JA3101 – Juin 2021 – TOP500

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JUSTINE SPIEGEL, ENVOYÉE SPÉCIALE À NOUAKCHOTT

À

Nouakchott, ce 27 avril, la nuit a enveloppé les dunes depuis plusieurs heures, mais la lumière continue de jaillir des téléphones portables. Les yeux sont rivés sur les écrans. Mohamed Ould Abdelaziz a beau être honni aujourd’hui par une grande partie de la classe politique, de l’intelligentsia, du monde des affaires et de la population, sa troisième conférence de presse depuis décembre 2019 – qu’il dit avoir peiné à organiser – n’en focalise pas moins toute l’attention. Combatif et incisif, l’ancien président continue de se défendre durant plusieurs heures et sans relâche contre les accusations qui le visent. Point par point, il argumente, étaie, nie. À quelques kilomètres de là se trouve l’homme qui est la principale cible de cette sortie médiatique. Le chef de l’État, Mohamed Ould Ghazouani, suit assurément l’événement de près, mais il se gardera du moindre commentaire – il ne s’est d’ailleurs jamais exprimé publiquement sur ce qui est devenu pour lui l’épineuse « affaire Aziz ». Ce dossier a pris une telle ampleur qu’il monopolise la première partie du mandat du président, porté au pouvoir en juin 2019 et investi en août de la même année, déjà très contrainte par la crise sanitaire (l’exploitation du gaz du gisement de Grand Tortue Ahmeyim, à la frontière mauritano-sénégalaise, a été reportée par le britannique BP à 2023). Dès son arrivée au Palais, Mohamed Ould Ghazouani, qui travaille désormais avec vingt conseillers et chargés de mission qu’il a lui-même nommés,

s’est pourtant appliqué, selon son entourage, à mettre en œuvre son programme électoral, qui avait séduit jusqu’aux chancelleries occidentales. Au milieu du tumulte médiatique, et bien que taxé d’immobilisme par ses détracteurs, il a ouvert la couverture maladie à 1 million de personnes ou encore doublé et mensualisé la pension de retraite des fonctionnaires, auparavant versée chaque trimestre. Il a également doté la Délégation générale à la solidarité Taazour d’un budget de 200 milliards d’anciens ouguiyas (environ 450 millions d’euros) sur cinq ans, au lieu de 40 milliards auparavant. Cette agence (ex-Tadamoun) distribue notamment un revenu minimum à 300000 personnes. « Il s’emploie également à corriger les erreurs de son prédécesseur avant de lancer de nouveaux projets, défend un proche. Les usines de dattes à Atar, de lait à Néma, ou encore l’aéroport international de Nouakchott, présentés comme de grandes réalisations, sont en réalité de véritables gouffres financiers. Mais ses efforts sont passés sous silence. »

« Il en paie le prix » Dès l’ouverture de l’enquête contre son prédécesseur, en août 2020, jusqu’à l’inculpation de celui-ci en mars 2021 pour, entre autres, corruption, blanchiment d’argent, enrichissement illicite, dilapidation de biens publics, octroi d’avantages indus et obstruction au déroulement de la justice, Mohamed Ould Ghazouani s’est toujours refusé à intervenir dans la procédure. Une interdiction qu’il a érigée en principe, bien que tiraillé entre deux camps distincts dans son entourage, dont l’un le presse d’agir, vite et fort, contre son ancien ami. Le président a d’ailleurs confié à ses proches qu’il n’avait pas souhaité lire en intégralité le rapport de la commission d’enquête parlementaire, que les députés chargés de l’audit des deux mandats d’Ould Abdelaziz (20092019) ont remis en juillet 2020. Il leur répète également qu’il entend laisser les magistrats faire leur travail. « Il en paie le prix, car, en ne voulant pas se précipiter, il se trouve accusé de ne pas être assez rapide », souffle

un collaborateur. Mais s’il était intervenu directement dans ce dossier, on lui aurait reproché d’interférer dans les affaires judiciaires. Autre enjeu de la stratégie présidentielle : parvenir à marginaliser son adversaire, afin de ne pas en faire l’opposant numéro un, au moment où lui-même a tendu la main dès son élection à l’opposition institutionnelle, devenue pour le moment silencieuse. Le président doit-il craindre qu’Aziz puisse incarner une alternative aux yeux des Mauritaniens? « Les histoires d’argent, ça marque. Il ne va pas revenir, mais il est obligé de le faire croire pour continuer d’exister », croit savoir un des anciens fidèles de l’ex-président. Néanmoins, la tâche de Mohamed Ould Ghazouani est pour l’heure d’autant plus complexe que son ancien allié occupe de plus en plus d’espace. À l’offensive, Mohamed Ould Abdelaziz a déployé sa stratégie en trois temps : d’abord, politiser

Le président est tiraillé entre deux camps distincts dans son entourage, dont l’un le presse d’agir, vite et fort, contre son ancien ami. son dossier en annonçant, le 7 avril dernier, avoir rejoint le parti d’opposition Ribat Al Watani, de Saad Ould Louleid. Anticipant une possible incarcération – il est sous contrôle judiciaire, et son assignation à résidence renforcée début mai l’empêche de quitter son domicile sauf pour se rendre à la mosquée ou recevoir des soins –, il se présente déjà comme un futur détenu politique. Il justifie tous ses ennuis judiciaires par son engagement militant. Puis il a cherché à donner un caractère tribal à l’affaire. Le 27 avril, il a déclaré être la cible d’un « groupe issu d’une région liée au pouvoir ». Autrement dit, il espère tirer profit d’une bataille régionale entre l’Est, dont est issu le président, et le JEUNE AFRIQUE – N° 3101 – JUIN 2021

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