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L’édito
Marwane Ben Yahmed
@marwaneBY
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Senghor,Hassan II, Ben Ali, Compaoré, Wade,Gbagbo, o, Ouattara…tar
BBYetles chefsd’État africains
Béchir BenYahmednous a quittés ce 3mai,à l’âgede 93 ans,aux premières lueurs de l’aube. Et au terme d’une vie épique,consacrée àl’Afrique et au journalisme,aucoursdelaquelle il aura embrassé de si nombreuses vocations :patron de presse engagé et inclassable,éditorialiste au talent horspairetàlaculture immense, analyste toujourssur le qui-vive, panafricaniste résolu, détecteur et formateur de talents, acteur et témoin de l’Histoire, esprit libremû par une curiositéintellectuelle sans limites,travailleur acharné,indépendant par-dessus tout.
«Ilyaquelquechose de plus fort quelamort:c’est la présence des absentsdanslamémoiredes vivants et la transmission, àceux qui ne sont pas encore, du nom, de la gloire, de la puissance et de l’allégresse de ceux quinesont plus,mais qui vivent à jamais dans l’esprit et dans le cœur de ceuxqui se souviennent », écrivait Jean d’Ormesson, cetteautregrande figuredelaplume et du journalisme. Àl’heureoùunimmensechagrin nousétreint, le torrent d’hommages qui ont étérendus à«BBY », émanant depersonnalitéscommed’anonymes, de ceuxqui l’ont côtoyécomme des lecteursde JeuneAfrique, ne peuvent que nousréchauffer le cœur.Lesoleil s’estcouché sur une vie extraordinaire,mais il continue de brillerdans le jardin de nossouvenirs. L’enfant de Djerba laisse une empreinteprofonde qui aura marqué plusieursgénérations d’Africains ou de passionnés de l’Afrique. Il nous incombe,par amour autantque par devoir,denous montrer dignesdecet héritage.
Homme de presse àlalisièredela politique,ancien ministre, patron d’un journal panafricain qui aporté sur lesfontsbaptismaux la fabuleuse dynamique desindépendances… Tout concourait au fait que Béchir BenYahmedait étéamené àrencontrer,voireà fréquenter de nombreux chefs d’État. Parmi ceux qu’il connaissait le mieux,les Tunisiens Habib Bourguiba et Zine el-Abidine BenAli, le Sénégalais Léopold Sédar Senghor,leFrançais François Mitterrand et l’Ivoirien Alassane Ouattara, dont il était très proche. Dans une moindremesure, il atissé desliens cordiaux,parfois amicaux, avec le Mauritanien Moktar Ould Daddah, lesMaliens Alpha Oumar KonaréetAmadou Toumani Touré, le BurkinabèBlaiseCompaoréou le Sénégalais Abdou Diouf.Ilena rencontré, pendant ses soixanteans de carrière, beaucoup d’autres,cequi lui permit de se forger une opinion plus précise, plus «humaine ». Très observateur,BBY pouvait tirer d’une attitude,d’uncomportement –pour d’autres anecdotique –oud’une manièredes’exprimer de riches enseignementsqui nourrissaient, associésà un examen plus journalistique de la gouvernance,saperception et sonanalysedenos dirigeants. Êtreson fils et soncollaborateur
Lesayant côtoyés, il apuseforger une opinion plus «humaine »des uns et desautres.
pendant plus de vingt ans fut naturellement un privilège et m’offrit l’occasion de recueillir ses souvenirs, sontémoignageetson opinion sur les principaux acteurspolitiquesetprésidentsqui ont marqué notreépoque. Un travail facilitépar le fait que, depuis une dizaine d’années,ils’était attelé àlarédaction de ses Mémoires. Revue de détail, sans doutesubjective, desdirigeantsles plus «intéressants»qu’il aeuà connaître, et de la manièredont il lespercevait.
LéopoldSédarSenghor
L’ancien présidentsénégalaisfait partie du cercle très fermé de ceux que BBYabien connus.Ilincarnait àses yeux le modèle du chef d’État africain, celuiqui respecte les institutions, ne s’enrichit pas, ne versepas exagérément dans l’arbitraireetlefait du Prince.Unhomme d’une très «grande intégritémorale et intellectuelle », et humble de surcroît. Àl’écoutedeses interlocuteurs, capable de changer d’avis s’il était convaincu,Senghorasu mettreenplaceune démocratie moderne quand tant d’autresde ses pairssuccombaientaux sirènes de l’autocratie. Preuve de leur proximité, et de la confiance qui régnait entreeux,BBY fut le premier que Senghor informa de sondésir de démissionnerpourcéder la place à sonPremier ministre, Abdou Diouf, en août 1980.. Avant même Giscard! Ils se revirentune dernièrefois, en octobre1983, àl’occasion d’un dîner organisé chez lui parmon père pour le 82e anniversaireduSénégalais.La mémoire de ce derniercommençait àflancher,ildonnait dessignes de grande fatigue.Ilseretira ensuite dansladignité, auprès de sonépouse, Colette.Etplus personne ne le revit jusqu’à sa mort.
HassanII
BBYentretenait desrapports ambivalentsaveclemonarque chérifien, décédé en 1999.Et, partant, des relations tumultueuses.Ilreconnaissait au père de MohammedVI une «immenseintelligence mise au service de la monarchie,qu’il arenforcée».Mais il le trouvait également trop orgueilleux,souvent méprisant, et ce,dès leur première rencontre, en 1964, àRome.Il décrivait un roimoderne aux méthodesmédiévalesetbrutales qui fit, en matièred’éducation,des choix diamétralement opposésà ceux d’un Bourguiba, ne se préoccupantguère de ce domainepourtant primordial. Comble de l’ironie,mon père et HassanIIseressemblaient physiquement, et il arrivait que desFrançais confondentBBY avec le roiduMaroc, pensant que ce dernier était de passage àParis… De MohammedVI, en revanche,ilavait une perception globalement positive, estimant qu’il faisait progresser sonpayssur bien desplans, notamment sur celui du développement ou encoresur celui deslibertés.
Bourguiba,BenAlietKaïsSaïed
Comment évoquer Béchir Ben Yahmedsansparler de Habib Bourguiba, père de l’indépendance tunisienne,chef de l’État trois décenniesdurant, dont il fut, àseulement 28 ans, un éphémère ministredel’Information? «Bourguiba, àl’instar de Napoléon, ne croyait qu’aupouvoir personnel », estimait BBY. Sans pour autant éprouverlanécessité d’instaurer un régime démesurément autoritaireou policier,car sa supérioritéintellec-
tuelle l’imposait àtous de manière naturelle.Quant àson ego hypertrophié ou àson apparenteparanoïa, mon père lesexpliquait par l’affaire Salah BenYoussef, sonennemi intime,qui mit tout en œuvre, au mitan desannées 1950,pour lui ravir le pouvoir.Bourguiba était passé tout près du précipice et ne l’ajamais oublié.L’usuredutemps,lesyndrome d’hubris et la multiplication des courtisans ne feront qu’accentuer sa propension às’éloigner desréalités et àseconsidérer au-dessus de toute contingence,aupoint de s’imaginer –et de se faire«élire»–président à vie.Pis :frappéd’une dépression à la fin desannées 1960,qui relevait d’un dysfonctionnement du cerveau, après une crisecardiaque en mars1967,le«Combattant suprême » ne sera plus jamais le même homme. Comme le disait sonépouse, Wassila, il était devenu «uncandélabredont la plupartdes bougiessont consumées ou éteintes ». Pour mon père, «Bourguiba estmorten1969. Il était très diminué,ses Premiersministres Hédi Nouira puis Mohammed Mzali prirent l’ascendant et Wassila s’imposacomme un élément clé du système ». Jusqu’àsachute, et le fameux «coup d’État médical »de BenAli.
Pour BBY, BenAli aété «trèsbon pendant lesdix ou douzepremières années ». Il le rencontra pour la premièrefois le 8novembre1992, au palais de Carthage. BenAli lui parut très àl’aisedans soncostume de président, mais aussi simple et amical. Il levaimmédiatement l’interdiction qui pesait alorssur Jeune Afrique et lui demanda de venir le voir àchaque fois qu’il serait àTunis. Pendant treizeans, de 1992 à2005, ils se rencontrèrent quatreoucinq fois par an, en tête àtête. Monpère lui servait souvent de confident, BenAli n’hésitant guèreàlui parler de sa vieprivéeoudeses préoccupations du moment. Leur dernier entretien eut lieu le 27 février 2005. Unesemaine plus tôt, sa seconde femme, Leïla, qui causaenpartie sa perte, lui avait enfin donné un garçon. BenAli en fut métamorphosé.EtBBY comprit ce jour-là que «son épouseetleclan Trabelsi venaient de mettredéfinitivement la main sur le président et donc sur la Tunisie tout entière… ». Après sa chute, et l’intérim de Fouad Mebazaa, lui succéderont Moncef Marzouki, qu’il n’appréciait guère, le trouvant un peutrop« dérangé»,Béji Caïd Essebsi, qui fut un ami proche,puis Kaïs Saïed. BBYaccueillit l’élection de ce dernier favorablement, contrairement àlaplupartdeses amis. Sans
Ilcomprittrèsvite queLeïlaTrabelsi etsonclanavaient mislamainsurle présidentBenAli.

JA POUR PA CCIANI AG OS TINO
Avec Alpha Oumar Konaré, dans les locaux de JA, le 6novembre 2002.
douteparce qu’il espérait que ce dernier pourrait apporterle«sang neuf »dont la Tunisie avait désespérément besoin. Il fit finalement sa connaissance le 22 juin 2020,lors du dîner officiel donné en l’honneur du président tunisien àl’Élysée par Emmanuel Macron. Placé àladroite de Kaïs Saïed, abonné «clandestin » àJAàlafindes années 1980,quand le journal était frappéd’interdiction, BBYapus’entretenir longuement avec lui, Saïedrépondant sans détour àtoutesses questions. Monpèrenous aensuitedécrit un homme d’une grande politesse,ouvertd’esprit et très différent de ses prédécesseurs. Un sexagénaireposé,qui parle sans élever la voix ni gesticuler,poussant soncompatriote journaliste et fin analyste politique àlecomparer à François Mitterrand et àsa«force tranquille ». Conclusion :Kaïs Saïed estconfrontéà un immensedéfi, mais il lui asemblé apte àlerelever. Connaissant sonexigence,c’est déjà beaucoup…
BlaiseCompaoré
Séduit par la personnalitéidéaliste de Thomas Sankara et par sonsens de l’« esthétiquepolitique », BBYfit progressivement la connaissance de sonsuccesseur,BlaiseCompaoré. N’ignorant rien descirconstancesqui aboutirent àlamortducapitaine-président et àlaprisedupouvoir de «Blaise»,Béchir BenYahmedne savait guèreà quoi s’attendre, même si Siradiou Diallo,journaliste vedette de JA,lui avait expliqué qu’il était «leplus sérieux desdeux protagonistes».BBY décrivait un «homme d’ordreetdeméthode », un «très beau cerveau », doté de nerfsd’acier. Toujoursaffable,rarement disertet peuenclin aux confidences, mais qui «voyait loin »etn’abandonnait jamais. Ceux qui le connaissent bien, dont l’auteur de ceslignes, peuvent confirmer ce portrait très juste.
AbdoulayeWade
«Gorgui »(«levieux », en wolof) estunpersonnageéminemment complexe. Opposant au long cours, authentique démocrate, il s’est pourtant comporté quasiment en monarque quand il s’estinstallé au palais présidentieldeDakar.Ses relations avec BBYfurent inégales. Wade n’appréciait guèremon père, trop indépendant pour lui, mais le respectait. Ce dernierrompit avec lui en 2000,quand l’ancien avocat menaça de faireappel àl’arméepour contesterl’éventuelle victoirede Diouf.Dans leslocaux parisiens de JA,illui avait dit :«Jevous préviens, je le feraisiDiouf me confisque la victoire, que cela vous plaiseounon. Mais, sachez-le,jevais gagner!»Ce qu’il fit, un peuàlasurprisegénérale, il estvrai. Monpèrenesupportait guèreses appelstéléphoniqueset l’inévitable logorrhéeprésidentielle qui lesaccompagnait.
AlphaOumarKonaréetATT
S’il estune erreur de jugement que regretta vivement mon père, c’estbien àpropos du Mali, de son prétendu enracinement démocratique et d’Amadou Toumani Touré. Il se reprochait de ne pas avoir décelé la «faiblesse»decedernier et même une forme de duplicité. Il avait fait sa connaissance après le coup d’État quiavait renversé Moussa Traoré, le 21 mars1991. ATT, alorsprésident intérimaire, avait débarqué au journal àl’improviste et confié àBBY : «Jeconsidèreque JeuneAfrique nous abeaucoup aidésetnous amis sur la voie de la démocratie.»Lamodestie du militaireetnouveau patron du pays avait séduit le journaliste.Ils étaient même devenus amis. Quand, en 2002, Alpha Oumar Konarélui céda le fauteuil présidentiel, BBY
fut convié àl’investitured’ATT.Il accepta, dérogeant àses principes (il n’assistait jamais àcetypede cérémonies), car c’était là l’occasion, selon lui, de renforcer l’alternance et la démocratie.L’apprenant, Konaré le convia àdîner àl’occasion de sondernier repas àKoulouba, le palais présidentiel. Monpèrefut impressionné par la statured’AOK,
BBYnesupportait guèreles coups de fil de «Gorgui» et sesinévitables logorrhées.
sa simplicitéetson sens politique. Lesdeux hommesnoueront desliens d’amitié.BBY appréciait particulièrement échanger avec lui, parfois de longuesheures durant. Konaré représentait àses yeux «lasagesse et l’amour de l’Afrique incarnésenun homme d’expérience ». De soncôté, toujourspendant l’investiturede 2002, ATTavait organiséundéjeuner avec leschefs d’État présents. Il invita BBY, mais l’un desprésidents (Laurent Gbagbod’après ses informations) menaça de ne pas venir si tel devait êtrelecas, estimant que Ben Yahmedn’avait pas sa place àleur table.ATT s’inclina, mais n’osamême pas le direà mon père,inventant un obscur prétextepour annuler son invitation. Mauvais point…
LaurentGbagbo etAlassaneOuattara
Ce qui intéressait BBYchez Laurent Gbagbo, c’était l’intellectuel, son statut d’universitaire et de professeur d’histoire. De même que soncombat pour la démocratie,mené face à Houphouët, au péril de sa liberté. Ou sa probité, àl’époque,dumoins. «Ilnes’est jamais laissé acheter », disait-il. Lesoccasions n’ont pourtant pas manqué,le«Vieux »ayant essayé,àaumoins deux reprises, de lui remettredefortessommes d’argent liquide.Chaque fois, Gbagboa refusé. Dernière qualité évoquée, mais celle-là tout le monde la luireconnaît :laruse. Pour le reste, c’estpeu dire que le président qu’il estdevenu ne trouvait guère grâce àses yeux.«Durant sesdix ans de présidence,laCôted’Ivoire abeaucoup reculé. Elle n’étaitni gouvernée ni administrée.Gbagbo n’apas œuvréaudéveloppement de sonpayscar celanel’intéressait pas », estimait-il. Et de préciser que le leader du FPI «n’est jamais devenu un leader national,sepréoccupant de sa seule ethnie, de sonpouvoir et de la revanche historique que lui et lessiensentendaientprendresur Houphouët et l’establishment ».
Avec Alassane Ouattara, évidemment, la relation comme la perception sont àl’opposé.Leur amitié, que BBYn’a jamaiscachée, bien au contraire, a«toujoursété sans nuage».Etremonteà soixanteans, quand ils se rencontrèrent avec AbdoulayeFadiga, premiergouverneurdelaBCEAOetpatron àl’époque de Ouattara. ADOétait certainement le meilleur ami de mon père et celui qui résistalepluslongtempsàson «tempérament », jamais dans la mesure, qui le conduisit souvent à couperles ponts, parfois,commeil le reconnaissait lui-même,pour des raisons symboliques,voire secondaires. Il accordait tellement d’importance aux formesque le moindre non-respect de celles-ci pouvait provoquer chez luiune réaction disproportionnée.Ils se connurent jeunesetcélibataires, et leur amitié traversa lesdécennies, lescrises politiquesenCôted’Ivoire, et résistaau changement de statut d’ADO, devenu chef de l’État. Jamais ce dernier ne reprocha àson ami lesprises de
position, pas toujoursfavorables, de JeuneAfrique,ni ses rencontres avec Laurent Gbagbo, par exemple. Pas plus que BBYnenous ait àaucun moment demandéd’infléchir nos articlessur la Côte d’Ivoire. Afortiorià moi,son fils, qui, pourtant, écris régulièrementsur ce pays depuis près de vingt ans et connais unegrande partie de sonpersonnel politique.BBY a toujourseul’élégancedenouslaisser faire.«Lepouvoir l’aàpeine changé, et même s’il n’apas retenu tous les conseilsque j’ai pu lui prodiguer,je restedans l’ensemble admiratif de sonparcoursd’opposant et de chef d’État », nous a-t-il dit récemment. Avant de livrer ce quelui avait confié ADOà propos de sonparcours :« Si on ne m’avait pas humilié,poursuivi, dénié la nationalité ivoirienne,jamais je n’auraisété président ni même songéà le devenir ». Drôle de destin, comme seule la Côte d’Ivoire sait en produire…
ADOetBBY étaient liéspar une amitié «sans nuage»vieille de soixanteans.
Humour et sagesse
Pour réfléchirousourire, chaque mois,notre sélection des citations les plus marquantes,les plus intelligentes ou les plus drôles.
Quoiqu’elle fasse,lafemme doit le fairedeux fois mieux que l’homme pourqu’on en pense autant de bien. Heureusement, ce n’est pas difcile…
Charlotte Whitton
L’ennemidela vérité, ce n’est pas le mensonge, ce sont les convictions.
Friedrich Nietzsche
Tant que les lions n’auront pas leurs propreshistoriens, les histoires de chasse continueront de glorifier le chasseur.
Proverbeafricain
Onpeut aisément pardonner àl’enfant qui apeur de l’obscurité. La vraie tragédie de la vie, c’est lorsque les hommes ont peurdelalumière.
Platon
La diférence entre littératureet journalisme,c’est que le journalisme est illisible et que la littérature n’est pas lue.
OscarWilde
Enferchrétien,dufeu. Enfer païen, du feu. Enfer mahométan,dufeu. Enfer hindou, des flammes. Àencroireles religions, Dieuest né rôtisseur
Victor Hugo
