n° 662-663).
19 Idem.
20 Cf. MONCHOACHI (2012), Lémistè, Obsidiane, p. 163 : « Il est arrivé avec le pouvoir qu’ont les choses d’arriver (àshé) ».
21 TOUAM BONA, Dénètem (2021), Sagesse des lianes, post-éditions.
22 MONCHOACHI, Lémistè, op. cit. p. 38.
Verger23, énonçant les paroles-choses agissantes (« ça-mo-dit-cé-ça24 »), détaillant les travaux à accomplir aux moyen des plantes américaines : « Feuilles fonmager / Feuilles balé-doux / Cassia lata / Feuilles tabak-à-Jacquot / Guérit-tout’ / Pompon-soldat / Nèuf fèuilles lanmenthe glaciale / Graînes dandaille / Graînes en-bas-feuilles / Zhèbe-poule quat’croisée / Fèuilles patate-lanmè / Bois-caca / Bois-cãnon » . Le tout préparé dans de grandes calebasses (couis) caraïbes rouges et arrosé de clairin vodou-haïtien, rhum illégal des arrière-cours.
Un tout autre savoir que celui de « l’encre noire » où le philosophe des pays froids « garde bien des mensonges / faits avec la cendre26 » des incendies allumés un peu partout par ses émissaires sur la terre des Autres :
« La raison pure »
« Les choses elles-mêmes »
« LE PAYS DE LA VERITE »
Tous les corps y sont égaux ; tout lieu égal à tout autre ; tout instant égal à tout autre ; le mouvement : pas le cercle, la ligne droite uniforme ce qui est n’est pas ce qui se montre27 .
Cette autre garde que la garde mensongère de la philosophie imprimée, qu’est la garde afro-amérindienne du « jardin du dieu présent28 », Zémi ou ashè, confrontée au désastre des épistémologies politiques meurtrières de l’Occident colonial, n’est pas nouvelle. Déjà, avant que les gens du « pays de la vérité » (en l’occurrence les français) ne déclenchent, en 1658, une guerre exterminatrice contre les Indiens Caraïbes de la Martinique pour s’approprier le « Domaine des sauvages », la Cabesterre, où, à l’Est de l’île, ils s’étaient repliés sous la poussée invasive des colons, les esclaves marron trouvaient refuge auprès d’eux. Monchoachi (le nom, l’homme, la parole et le « péyi nou-an », le « nous » monchoachi), porte en lui, non pas le souvenir de cette disparition – sur lequel le français élève le monument en l’honneur de sa repentance –, mais ce qui a disparu comme «l’envers même de l’ordre rationnel occidental29 » que constituent « les Amériques indiennes dans leur ensemble ». Or, « l’envers est la face cachée dont à jamais l’on ne se défait (que jamais l’on ne défait) », et qui demeure toujours disposée dans l’attente d’un retournement. Non pas comme le résidu spectral, l’ombre d’un passé définitivement perdu, mais comme ce qui, ayant été simplement mis à l’envers de l’ordre colonial du monde, reste incroyablement présent dans le présent même du désastre.
23 FATUMBI-VERGER, Pierre (1997), Ewé. Le verbe et le pouvoir des plantes chez les Yoruba (Nigeria – Bénin), Maisonneuve & Larose.
24 MONCHOACHI, Lémistè, op. cit., p. 48.
25 Idem.
26 Ibid., p. 156.
27 Idem.
28 Ibid., p. 43.
29 MONCHOACHI, « Ces voix qui nous manquent », Lakouzémi, op. cit., p. 25.
Elsa Dorlin a montré à partir d’une analyse du massacre républicain de mai 1967 en Guadeloupe, que l’économie générale du biopouvoir aux Antilles françaises est restée celle d’une extinction de vies au bénéfice d’une meilleure vie des dominants (faire mourir pour faire vivre)30. A l’ontologie coloniale-française de la disparition comme cessation d’existence, comme totale extinction de ce qui doit être tué (l’indien Caraïbe) pour la douceur de vivre métropolitaine (celle du sucre), Monchoachi oppose l’ontologie métamorphique afro-diasporique de la disparition comme saisie : à proprement parler, c’est-à-dire à parler créole (puisque en français pèsõnne pa konprann sa l’vlé di31), c’est, dans la disparition, le « disparaître » qui s’est saisi du disparu, qui l’a pris (disparèt pran-y) – ce qui, ajoute Monchoachi, entretient « la possibilité d’une restitution ». C’est à opérer cette restitution dans l’écriture que s’emploie toute l’œuvre de Monchoachi.
30 Cf. Elsa Dorlin, « La gouvernementalité impériale contre l’unité caribéenne : massacrer et abîmer les vies (Antilles 1959-1969), in Guadeloupe, mai 67. Massacrer et laisser mourir, Libertalia, 2023.
31 Monchoachi, Lémistè, op. cit., p. 177.
(Sans Titre) Rowski
Bontemps
Depi lò m vini la a
M wete kè m
Nan pwatrin mwen
Pote l nan men gòch
Pou m mache
Men mati
Men san
Po bal se siflèt
Nan djòl tchovi
Matisan
Mi chagren do
Ri chagren pye
Ri yo santi san
Ri yo pa Ri pou moun ri
Ri yo pa Ri konsa-konsa
Matisan
Lari pat janm salon pèp
Tout Ri se simityè
Pou machin ki vare
S on eskadwon lanmò
K al woule sou ma san
Matisan
Chak fwa bal bat souf
San kite tras
Kè m bat tenèb
San nan flanm
Souf nan flanm
Nanm nan flanm
Konsa lari fè chabon
Fè sann san bwa pa boule
Sou Channmas
Timoun pa gen sèk
Pye yo make tout Ri
Kit se Granri
Kit se Ri lantèmen
Pòtoprens pran m mòso
Ri make pa m
Pa m make Ri
M donte vil san yo pa tire pye
Nan pwomennen lannwit
M wè blokis kite mitan lari
Nan swiv zetwal k ap mache
M wè bote fè loto sou twotwa
Avan solèy lave je l
Sou Granri
Aleken pran chimen vant
Deboutonnen lestomak
Yon men pou kiyè
Yon men pou mouch
Mouch anba lavil
Mouch anwo lavil
Pa menm mouch
Yo pa poze menm
kote Chak s on kalte
mikwòb
Youn ap souse
Lòt la menm ap souse
zo Vil la nan fè zonyon
Pou vil anlè
Depi lapli frenfren
Pòtoprens gen règ li
Tout ri vin bo sou
Pòtay
Jean-Marc l’Enchanteur
Daniel Rollé
Artiste-né pour Créer... mais Créer Autrement.
Rien ne semblait prédisposer Jean-Marc Louis à vivre la “vie d’artiste”. Après un long cheminement initiatique antérieur, jalonné de beaux succès professionnels et d’intenses remises en question spirituelles.
Son parcours le définit et le résume, mieux qu’un long discours :
« Soumis à l’épreuve d’un feu intérieur débordant, jamais apaisé dès l’enfance, je me suis très tôt perçu dans la peau d’un homme foudroyé. D’un mort-vivant acharné, qui meurt et revit sans cesse dans la flamme de ses créations. J’ai pris feu dans ma solitude d’antan, car créer c’est se consumer. Créer c’est se brûler vif, mais c’est aussi renaître de ses cendres... »
Portrait de Jean-Marc Louis
Regardez-les attentivement, en profondeur, ces œuvres sur bois précieux ! Elles semblent comme traversées d’éclairs des feux d’un ciel de foudre. Les voilà parsemées d’ombres-lignes brûlées et de lumières azurées. Elles vous foudroient dès le premier regard, telles des joyaux ligneux enchâssés dans l’écrin chatoyant d’un bois d’essence rare, lourd et dense, sculpté dans la masse, vernis d’attentions-caresses, Mais l’aspect inoffensif et fulgurant à la fois de ces œuvres inspirées ne doit pas vous masquer l’essentiel : Jouer avec le Feu, avec la sombre Fée Électricité, c’est aussi s’exposer en permanence à mourir.
Mourir d’aimer. Aimer se rendre maître du plus dangereux des partenaires : la Très Haute Tension, sans jamais baisser la garde d’une vigilance soutenue face à sa mortelle puissance de Feu.
À la différence de tous ces graveurs sur bois qui laissent en général le courant électrique décider de la forme qu’il dessinera sur la surface du bois (nervuré !) utilisé, Jean-Marc déplace manuellement sur sa matière ligneuse l’un des pôles électriques mis sous haute tension, pour tenter de prendre la maîtrise de la forme... et y parvenir ! Une technique hyper-dangereuse, à ne pas placer entre toutes les mains...
Ses œuvres consacrent, à l’évidence, sa maîtrise unique de ce mortel « pinceau » électrique désormais apprivoisé, afin de déployer sa créativité en toute liberté. Une liberté de créer en tutoyant l’abîme, qu’assume Jean-Marc avec ses « armes miraculeuses » : talent et humilité. Guidé par son seul instinct esthétique de passionné, sa foudroyante technique d’inspiration, ce funambule de l’ombre a trouvé son royaume de lumière dans l’imaginaire qui lui appartient.
Jean Marc Louis, Sans Titre, Bois précieux bois de rose, tournage sur bois, platre résine d'accrochage. Pigments, collage sur bois flotté, Vernis marin 2020
(Sans Titre)
Guecelyn Otilus Delaguinée
Mes yeux se sont occupés ce matin
À mettre des noms sur des corps
Qui auraient pu être miens
La guerre s’est enfermée à double tour
Dans ma petite maison
Aux ombres saignantes
Quelle voie emprunter après l’explosion
Quand la ville n’est que fragment
Débris et poussière
Je suis ce chemin qui mène jusqu’à moi
En amassant des cailloux
Melvyn Pharaon Myel, Metamorphose, 2018
Pour en faire une nouvelle
Inversions
Mariana Paraizo
L’installation Inversions est composée de miroirs, de bouts de verre et de fragments de trottoir collectés dans diverses villes des régions sud, centre-ouest et sud-est du Brésil. Il y a, dans ces objets qui s’élèvent de la hauteur du sol, posés sur des miroirs, une inversion d’une tactique de sécurité utilisée dans plusieurs maisons en banlieue dans le pays : des morceaux de matériau coupant sont fixés sur les murs, de façon à empêcher des invasions sournoises. Je positionne des bouts de verres, de tasses, de bouteilles, de miroirs et d’autres ustensiles d’intérieurs domestiques sous les fragments de trottoir en formant, ainsi, une face souterraine des pavés, qui émerge à la vue à travers le reflet du miroir. Cette matérialité agressive fait un parallèle avec les menaces de parcours urbains qui ne sont pas immédiatement visibles.
Le chemin qu’on décide prendre est orienté par la connaissance sur le territoire, cependant, le territoire n’est pas le même pour tous. Chaque personne, dans ses expressions spécifiques de genre, classe sociale et racialité, retrouve dans son parcours des tronçons de sécurité et d’insécurité de tonus variés.
Pascal Lagesse rakont Cabri c’est fini
Jacques Achille
En attendant qu’il ne soit anobli en tant que digne successeur de Sir Arthur Conan Doyle, le Yan Flemming de Curepipe reste sur les traces d’Agatha Christie dans un style qui n’est pas sans faire penser à ce bon diable de Dan Brown. En John Berik, son personnage, il y a un des éléments de Sherlock Holmes, l’ADN de James Bond, des empreintes d’Hercule Poirot, le flair de Robert Langdon. Et, beaucoup de la personnalité et du génie de Pascal Lagesse. Le peintre-comédie-photographe-graphiste-vidéaste-etc. se fait une fois de plus romancier dans ce polar mauricien où humour, intrigues, rencontres, découverte et de grandes baldes sur les routes et les mœurs, sont réunis à la manière d’un briani pour répondre à une question cruciale : ban kabri la kote ? John Berik, detektiv pou ti-dimoun, mène l’enquête en français et en kreol dans le premier tome de ses aventures qui a pour titre : Cabri, c’est fini.
« Fesse cassée. » Voilà de quoi vous traitera la vieille presque bicentenaire si vous ne savez pas que Gokoola, le village de cette pauvre Deewantee, amie de Mantee, la gromadam d’Amaury, se trouve dans le Nord entre Piton et Belle Vue Maurel. Pire, si vous êtes un ancien homme de loi devenu détective privé, et qu’à l’heure de Google Map vous passez encore de longues minutes à scruter à la loupe une carte de Maurice pour dénicher ce village, votre mère, Maud vous qualifiera aussi de « graine » et de « piaw », en vous rappelant que vous êtes « l’ancêtre des dinosaure.» Encore heureux qu’elle n’y rajoute pas avec des zoure mama et qu’elle ne vous balance pas un cinglant « gopia », sous prétexte que le syndrome de la Tourette peut excuser autant de grossièretés. Pour la précision, cette maladie neurologique se manifeste par des tics et parfois aussi une grossièreté involontaire chez certaines personnes, comme chez Maud, la mère du personnage principal du roman de Pascal Lagesse. En passant, voilà une piste qui pourrait expliquer comment d’honorables élus donnent l’exemple de la bonne entente et du respect d’autrui par des batchiara, gopia, tom deor, ripitit, si to piti tor pa, voler à l’Assemblée. Comme quoi les masques protègent du Covid, mais pas de la Tourette et de la bêtise.
Portrait de Pascal Lagesse
Les X-Files.
Tchombo. Si nous ne mettons pas un sérieux aster-la mem en revenant vers le sujet de ce texte nous risquons fort de battre avec une borne plus loin. Assez fer ler et rentrons dans le vif du sujet : Imaginé par Pascal Lagesse, John Berik est un personnage de fiction où toutes ses ressemblances avec des personnes existantes est des plus volontaires. Le comédien, peintre, graphiste, photographe, vidéaste, réalisteur, ek en ta zafer enkor, replonge dans l’écriture pour conter les aventures de ce Detektiv pou ti-dimoun. Comme dans la série Cold Case, ce dernier ne s’intéresse qu’aux affaires mistran ou celles qui ont été mises de côté. Sinon, qui d’autres enquêterait sur la disparition des cabris de Deewantee, qui pour venir à Vacoas chez les Berik, s’est faite conduire de Gokoola par Samraj, le bolom à Pradiva?
Pascal Lagesse
Ainsi débute cette palpitante enquête à faire repartir par l’Orient Express les Dix Petits Nègres d’Agatha Christie. En effet ; zistwar la pa sinp. Faut-il encore avoir le flair d’un vrai Sherlock Holmes qui aurait tronqué sa pipe contre des bonbon lamenthe pour se rendre compte que cette disparition de cabris et d’autres bestioles cache des choses nettement plus importantes. Tout comme la banale enquête sur la disparition d’une navette avait conduit James Bond à sauver le monde dans Moonraker en 1979. A côté, les flous autour des Rs 700m passées à la turbine et des masques qui coûtent la peau de l’arrière-train ne sont que du tiss-sat. Elémentaire ma chère Tania, pardon, Gordon.
Pascal Lagesse, Ciel d'Orage à Gris
Gris, 40 x 56 cm, acrylique sur toile
Coiffé de son éternel chapeau et sentant bon le Pivert, Berik, John Berik mène l’enquête aux côtés de son fidèle ami et homme à tout faire Gordon. Aucun lien de parenté précisé entre ce dernier et le Gentil collectionneur de Mon Goût qui a racheté la vieille MG de Maud. Gordon, c’est le Watson à Berik, le Robin de Batman, le Keto du Frelon Vert, la Tania à Allan. Son prénom anglais, John (pas Allan) s’explique de manière trop cocasse au fil d’une histoire chargée d’anecdotes inspirées de la réalité à laquelle on se réfère facilement. Comme dans les romans de Dan Brown.
D’emblée, si les amateurs veulent se laisser prendre au jeu des pistes ils pourront toujours, répliquer le phénomène qui a succédé à la sortie de Da Vinci Code et refaire le trajet de leur héros après avoir photocopié une carte chez Mexico à Vacoas. En effet, Pascal Lagesse nous fait visiter Vacoas, Rose-Hill, aller manger un Moon Fan au Ciel Bleu de China Town, traverser l’ancienne route qui passe par Ste Croix, longer les barrières du Jardin de Pamplemousses pour aller jusqu’au Nord où sont aussi cités Triolet, Goodlands, Poudre d’Or, Rivière du Rempart. On remonte aussi vers Reunion, l’ancienne sucrerie transformée en usine de textile dont les jardins abritent désormais un supermarché. On se retrouve à Floréal et dans un tas d’autres endroits. En route on reconnait les baz min, les quincailleries, les pâtisseries, la manière de faire des gens, nos bonnes et nos mauvaises habitudes et tout ce beau galimatia qui rend notre quotidien si unique qu’il mérite d’être raconté.
Apiye-sofer-douz-farata
Pascal Lagesse s’offre sans compter dans ce roman pas comme les autres. Un livre qui vous souk votre attention comme le ferait un bonom sounga sans même crier tension-ta une fois les yeux posés sur les premières lignes. Nous voilà en mode apiye-sofer-douz-farata pour explorer cette intrigue où les occasions sont drôles, dramatiques, tendues. Un voyage parsemé de belles images où le parallèle avec ce style naïf, coloré, joyeux qui distingue les tableaux de Pascal Lagesse est rapidement fait. Le même souci du détail, une perpétuelle mise en perspective pour mieux faire apprécier les paysages et de l’authenticité. John Berik, Detektiv pou ti-dimoun : Cabri c’est fini est finalement un beau tableau qui s’ajoute à sa riche collection.
Vous trouvez le titre long ? Et que dire alors de Petites histoires qui font sourire, peut-être rire ou pourraient vachement plomber l’ambiance ? Tel est le titre de son premier livre publié en 2018. Le petit-fils de Marcelle Lagesse (dont la maison de Coromandel est citée dans John Berik) explique qu’il devait attendre le départ de cette dernière et de son père pour publier les petites histoires de ses tiroirs pour échapper à leur jugement. Qui sait ? Ils auraient apprécié ou sinon ils lui auraient foutu une baise. Il n’a pas voulu prendre de risque. Capon.
Créer pour sourire.
Du classique, à travers, entre autres, des tableaux au couteau, Pascal Lagesse avait finalement permis à sa peinture d’évoluer vers ce genre qui reflète le mieux l’intensité de sa pensée. Un style sans nom qui, pour ne pas être qualifié de fay batar, a été baptisé : Zafer. L’image qu’il projette du grobonhom kler-kler ki kontan rier, ne dit pas tout de Pascal Lagesse. L’homme emmagasine et vit intensément, voire, excessivement les émotions qu’elles soient joyeuses ou sombres. L’art, sous ses différentes formes lui est un exutoire ; une thérapie parallèle pour
celui qui vit avec la dépression depuis vingt ans et qui a choisi d’en parler ouvertement comme pour s’exorciser des démons du silence et des non-dits.
Cette bonne humeur propagée avec autant de générosité est sa façon à lui de masquer des couleurs moins joyeuses qui refont parfois surface. Dans ce perpétuel processus de création l’écriture d’un nouveau livre s’est imposée il y a quelques mois. Pascal Lagesse voulait d’un polar, d’une écriture qui intégrerait le monde des zafer et qui donnerait l’occasion à cet amoureux de son pays de lui offrir une ode autrement. D’où cette belle balade en Vauxhall racontée en français mauricien et en kreol. En effet, dans ses phrases et expressions Pascal Lagesse a opté pour la saveur locale. Un choix qu’il assume pleinement et sans le moindre complexe puisque son histoire est bel et bien Mauricienne. À l’image de sa personnalité elle reste ouverte, prête à embarquer avec elle quiconque souhaiterait être du voyage.
Pa mor gopia.
Par ailleurs, essayez de traduire « gopia » et vous verrez. Le kreol comporte des mots et des expressions intraduisibles, inexplicables dans une autre langue, étincelants comme le glacable d’un napolitaine et piquant comme un sive ti-vites. D’où le choix d’en faire un roman bilingue. Là où d’autres sont à tik-tike quant à l’introduction (officielle) du kreol au Parlement et quant à la reconnaissance définitive de la langue mauricienne l’auteur opte naturellement pour la graphie fixée dans le dictionnaire de kreol morisien. À ce niveau l’appui de Gérard Ahnee lui a été des plus précieux. Robert Furlong a pour sa part été son « Petit Robert », tandis que le soutien de son épouse, Carol Lamport, lui a permis de traverser ce nouveau cap.
John Rambo, si ou pa ti koner, est un personnage créé par David Morrel dans le roman First Blood en 1972. Dix ans plus tard le personnage était joué par Sylvester Stallone au cinéma. Il y a fek, soit en 2019, le cinquième opus de la saga mythique sortait en salles. John Berik a été construit à la manière d’un film… Ki kone aster ? Surtout que Cabri, c’est fini n’est que le tome 1 de ses aventures.
Comment traduirait-on le I will be back à la manière de Terminator en kreol ?
Pascal Lagesse, Papayer au ciel rose, 80 x 60 cm, acrylique sur toile.
Ancêtres
Melvyn Pharaon Myel
Vous étiez là, partout, tout le temps. Dans chacun des plus petits éléments me composant.
mon sang, ma salive, ma sueur,
mes envies, mes peurs, ma fureur.
Comment osez-vous vous étonner de ce que je suis ?
Tous autant que vous êtes, vous ne m’avez en rien, facilité la tâche ! Si je vous comprends ? J’ai de l’empathie pour vous, car vous n’étiez pas plus fort que moi.
Vous avez fait ce que, j’ignore comment, j’aurais fait à votre place.
À la mienne, vous m’auriez compris tout comme je me comprends. No con la mente Vous n’êtes plus que récits, transformés par ceux qui vous transmettent. Presque.
Vous êtes aussi les instincts, que mon corps n’a pas appris via sa propre expérience. Ces instincts ne peuvent pas mentir.
An gadé yo an zyé, é yo di mwen onlo, san yo jen palé ban mwen
Tout au fond de l’eau, je les ai rencontrés.
« Avec mes Dessures, je peux interroger de façon plastique les délimitations. Notre façon de lire une image selon les codes qui structurent notre rapport à l’image. L’un des plus puissants étant le langage. Je travaille avec du recouvrement, des strats, des traces, des fenêtres ouvertes sur le passé, des formes-ancêtres, de l’improvisation, du mouvement, de la transe. Une Dessure est une entité/individu unique composée de l’énergie de toutes les étapes successives de sa création, avec lesquelles elle est en lien, néanmoins elle est plus que la simple somme de ses ancêtres. »
Melvyn Pharaon Myel, Ancêtres, 2020
Mon kèr in margoz !
Ismaël « Ti bouna Lakour » Fontaine
Mon kèr in margoz... li margonye lo mo roz transhan pétal, karès pikan dan kan maron in mizine proz an fimé voulvoul dan sové i fragrans in rézin an fra pou dans dan kalbanon la pay an lwil bwa sérkèy dési in ban, Hêva i domand a mwin: «a koz an bankoul ton vèr i ranpli san la pli ? La Tol ton koko i konye ek plér lalkol an farine do lo !
A koz ton mok i frédi sanm blizar Marie pou amar ton boush an boudwar boug nwar i souk ryink fénwar...»
Oté kafrine koudsèk mon kaplin, mon gafourn,
Paranba la mèm bébèt lamour an gro zozo i manz tout mon voul Mwin lé oki léspwar, okilé solèy, kilé la lune dan mirwar lo syèl, Dériér nako ton zié aguét zistwar in karnèr i aranz son fiél, an zabo plin, an zako vyin a twé: débagoulèr i maye do fé lo mo sanm kapkap légzistans an maryaz i défé lo sikré la sév an tro plin dan somin an siro achèv la pans in kadav rans i wa nuaz an trans dan kabar farfar
Bondyé Sita fane in piès dan lo zamzam si tram la vi pou béni mon kèr an sensitive i tranmtranm sanm in lanvi
La pa atann 20 désanm pou war’k mamzèl la liberté té an vi... Mon kèr in margoz, mi koz, mi oz, konkonm amér dan 7 lam la mer i doz mém mon lam an pryèr zétwal panga mi bril, panga mi bri.
Lo doulégrèr zévi fonnkèr mèm... va fagot pou mwin in sirandane koulèr do fé, lodèr paradi.
Lou Pion, Petit monstre à adopter n°1, feutres sur papier, 19x25 cm et 15x22 cm, 2022
Étienne Chavannes
Centre d’Art de Port-au-Prince
« Je ne peins pas les choses comme je les vois avec mes yeux, mais comme je les vois avec mon esprit. »
Étienne Chavannes
Étienne Chavannes est né le 15 juillet 1939 au CapHaïtien, deuxième ville de la République d’Haïti. Sa mère est couturière et son père spéculateur achetant et vendant de grandes quantités de denrées de café et de cacao pour l’exportation. Ainé d’une famille de huit enfants, il fait ses études primaires au collège Marius Levy puis au Collège Oswald Durand pour ses études secondaires. Il acquiert ainsi une éducation solide dans ces écoles de la ville du Cap-Haïtien.
Après un court séjour à Port-au-Prince, il revient au Cap-Haïtien en 1964 pour aider son père dans ses entreprises et devient lui-même spéculateur, importateur et exportateur. Trois ans plus tard, il abandonne le commerce et part travailler pour le SNEM (Service national d’éradication de la malaria) à Petit-Goâve, située dans le département de l’Ouest, à 68 km au sud de Port-au-Prince. Il ne revient au Cap-Haïtien qu’en 1970. C’est là, attiré par la beauté de la ville, il se laisse guider par une aspiration de jeunesse : la peinture.
Face au succès de Philomé Obin, grand peintre du Cap-Haïtien et directeur de la branche capoise du Centre d’Art, beaucoup de jeunes capois s’essayent à la peinture. Ils tentent alors d’imiter celui qui est considéré comme le maître de la peinture du Cap, l’instructeur, le chef de file de l’art dans la ville. Tous les jeunes de l’époque s’inspirent de sa méthode et de ses techniques, imitant les particularités propres à ce grand peintre.
Au début de l’année 1971, Néhémy Jean, critique d’art, galeriste et peintre reconnu, devient le principal conseiller de Chavannes qui travaille assidument. Il le guide sur le choix des couleurs, le jeu d’ombres et de lumière, la composition, si bien qu’ Étienne Chavannes affine un style qui lui devient propre et immédiatement reconnaissable.
La représentation de la foule est la principale caractéristique de la peinture d’Étienne Chavannes ; une peinture descriptive, dans la droite lignée des artistes de l’ École du Cap. La foule envahit les scènes de vie à la capoise : fêtes paroissiales, mariages, funérailles, manifestations, carnavals, événements sportifs, etc. Étienne Chavannes nous donne à voir sa ville telle qu’il la vit au quotidien, active et en mouvement incessant. Il puise ses sujets de son expérience vécu à Petit-Goâve. Il peint également des scènes d’histoire passant de la fondation d’Haïti par la période duvaliériste et les manifestations sous Aristide.
En 1973, il rejoint le Centre d’Art de Port-au-Prince. Selon Étienne Chavannes, l’exposition historique d’art haïtien au Brooklyn Museum de New York en 1978 marque le début de son succès. Chavannes fait partie de la 3e génération de la peinture haïtienne.
En 1994, Jonathan Demme organise une exposition au Ramapo College (New Jersey) où Etienne Chavannes est l’un des trois artistes avec Edger Jean-Baptiste et Ernst Prophète, à être présenté. Les œuvres d’Etienne Chavannes sont exposées dans plusieurs pays tels la France, l’Allemagne, Bruxelles. Son travail fait partie de la collection permanente du Wadsworth Atheneum de Hartford, Connecticut, au Waterloo Museum of Art de l’Iowa et au New Orleans Museum of Art.
En 2005, Étienne Chavannes fait partie des artistes haïtiens et congolais participant à l’exposition « Peinture et imaginaire collectif du Congo-Kinshasa et d’Haïti » organisée par la Chaire de recherche du Canada en histoire comparée de la mémoire, dans le cadre du projet entre Haïti-Congo visant à confronter les imaginaires et les expériences des sociétés congolaise et haïtienne, à partir de la création plastique. La démarche de ce projet consistait à montrer aux uns ce que font les autres (exposer des œuvres, observer et écouter les réactions, et aussi, de provoquer des débats, mettre en contact des créateurs des deux pays, les porter à dialoguer, à échanger, à travailler ensemble).
En 2013, Étienne Chavannes dit se retirer de la scène artistique haïtienne.
Étienne Chavannes père de huit enfants dont six filles et deux garçons est mort à Port-au-Prince, le samedi 18 août 2018 à l’âge de 79 ans.
Entretien avec Étienne Chavannes, archives du Centre d’Art, 2016
Étienne Chavannes, Parade militaire, 50,8 x 60,96 cm, Huile sur aggloméré, 1991
(Sans Titre)
Nnuccia
Tu as bâti les mêmes couleurs avec le sable qui s’écoulait de ma bouche et les plages d’autres îles
Tu as dessiné sur la page pour tenir ma langue
Tu étais là, demain, pour découper toute la place avec tes sourires
Je me suis pris les pieds dans le boucan de tes manœuvres
Debout maintenant je nous je ressaisis les mains qu’il faut pour tenir
Agnès Djafri, Le fil d’Ariane, Techniques mixtes (impression et acrylique sur toile). 79 x 59 cm , 2019
Brisures de framboises
Anastasia Kruglyak
I.
tu es si beau
je me réveille dans ta chambre blanche immaculée baignée de soleil et la première chose que je vois c’est le carré bleu du velux au-dessus de ma tête où de temps en temps défilent vaillamment des nuages paresseux semble-t-il qu’il n’y ait pas de terre au-dessous de nous et que tout cet espace plane dans un infini serein de bleu
et t’y es si beau
ton bras échappe de la couverture naïf immobile démuni de volonté comme une marionnette il est couronné par la rondeur parfaite de l’épaule déjà légèrement bronzée qui suit la fine ligne du cou vers cette nuque tondue et si vulnérable
tu es si beau
ta peau brille d’un or olivâtre du soleil de mai j’ai affreusement envie d’y blottir mes lèvres tout mon être y blottir boire son merveilleux parfum matinal me fondre dans sa volupté te réveiller avec mon désir te rendre aussi fou que je le suis maintenant quand j’admire tes traits aussi douloureusement parfaits
mais tu dors cela ne t’intéresse pas cela ne t’intéresse jamais alors je reste immobile allongée là
je regarde les nuages dans le carré bleu
soit damné mon désir d’appartenir à quelqu’un qui n’en a pas besoin
la douleur de l’impossible, la douce douleur de l’inaccessible saisit plus qu’une étreinte aussi tendre ou perçante soit-elle
puis un autre à Amsterdam dilue le surplus de ses sentiments dans un verre de vin me le tend ses yeux déversant l’excitation –ENFIN quelque chose de vivant –et mes tripes s’embrasent du triomphe furtif une seconde de bonheur absolu
comme le dernier regard émerveillé caressant la falaise lors d’une chute. et puis –le craquement immonde du corps de l’âme de toute ma foi fantomatique
« tes problèmes, ça ne les résoudra pas » mais enfin de quoi il s’agit, dis ? qui je suis désormais ? qui suis-je dans cette robe de soie dans tes yeux immenses dévorée du regard pour ma douce voix ? qui suis-je ? au matin méprisée froissée dans un tas de draps comme une poupée oubliée rabaissée
« dépêche-toi, je pars dans un quart d’heure » la routine voilà ton confort
toi la grande lumière puissante et pure qui as pénétré mon corps qui éclaires désormais l’intérieur de mon être toi les ailes de papillon sur mes lèvres ivres toi le grand cœur qui bat entre mes hanches toi le rire scintillant toi l’air d’un grand savant l’enfant éternel toi et ta peau de noix de muscade de noix de muscade oui je vous appartiens à jamais
or personne ne m’avais regardé comme tu me regardes et personne ne m’avait touché comme tu me touches quelle merveille ton intérieur ta poitrine gardienne d’autant d’amour inconditionnel le grand lac Baikal d’amour inconditionnel où ma soif étanchée se transforme en ivresse je m’y suis tant baignée maintenant bénie
mon cœur part vers toi magnifique garçon part pour le paysage ensoleillé de ta poitrine royaume de grandes histoires et de jolies fleurs ta mine souriante insouciante j’ai des rêves colorés avec toi mon garçon aux beaux yeux d’automne et j’aurais enfoui mes doigts dans la nuit de tes cheveux infiniment répété ton prénom jusqu’à m’en oublier
ce qui était jusque-là interdit se meut
érupte
bondit
le petit soldat de plomb la danseuse nous fondîmes l’un dans l’autre et ce n’est plus trop possible de dire qui commence où
juste une étendue de peau heureuse parfumée aux endorphines et au tea-tree
on se voit très bientôt mon ange on portera tous les deux des lunettes ton index glissera à travers mon visage de nouveau et on naviguera de nouveau dans cet océan infini
Claudia Brutus,Toutes les portes s’ouvrent par la puissance de tes rêves (Davertige), Technique mixte sur papier, 21 x 29,7 cm, 2019
Journal des grands bois (Extrait I…)
Fabien Leriche
I.
même intérieur avec tout le temps même monodie ma seule voix en impression décalée je ne la voyais pas sortir le soir se décapiter du corps pour parler plus haut que l’enfant descendu des marches vers la crevasse pareille à l’ombre recrue de l’iris en plein désert je m’enfonce dans le cercle et ce n’est pas un rêve la précarité du fleuve et les sols qui disparaissent tiennent la main qui tient l’encre qui retient le vent de déposséder la personne de sa personne ici trous de mémoire morceaux de limaces sur une pelouse de jacinthes la vérité qui est-ce qui me la dira la vérité la vérité de l’homme de sale espèce seule à copuler avec ses enfants après les avoir traînés sur le sol connais-tu la belle le charmant endroit pour parvenir jusqu’à moi approche-toi tu n’as rien à craindre car il n’y a rien dans mon regard qui ne soit qu’un regard presque un éclair les arbres se dressent paternels me lient à la perpétuité de la terre où je m’appuie car tous les calmants y sont ensevelis où que mes yeux attendent de capter de la couleur je ne perçois que des remous de haute température et l’humidité s’associe à la lumière pour endormir toute brutalité collectionneur de panoramas et de récits épiques de l’enfer la vérité qui ne fut qu’un mot d’enfance devient l’entière éducation de l’immortalité dès l’entrée dans les grands bois perdu comme ayant trop dormi ou sans souvenir des premiers pas je dépose les morceaux blanchis de calcaire pour mieux observer le socle naturel du chemin qui se fraye entre mon mystère et ma vulgarité je cherche encore le chant brillant des ancêtres qui drainaient toute chose en dansant vers le repaire du grand esprit
Zékobèl
Tamla Henry-Léo
Remerciements
Nous tenons à remercier vivement nos contributeur•ices, poétesses, poètes, artistes, chercheurs, chercheuses et auteur•ices qui ont répondu à notre cri. Pour cette nouvelle offrande, nous avons mis en confrontation quelques morceaux d’imaginaires, épars et éclectiques, exhumés car souvent enfouis, et qui donnent à ressentir leur sensibilité propre.
Nos chaleureux remerciements vont également à l’endroit de toutes celles et tous ceux qui nous ont soutenus en précommandant ce nouveau numéro.
Pour leur précieux support : Cécilia Kiavué, Laura Talmasson & Lila Fleytoux
DO♦KRE♦I♦S, la revue haïtienne des cultures créoles, est une revue annuelle où chaque numéro s’organise autour d’un thème. Depuis son édification en 2017 à Port-au-Prince, elle rassemble chaque année des créations littéraires et artistiques ainsi que des réflexions critiques sur des instruments de cohésion sociale que sont l’art, la littérature et la langue.