Terra Bellum N°10 (Nouvelle formule)

SOMMAIRE

L’Édito Quentin BENOIT - Cofondateur de Terra Bellum

La Science, outil de domination politique Frédéric ROSARD

La politique urbaine comme outil géopolitique Sofiane MADMAR

Dissuasion nucléaire russe : entre avenir et devenir Alexandre DELATTRE & Annabelle LOLL - AMRI

Le Sahara occidental, l'échiquier géostratégique du Maghreb Dimitri LAURENT & Matisse DORMOY - AMRI

L’agriculture française face au dilemme entre protectionnisme et exportations Grégoire ROQUETTE

L’Inde, prochaine cheffe de file des États en développement ?

Hombeline TREMBLAY - PROMETHEI

Venezuela : la géopolitique du pétrole en Amérique Latine Maxime BERGERON

2 - Revue TB N°7

4 6 12 16 22 26 30 36

La domination coréenne face aux ambitions chinoises : l’e-sport comme terrain de soft power Matteo CARVALHEIRO - PROMETHEI

Le modèle de sécurité Bukélien : La consolidation d’une dictature moderne dans la lutte contre les « Maras » Leonor CELOTTI

42 50 58 68 72 78

Le corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe (IMEC) : Une vision perdue ?

Stanislovas STAIGVILAS

Comment le Qatar utilise-t-il le sport comme outil d’influence ?

Gabriel GADENNE - FDNU

NEOM : L’illusion de la ville futuriste saoudienne Margot CHAUDERON & Flora SAINTY - FDNU

Maroc 2030 : l’année de tous les possibles ?

Charles ROGNON - FDNU

Singapour ©Unsplash

Revue TB N°7 - 3

ÉDITO

Merci à nos lecteurs Par Quen�n BENOIT - Cofondateur de Terra Bellum Chers lecteurs, À l'aube de l'année 2025, la revue Terra Bellum se penche une nouvelle fois sur des enjeux cruciaux qui façonnent notre monde. Les tensions géopoli�ques s'intensifient et les dynamiques économiques évoluent rapidement, il est donc essen�el d'explorer ces thèmes variés pour comprendre les défis et les opportunités qui se présentent.

Les mathéma�ques dans la géopoli�que sont souvent sous-es�mées, mais elles jouent un rôle fondamental dans les stratégies militaires et économiques modernes. L'opéra�on Paperclip en est un exemple embléma�que, illustrant comment les avancées mathéma�ques peuvent influencer la géopoli�que. De la cyberguerre à l'op�misa�on des ressources, les mathéma�ques sont devenues un ou�l stratégique indispensable dans la compé��on interna�onale.

L'urbanisme de Singapour représente un modèle unique de souveraineté et d'innova�on. Ce�e cité-État a su transformer ses contraintes géographiques en atouts, devenant ainsi un acteur clé sur la scène mondiale. Son approche intégrée de l'urbanisme offre des leçons précieuses pour d'autres na�ons en quête de développement.

La dissuasion nucléaire russe demeure un sujet de préoccupa�on majeur. La Russie a réaffirmé sa posture nucléaire dans un contexte de tensions croissantes avec l'OTAN. La modernisa�on de son arsenal et l'intégra�on de nouvelles technologies soulignent l'importance stratégique de ce�e doctrine dans la défense na�onale et la sécurité régionale.

En 2024, la France reconnaissait la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. Les enjeux liés à ce�e région sont complexes, mêlant intérêts économiques, droits humains et aspira�ons poli�ques.

L'avenir du Sahara occidental pourrait redéfinir les rela�ons entre le Maroc et ses voisins, ainsi que son rôle sur la scène interna�onale.

En France, l'agriculture fait face à des défis importants depuis la PAC, influencés par les poli�ques européennes et le traité du MERCOSUR. Les agriculteurs doivent naviguer entre compé��vité et durabilité dans un contexte de changements clima�ques et d'évolu�on des a�entes sociétales. La ruralité française et le monde paysan est plus que jamais vulnérable aux aléas poli�ques, économiques et géopoli�ques mondiaux.

L'Inde, quant à elle, est en pleine ascension sur la scène mondiale, visant à devenir la première puissance économique d'ici quelques années. Le 1er ministre Modi s’est donné 25 ans pour porter son pays 4 - Revue TB N°9

au rang des puissances développées, voir au-delà. Son développement rapide est soutenu par des réformes économiques audacieuses et une stratégie d'autosuffisance qui lui permet de renforcer son influence régionale et globale.

Le Venezuela, sous la présidence de Maduro, con�nue de faire face à des sanc�ons interna�onales tout en cherchant à diversifier ses partenaires économiques. L'évolu�on poli�que interne et les enjeux liés au pétrole restent cruciaux pour comprendre la dynamique actuelle du pays qui cherche a �rer son épingle du jeu dans le contexte de la guerre en Ukraine.

Le corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe représente une ini�a�ve stratégique visant à renforcer les liens commerciaux et poli�ques entre ces régions.

Ce projet s’inscrit dans le plan de développement de l’Inde pour accroître le commerce avec l’Europe qui tourne le dos à la Chine, dans le cadre de la rivalité sino-américaine. Ce projet pourrait transformer les échanges économiques mondiaux en offrant de nouvelles routes commerciales vitales.

Enfin, NEOM, projet futuriste saoudien, soulève des ques�ons sur la viabilité des villes intelligentes face aux défis environnementaux et sociaux contemporains. Le royaume saoudien revient de manière réaliste sur ses projets pharaoniques et adopte un ton plus pragma�que.

Ces ar�cles offrent une plongée fascinante dans les enjeux géopoli�ques contemporains et soulignent l'interconnexion croissante entre économie, technologie et poli�que mondiale.

Bonne lecture.

Revue TB N°10 - 5

CHRONIQUE

La Science Outil de domination géopolitique Par Frédéric ROSARD - Docteur en mathéma�ques, enseignant à Sciences Po & Polytechnique

Le physicien Alessandro Volta présente sa pile électrique à Napoléon en 1801 ©LEEMAGE

La science a toujours joué un rôle central dans la forma�on des rela�ons interna�onales et des stratégies géopoli�ques. Source de pouvoir, de pres�ge et d'influence, elle est devenue un instrument majeur dans la compé��on entre na�ons.

Napoléon Bonaparte- lettre au savant Oriani datée du 5 prairial an IV (24 mai 1796).

« Le peuple français accorde plus de prix à l’acquisition d’un savant qu’à celle de la ville la plus riche et la plus peuplée. »

À travers l’histoire, les scien�fiques ont toujours été respectés et valorisés. La période du Consulat et de l’Empire a sans doute représenté l’apogée des sciences en France : Laplace, Monge, Poisson, Cassini, Ampère, Jussieu, Laennec, et bien d’autres ont illuminés leur époque. Napoléon Bonaparte sou�nt largement la science, pas uniquement en paroles, mais surtout avec des actes, notamment financiers. Les scien�fiques étaient à l’époque, extrêmement bien rémunérés ; une rémunéra�on équivalente actuelle à certains de nos

6 - Revue TB N°10

ar�stes ou spor�fs d’aujourd’hui. Des dota�ons financières très généreuses accompagnaient les prix décernés par l’Ins�tut. Par exemple, impressionné par les avancées de Volta, Napoléon Bonaparte lui fit obtenir une subven�on quasi illimitée pour soutenir les avancées à propos de sa théorie naissante de l’électricité.

L’empereur avait compris que la science pouvait non seulement renforcer la puissance militaire de la France, mais aussi légi�mer son rôle sur la scène interna�onale. Il n’hésitait pas à a�rer des savants étrangers dans ses projets.

L’OPÉRATION PAPERCLIP : UN CAS D’ÉCOLE Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis mirent en place l'opéra�on Paperclip afin de renforcer leur capacité scien�fique et technologique. Ce�e opéra�on perme�ait de recruter près de 1500 scien�fiques (principalement allemands), qui avaient œuvrés pour le III Reich, afin de bénéficier de leurs compétences en ma�ère de fusées et de technologies avancées. Citons le plus célèbre d’entre eux, Wernher von Braun qui joua un rôle crucial dans le développement des missiles et du programme spa�al américain, terminant sa carrière comme administrateur adjoint de la NASA. L’opéra�on Paperclip illustre comment la science peut devenir un levier stratégique dans un contexte géopoli�que. Avec ces scien�fiques, les États-Unis ont renforcé leur avance technologique, durant la guerre froide. Bien que ce�e démarche ait suscité des débats éthiques sur la réintégra�on de chercheurs associés à un régime totalitaire, elle illustre clairement le rôle stratégique crucial de la science dans les rela�ons interna�onales.

LES OLYMPIADES INTERNATIONALES : UN VECTEUR DE PRESTIGE ET D’INFLUENCE Le développement et l’acquisi�on de nouvelles technologies ne se résument pas à débaucher des savants venus d’autres pays ; l’éduca�on �ent une part importante dans le développement des technologies.

Les Olympiades interna�onales de sciences, comme l’Interna�onal Mathema�cal Olympiad (IMO), ne se limitent pas à promouvoir l’excellence académique.

Elles servent également de vitrine ; les pays par�cipants peuvent démontrer leurs capacités éduca�ves et scien�fiques, renforçant ainsi leur image sur la scène mondiale. De nombreux pays inves�ssent massivement dans la prépara�on de leurs élèves, cherchant à afficher une image de puissance intellectuelle.

Parmi les lauréats figurent souvent des talents qui deviendront les scien�fiques et innovateurs de demain. À �tre d'exemple, Pavel Durov (cofondateur de Telegram) a été médaillé aux Olympiades interna�onales d’informa�que, tandis que son frère Nikolai (également cofondateur de Telegram) a brillé aux Olympiades mathéma�ques, remportant trois médailles d'or et se dis�nguant également en informa�que (1 médaille d’or et 3 médailles d’argent).

LE PRIX NOBEL : POLÉMIQUES ET DÉCLIN Le prix Nobel, instauré en 1895, a longtemps été considéré comme l’une des plus hautes dis�nc�ons dans divers domaines, notamment en sciences.

Cependant, au fil du temps, des cri�ques ont émergé

Opéra�on Paperclip, Photo des membres de l'équipe de Wernher Von Braun à Fort Bliss en 1946.

Les vainqueurs chinois (et américains) de l’IMO 2023 ©IMO

concernant l’opacité de son processus d’a�ribu�on. Ce manque de transparence a donné lieu à des controverses, comme en témoignent les nombreux "oubliés" : Edison, Tolstoï, Mendeleïev, Gandhi…

Et comment expliquer que 394 lauréats viennent des États-Unis, 136 du Royaume-Uni, et seulement 27 d’URSS/de Russie, 9 d’Inde et 8 de Chine.

Face à ce constat, de nouveaux prix ont émergé pour contester la supréma�e du Nobel ou pour récompenser des domaines négligés (voire oubliés) par celui-ci. Parmi eux figurent le prix Shaw (surnommé le "Nobel asia�que"), le prix Wolf, le Breakthrough Prize (qui récompense des avancées majeures) ou encore le prix Confucius.

géopoli�ques. La Chine déploie des ini�a�ves ambi�euses visant à dominer le secteur de l’intelligence ar�ficielle d’ici 2030, tandis que les ÉtatsUnis concentrent leurs efforts pour maintenir leur supériorité dans ce domaine technologique. Ces développements ne redéfinissent pas seulement l’économie mondiale, mais aussi les rela�ons de pouvoir entre les na�ons.

Les progrès scien�fiques ont également révolu�onné le secteur militaire. Des innova�ons telles que la robo�que, la cybersécurité et les armements de pointe redessinent les approches en ma�ère de défense. Les na�ons qui dominent ces technologies bénéficient d’un atout stratégique majeur.

En somme, la science con�nue de jouer un rôle central dans les rela�ons interna�onales et les stratégies géopoli�ques. À mesure que les enjeux mondiaux gagnent en complexité, de nouvelles rela�ons de pouvoir se dessinent, plaçant la science et la technologie au cœur des priorités.

Dans un monde de plus en plus interconnecté, les na�ons qui maîtrisent les avancées scien�fiques et technologiques ne se contentent pas de renforcer leur puissance économique, mais jouent également un rôle déterminant dans la structura�on de l’ordre mondial à venir.

Les rivalités actuelles, notamment entre les ÉtatsUnis, et la majorité des pays des BRICS, soulignent l'importance stratégique de la science dans la

LA SCIENCE : INSTRUMENT DE COMPÉTITION GÉOPOLITIQUE La guerre froide a été marquée par une compé��on scien�fique acharnée entre les États-Unis et l’Union sovié�que, symbolisée par la course à l’espace. Le lancement de Spoutnik en 1957 par l’Union sovié�que n’a pas seulement lancé l’explora�on spa�ale, mais a également provoqué une réac�on immédiate des États-Unis, qui ont intensifié leurs efforts en ma�ère d’éduca�on scien�fique et de recherche. Ce moment a montré comment la science pouvait être u�lisée pour projeter la puissance na�onale et influencer l’opinion publique.

Aujourd’hui, la rivalité entre na�ons dans des secteurs tels que l’intelligence ar�ficielle (IA) illustre l’importance stratégique de la science dans les enjeux 8 - Revue TB N°10 Une poignée de missiles pour bloquer 12 % du commerce mondial ©Arcgis

compé��on pour la domina�on économique, militaire et diploma�que.

APPLICATION AU CONFLIT RUSSOUKRAINIEN Depuis toujours, la science en Russie a su se développer grâce à une forma�on scien�fique de qualité (un rapide coup d’œil au palmarès des différentes olympiades interna�onales scien�fiques en témoigne).

Par exemple, la technologie derrière les missiles hypersoniques, n’est que l’applica�on d’un principe de physique théorique.

Ce�e technologie leur donne un avantage indéniable sur le terrain.

Ces missiles, pour l’instant non interceptables car pouvant voler à une vitesse allant jusqu’à MACH 10, par�cipent également à une modifica�on de la situa�on géopoli�que. En effet, l’u�lisa�on des missiles type « Kinjal », ou plus récemment du missile type « Iskander » a montré à quel point ce type d’armement pouvait modifier le conflit.

L’u�lisa�on de ce�e technologie peut également modifier le rapport de force, ailleurs qu’en Ukraine et donc devenir, par procura�on, une « arme géopoli�que ».

Dans plusieurs ar�cles entre octobre 2024 et novembre 2024 ; le Wall Street Journal révélait une coopéra�on militaire (sous la forme d’un transfert d’armement) entre la Russie et les rebelles Houthis.

Ces missiles hypersoniques perme�raient dans l’absolu à ces derniers de contrôler le Golfe d’Oman.

Certains pays ont préféré demander à leurs navires militaires de qui�er la zone et à leurs navires commerciaux d’emprunter la route passant par le Cap de Bonne espérance (route plus longue donc augmenta�on des couts de transports).

NOTES Fonda�on Napoléon.

Napoléon et les scien�fiques. 1 : 1779-1798 : DHOMBRES Nicole Les Houthistes et la Mer Rouge -Dr Alexandre Lauret Chercheur Afrique de l’Est à l’IRSEM - Étude 118, IRSEM, septembre 2024.

Rebecca M Kulik Project Paperclip United States government program- Britanica Opera�on Paperclip: The Secret Intelligence Program to Bring Nazi Scien�sts to America Annie Jacobsen. (Li�le, Brown & Company, 2014) 575 pp Cory Franklin-Reality, Fantasy and Wernher Von Braun at Harvard- Technology-July 17 2019 Taking Nazi Technology- Douglas M Oreagan- John Hopkins University Press 2019 Wall Street Journal Starship, lanceur spa�al super-lourd réu�lisable ©SpaceX

Revue TB N°10 - 9

GÉOGRAPHIE

La politique urbaine Comme outil géopolitique Par Sofiane MADMAR - Ingénieur en aménagement durable du territoire & chercheur en urbanisme

Singapour, cité-État insulaire au cœur du monde malaisien ©Unsplash Â

L’urbanisme est un champ d’ac�on pluridisciplinaire qui vise à aménager et ordonner les territoires afin de promouvoir le bien-être de l’homme et de l’économie.

Il s’inscrit dans le prolongement du ra�onalisme, une doctrine cherchant à objec�ver tous les aspects de la société humaine, mais découle également d’un pragma�sme face aux besoins de sécurité civile et de santé publique. Planifier une ville, c’est contrôler sa structure, son apparence, son développement, ses flux et ses infrastructures.

L’aménagement des territoires vise à op�miser l’u�lisa�on des espaces, notamment en tenant compte de leurs contraintes géographiques. Par exemple, une ville située en vallée est limitée par sa ceinture montagneuse, tandis qu’une ville de l’arrièrepays manque des avantages des zones li�orales, et inversement.

Sur le plan géopoli�que, le plan urbain agit à la fois comme un levier de hard power et de so� power. C’est ce que nous nous efforçons de démontrer dans nos ar�cles consacrés à l’urbanisme.Tirer par� de sa 10 - Revue TB N°10

géographie est un enjeu de hard power. Jadis assumé par le génie militaire, ce rôle revient aujourd’hui aux poli�ques urbaines.

Singapour illustre parfaitement comment une planifica�on réussie peut transcender sa condi�on géographique. Comme le disait Napoléon Ier, « tout État fait la poli�que de sa géographie ». Les poli�ques urbaines de Singapour montrent comment ce�e affirma�on peut être mise en œuvre pour transformer un bidonville en une mégapole incontournable sur les plans régional et interna�onal

LA GÉOGRAPHIE COMME CONDITION INITIALE Singapour est située au sud de la péninsule malaise.

Séparée de la Malaisie par le détroit de Johor, ce�e cité-État insulaire regroupe 65 îles, dont l’île principale, Pulau Ujong (585 km²), concentre plus de 80 % de la popula�on. Singapour est dépourvue de

ressources naturelles significa�ves, notamment d’hydrocarbures et d’eau potable suffisante, la rendant fortement dépendante des importa�ons, notamment en provenance de la Malaisie pour l’eau.

« Les principaux obstacles étaient le manque d’espace et le coût important d'indemnités pour l’acquisition des espaces littoraux » Lee Kuan Yew, 2011.

La principale force de Singapour réside dans son posi�onnement stratégique sur les routes commerciales mari�mes. Le détroit de Singapour, à proximité du détroit de Malacca, cons�tue une voie mari�me majeure. À l’arrivée des Britanniques au XIXe siècle, Singapour devient un port stratégique. Thomas Stamford Raffles, qui a acquis l’île pour 33 000 dollars, transforme le port de pêche en un hub régional pour la Compagnie britannique des Indes orientales. Ce développement marque le début de l’essor de Singapour, qui devient une base navale contrôlant les flux mari�mes et un centre de commerce d’entrepôt.

L’ÉVOLUTION DE LA SITUATION SOCIO-ÉCONOMIQUE Aujourd’hui, la popula�on de Singapour est diversifiée, composée principalement de Chinois, de Malais et d’Indiens. La majorité des habitants vit dans des logements sociaux de qualité accessibles financièrement. La ville, reconnue mondialement, accueille des événements interna�onaux et offre un cadre de vie excep�onnel. Avec un des meilleurs systèmes éduca�fs (2ᵉ au classement PISA) et une forte stabilité économique et poli�que, Singapour est devenue un hub financier et technologique. En 2021, la Cité État occupait la 12ᵉ place au classement mondial de l’Indice de développement humain (IDH).

Cependant, lors de son indépendance en 1965, la situa�on était bien différente. Singapour était décrite comme un bidonville portuaire gangréné par la criminalité et les maladies. Des tensions raciales sont également présentes. Un rapport de 1947 du comité britannique pour le logement qualifiait son état urbain de « l’un des pires bidonvilles du monde » et de « honte pour une communauté civilisée ». La majorité des habita�ons, insalubres et surpeuplées, favorisait la propaga�on des maladies, tandis qu’un quart de la popula�on vivait sous le seuil de pauvreté, avec un chômage a�eignant 15 %.

Rejetée de la Fédéra�on de Malaisie et privée de la base navale britannique, qui représentait 20 % du PIB

et 40 000 emplois, Singapour devait surmonter ces défis. Grâce à une stratégie économique en plusieurs phases — combinant industrialisa�on, qualifica�on de la main-d’œuvre, passage aux industries à haute valeur ajoutée et a�rac�vité pour les inves�sseurs étrangers — et une planifica�on urbaine rigoureuse, Singapour a su encourager une transforma�on socioéconomique rapide et durable.

LA GRANDE TRANSFORMATION URBAINE Dès son indépendance, Singapour s’est engagée dans une ambi�euse entreprise de planifica�on urbaine. Comme men�onné précédemment, il était crucial pour le développement du pays d’aménager l’ensemble de l’île afin de déconges�onner le centreville et de créer des logements sociaux des�nés à éradiquer les bidonvilles.

Des agences gouvernementales furent créées afin d’assurer l’améliora�on et le développement du �ssu urbain. C’est ainsi que naissent le Housing and Development Board (bureau de l’habitat et du développement) et l’Urban Renewal Authority (autorité de redéveloppement urbain) qui en découle.

Leurs in�tulés en disent sur la stratégie du gouvernement. Il s’agit de revitaliser le centre et d’étendre la ville pour pouvoir loger la popula�on.

« Si nous souhaitons être un havre de paix du premier monde, nous devons créer les conditions propres au premier monde… Alors là vous êtes dans la course. » Lee Kuan Yew, 2011.

Pour Lee Kuan Yew, le premier chef du gouvernement de Singapour, qui a exercé la fonc�on de Premier ministre pendant 31 ans (1959-1990), le développement de Singapour représentait une chance unique pour transformer la ville. Il a fondé sa vision sur de grands principes directeurs : la ville devait être sécurisée, saine, dotée de mobilités efficaces, spacieuse tout en étant dense, connectée à l’interna�onal et équitable.

Le plan urbain de Lee Kuan Yew visait à éviter les problèmes récurrents observés dans d’autres métropoles : violences urbaines, pollu�ons de toutes sortes, conges�on des transports ou enclavement des quar�ers. Il voulait créer une ville où chaque habitant se sen�rait responsable de son cadre de vie.

Revue TB N°10 - 11

Plan concept de Singapour au début des années 90 ©UrbanRedevelopmentAutorithy

L’une des ini�a�ves phares de son gouvernement fut de faire en sorte que les résidents des logements sociaux construits par la Housing and Development Board (HDB) en deviennent propriétaires. Grâce à ce�e poli�que, les citoyens devenaient, à l’instar d’ac�onnaires dans une entreprise, plus concernés par la ges�on et l’avenir de leur quar�er, mais aussi de leur na�on. Ce�e démarche visait également à renforcer la cohésion sociale dans un pays composé majoritairement de popula�ons immigrées.

En seulement 40 ans, la cité-État a accompli un exploit : loger 86 % de sa popula�on dans des logements sociaux, dont 93 % sont occupés par leurs propriétaires. Ce�e poli�que a non seulement amélioré la qualité de vie des Singapouriens, mais elle a aussi contribué à stabiliser socialement et poli�quement une na�on jeune et en pleine muta�on.

L’espace étant restreint, Singapour a misé sur la ver�calité. Néanmoins, les habitants devaient avoir accès à toutes les aménités nécessaires. L’Etat a exproprié et acquis des terrains, grâce au Land Acquisi�on Act, pour développer ses logements et les infrastructures civiles. Par contre, certains quar�ers culturels sont préservés, marqueurs d’iden�té comme Chinatown, Li�le India et Arab Street. Singapour s’est aussi étendue via des travaux de remblaiement des li�oraux et de créa�on de terre-pleins ar�ficiels. Ces derniers ont notamment permis d’étendre l’aéroport interna�onal de Changi, de créer la fameuse Marina Bay et son parc Garden by the Bay, et de développer l’île de Jurong dédiée aux ac�vités industrielles.

La stratégie économique impacte aussi le �ssu urbain. Le centre d’affaires est construit sur les anciens bidonvilles et les shophouses insalubres. L’idée est d’impulser l’ac�vité économique et en par�culier la finance qui représente aujourd’hui un sixième de son PIB. La popula�on bénéficiant d’un capital social et culturel de plus en plus élevé, Singapour est rapidement passé par la délocalisa�on des industries de main d'œuvre peu qualifiée pour développer des 12 - Revue TB N°10

industries à fortes valeurs ajoutées. Pour cela, il a fallu développer les quar�ers industriels et les interfaces mari�mes dédiées. Enfin, l’ac�vité touris�que est aussi importante pour l’île qui s’est donc dotée d’infrastructures uniques comme les Supertrees de Garden by the Bay et ses serres, d’un aéroport iconique, de parcs de diver�ssement et d’un zoo.

Singapour est aussi avant-gardiste par son approche de ville-jardin à l’échelle métropolitaine. Objec�f déclaré, la verdure est largement promue dans la ville.

Que ce soit dans les parcs protégés, dans les rues où même dans les buildings. La nature n’est pas seulement esthé�que, bien qu’elle devienne un élément architectural en elle-même, mais elle représente aussi un ou�l pour l’urbanisme écologique.

Elle filtre l’eau, rafraîchit les rues et les façades, renforce la biodiversité urbaine. ‘A City in a Garden’ (une ville dans un jardin) est le concept général qui propose une vision de la ville intégrée à la nature pour le bien-être des humains et des écosystèmes.

« J’ai toujours cru qu’une jungle urbaine dévastée de béton détruit l’esprit humain.

Nous avons besoin de verdure de la nature pour élever nos esprits » Lee Kuan Yew, 1995.

DÉPASSER LA GÉOGRAPHIE Aujourd’hui, l’urbanisme de Singapour est bien plus qu’un ou�l fonc�onnel : il est le reflet de sa puissance économique, culturelle et de son ambi�on mondiale.

Ses extravagances architecturales, ses infrastructures

Ce cas d’étude démontre le rôle central de l’aménagement urbain dans la restructura�on et le développement d’un pays. À Singapour, les logements sociaux, combinés à une qualité de vie améliorée, ont permis de renforcer l’adhésion de la popula�on à une na�on en construc�on. Parallèlement, des infrastructures de pointe ont été développées pour soutenir et diversifier l’économie. Les poli�ques urbaines illustrent ainsi leur double pouvoir : d’un côté, un so� power renforçant l’image interna�onale de la ville et son a�rac�vité (tourisme, modèle sociétal) ; de l’autre, un hard power, matérialisé par des infrastructures robustes et une économie hautement compé��ve. Enfin, Singapour gagne de l’a�en�on à l’heure du changement clima�que par sa résilience face aux risques et aux ressources limitées, ainsi que ses démarches précurseuses en termes d’écologie. Modèle d’un « capitalisme vert » en ac�on, la transforma�on de Singapour est aujourd’hui reconnue mondialement comme une référence en ma�ère de développement urbain, ou la défini�on d’un nouveau modus vivendi urbain.

Le quar�er arabe de Singapour ©S. Madmar

avant-gardistes et ses espaces dédiés au diver�ssement a�rent chaque année des millions de touristes. Son centre d'affaires s'est imposé comme un pilier central de l’économie mondiale. Passant d’un territoire marqué par des bidonvilles et des marécages à une métropole de rang mondial, le parcours de Singapour relève d’un exploit autant urbanis�que qu’économique.

La capacité de Singapour à transformer des contraintes géographiques et socio-économiques (peu de terres, marécages, mixité ethnique complexe, absence de ressources naturelles, économie embryonnaire) en opportunités est directement liée à une vision stratégique claire portée par son leadership.

Ce�e métamorphose n’aurait pas été possible sans une planifica�on urbaine méthodique, inscrite dans un cadre interven�onniste et autoritaire qui répondait aux spécificités du contexte local.

NOTES RÉGNIER Philippe. « Singapour : du commerce d’entrepôt colonial à l’industrialisa�on d’un État insulaire ». La nouvelle Asie industrielle, sous la direc�on de Jean-Luc Maurer et Philippe Régnier, Graduate Ins�tute Publica�ons.

A Chance of a Life�me : Lee Kuan Yew and the Physical Transforma�on of Singapore. Centre for Liveable Ci�es (Singapour), 2016

La baie Marina (Singapour) ©Unsplash

Temple de la relique de la dent du Bouddha ©Unsplash

Revue TB N°10 - 15

GÉOPOLITIQUE

Dissuasion nucléaire Russe Entre avenir et devenir Par Alexandre DELATTRE et Annabelle LOLL - AMRI

De gauche à droite : Tracteur-érecteur-lanceur RSD-10 Pionnier, bombardier lourd supersonique TU-160, SNLE classe Akula ©Unsplash

Avec la récente actualité ressassée lors de l’allocu�on de Vladimir Pou�ne le 21 novembre dernier, à propos d’un possible conflit nucléaire avec la Russie sur fond de guerre en Ukraine et l’implica�on des pays de l’OTAN aux côtés de l’Ukraine, il convient de revenir sur les réelles capacités de l’arsenal nucléaire russe, souvent sures�mées, et de nous pencher sur la portée davantage poli�que que militaire d’un tel système d’arme avec ses perspec�ves futures.

HISTOIRE ET VECTEURS DE LA DISSUASION NUCLÉAIRE RUSSE Le programme nucléaire russe – auparavant sovié�que – remonte aux années 30 mais sans résultat probant jusqu’en 1945. Lorsque l’URSS envahit l’Allemagne, les sovié�ques récupèrent des milliers de scien�fiques et de techniciens allemands. Une pra�que similaire fut mise en place du côté américain avec l’opéra�on Paperclip. Pour les sovié�ques, le 16 - Revue TB N°10

programme Alsos perme�ait de récupérer les plans, les techniciens et les ingénieurs afin de les transférer en URSS. Cependant, le programme nucléaire allemand était anecdo�que comparé aux résultats américains et le projet Manha�an depuis 1942. Les sovié�ques lancèrent donc rapidement un complexe mais efficace réseau d’espionnage afin de ra�raper leur retard en la ma�ère. Ainsi des espions comme Klaus Fuchs ou Ethel et Julius Rosenberg transmirent des documents aux sovié�ques ce qui leur permit de se doter de l’arme atomique dès 1949, à la surprise des américains.

Certes, posséder une arme nucléaire est une chose mais savoir l’envoyer jusqu’au cœur du territoire de son ennemi en est une autre. Durant toutes les années 50, les bombardiers représentaient le principal vecteur des armes nucléaires, reprenant la méthode américaine d’u�liser des bombardiers à long rayon d’ac�on afin de disposer d’une capacité de projec�on importante. En conséquence, l’URSS comme les ÉtatsUnis se lancèrent dans une course à la performance

pour créer des bombardiers plus rapides mais qui seront contrés par des intercepteurs toujours plus rapides et modernes, ce qui pousse à développer des bombardiers encore plus rapides. Le passage du Tu-4 au Tu-160 pour les bombardiers et du Mig-15 au Mig25 pour les chasseurs, sont des reliques de ce�e époque où le principal moyen de déclencher une guerre atomique était l’emploi de ces machines.

Les années 1960 marquent cependant un tournant important car l’appari�on de missiles moyenne-portée et des premiers ICBM[1] changent la percep�on d’un poten�el conflit entre les deux acteurs de la Guerre froide. Les bombardiers peuvent être interceptés en quelques heures alors que les missiles ne laissent que quelques dizaines de minutes pour réagir. L’arrivée des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) pouvant faire feu au plus près des côtes du pays-cible a encore réduit ce temps de réac�on jusqu'à quelques minutes. Ainsi, le changement de paradigme induit par l’Union Sovié�que – puisqu’elle avait été pionnière dans le développement des ICBM, ce qui lui perme�ra de prendre une avance certaine dans la conquête spa�ale au demeurant – a amené à un équilibre de Nash[2] avec les États-Unis. Tout le monde a certes intérêt à se désarmer pour vivre en paix mais personne ne le fait car il n’a aucune assurance que l’autre le fera également.

Dans ce contexte, les années 70 voient l’arrivée de technologies perme�ant d’offrir de nouvelles possibilités de �r. La Détente ini�ée entre les blocs pousse au développement de contre-mesures et d’appareils de détec�on plus performants. Néanmoins les années 80 voient le retour en force des américains sous la présidence Reagan ce qui relance la course aux armements. Dans ce contexte, les sovié�ques répliquent en développant le missile Polious afin de tenir la cadence imposée par les États-Unis dans le cadre du programme SDI (Strategic Defense Ini�a�ve) ou « Guerre des Étoiles ». Il est également de bon ton de men�onner la mise en place de Perimetr, un

ordinateur capable à l’aide de capteurs, de réaliser une contre-a�aque même si le haut-commandement russe est détruit dans un poten�el conflit. Les informa�ons restent éparses car il serait toujours en service aujourd’hui mais les principales supposi�ons suggèrent qu’il s’agit d’un système dit de « mainmorte », restant inac�f tant qu’un rapport régulier est fait. Toutefois, ce�e course aux armements précipita la chute du système communiste qui s’effondre en décembre 1991.

Les années 90 ont de nouveau vu une Détente s’amorcer entre l’ex-URSS et les États-Unis. Plusieurs processus de réduc�on du nombre de bombes ont permis de réduire l’arsenal des deux puissances mais encore aujourd’hui, la Russie reste la première puissance nucléaire du monde avec un peu plus de 5 580 ogives (Chapellon, 2024). Ces armes sont gérées par les forces des missiles stratégiques dont la devise « Après nous, le silence » représente bien le nec plus ultra d’un conflit globalisé. Les principaux vecteurs restent les ICBM, missiles stockés dans des silos afin de préparer une riposte. Les sous-marins sont également toujours présents, quatorze patrouilleront dans les fonds marins à l’heure actuelle. Les bombardiers enfin, reliques de la Guerre froide, sont toujours en service car leur usage représente toujours une démonstra�on de force que les missiles ou les sous-marins n’ont pas.

LE NUCLÉAIRE COMME ARME POLITIQUE PLUS QUE MILITAIRE Depuis 2022, la puissance nucléaire de la Russie s'affirme de manière significa�ve pour les années à venir, à la fois par son arsenal important et par l'évolu�on de sa doctrine d'u�lisa�on. Le nucléaire russe est u�lisé avant tout comme une arme poli�que, bien plus que comme un ou�l strictement militaire des�né à un emploi direct. Ce�e approche s'inscrit

Les RSD-10 Pionnier perme�ent de ne pas dépendre d'infrastructures fixes trop exposées au renseignement adverse ©MoD

dans une stratégie visant à maximiser l'influence et la dissuasion tout en évitant les coûts et les conséquences catastrophiques d'un conflit nucléaire.

Ce�e tendance se manifeste à travers plusieurs dimensions stratégiques et doctrinales.

Modernisa�on de l'arsenal nucléaire russe La Russie dispose du plus grand arsenal nucléaire au monde, ce qui lui confère une posi�on dominante. En 2024, la Russie possède environ 4 380 ogives nucléaires opéra�onnelles sur un total es�mé à 5 580 têtes, ce qui représente 47 % des stocks mondiaux soit le plus large arsenal au monde (Chapellon, 2024).

Environ 1 710 de ces armes seraient déployées, légèrement plus que les États-Unis qui en déploient 1 670. Ce�e supériorité numérique permet à la Russie de maintenir sa posi�on de première puissance nucléaire mondiale. De fait, la Russie a entrepris une modernisa�on significa�ve de son arsenal nucléaire stratégique et tac�que, comprenant de nouveaux systèmes de missiles via le développement de systèmes avancés tels que le Sarmat (ICBM), le missile hypersonique Avangard, et le sous-marin lanceur de missiles Boreï. La Russie inves�t massivement dans des armes capables de contourner les systèmes de défense an�missiles occidentaux, comme le missile de croisière hypersonique Zircon ou encore dans des pe�tes armes nucléaires tac�ques déployables sur le champ de bataille, renforçant sa stratégie de « désescalade par escalade ».

La dissuasion nucléaire russe : pres�ge na�onal et instrument de pression géopoli�que Sur le plan intérieur, le nucléaire est présenté comme un pres�ge na�onal, garant de l'indépendance et de la souveraineté russe, renforçant ainsi le sou�en populaire autour de ce�e idée. L'arsenal nucléaire russe est l'un des piliers de son statut de superpuissance. Véritable symbole de puissance globale, il sert principalement à exercer une pression poli�que sur les adversaires et assure à Moscou une place à la table des grandes négocia�ons interna�onales. La Russie u�lise la menace nucléaire pour dissuader toute interven�on militaire extérieure dans ses zones d'intérêt vital (comme l'Ukraine ou la Géorgie). En renforçant sa posture nucléaire, la Russie envoie un message clair aux pays de l'OTAN, notamment aux États-Unis, cherchant à limiter leurs ac�ons et restaurer un équilibre stratégique qu'elle perçoit comme menacé par le sou�en occidental à l'Ukraine. Les récentes déclara�ons de Pou�ne et la mise à jour de la doctrine visent à influencer les décisions poli�ques des pays occidentaux, en les aver�ssant des conséquences poten�elles d'une escalade militaire.

Stratégie militaire et doctrine nucléaire de la Russie La stratégie militaire russe met l'accent sur des exercices militaires démonstra�fs, incluant des 18 - Revue TB N°10

SNLE Classe Boreï, dernier né de la dissuasion nucléaire sous-marine ©MoD

simula�ons de frappes nucléaires. Pour ce faire, Moscou s'appuie sur des bases en Arc�que, une région cruciale pour ses sous-marins nucléaires et ses voies de transit, symbole de son renforcement régional.

La Russie a récemment modifié sa doctrine nucléaire, élargissant les condi�ons d'u�lisa�on poten�elle de son arsenal, ce qui reflète une volonté d'adapter ses stratégies face aux évolu�ons géopoli�ques. Le président Pou�ne a signé un décret en novembre 2024 perme�ant un recours plus large aux armes nucléaires. La nouvelle doctrine considère comme « a�aque conjointe » toute agression d'un « État non nucléaire, mais avec la par�cipa�on ou le sou�en d'un État nucléaire ». Les condi�ons jus�fiant l'u�lisa�on des armes nucléaires incluent désormais le lancement de missiles balis�ques contre la Russie. Elle comprend la dissuasion asymétrique, c’est-à-dire quelle inclut la possibilité de recourir aux armes nucléaires en réponse à des menaces conven�onnelles majeures. La mise à disposi�on de territoire et de ressources pour une agression contre la Russie est également considérée comme un cas ouvrant la voie à l'u�lisa�on de l'arme nucléaire. Ce�e révision vise clairement les pays occidentaux soutenant l'Ukraine, en par�culier la France, le Royaume-Uni, et surtout les États-Unis ; ces derniers ayant fourni les missiles u�lisés lors des a�aques ukrainiennes sur le territoire russe. En augmentant la pression, Pou�ne vise à les dissuader d’u�liser leurs missiles à longue portée contre son territoire, perme�ant ainsi à la Russie de maintenir une posture de dissuasion forte face aux tensions interna�onales actuelles. Bien que ces changements soient présentés comme une évolu�on significa�ve d’abaissement du seuil d'u�lisa�on, certains experts es�ment que le seuil d'emploi des armes nucléaires reste rela�vement élevé dans le cadre du conflit en Ukraine.

Diploma�e du nucléaire : manipula�on des traités interna�onaux La Russie u�lise son statut de puissance nucléaire comme instrument de négocia�on pour renforcer son poids dans les négocia�ons interna�onales, comme les discussions sur le désarmement lors du traité New START. La suspension ou le retrait de ces accords est u�lisé pour exercer une pression diploma�que sur les États-Unis et leurs alliés. En adoptant des posi�ons ambiguës et incertaines ou en suspendant sa par�cipa�on à des accords clés, Moscou main�ent ses adversaires dans une posture défensive.

De surcroît, la Russie cherche à renforcer ses liens avec des pays comme la Chine ou l'Inde, ses partenaires des BRICS+, pour contrer l’influence des États-Unis et de l’OTAN. Le retrait par�el ou total de certains traités (comme celui du NFI en 2019[3]) lui permet de se reposi�onner sur des technologies autrefois limitées.

La doctrine de l’ambiguïté nucléaire, l’arme psychologique En Europe et ailleurs, la Russie u�lise sa capacité nucléaire pour influencer les pays voisins et limiter leur alignement sur l'OTAN. Des déclara�ons sur l'emploi poten�el d'armes nucléaires, comme celles évoquées durant la guerre en Ukraine, visent à semer la peur et à dissuader des ac�ons hos�les. Véritable in�mida�on stratégique, ce�e rhétorique vise autant les décideurs que l'opinion publique interna�onale. En jouant sur la menace nucléaire, la Russie divise les opinions publiques et les décideurs au sein des alliances adverses, notamment l’OTAN, en exploitant les failles et divergences sur les risques à prendre, ce qui les affaiblit.

En agitant la menace nucléaire, la Russie rend coûteuse, poli�quement et militairement, toute interven�on directe contre elle. En effet, par le principe « d’escalade pour désescalade » afin d’éviter le conflit direct, la doctrine russe inclut l'idée que l'usage d'armes nucléaires tac�ques pourrait forcer un adversaire à reculer dans un conflit conven�onnel majeur. Bien que ce scénario reste hypothé�que, il renforce la percep�on que la Russie est prête à aller loin pour défendre ses intérêts. En maintenant une zone grise autour de ses inten�ons et capacités, la Russie maximise l’impact poli�que de ses armes nucléaires sans avoir à les u�liser. Ce�e ambiguïté calculée influence l’opinion publique : les menaces nucléaires jouent sur les peurs existen�elles des popula�ons, ce qui peut influencer les décisions poli�ques des démocra�es.

civiles, ce qui lui permet de �sser des rela�ons économiques et diploma�ques dans le monde en�er, notamment en Afrique et au Moyen-Orient. De fait, cela crée un lien économique et technologique durable, �ssant des rela�ons poli�ques favorables avec ces États. En exportant des technologies nucléaires civiles, la Russie se posi�onne comme un partenaire incontournable, stable et compétent, dans un domaine crucial pour le développement énergé�que.

Sou�en populaire et jus�fica�on morale Les capacités nucléaires tac�ques et stratégiques sont intégrées dans des plans de défense régionaux, via une présence militaire russe notamment face à l'OTAN. La menace nucléaire est régulièrement brandie comme moyen de projec�on en cas de conflits dans les contextes de crises géopoli�ques, comme récemment en Ukraine, pour maintenir la pression sur les adversaires.

Une par�e de la popula�on russe semble soutenir ce�e u�lisa�on accrue du nucléaire. Un sondage récent a révélé que près de 40 % des russes considèrent que l'u�lisa�on de l'arme nucléaire en Ukraine serait jus�fiée. Cela montre un certain niveau d'accepta�on sociale pour ce�e stratégie. Ce pourcentage s’explique par le fait que le recours au nucléaire est intégré au discours na�onaliste qui présente la Russie comme un pays menacé, jus�fiant

Le nucléaire civil : un levier d’influence La Russie est leader dans le développement de centrales nucléaires mobiles et flo�antes, comme l'Akademik Lomonosov, pour fournir de l'énergie dans les régions isolées. Via Rosatom, son entreprise na�onale de nucléaire, la Russie exporte des centrales

Le nucléaire dans sa forme et son usage civil en Russie comme à l’Interna�onal ©Rosatom

Les réunions du conseil de Sécurité sont l’occasion pour le président russe de poser la dissuasion nucléaire sur la table ©Kremlin

ainsi le besoin d'un arsenal puissant pour protéger sa souveraineté.

traité visant le démantèlement par les États-Unis et la Russie d'une catégorie de missiles emportant des charges nucléaires ou conven�onnelles.

CONCLUSION Pour la Russie, l’arme nucléaire est avant tout un levier d’influence et de manipula�on poli�costratégique, bien plus qu’un ou�l militaire des�né à être réellement u�lisé. La révision de la doctrine nucléaire et son u�lisa�on dans le discours public visent à renforcer la posi�on de la Russie sur la scène interna�onale, tout en in�midant ses éventuels adversaires de s'engager dans des conflits ouverts. Elle exploite son poten�el psychologique et symbolique pour dissuader et maintenir son rôle de puissance globale, tout en évitant les implica�ons catastrophiques d’un conflit nucléaire réel. Ce�e stratégie lui confère une influence dispropor�onnée par rapport à sa puissance économique et démographique, ce qui souligne l'importance croissante du nucléaire comme instrument de pouvoir géopoli�que dans le contexte actuel. La puissance nucléaire russe s'affirme donc pour les années à venir à travers son arsenal imposant et l'adapta�on de sa doctrine, lui perme�ant de maintenir sa posi�on dominante sur la scène interna�onale. Le pays des tsars s’appuie donc sur sa modernisa�on technologique et sa stratégie de dissuasion renforcée pour maintenir son statut de superpuissance nucléaire dans un monde mul�polaire, tout en u�lisant le nucléaire militaire – mais aussi civil – comme levier de pouvoir interna�onal.

[1] Un missile balis�que intercon�nental (en anglais : intercon�nental ballis�c missile - ICBM) est un missile balis�que d'une portée supérieure à 5 500 km.

[2] Dans sa thèse de la théorie des jeux, Nash présente une situa�on d’équilibre, c’est-à-dire une situa�on dans laquelle aucun des joueurs ne peut trouver de meilleure stratégie de jeu, compte tenu des stratégies choisies par les autres joueurs..

[3] Le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI en français ; INF en anglais pour Intermediate-Range Nuclear Forces Treaty) est un 20 - Revue TB N°10

NOTES Angrand, A. (2021, janvier 7). Russie : Le Tu-160 en service en 2021. Air et Cosmos.

Fayet, H. (2024, septembre 27). Pourquoi la Russie a décidé de faire évoluer sa doctrine nucléaire. IFRI. -NTI. (2024, août 28). Russia. The Nuclear Threat Ini�a�ve. [ONG].-NTI. (2024, août 28). Russia Submarine Capabili�es. The Nuclear Threat Ini�a�ve.

[ONG].

Blanchard, F. (2024, novembre 20). Guerre en Ukraine : Pourquoi Pou�ne fait-il évoluer la doctrine nucléaire russe ? BFMTV. Chapellon, N. (2024, septembre 26). Visualisez l’évolu�on des stocks d’armes nucléaires dans le monde. Ouest France. Euronews. (2024, septembre 26). La Russie révise sa doctrine nucléaire et adresse un nouvel aver�ssement à l’Occident. Euronews.

Euronews (Réalisateur). (2024, novembre 19).

Russie : Vladimir Pou�ne abaisse le seuil d’u�lisa�on des armes nucléaires [Enregistrement vidéo].

Jones, M. G. (2024, novembre 27). Fact-checking : Que sait-on de l’arsenal nucléaire russe ? Euronews.

Saillofest, M. (2024, novembre 19). Nucléaire russe : Que change la nouvelle doctrine Pou�ne ? Le Grand Con�nent.

Saillofest, M. (2024, octobre 12). Pou�ne et la bombe : Que se passe-t-il vraiment avec la doctrine nucléaire russe ? Le Grand Con�nent.

Fourreau, V. (2024, juin 18). Infographie : Les puissances nucléaires mondiales. Sta�sta Daily Data.

Moullec, G.-G. (2024, novembre 19). Russie : ATACMS et doctrine de dissuasion nucléaire. Revue Poli�que et Parlementaire.

Sud Ouest. (2024, décembre 5). Guerre en Ukraine : Pour 39 % des Russes, l’u�lisa�on de l’arme nucléaire serait « acceptable et moralement jus�fiée ».

Teslova, E. (2024, novembre 19). Le président russe Vladimir Pou�ne signe la doctrine nucléaire révisée de Moscou. Anadolu Ajansı.

« Aliosha » Monument aux Défenseurs de l'Arc�que sovié�que pendant la Grande Guerre patrio�que Moursmansk ©Unsplash

GÉOPOLITIQUE

Le Sahara Occidental L'échiquier géostratégique du Maghreb Par Dimitri LAURENT & Ma�sse DORMOY - AMRI

La ques�on épineuse du Sahara Occidental ©Na�onalGeographic

En plein cœur des probléma�ques du Maghreb, le Sahara occidental est un territoire disputé par l’Algérie et le Maroc depuis 1975, date à laquelle l’Espagne se re�re de la région qu’elle administrait comme colonie depuis le XIXe siècle. Depuis, le Maroc refuse de céder la bande de terre qu’il considère comme par�e intégrante de ses provinces du Sud, une revendica�on que conteste furieusement l’Algérie. Une lu�e diploma�que s’engage alors entre les deux pays ravivant les tensions territoriales pour le contrôle de ses diverses ressources. Le conflit ne manque pas de s’interna�onaliser, provoquant l'interven�on d’une mul�tude d’acteurs extérieurs.

22 - Revue TB N°10

ÉTAT DES LIEUX D’UN ESPACE TERRITORIAL DISPUTÉ Le Sahara occidental est un territoire déser�que situé dans le Nord-Ouest de l’Afrique, s’étendant sur une superficie de 266 000 km². Bordé par le Maroc au nord, l’Algérie à l’est, la Mauritanie au sud, possédant aussi une façade mari�me de 1100 km le long de l’océan Atlan�que.

Le conflit se militarise dès l'entrée en guerre du Front Polisario en février 1976. Formé en 1973, le groupe revendique l’indépendance du Sahara occidental et forme la République arabe démocra�que du Saharaqwi. Au point culminant du conflit, il se composait d’une force de 15 000 hommes, bien équipés et motorisés. Soutenu par la Libye et l’Algérie,

le FP mène à succès un double front contre la Mauritanie et le Maroc. La première est forcée de se re�rer du territoire en 1979 tandis que le Maroc se rabat derrière des murs bâ�s le long de la fron�ère qui sépare les deux belligérants, laissant place à une guerre d’usure meurtrière. On parle de 6000 à 8500 morts selon les sources. Bien qu'un cessez-le-feu ait été instauré le 6 septembre 1991, des tensions sporadiques persistent entre le Maroc et la République arabe sahraouie démocra�que, proclamée par le Front Polisario, autour du contrôle du territoire.

Depuis 2020, le conflit au Sahara occidental s’est intensifié sur plusieurs fronts. En novembre, la reprise des hos�lités entre le Maroc et le Front Polisario a marqué la fin du cessez-le-feu de 1991, après une interven�on militaire marocaine pour rétablir la circula�on dans la zone tampon de Guerguerat, bloquée par des manifestants sahraouis. Depuis, des escarmouches sporadiques et des tensions militaires se déroulent dans des régions déser�ques isolées. En octobre 2024, un projet controversé de « par��on » a été soumis au Conseil de sécurité des Na�ons unies par le diplomate italo-suédois et Envoyé personnel du Secrétaire général pour le Sahara occidental, Staffan de Mistura. Ce�e proposi�on visait à diviser le territoire entre un État indépendant dans le Sud et une intégra�on du reste sous souveraineté marocaine.

Cependant, le Front Polisario a catégoriquement rejeté ce�e ini�a�ve, affirmant son droit inaliénable à l'autodétermina�on.

LE TERRITOIRE SAHARIEN ET SES RICHESSES NATURELLES Le Sahara occidental cons�tue également un réservoir de ressources naturelles. Le territoire saharien abrite d'importantes réserves de phosphates, d'hydrocarbures et de ressources halieu�ques. Les richesses du territoire sont majoritairement exploitées

par le Maroc via l'entreprise OCP à Bou Craa, contribuant significa�vement à l'économie marocaine et à sa posi�on dominante sur le marché mondial des phosphates. Les eaux cô�ères du Sahara occidental sont également réputées pour leur abondance en ressources halieu�ques, faisant l'objet d'accords de pêche controversés entre le Maroc et l'Union européenne. Le poten�el en énergies renouvelables, notamment solaire et éolienne, est considérable dans ce�e région ensoleillée et venteuse. Des prospec�ons ont également révélé la présence possible de gisements d'hydrocarbures offshore, d'or, d'uranium et de fer, intensifiant davantage les enjeux économiques. Ce�e concentra�on de ressources transforme le Sahara occidental en un point focal d'intérêts géopoli�ques, impliquant non seulement les acteurs régionaux comme le Maroc, l'Algérie et la Mauritanie, mais aussi des puissances interna�onales telles que les États-Unis, la France, l'Espagne, et de plus en plus la Chine.

Le conflit autour de l'exploita�on de ces ressources soulève des ques�ons cruciales de droit interna�onal, notamment sur le droit du peuple sahraoui à l'autodétermina�on et au contrôle de ses richesses naturelles, comme souligné par plusieurs résolu�ons de l'ONU. La situa�on est d'autant plus complexe que le Maroc contrôle de facto environ 80% du territoire au Nord, y compris les zones les plus riches en ressources, tandis que le Front Polisario revendique l'indépendance et le contrôle total du territoire.

En parallèle, le Sahara abrite également d'importants réservoirs d'eau souterraine, comme le système aquifère du Sahara septentrional, qui est l'un des plus grands au monde. Ces nappes d'eau sont cruciales pour l'agriculture et le développement urbain dans les régions semi-arides environnantes. La ges�on de ces ressources hydriques est essen�elle pour la survie des popula�ons locales et pour les ac�vités économiques dans un environnement déser�que.

Poste-fron�ère Maroc-Mauritanie au Sahara Occidental ©Ge�y Images

L’INTERVENTION DES PUISSANCES ÉTRANGÈRES DANS LE PROCESSUS DE SOUVERAINETÉ MAROCAIN Les enjeux secouant le territoire sont mul�ples et soulèvent de nombreuses ques�ons auxquelles les acteurs de la région tentent de répondre pour contenter leurs intérêts. Tandis que le bras de fer s’engage, Rabat invoque la force interna�onale pour faire pencher la balance de son côté. Au cours de la dernière décennie, la poli�que étrangère marocaine s’intensifie auprès des puissances diploma�ques fortes. En 2020, Mohammed VI (roi du Maroc), Benjamin Netanyahu (premier ministre israélien) se rencontrent afin de s’accorder sur les rela�ons diploma�ques entre leurs deux pays, le tout sous le regard approbateur de Donald Trump (président américain). Concrètement, le Maroc s’engage à rejoindre les accords d’Abraham visant à légi�mer l’État hébreu en échange de la reconnaissance américaine de sa souveraineté pleine et en�ère sur le Sahara occidental. Ainsi Rabat s’épaule sur Washington et pose les bases de ce qui sera sa stratégie sur l’échiquier interna�onal. Ce partenariat ne manque pas d’exacerber les tensions entre les deux pays en lice pour le territoire saharien. L’Algérie réagit et rompt les rela�ons diploma�ques avec son voisin marocain en août 2021. Ce�e rupture intervient alors que les représentants onusiens du Maroc appelaient à l’indépendance de la Kabylie, une région suje�e aux revendica�ons sépara�stes du MAK (Mouvement pour l'autodétermina�on de la Kabylie). À cela s’ajoute le fait qu’Israël, en 2023, se joint aux déclara�ons de Donald Trump et apporte son sou�en au Maroc sur le dossier saharien. Ce�e alliance est d’autant mal reçue

Evolu�on du commerce France-Maroc (en millions d’EUR)

qu’Alger est en lu�e contre l’État hébreu depuis sa créa�on.

Parallèlement, Mohammed VI se lance dans d’autres entreprises diploma�ques osées afin de concré�ser sa souveraineté à l’interna�onal. Notamment avec l'Espagne, avec laquelle une voie d'apaisement est trouvée en 2022. En effet, après avoir vu s'amasser près de 8 000 migrants marocains à sa fron�ère, Madrid a pris un tournant à 180 degrés concernant le territoire saharien. L’Espagne avait admis dans un de ses hôpitaux le chef du Front Polisario, ce qui avait eu pour conséquence de raidir la ligne rouge que Rabat avait établie. Raideur qui fut tempérée par l’ajout de la péninsule ibérique à la liste des pays reconnaissant le Sahara occidental comme région marocaine.

Mécontente du revirement espagnol sur la ques�on, l’Algérie rappelle son ambassadeur à Madrid et ferme le dernier gazoduc Maghreb Europe. Fournisseur de 40 % du gaz consommé en Espagne, c’est un acte qui force Madrid à revoir sa stratégie d’approvisionnement. À l’été 2024, c’est au tour de la France d’affirmer haut et fort son alignement en faveur de Rabat. « Le présent et l’avenir du Sahara occidental s’inscrivent dans le cadre de la souveraineté marocaine », écrit Emmanuel Macron dans une le�re adressée à son homologue marocain rendue publique par l’Élysée. Cet élan de rapprochement avec Paris s’inscrit dans une

La France reconnaît depuis 2024 officiellement la souveraineté du Maroc sur le Sahara Occidental ©Elysée

collabora�on maintenant bien huilée avec la contrac�on de nombreux contrats pour un total de 10 milliards d’euros. Ces contrats comprennent entre autres le projet de ligne à grande vitesse reliant Tanger à Marrakech. Ce�e collabora�on entre dans une nouvelle phase, avec une par�cipa�on notable de groupes français. Egis, acteur majeur de l’ingénierie, devrait intervenir sur le deuxième tronçon, tandis qu’Alstom négocie la fourniture de 12 à 18 rames, selon des sources concordantes. De plus, l’AFD (Agence française de développement) prévoit de prêter 350 millions d’euros pour accompagner le secteur d’exploita�on du phosphate dans son processus de décarbona�on.

Ainsi, le Maroc semble avoir pris les devants sur la scène interna�onale et aspire à légi�mer fermement sa posi�on. Pourtant, malgré une reconnaissance croissante de la part d'acteurs majeurs tels que les Etats-Unis et la France, l’Organisa�on des Na�ons Unis n’a toujours pas tranché en la ques�on et prolonge même sa mission sur place afin de déterminer un statu quo qui apaisera la région, laissant ainsi en suspens, la ques�on sahraouie.

NOTES DEDENIS, J. (2011) . Le Sahara occidental : un territoire revendiqué... des territoires imaginés ?

L'Informa�on géographique, Vol. 75(3).

GUIBBAUD-NAVAUD, C. (2016) Les ressources naturelles au Sahara occidental : des ressources exploitées poli�quement au sein d’un conflit aux enjeux régionaux et interna�onaux. Science poli�que.

MARTIN, L. (2011) . Le dossier du Sahara occidental. Les Cahiers de l'Orient, N° 102(2). h�ps://doi.org/10.3917/lcdlo.102.0043.

Géographie des conflits Hommage à Pierre Gentelle.

(2011). L'Informa�on géographique, 75, (3).

Direc�on générale du Trésor. (n.d.). Rela�ons économiques bilatérales : Maroc. Ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique.

IRIS, (novembre 2024). Poli�que étrangère marocaine : nouvelle donne au Sahara occidental ? (s. d.)Quarante, O. (août 2024). Si riche Sahara occidental. Le Monde Diploma�que.

Le Monde. (2024, 29 octobre). France-Maroc : L’Élysée annonce jusqu’à dix milliards d’euros de contrats et d’accords entre les deux pays. Le Monde.

La Croix. (2022, 20 mars). Sahara occidental : Le revirement historique de l’Espagne. La Croix.

Dune du Sahara ©Unsplash

Revue TB N°10 - 25

ÉCONOMIE

L’agriculture française Face au dilemme entre protectionnisme et exportations Par Grégoire ROQUETTE - Analyste et enseignant

Le MERCOSUR arrive inlassablement dans l’Union Européenne après plus de 20 ans de négocia�ons ©Ge�y Image

En novembre 2024, en France des manifesta�ons d’agriculteurs se déclenchent face au risque d’abou�ssement imminent des négocia�ons pour l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Marché commun du Sud, dit « Mercosur ». L’entrée en vigueur de ce traité commercial, résumé par ses détracteurs par la formule « voitures contre viande de bœuf », marquerait la conclusion de près de vingt-cinq ans de négocia�ons entre Bruxelles et Montevideo, capitale de l’Uruguay et siège du Mercosur. La France, dont la classe poli�que s’oppose à ce traité dans un consensus inédit, est affaiblie à la fois par sa posi�on minoritaire en Europe et par son économie déficitaire tant au niveau de sa balance commerciale que de ses finances publiques. L’Allemagne et l’Italie, dont les économies sont industrialisées et exportatrices, ou 26 - Revue TB N°10

encore l’Espagne et le Portugal qui ont des liens culturels forts avec l’Amérique La�ne, semblent impa�ents d’accéder à son vaste marché de plus de 260 millions de consommateurs. Si dans ce�e actualité brûlante, l’Union européenne semble être une ins�tu�on antagoniste aux intérêts des agriculteurs français, en les entrainant dans une ouverture commerciale et concurren�elle dont ils ne veulent pas, la situa�on a été, à ses débuts, radicalement différente. En effet, quelques années après sa fonda�on en 1957 avec le traité de Rome, la Communauté économique européenne (devenue l’Union européenne en 1993), met en place une poli�que protec�onniste ambi�euse et unique au monde : la poli�que agricole commune. Ce�e ins�tu�on, connue et pourtant souvent mal comprise,

fait l’objet de nombreuses cri�ques qui tendent à faire oublier son rôle essen�el dans la reconstruc�on et la modernisa�on de l’agriculture française après la Seconde Guerre mondiale. Focus sur un secteur par�culièrement stratégique de l’économie française, �raillé par un dilemme insoluble entre protec�onnisme et libre-échange.

LA PAC : UNE POLITIQUE AU CŒUR DE L’AUTOSUFFISANCE AGRICOLE FRANÇAISE Après la Seconde Guerre mondiale, de nombreuses villes et campagnes françaises sont dévastées par les combats et les bombardements, tandis près de 500 000 hectares de champs sont piégés par des millions d’obus et de mines. La France en reconstruc�on est un immense chan�er qui s’éternise, en raison du manque de moyens et de main d’œuvre, auquel s’ajoute un archaïsme manifeste dans ses campagnes.

L’électrifica�on et l’eau courante y progressent lentement, tandis l’agriculture, répar�e sur des pe�tes parcelles, fonc�onne encore largement avec des animaux de trait, chevaux et bœufs.

Il faut a�endre le début des années 1950 pour voir la produc�on agricole française amorcer une modernisa�on et une croissance durable. Grâce au plan Marshall, une importante aide financière américaine délivrée à certains pays d’Europe de l’Ouest en 1948, le tracteur, encore absent des trois quarts des fermes françaises, s’y intègre peu à peu.

Parallèlement, l’Ins�tut na�onal de la recherche agronomique est créé en 1946 pour booster la recherche scien�fique – portée notamment sur l’azote, la potasse et l’acide phosphorique –, et sa diffusion.

Mais paradoxalement, c’est des États-Unis, pays libérateur et bienfaiteur économique de la France, que vient le principal obstacle à son autosuffisance alimentaire. L’agriculture américaine, largement excédentaire et exportatrice, compte pour écouler ses surplus sur le marché européen dont les producteurs ne peuvent rivaliser avec leurs concurrents d’outreAtlan�que qui exploitent des parcelles plus vastes, modernes, et produc�ves. Après avoir connu pendant plusieurs années les pénuries et les �ckets de ra�onnement, c’est ironiquement d’une abondance venue d’un fournisseur étranger dont s’inquiète la France.

C’est dans ce contexte que la Communauté économique européenne, composée de six États depuis sa créa�on cinq ans plus tôt, met en place la Poli�que agricole commune en 1962. Celle-ci remplit un double objec�f : instaurer un système de libreéchange entre ses pays membres, ainsi qu’un système protec�onniste par l’imposi�on d’importants tarifs douaniers autour de sa zone géographique. Les rece�es obtenues grâce à ces droits de douane sont u�lisées pour garan�r aux agriculteurs des prix

Signature du traité de Rome en 1957 ©Archive

minimums, et accompagner financièrement la modernisa�on de leurs exploita�ons. Celle-ci passe par la mécanisa�on, mais aussi par l’accumula�on croissant de terres par chacun, condi�on indispensable pour rentabiliser leurs inves�ssements.

Toutes choses égales par ailleurs, chaque ferme concentrant de plus en plus d’hectares, le nombre d’agriculteurs à la tête d’une exploita�on diminue d’une façon rapide et irréversible. Durant la deuxième moi�é du 20ème siècle, leur nombre est divisé par dix, passant de 4.000.000 à 400.000, alors que sur la même période, la popula�on française est passée de 40 à 60 millions d’habitants. Mais moins de dix ans après son instaura�on, la PAC est un succès, qui bénéficie largement à la France redevenue autosuffisante et exportatrice. C’est dans ce contexte en 1972 qu’un haut fonc�onnaire gaulliste, Jacques Chirac, accède au poste de Ministre de l’Agriculture. Il y laissera une empreinte durable marquée par une forte popularité auprès des agriculteurs français qui le sou�endront massivement lors de ses candidatures aux élec�ons présiden�elles, malheureuses en 1981 et 1988, puis victorieuses en 1995 et 2002.

Mais malgré l’a�einte de ses objec�fs, la PAC n’est pas toujours bien acceptée par ces exploitants, qui se sentent dirigés par une capitale étrangère (Bruxelles) et inquiétés par la mondialisa�on. D’ailleurs, dans les années 1980, ce�e ins�tu�on montre ses limites : alors que la produc�on lai�ère est dopée à coup de subven�ons européennes, le déclin économique de l’Union sovié�que tarit peu à peu un débouché crucial pour les exporta�ons agricoles françaises. En conséquence, une crise de surproduc�on inédite Revue TB N°10 - 27

oblige en 1984 l’Europe à financer et à organiser le stockage d’un million de litres de lait en poudre et d’un million de tonnes de beurre, et à imposer des quotas de produc�on aux éleveurs, qui resteront en vigueur jusqu’en 2015. Entre temps, souhaitant élargir ses débouchés à l’exporta�on après avoir regagné son autosuffisance, l’Union européenne signe en 1994 des accords avec l’Organisa�on mondiale du commerce, ins�tu�on tout juste créée dans l’objec�f d’encourager le libre-échange. Cinq ans plus tard, Bruxelles entame des négocia�ons pour un accord commercial avec le Mercosur, zone de libre-échange sud-américaine.

LA FRANCE AGRICOLE AU XXIᵉ SIÈCLE : UNE PUISSANCE SOUS PRESSION Au début du XXIᵉ siècle, la France est le premier pays agricole de l’Union européenne, avec presque 20 % de sa produc�on, et le premier bénéficiaire de la PAC qui représente près d’un �ers du budget de l’UE. Mais ce�e posi�on est menacée par les élargissements successifs de l’UE, et la possibilité d’y intégrer d’autres grands pays agricoles comme la Turquie, et surtout l’Ukraine. En plus d’être un redoutable concurrent agricole, le pays slave a une surface cul�vée, principal critère déterminant le montant des subven�ons reversées par l’UE, deux fois plus vaste que celle de la France. Certes, ce�e situa�on peut changer avec l’invasion russe qui risque de l’amputer d’une par�e de son territoire. Mais le courage et la comba�vité dont fait preuve le peuple ukrainien pour défendre son orienta�on pro-européenne force l’admira�on de Bruxelles, qui ne peut lui fermer sa porte.

Sur la ques�on du libre-échange avec le reste du monde, la posi�on des agriculteurs français est ambivalente. Car au sein même de leur secteur, la demande de protec�onnisme est loin de faire l’unanimité. N’oublions pas que la France est depuis cinquante ans un pays exportateur, dont une par�e des filières dépend des débouchés étrangers. La principale est sa filière vi�cole, industrialisée et compé��ve, mais confrontée à une chute ver�gineuse de la consomma�on de vin en France, d’environ 70 % par adulte depuis les années 1960. Il est sur ce point révélateur que Donald Trump se soit vanté, lors d’un mee�ng dans l’Iowa en janvier 2024, d’avoir menacé Emmanuel Macron lors de son premier mandat présiden�el, de taxer à 100 % les importa�ons de vins français aux États-Unis. Une anecdote suivie d’une imita�on railleuse du président français le suppliant (« No Donald, don’t do that ! »), qui démontre la dépendance existen�elle des vi�culteurs français au marché américain.

Le secteur lai�er, autre fleuron français, est incarné par le géant mayennais Lactalis. Ce�e mul�na�onale dont les effec�fs et les rece�es sont dignes d’une supermajor du pétrole (85.000 salariés et 28,3 28 - Revue TB N°10

milliards d'euros de chiffre d’affaires annuel), exporte dans près d’une centaine de pays étrangers. Mais elle est aussi très cri�quée par les éleveurs qui l’approvisionnent, en raison d’une répar��on jugée inéquitable entre ses marges et la rémunéra�on qui leur est reversée. Enfin, citons la filière céréalière française, qui exporte près de 15 millions de tonnes de blé chaque année vers l’Afrique, le Moyen-Orient et la Chine. Il est intéressant de noter que la baisse de 13 % de la produc�on française de blé en 2024 à cause de pluies diluviennes récurrentes, n’a pas causé d’inquiétude à propos de notre sécurité alimentaire, comme cela aurait pu être le cas encore au siècle dernier. Non, la principale crainte que nous cause la détériora�on de ce�e récolte est la perte de marchés étrangers, notamment en Afrique au profit de la Russie, par qui la fourniture de blé est un levier très u�lisé pour gagner des alliés dans le « Sud global ».

Pendant que l’Ukraine, dont les exporta�ons sont ralen�es par le blocus russe en mer Noire, se tourne vers le marché européen vers qui les volumes de blé exportés ont été mul�pliés par dix-sept entre 2023 et 2024, dépassant désormais six millions de tonnes. Une double peine pour les céréaliers français dont la baisse de la produc�on s’accompagne d’une chute de 30 % du cours de blé du fait de ce�e surabondance.

LES DÉFIS ET OPPORTUNITÉS DE L’ACCORD UE-MERCOSUR À la suite de la forte détériora�on des rela�ons économiques et commerciales entre l’Europe et la Russie, et alors que Donald Trump est sur le point de

revenir à la présidence américaine avec la promesse d’instaurer des mesures protec�onnistes, les par�sans d’un accord de libre-échange avec le Mercosur défendent l’urgence pour l’UE de développer des nouveaux marchés à l’exporta�on. Il ne faut en outre pas exagérer les conséquences en terme de pression concurren�elle qu’aurait un tel accord sur le secteur agricole européen. En effet, ce « libre-échange », loin d’être généralisé et dérégulé, ne concernerait que quelques filières, dont les échanges seraient limités par des quotas, et encadrés par des normes sanitaires et environnementales. L’ouverture du marché européen à la viande sud-américaine, principal mo�f d’inquiétude de cet accord, concernerait en réalité moins de 2 % de la viande produite par l’UE, et ces importa�ons seraient condi�onnées au respect de normes sanitaire comme l’interdic�on de l’usage des hormones. C’est le principe des « clauses miroirs » qui suppose que les pays qui exportent vers chez nous respectent les mêmes contraintes que celles imposées à nos producteurs ; bien qu’une stricte applica�on de telles clauses paraisse irréaliste, car il est impossible de contrôler sur place les condi�ons de produc�on.

Ce n’est donc pas seulement l’accord lui-même que dénoncent les agriculteurs français, mais aussi la tendance dans laquelle il s’inscrit. Car il ferait suite à d’autres accords de libre-échange engageant l’UE avec d’autres géants agricoles comme le Canada (« CETA ») en 2016 et la Nouvelle-Zélande en 2023. Sans compter une possible intégra�on de l’Ukraine dans le marché commun européen. Alors que la PAC n’a plus pour priorité de faire croitre, mais de verdir la produc�on agricole européenne souvent au détriment de la produc�vité, les exploitants français dénoncent une concurrence croissante et déloyale. Une inquiétude compréhensible venant d’une profession dont les condi�ons économiques souvent précaires paraissent indignes au regard de son rôle essen�el et de ses condi�ons de travail difficile. Mais le protec�onnisme est-il une solu�on, alors que l’Europe a besoin pour son économie non seulement d’exporter, mais aussi d’importer des ma�ères premières essen�elles comme le lithium, que l’Amérique du Sud est en mesure de lui fournir ?

Ce�e ques�on complexe rappelle malheureusement que les problèmes économiques comme géopoli�ques n’ont que des solu�ons imparfaites, et que les compromis se font souvent au prix de lourds sacrifices.

Ce pour quoi, malgré plus de vingt ans de négocia�ons, c’est dans un contexte conflictuel et douloureux que l’accord de libre-échange UE-Mercosur pourrait entrer en vigueur.

La France rurale ©Unsplash

Revue TB N°10 - 29

ÉCONOMIE

L’Inde Prochaine cheffe de file des États en développement Par Hombeline TREMBLAY - PROMETHEI

"Nous devons faire de l'Inde un pays développé dans les 25 prochaines années, de notre vivant" déclarait Modi en 2022 ©PMI

Ancienne colonie britannique devenue indépendante en 1947, la République de l’Inde s’est développée pour devenir l’une des grandes puissances asia�ques. Au cœur de l’actualité, l’Inde profite de ce�e posi�on pour développer sa poli�que de mul�alignement. De la France où elle était l’invitée d’honneur en 2023 pour le 14 juillet au 16e sommet des BRICS en octobre 2024 dont elle est membre, l’Inde mul�plie les appari�ons sur la scène interna�onale. Parallèlement, elle renforce son marché en a�rant les entreprises. L’enjeu pour elle est de prendre le pas sur la Chine tant sur le plan économique que sur celui de la défense.

30 - Revue TB N°10

LES BRICS COMME VITRINE DE LA VISION INDIENNE DE LA GOUVERNANCE MONDIALE Par�ciper aux BRICS est pour l’Inde le tremplin diploma�que dont elle a besoin pour s’affirmer sur la scène interna�onale. L’une des images du sommet d’octobre est d’ailleurs celle de la grande embrassade entre le premier ministre indien et le président russe, signe d’un sou�en à la Russie malgré la guerre en Ukraine. L’intérêt commun des BRICS est de réformer les ins�tu�ons mul�latérales créées à la sor�e de la seconde guerre mondiale en faveur des États du Nord.

Au-delà, les membres des BRICS eux-mêmes n’ont pas tant d’unité si ce n’est un « ennemi commun » que sont les États occidentaux, ce qui suffit, selon certains

experts, pour forcer l’unité dans un groupe humain.

Pour remplir leur objec�f d’alterna�ve aux modèles occidentaux, les BRICS envisagent d’adopter une monnaie commune pour contester la domina�on du dollar américain dans le commerce et la finance interna�onaux, mais cela supposerait donc une cohésion entre ces États et l’abandon d’une part de leur souveraineté.

Sur ce�e ques�on, l’Inde est plus nuancée. L’État dépend beaucoup de l’Europe économiquement puisque l’Union Européenne est le troisième partenaire commercial de l’Inde et représente 10,8% de son commerce en 2023. Par conséquent, elle ne devrait pas être en faveur de la dollarisa�on bien qu’elle ne veuille pas pour autant s’enfermer dans une alliance de quelques États du Sud contre les pays du Nord. Ainsi, elle ne prend pas posi�on pour une monnaie commune en faveur des BRICS mais reste dans une logique de mul�-alignement. De plus, la no�on de BRICS + a suscité des inquiétudes en Inde qui la voit comme une tenta�ve de la Chine de transformer les BRICS en une plateforme an�-occidentale. Ceci contredit la posi�on de l’État indien pour lequel « les BRICS sont un moyen de défendre sa vision d’une réforme de la gouvernance mondiale », comme l’affirme Isabelle Saint-Mézard, enseignante à l’Inalco et spécialiste des ques�ons de sécurité en Asie du Sud. Dans ce�e perspec�ve, l’Inde adopte donc une posi�on ambiguë, mais très réfléchie, en faveur d’une logique de mul�-alignement.

LA POLITIQUE DE MULTIALIGNEMENT DE L’INDE La stratégie du mul�-alignement suppose de parler avec tous, en dépit des antagonismes comme le montre la poli�que extérieure indienne qui en est l’archétype. En effet, le ministre indien des Affaires étrangères, Subrahmanyan Jaishankar affirme que le monde est mul�polarisé et que choisir un camp n’a pas de sens. Il reproche également aux grandes puissances d’a�endre de l’Inde qu’elle se posi�onne fermement.

Ainsi, l’Inde préfère garder une posi�on ambiguë, bien que réfléchie, lui perme�ant d’interagir avec les différentes puissances. C’est pour cela que l’Inde est à la fois membre de l’Organisa�on de Coopéra�on de Shanghai (OCS) aux côtés de la Russie et de la Chine, et membre du QUAD (dialogue quadrilatéral pour la sécurité) aux côtés des États-Unis, du Japon et de l’Australie. Si l’OCS vise à contrecarrer les États occidentaux, le QUAD est à l’origine une alliance an�chinoise, dont l’Inde s’est chargée d’élargir l’agenda, ne pouvant pas se perme�re une opposi�on frontale à la Chine. Dans ce�e stratégie, comme l’affirme Subrahmanyan Jaishankar, l’Inde se refuse à l’idée d’un monde divisé en deux blocs, d’où le choix d’un mul�alignement, comme le montre le discours de l’Inde à la 79e session de l’Assemblée Générale des Na�ons

Narendra Modi, la Révolu�on Indienne au XXIe siècle ©BRICS

Unies (AGNU). Selon Olivier Guillard, chercheurassocié à l’Ins�tut d’études de géopoli�que appliquée, « la diploma�e de l’Inde a désormais voca�on à être plus écoutée ». Elle a affirmé sa volonté de travailler avec l’ONU pour réformer le système actuel à l’AGNU, sans prise de posi�on franche. Elle y a également men�onné les Sommets de la Voix du Sud Global dans l’organisa�on desquels l’Inde a été impliquée, tâchant de se posi�onner comme prochaine cheffe de file. De plus, elle a pris la présidence du G20 en 2023 pour un an, cons�tuant une grande fierté pour l’Inde et une occasion pour elle d’augmenter son rayonnement à l’interna�onal et de me�re en avant sa culture. Ainsi, bien que la posi�on de l’Inde soit ambiguë, elle lui permet de travailler avec les États du Nord comme du Sud, de sorte à s’affirmer au sein des rela�ons interna�onales.

LA CONCURRENCE POLITIQUE SINOINDIENNE POUR UNE HÉGÉMONIE MONDIALE La Chine est l’actuelle cheffe de file des États en développement, posi�on qu’elle veut conserver, grâce à sa présence sur la scène interna�onale en tant que membre permanent du Conseil de Sécurité, deuxième puissance économique mondiale et par les routes de la soie. L’Inde, alliée de la Chine au sein des BRICS, se Revue TB N°10 - 31

DES RELATIONS FRANCO-INDIENNES FORTES

Le voisin, rival mais aussi partenaire chinois ©BRICS

place donc en concurrence directe avec la Chine sur la scène interna�onale. L’inde a dépassé la Chine sur le plan démographique (1,42 Mds d’habitants en Inde contre 1,41 Mds en Chine en 2023) ce qui pourrait la placer en posi�on de force et sa popula�on n’est pas vieillissante. Les deux États semblent pourtant unis contre les ingérences occidentales en souvenir des récentes invasions coloniale. Pour la première fois en cinq ans, le premier ministre indien �endra une réunion bilatérale avec le président chinois Xi Jinping.

Mais ce n’est pas suffisant pour effacer la concurrence entre ces deux États qui veulent tous les deux devenir la première puissance économique et militaire mondiale. Malgré ce�e ambi�on, l’Inde est ré�cente à signer des Accords de libre-échange qui pourraient pourtant perme�re une hégémonie sur le plan de l’exporta�on (là où la Chine est très présente). Ce�e hégémonie mondiale se retrouve également vis-à-vis du con�nent africain où l’Inde, la Russie et la Chine prennent la place laissée par la France, contrainte de par�r des États africains. Ces nouvelles puissances asia�ques semblent se comporter en Afrique comme des puissances néocoloniales en prenant le pas sur le marché africain.Ces puissances cons�tuent une alterna�ve aux puissances occidentales pour les Etats en développement. C’est ainsi que l’AAGC (Asia-Africa Growth Corridor) a été mis en place par l’Inde et le Japon pour contrer la BRI chinoise (projet de routes de la soie) et sa stratégie du « collier de perles », perçu par l’Inde comme un containment à la chinoise. Ce�e volonté d’hégémonie mondiale semble prendre le pas sur une lu�e conjointe contre les États occidentaux. Au contraire, l’Inde adopte sa propre approche, le mul�alignement, et s’a�ache à entretenir de bonnes rela�ons avec les puissances occidentales telles que la France.

32 - Revue TB N°10

Les deux États mul�plient les visites mutuelles, montrant aux yeux du monde leur proximité. D’aucuns rétorquent que la France agit ainsi également avec d’autres comme la Chine (la visite d’État de Xi Jinping en 2024 lors de l’anniversaire des 60 ans d’ami�é franco-chinoise). Mais pour l’Inde, ce sou�en est d’autant plus fort que la France en a fait l’invitée d’honneur du 14 juillet 2023. A ce�e occasion, 240 militaires indiens ont foulé les pavés des ChampsÉlysées, trois Rafale indiens ont survolé l'avenue et l’Inde était à l’honneur pour la fête na�onale française.

Ce�e représenta�on militaire de l’Inde symbolise le partenariat économique et militaire des deux puissances, l’Etat indien étant un des acheteurs principaux de Rafale en 2023. L’Inde développe la présence française sur son territoire. Le dialecte « français indien » est parlé officiellement dans certaines par�es du pays, principalement dans les anciennes colonies et comptoirs français comme à Pondichéry (Puducherry). De plus, le français est beaucoup enseigné en Inde sur le plan éduca�f en étant la première langue étrangère et avec un large réseau d’Alliances françaises sur le territoire. Le français fait par�e de la culture indienne, ce qui favorise leur lien et jus�fie la rela�on amicale entre le premier ministre indien Modi et le président français. Il était donc bon pour la France que le premier ministre indien Narendra Modi soit réélu, ce qui a été fait en juin 2024.

LES ÉLECTIONS INDIENNES Mais ce�e réélec�on pour un troisième mandat consécu�f suscite certaines cri�ques. En effet, si certains États, dont la France, con�nuent de se référer à l’Inde comme la « plus grande démocra�e du monde » (sur le plan démographique), des observateurs pointent une « dérive autoritaire » de l'Inde qui s'éloignerait des standards démocra�ques que les États du Nord, à commencer par la France, entendent défendre et faire respecter. Il est ainsi reproché au régime indien d’exercer un contrôle accru des médias en recourant aux lois pénales envers les journalistes.

C’est ce qu’affirme Kunal Majumder, le représentant du Comité de protec�on des journalistes en Inde.

Selon le politologue spécialiste de l’Inde Christophe Jaffrelot, la Cour suprême verrait, elle, son indépendance affaiblie. En effet, même si elle commence à prendre posi�on contre le régime sur l’illégalité des financements des élec�ons en 2024, les effets de ce�e contesta�on se voient limités par la présence d’autres canaux de financement qui perpétuent l’illégalité. De plus, depuis quelques années le pays connaît une flambée du na�onalisme dont le premier ministre indien est l'un des chefs de file. Les opposants au régime risquent des poursuites

Implantée sur le con�nent Eurasia�que et bordant l’Océan Indien, l’Inde occupe une place stratégique à l’Interna�onal depuis des siècles ©Arcgis

pénales, comme en témoigne l’arresta�on du chef de gouvernement de l’État de Delhi. Mais ce�e flambée na�onaliste concerne un grand nombre d'États dans le monde et n'est pas étrangère au développement de pra�ques autoritaires. Sur ce point, l'Inde con�nue d'être surveillée par les États du Nord, ce qui cons�tue un enjeu diploma�que pour le régime de Modi qui doit donner des garan�es de démocra�e à ses partenaires occidentaux.

UNE DÉPENDANCE DE L’INDE VIS-ÀVIS DE LA RUSSIE DANS LE DOMAINE DE LA DÉFENSE Pour cela, l’hégémonie indienne doit être également militaire. Or, sur ce point, elle est dépendante d’autres puissances. Aujourd’hui, un conglomérat russo-indien existe dans le domaine de la Défense, l’Inde étant dépendante pour beaucoup de l’armement russe. En 2020, 70 à 85% des principaux systèmes d’armes indiennes étaient d’origine russe et entre 2018 et 2022 la Russie représentait 45% des importa�ons d’armements indiens (la France se situe juste derrière, représentant 28,6%). L’Inde s’a�ache à rester proche de cet État en acceptant par exemple de venir au BRICS et en embrassant le président russe à son arrivée.

Agissant ainsi, l’Inde sou�ent la Russie sur le conflit en Ukraine, semblant le considérer comme un conflit régional davantage qu’une véritable menace pour l’ordre interna�onal. Mais, toujours dans une logique de mul�-alignement, l’Inde diversifie des sources d’armement (Israël, États-Unis, France, Allemagne).

Toutefois, les armes russes sont moins chères que les armes occidentales, et la Russie est généreuse sur les transferts technologiques. Ainsi, s’il y a une volonté de l’Inde de diversifier ses partenaires de défense comme pour les importa�ons d’armements, ce�e diversifica�on se fait lentement. Mais ce�e posi�on lui permet de jus�fier sa tenta�ve de s'affirmer comme ar�san de la paix dans le conflit russo-ukrainien. Elle a

récemment parlé du conflit avec le président Pou�ne et avec le président Zelensky. Ce rôle de médiateur est le même que veut avoir la Chine, également proche du président Pou�ne, et qui développe son armée, synonyme d’une concurrence sino-indienne. L’Inde est ainsi très regardée dans le domaine de la Défense dont elle est un acteur important. Mais les lecteurs ne doivent pas oublier que l’Inde s’oppose à une conven�on SALA (Systèmes d’Armes Létales Autonomes) encadrant les armes autonomes demandée par de nombreux États, occidentaux et du Sud. Elle risque alors de s’isoler, ce qui serait mauvais pour ses ambi�ons. Il faudra donc regarder l’évolu�on de la posi�on de l’Inde sur ce�e ques�on.

DES TENSIONS SINO-INDIENNES DANS LE DOMAINE DE LA DÉFENSE Le développement militaire chinois pourrait se répercuter sur les rela�ons sino-indiennes, aujourd’hui tendues notamment avec la ques�on de la fron�ère de l’Himalaya, imposée par les Britanniques en 1914, que les deux États ont en commun. Elle est un réservoir d’eau douce important, ce qui la rend a�rac�ve. La Chine n’y a jamais consen� et cherche à en modifier le statu quo, ce qui a considérablement nui aux rela�ons bilatérales entre ces deux pays. La mort de 20 soldats indiens en juin 2020 n’a pas aidé à améliorer la situa�on, en endommageant considérablement l’opinion publique indienne envers la Chine. C’est sur ces tensions que se joue le rapprochement des États-Unis avec l’Inde dans le QUAD, dans l’op�que de créer un bloc an�-Chine qui contribue ainsi à la polarisa�on des rela�ons interna�onales. Toutefois, sur ce�e ques�on, une avancée semble possible. En effet, pour la première fois en cinq ans, le premier ministre Modi et le président Xi Jinping ont tenu une réunion bilatérale, quelques jours après avoir conclu, le 21 octobre, un accord sur le rétablissement des patrouilles au Ladakh, Revue TB N°10 - 33

perme�ant aux troupes de se re�rer. Une image symbolique a même été celle de soldats chinois offrant des cadeaux aux soldats indiens lors de la fête indienne Divali. Néanmoins, le conflit transfrontalier est loin d’être terminé, les deux pays restant en état d’alerte le long de la fron�ère, avec un déploiement militaire renforcé.

L’IMPORTANCE DE LA RÉGION INDOPACIFIQUE L’Inde a d’autant plus intérêt à renforcer sa puissance militaire qu’elle appar�ent, comme la Chine, à la région Indopacifique, devenue le nouvel épicentre des rela�ons commerciales, diploma�ques et militaires de la planète. Pour l’Occident, l’Inde est un contrepoids à la Chine dans l’Indopacifique. Ainsi, elle en devient un partenaire de choix pour ces puissances du Nord.

L’Inde est un partenaire stratégique de la France depuis longtemps. La France, qui possède dans l’océan Indien la plus grande part de ses ZEE (zones économiques exclusives), veut par là se protéger de l’expansion de la puissance chinoise qui inquiète également l’Inde. Toujours dans ce�e logique de mul�alignement, l’Inde et la France ont élaboré une stratégie conjointe de Défense adoptée en 2019 et qui s’est étoffée en 2022 d’une feuille de route sur l’économie bleue et la gouvernance des océans. Les deux États réalisent également des entraînements communs, la France accueillant des soldats indiens pour les former. Ce�e collabora�on militaire francoindienne est également étroitement liée au commerce entre les deux États, notamment par la conclusion de contrats de vente d’armement de la France vers l’Inde et l’installa�on d’entreprises militaires françaises en Inde.

L’INDE, LE LABORATOIRE DU MONDE L’Inde est considérée comme le laboratoire du monde. Second producteur au monde de médicaments, devenue le plus grand pôle pharmaceu�que d’Asie en à peine 40 ans, l’Inde fabrique les principes ac�fs de médicaments. Près de 30 % des médicaments et 40% des vaccins sont importés d'Inde et sont, pour l’essen�el, produits à Hyderabad où se trouvent les usines des géants pharmaceu�ques du monde en�er comme Sanofi, Maylan ou Pfizer. C’est une fierté pour l’Inde de fournir les grandes puissances occidentales qui dépendent ainsi de la puissance asia�que. C’est en lien direct avec la fabrica�on du Doliprane qui anime l’actualité française et cela soulève la ques�on de la souveraineté sanitaire. L’Inde veut con�nuer à développer ce secteur, en construisant la Pharma City, pourtant véritable catastrophe écologique, humaine et 34 - Revue TB N°10

40 % des vaccins sont importés d’Inde (ici à Hyderabad)

sanitaire. L’Inde veut en effet devenir le premier producteur de médicaments au monde avant 2030 et dépasser son concurrent chinois.

LA POLITIQUE INDIENNE D’ATTRACTION DES ENTREPRISES POUR RENFORCER SON MARCHÉ « L’Inde d’aujourd’hui, c’est la Chine d’il y a vingt ans, c’est un marché énorme ». C’est ce qu’affirme S. Wa�er, responsable de la filiale d’Axon’Cable qui a fourni les câbles pour la mission spa�ale indienne du pôle Sud Lune. Le marché indien est en effet très convoité, avec 1,4 milliards d’habitants et une croissance moyenne de 7,3% sur les vingt dernières années. L’Inde souhaite en �rer par�, en réformant son cadre économique et réglementaire en vue de renforcer son a�rac�vité. Elle a lancé une large poli�que, dépensant des milliards de dollars, pour a�rer sur son territoire les entreprises étrangères (notamment françaises, mais également allemandes ou états-uniennes). Elle est désormais le 3e marché de l’avia�on civile derrière les États-Unis et la Chine et veut con�nuer à développer son secteur aéronau�que. Ce secteur représente une part essen�elle des exporta�ons françaises vers l’Inde. En 2023 a été conclu le « contrat du siècle » grâce à une commande de 250 Airbus par Tata et environ 80% des avions indiens sont équipés par des moteurs Safran. La pénétra�on du marché par les entreprises françaises, qui inves�ssent dans le pays en forma�on des pilotes et en produc�on industrielle, est favorisée, ce qui s’inscrit dans la poli�que du « Make in India ». Ce�e poli�que consiste à u�liser les matériaux indiens pour fabriquer des produits indiens. On le retrouve dans l’automobile avec Renault qui a fabriqué une voiture à 98% faite avec des matériaux locaux et pas chers. Ce�e

poli�que vise à remplacer la Chine dans les chaînes de produc�on et comme usine du monde (la Chine veut se débarrasser de ce�e image également). Dans le cadre de ce�e poli�que, les autorités indiennes imposent la cons�tu�on de co-entreprises avec des partenaires indiens et des transferts de technologies, d’où le sou�en de la France vers la forma�on d’un foyer aéronau�que français. On observe ce constat dans d’autres secteurs comme le secteur naval. Ainsi, du 4 au 7 novembre 2024 s’est tenue la 29e édi�on du premier salon mondial du naval de défense EURONAVAL à Paris, dont l’Inde était l’un des 104 invités. Les entreprises françaises et indiennes ont pu échanger sur leurs produits dans l’objec�f de conclure de nouveaux contrats. C’est le cas de Naval group qui négocie avec l’Inde pour trois Scorpène (sous-marin à propulsion classique) supplémentaires. Encore récemment, le Groupement des industries françaises aéronau�ques et spa�ales (plus de 300 sociétés) a fait une visite en Inde perme�ant à plusieurs PME de se lancer. Plus de 700 entreprises françaises sont déjà implantées en Inde (Ladurée, Decathlon, Renault, Carrefour) mais la France n’est qu’au 11e rang des inves�sseurs étrangers. La difficulté réside dans les monopoles indiens. En effet, malgré sa large poli�que d’a�rac�vité, l’Inde garde l’image d’un marché difficile d’accès en raison des monopoles de certains conglomérats (Tata, Reliance, Adani) dominant l’économie indienne et le marché indien.

CONCLUSION Ainsi, l’Inde d’aujourd’hui est la Chine d’il y a vingt ans. Son développement suit celui de son alliée et concurrente. Elle possède un énorme marché, développe sa produc�on et a�re les entreprises sur son territoire. Elle défend une ambi�on similaire de devenir la première grande puissance en s’imposant poli�quement et économiquement. Si elle n’a pas les mêmes moyens que sa voisine, l’Inde a cet avantage d’entretenir des rela�ons avec tous les États, lui perme�ant d’avoir des sou�ens nécessaires pour réaliser son ambi�on, d’où son intérêt d’avoir des liens forts avec la France. Cependant, ces liens mul�latéraux restent aussi soumis aux chefs d’État eux-mêmes. Les Etats-Unis ont un nouveau président peu enclin aux rela�ons mul�latérales et la France aura en 2026 un nouveau président, pour ne prendre que ces exemples. La Chine reste, elle, une concurrente redoutable, que la seule volonté de l’Inde ne suffira pas à dépasser. Du moins, il est indéniable que l’Inde est amenée à jouer un rôle de premier plan interna�onal, comme cheffe de file ou comme troublefête ?

« L’Inde d’aujourd’hui c’est la Chine d’il y a 20 ans » ©Reuters

Revue TB N°10 - 35

GÉOPOLITIQUE

Vénézuéla La géopolitique du pétrole en Amérique Latine Par Maxime BERGERON - Etudiant en master rela�ons interna�onales à Sciences-Po

Nicolás Maduro, président du Venezuela au gré des tempêtes ©Ge�y Image

En 1963, le Monde Diploma�que �trait « Grâce à l’or noir, la balance commerciale du Venezuela est largement excédentaire ». À l’époque, le pétrole cons�tue 90 à 95 % des exporta�ons du pays, et un bolivar vaut 3,35 dollars… contre 0,022 aujourd’hui.

L’histoire moderne de « La pe�te Venise » est étroitement liée à celle de sa précieuse ressource. Il faut dire que ses réserves, en majorité situées sous le lac Maracaibo dans le nord-ouest, sont les plus conséquentes du monde. Avec 298 milliards de barils, on y trouve 18 % de l’or noir non extrait.

Pourtant, faute d’une exploita�on complexe, d’une mauvaise ges�on et des sanc�ons interna�onales, le pays ne pointe qu’à la 21e place des exportateurs de pétrole. Ce�e apparente anomalie reflète en réalité les immenses difficultés du Venezuela. Selon le FMI, 36 - Revue TB N°10

l’infla�on s’élevait à 2700 % en 2021, avec un pic à plus de 100 000 % en 2018. À l’heure actuelle, un quart de la popula�on a fui, et la pauvreté touche 8 habitants sur 10.

Une lueur d’espoir brille malgré tout outreAtlan�que. Dès 2022, après le déclenchement de la guerre en Ukraine, Européens et Américains cherchent à diversifier leurs approvisionnements en pétrole.

Leurs regards se tournent alors vers celui qui était considéré comme le paria d’Amérique la�ne depuis 2018. Les effets de ce revirement se font déjà sen�r sur la société vénézuélienne, mais la crise économique et poli�que reste profonde, au point que certains craignent un débordement en dehors des fron�ères.

Les ingérences américaines y côtoient influences russes et inves�ssements chinois. Le conflit latent avec

le Guyana menace d’exploser, alors que les fron�ères avec la Colombie sont chaque jour plus périlleuses.

Loin d’un simple différend na�onal, la situa�on présente de mul�ples face�es géopoli�ques.

D’HUGO CHÁVEZ À NICOLAS MADURO Pour bien comprendre, il faut revenir en 1997, quand Hugo Chávez fonde le Par� socialiste unifié du Venezuela (PSUV). Proposant un socialisme adapté au contexte économique du XXIe siècle. Il devient Président de la République en 1999. Rapidement, il na�onalise plusieurs pans de l’économie. Il fait de PDVSA son fer de lance en nommant à sa tête Rafael Ramírez. Grâce à la redistribu�on de la rente pétrolière au travers de vastes plans sociaux, il permet à Caracas de se placer en tête des économies d’Amérique du Sud. Les inégalités reculent et l’alphabé�sa�on progresse.

Les premières difficultés apparaissent à par�r de 2008, lorsque la crise provoque une baisse du cours du pétrole. À la mort de Chávez en 2013, Nicolás Maduro, lui succède. Mais dès 2014, le prix du baril tombe à nouveau, en par�e du fait de l’augmenta�on de la produc�on américaine de pétrole de schiste. En 2015, il passe sous les 50 $, contre 145 $ en 2008. C’est dans ce contexte que se �ennent les élec�ons législa�ves, remportées par l’opposi�on. L’impasse économique se double d’une bipolarisa�on poli�que.

Les manifesta�ons se mul�plient. Les forces policières, aux mains de l’exécu�f, sont accusées d’exac�ons. 131 manifestants sont tués en 2015.

L’année suivante, alors que le parlement entame une procédure de des�tu�on contre l’avis du tribunal suprême de jus�ce, Maduro dénonce un « Coup d’État parlementaire ». Le 5 aout 2017, la procureure Luisa Ortega Diaz, qui enquêtait sur les abus des forces de l’ordre, est limogée par le Président. Selon L’ONU, 5 000 Vénézuéliens auraient subi des exécu�ons extrajudiciaires entre 2015 et 2017.

SOUS LE COUP DES SANCTIONS À ce stade, la situa�on prend une tournure géopoli�que. Le 7 aout, douze pays d’Amérique la�ne et le Canada fondent le Groupe de Lima pour forcer un changement de régime. Les États-Unis, qui appliquent des sanc�ons limitées pour « viola�on des droits humains » depuis 2015, montent le ton : le 25 aout, John Bolton, conseiller à la sécurité na�onale, impose de nouvelles mesures coerci�ves. Les gels d’avoirs, et les barrières qui empêchent l’accès aux marchés financiers sont assor�s du blocage des dividendes en provenance de filiales implantées à l’étranger. La de�e quintuple dans l’année. Plusieurs agences annoncent le défaut de paiement, entrainant l’explosion de

Le groupe de Lima cherche à renverser Maduro depuis 2017 ©Reuters

l’infla�on. En face, le virage autoritaire de Maduro s’accentue. Rafael Ramírez, pourtant Chaviste, cri�que l’exécu�f. Il est accusé de corrup�on et se réfugie en Italie.

Durant l’élec�on présiden�elle de 2018 remportée par Maduro, dont l’irrégularité est pointée par de nombreux observateurs, l’absten�on dépasse les 50 %. Le groupe de Lima pousse Juan Guaidó, président du parlement, à prendre la tête du pays. Le 23 janvier 2019, J. Guaidó s’autoproclame « président en exercice » et est immédiatement reconnu par les États-Unis. Très vite, le Canada, la Colombie ou encore l’UE emboitent le pas. Le 30 avril, il tente un coup d’État avec l’appui de la Maison-Blanche. Surnommée « opéra�on liberté », l’opéra�on se solde par un échec, faute de sou�en au sein de l’armée.

J. Guaidó reste dans son pays jusqu’en 2023. Ce�e année-là, il s’exile en Floride après avoir été lâchée par de nombreux sou�ens na�onaux et interna�onaux. Il est aujourd’hui sous le coup d’un mandat d’arrêt de son pays natal.

C’est la période noire pour les Vénézuéliens. D’une part, les sanc�ons des États-Unis, accompagnées par celles de l’UE et du Groupe de Lima, causent l’agonie de l’économie. Le pétrole, structurellement si important, est placé sous embargo américain. Ce�e décision menace de représailles toute entreprise, quelle que soit sa na�onalité, de faire affaire avec PDVSA. La de�e grimpe à 330 % du PIB en 2020 tandis que la pauvreté explose. D’autre part, le régime de Maduro se durcit encore. Les viola�ons des droits humains se mul�plient : dispari�ons forcées, exécu�ons, déten�ons arbitraires. Deux unités, le SEBIN et la DGICM sont pointés du doigt pour avoir monté des centres de déten�on informels.

Revue TB N°10 - 37

REPOSITIONNEMENT GÉOPOLITIQUE En 2013, le Venezuela suspend sa ra�fica�on de la conven�on américaine sur les droits de l’homme. Le pays est exclu du Mercosur en 2016. Face à ce défi, renforcé trois ans plus tard par l’embargo, le président vénézuélien se tourne vers les états suscep�bles de bien vouloir contourner les sanc�ons. Ainsi, les rela�ons sont approfondies avec la Russie, la Chine ou encore l’Iran. Sur ce point, Maduro n’innove pas complètement. Dans la lignée du Chavisme, qui prônait la coopéra�on Sud-Sud, il est déjà en contact avec chacune de ces puissances. Il s’était par exemple rendu en Russie en 2013 avant de perme�re l’organisa�on du premier congrès pétrolier RussieVenezuela. Fort de l’expérience acquise en tant que ministre des Affaires étrangères, il avait également renforcé ses contacts avec l’Iran lorsqu’Hassan Rohani avait succédé à Mahmud Ahmadinejad en 2013. De la même manière, il avait �ssé des liens avec la Chine, l’Égypte ou encore l’Inde dès son accession au pouvoir.

Ces partenariats stratégiques changent néanmoins de dimension avec l’intensifica�on de sanc�ons américaines. Le cas russe est par�culièrement parlant.

En mars 2022, Reuters dévoile que la produc�on de PDVSA est soutenue par plusieurs entreprises russes, notamment Roszarubezhne�. À date de l’ar�cle, celleci produisait 125 000 barils par jour au pays de Bolivar, soit l’équivalent de 16 % de la produc�on totale. Or, ce�e entreprise dépend du ministère russe du Développement économique. Elle-même visée par des sanc�ons occidentales, la Russie a tout autant à gagner de ce rapprochement.

Par ailleurs, en 2017, le Venezuela rejoint le programme chinois des nouvelles routes de la soie. À la recherche de liquidités et ne pouvant plus emprunter, le gouvernement de Maduro saisit les opportunités de prêts offertes par Pékin. Au Conseil de sécurité de l’ONU, la Chine s’oppose à « l’u�lisa�on de ce qu’on appelle la ques�on humanitaire pour a�eindre des buts poli�ques », dénonçant la pression

mise par Washington. En 2024, la Chine fournit l’essen�el des importa�ons vénézuéliennes. En 2022, Caracas s’entend avec Téhéran pour renforcer la coopéra�on sur les 20 prochaines années. Les rela�ons progressent également, sans toutefois jusqu’au contournement de l’embargo, avec l’Inde, la Turquie, ou encore l’Égypte.

RETOUR EN GRÂCE L’invasion de l’Ukraine en février 2022 provoque un bouleversement mondial. Au même �tre que le Venezuela, la Russie est déclarée persona non grata par une par�e de la planète. La priorisa�on n’est en revanche pas la même : l’ampleur de la crise ukrainienne capte l’a�en�on des Occidentaux. Le plafonnement du prix du baril russe est décrété par le G7 et l’Australie en fin d’année. Ce choix, bien que contourné, génère une réduc�on des importa�ons de pétrole russe. Pour la surmonter, les regards se focalisent à nouveau vers Caracas. Loin d’une décision précipitée, les contraintes imposées à la Russie ont été largement an�cipées. De fait, une déléga�on de Washington se rend au palais de Miraflores dès le 7 mars 2022. À par�r d’octobre 2022, les États-Unis et l’Union européenne lèvent progressivement les sanc�ons, tant sur le plan bancaire qu’énergé�que. Ces assouplissements se font dans le cadre d’un deal incluant la tenue d’élec�ons libres en 2024.

Rapidement, les exporta�ons à des�na�on des ÉtatsUnis, de l’Espagne ou encore de l’Inde redécollent, la Chine restant la première des�na�on d’or noir.

L’infla�on et la de�e diminuent. Le compte courant repasse dans le vert. Cela dit, Force est de constater que la stratégie de diversifica�on portait ses fruits dès 2020 selon les indicateurs macros. Les échanges commerciaux avec les puissances occidentales demeurent minoritaires. Les avancées sont avant tout poli�ques, à l’image de la poignée de main entre E. Macron et N. Maduro lors de la COP27.

Le Pétrole rapproche les hommes ©COP27

INSTABILITÉ PERSISTANTE Malgré ce�e embellie, les indicateurs restent préoccupants. Le PIB par habitant est le 5e pire du con�nent, l’IDH est le plus bas d’Amérique du Sud, et l’exode des popula�ons est ver�gineux. Les départs se font dans l’insécurité, en par�culier à la fron�ère colombienne. Là, les migrants sont soumis à l’emprise de milices FARCS dissidentes rejetant la paix avec le pouvoir colombien. L’Armée de libéra�on na�onale étend ainsi la révolu�on sur le sol vénézuélien. Le trafic d’êtres humains, à commencer par l’exploita�on sexuelle des adolescentes, est commun dans les zones sous contrôle des gangs criminels. Les voies de migra�ons non conven�onnelles, « truchas », sont pour la plupart sous leur surveillance. À l’Est, les rela�ons avec le Guyana sont en dents de scie. Les deux états se disputent la souveraineté de l’Essequibo, qui regorge de ressources naturelles.

Malgré un accord conclu en décembre 2023, Caracas renforce sa présence militaire à la fron�ère en mai dernier. En réponse, Joe Biden augmente l’aide à la sécurité du gouvernement guyanais. La Chine, présente dans les deux pays via ses inves�ssements, tente de maintenir le statu quo, tout comme les médiateurs colombiens et mexicains, deux État gouvernés par la gauche.

Poli�quement, le scénario de 2018 semble se répéter. Les élec�ons de 2024 donnent N. Maduro vainqueur avec 51 % des voix. L’opposi�on, menée par Edmundo González, dénonce une fraude suite à l’absence des procès-verbaux. 27 personnes perdent la vie dans les manifesta�ons qui s’en suivent. La Chine et la Russie félicitent rapidement N. Maduro tandis que les États-Unis, le Pérou ou encore l’Union européenne reconnaissent Edmundo González, exilé en Espagne, en tant que « président élu ». La Maison-Blanche et le Conseil de l’UE renforcent à nouveau les sanc�ons, bien qu’elles restent inférieures à celles de la période 2019-2022. Même le Brésil, pourtant passé à gauche depuis l’élec�on de Lula, tourne le dos au Venezuela en me�ant son véto à son entrée au sein des BRICS.

CONCLUSION La dynamique est donc une fois de plus à l’accroissement des tensions internes et externes.

Engagé dans une tenta�ve de « socialisme du XXIe siècle » dont l’exécu�f a dévié vers l’autoritarisme, plombé économiquement par le cours du pétrole et les sanc�ons interna�onales, le Venezuela se trouve en condi�on délicate. La popula�on se trouve entre le marteau et l’enclume. Sa recherche d’alliés, certes guidée par l’« ins�nct de survie » s’inscrit aussi dans un courant « an�impérialiste ». En ce sens, le Venezuela semble être le reflet d’une polarisa�on croissante à l’échelle mondiale, bien qu’un basculement en interne puisse

% De foyers sous le seuil de pauvreté et en état de pauvreté extrême 2002 à 2023

reba�re les cartes à tout moment. Quoiqu’il en soit, il s’agit là d’une poudrière soumise à des enjeux géographiques, géopoli�ques, économiques et poli�ques. Rappelons que le pétrole est inflammable.

NOTES A R. 1963. Grâce à l’or noir, la balance commerciale est largement excédentaire. Le Monde diploma�que [en ligne]. 1 juillet 1963.

BRUN Elodie, 2014. Une con�nuité à toute épreuve : la poli�que étrangère de Nicolás Maduro. Sciences po archives [en ligne]. 17 juin 2014.

DABÈNE Olivier, 2019. Venezuela : l’élec�on présiden�elle du 20 mai 2018. Les Études du CERI. No 239-240, p. 75. DOI 10.25647/etudesduceri.239240.17.

FERNANDEZ Alicia, 2020. La Chine demeure ambigüe et pragma�que dans la crise au Venezuela.

DUBOSC, Audrey (trad.), Observatoire Français des Nouvelles Routes de la Soie [en ligne]. 10 avril 2020.

MARJOLET Iris, 2015. Pétrole et gaz au Venezuela.

Outre-Terre. Vol. 43, no 2, pp. 177-182. DOI 10.3917/ oute1.043.0177.

Situa�on économique du Venezuela -, 2021Direc�on générale du Trésor [en ligne].

TIMOFEEV Ivan. US Sanc�ons Against Venezuela: A Temporary Easing? Russian council [en ligne].

ULMER Alexandra et PARRAGA, Marianna, 2022.

Russian oil firm shuffles Venezuela assets as sanc�ons bite | Reuters. Reuters [en ligne]. 29 mars 2022.

Venezuela: UN report urges accountability for crimes against humanity, 2020OHCHR [en ligne].

VIERA Erwin, 2007. Venezuela : l’alliance iranienne.

Outre-Terre. Vol. 18, no 1, pp. 383-392. DOI 10.3917/ oute.018.0383.

Revue TB N°10 - 39

Place Bolivar à Maracay, Venezuela ©Unsplash

Revue TB N°10 - 41

SOCIÉTÉ

La domination coréenne face aux ambitions chinoises L’e-sport comme terrain de soft power Par Ma�eo CARVALHEIRO � PROMETHEI

SK Telecom T1, équipe embléma�que de la scène League of Legends ©T1

L’e-sport, ou sport électronique, autrefois perçu comme un simple diver�ssement, est désormais un acteur clé du paysage géopoli�que et culturel mondial, s’imposant aux côtés des sports tradi�onnels en termes de légi�mité et d’influence. La Corée du Sud, pionnière dans ce domaine, a su faire de l’e-sport un instrument stratégique pour renforcer son rayonnement interna�onal. De son côté, la Chine, consciente de l'importance de ce�e discipline, déploie des efforts considérables pour ra�raper son retard et s’imposer comme un leader mondial. Dans ce contexte, les équipes d’e-sport, souvent soutenues par 42 - Revue TB N°10

des conglomérats industriels, jouent un rôle central en tant que vitrines commerciales, fusionnant sport, marke�ng et stratégie de so� power pour promouvoir l'image de leurs pays et entreprises sur la scène interna�onale.

L’E-SPORT : UNE INDUSTRIE EN PLEINE EXPANSION ET UN PHÉNOMÈNE GLOBAL L’e-sport, représente l’univers compé��f des jeux vidéo, où des joueurs, seuls ou en équipe, s'affrontent

en ligne (à distance) ou en LAN party (en présen�el) via des ordinateurs ou des consoles. "L’e-sport est la convergence ul�me entre technologie, culture et compé��on," explique Brendan Donohue, directeur général de la NBA 2K League (coentreprise de ligue d'esports entre la Na�onal Basketball Associa�on (NBA) et Take-Two Interac�ve). Bien qu'il ait émergé dans les années 1980 avec les premiers jeux mul�joueurs, l’e-sport prend véritablement son essor avec l’avènement d’Internet dans les années 1990, marquant le début de sa transforma�on en une industrie professionnelle et un phénomène culturel mondial. L’histoire de l’e-sport commence réellement à la fin des années 1990, avec la naissance des premières compé��ons de jeux vidéo. En 1997, la créa�on de la Cyberathlete Professional League (CPL) à Dallas aux États-Unis marque un tournant décisif. Cet événement inaugure une nouvelle ère pour l'e-sport, avec la structura�on de tournois à échelle mondiale, a�rant une audience toujours plus large. En 2000, la CPL organise le premier tournoi majeur de Quake qui offre des récompenses en argent aux joueurs, un signe précurseur de la professionnalisa�on à venir. Le développement d'Internet dans les années 1990 a permis de connecter des joueurs du monde en�er et d’autres compé��ons, comme les World Cyber Games (WCG) lancées en 2000, vont rapidement faire croître la popularité de l’e-sport. Ces événements ini�aux ont jeté les bases d'une industrie en pleine expansion, favorisant l’émergence de joueurs professionnels et de nouvelles opportunités économiques.

L’année 2008 marque un tournant décisif avec la fonda�on de la Fédéra�on Interna�onale d’E-sport (IeSF) par neuf pays, dont la Corée du Sud et l’Allemagne. Ce�e organisa�on visait à standardiser les règles de l’e-sport et à favoriser son développement à l'échelle mondiale. La naissance de l'IeSF formalise l’esport comme un sport à part en�ère, renforçant son statut de discipline compé��ve structurée. Au même moment, des jeux tels que League of Legends (LoL), Dota 2, et Counter-Strike: Global Offensive (CS:GO) connaissent un succès fulgurant. Ces �tres, joués par des millions de personnes, sont devenus des piliers de l’e-sport. League of Legends, en par�culier, a connu une ascension excep�onnelle, devenant l'un des jeux les plus joués et regardés au monde, avec une audience de plus de 100 millions de joueurs ac�fs par mois en 2023. Ces jeux ont permis de construire l’ossature de l’industrie de l’e-sport moderne. L’e-sport se popularise d’autant plus en 2010 suite à l’avènement de plateformes de streaming comme Twitch et Youtube qui ont joué un rôle fondamental dans la démocra�sa�on de ce�e discipline. Par exemple, les Worlds de League of Legends 2024 ont a�ré plus de 7 millions de spectateurs simultanés lors de leur finale, un chiffre comparable à celui de certains événements spor�fs majeurs. Ce phénomène a permis de transformer l’e-sport d’une niche à un spectacle

Des joueurs élevés au rang de « stars » ©DreamHack

mondial, rivalisant avec les grandes comp�ons tradi�onnelles.

"Quand un match d’e-sport rassemble plus de spectateurs qu’une finale de la NBA, il est clair que nous ne parlons plus d’un simple passe-temps" Nate Nanzer, ancien directeur des sports électroniques chez Activision Blizzard.

L’ascension de l’e-sport ne se limite pas à sa dimension compé��ve. Le phénomène dépasse les fron�ères géographiques et culturelles, et devient un vecteur de so� power pour certains pays. La Corée du Sud, pionnière dans le domaine, illustre la professionnalisa�on de l’e-sport, où un simple loisir est devenu une industrie structurée et pres�gieuse.

Avec des infrastructures spécialisées, des équipes de renom telles que T1 et Gen.G, et des événements majeurs comme les Worlds de League of Legends, le Revue TB N°10 - 43

pays a transformé l’e-sport en une véritable carrière.

Ce�e évolu�on repose sur une organisa�on rigoureuse incluant des équipes na�onales, des ligues officielles, et un sou�en ins�tu�onnel, renforçant le statut de l’e-sport comme un symbole de son excellence technologique et compé��ve à l’échelle mondiale. La Chine, quant à elle, se posi�onne comme un acteur majeur de l’e-sport mondial, avec des entreprises comme Tencent et NetEase qui dominent non seulement le marché des jeux vidéo, mais également celui de l’e-sport. En 2022, la Chine a généré environ 410 millions de dollars de revenus issus de l’e-sport, représentant près de 30% du marché mondial. Ce�e émergence a propulsé des équipes comme Invictus Gaming et Royal Never Give Up sur la scène interna�onale. Ces deux puissances asia�ques, tout en étant des rivales dans le domaine de l’e-sport, u�lisent ce�e discipline pour renforcer leur image à travers le monde, créant ainsi un terrain de compé��on stratégique qui va au-delà du simple jeu vidéo.

Aujourd'hui, l’e-sport est un phénomène global qui rivalise avec les plus grands événements spor�fs tradi�onnels. Selon une étude de Newzoo, l'industrie de l’e-sport a généré 1,38 milliard de dollars de revenus en 2022, et devrait dépasser les 1,9 milliard de dollars d'ici 2025. Des compé��ons comme The Interna�onal de Dota 2 ou les Worlds de League of Legends a�rent des millions de spectateurs en ligne et en présen�el. Ces événements se déroulent dans des arènes mythiques de villes comme Londres, Séoul et Los Angeles, et sont diffusés dans des centaines de pays à travers le monde, souvent en direct, ce qui permet de toucher une audience globale. L’e-sport crée une véritable communauté interna�onale de fans, unis par leur passion pour les jeux vidéo et la compé��on. Il a aussi transformé le jeu vidéo en un

véritable vecteur d’influence culturelle, avec un impact sur les médias, les marques, et même la diploma�e.

LES ÉQUIPES D’E-SPORT : ENTRE COMPÉTITION ET VITRINE COMMERCIALE L'e-sport, en plus de son ascension en tant que discipline compé��ve mondiale, joue un rôle central dans la stratégie de communica�on des marques interna�onales. Avec l'évolu�on rapide de l'industrie, l'e-sport devient bien plus qu'une simple compé��on : il se transforme en un ou�l marke�ng puissant, capable d'a�rer un public jeune, connecté et influent.

Les événements d’e-sport s'adressent principalement à une généra�on de jeunes adultes, âgés de 18 à 34 ans, qui représentent environ 75% des spectateurs de ces événements. Ce groupe démographique est par�culièrement ac�f sur les plateformes numériques comme Twitch, YouTube, et TikTok, où il consomme une grande par�e de son contenu. Selon une étude de Newzoo (2023), l’audience mondiale de l’e-sport est es�mée à plus de 500 millions de spectateurs, dont près de 40% sont des spectateurs réguliers. Ce public, difficile à a�eindre par les médias tradi�onnels comme la télévision ou la presse écrite, est très sensible aux nouvelles technologies et affiche un pouvoir d'achat croissant. Cela fait de lui un segment par�culièrement prisé par les marques cherchant à se posi�onner auprès de consommateurs aver�s et friands de gadgets high-tech. Les entreprises choisissent de s'associer à des équipes et des événements d'e-sport pour maximiser leur visibilité, en par�culier parmi ce�e popula�on jeune et influente. "Dans l’e-sport, chaque équipe est une plateforme média�que en soi, un canal direct vers une audience jeune et connectée,"

Samsung Electronics, grand sponsor de l’e-sport ©Samsung

44 - Revue TB N°10

explique Joost van Dreunen, auteur de One Up: Crea�vity, Compe��on, and the Global Business of Video Games. Les équipes d’e-sport ne se contentent pas de représenter des clubs spor�fs ; elles servent de véritables vitrines commerciales pour leurs sponsors.

Les entreprises comme Samsung, Intel, AMD, ou encore Razer sont des partenaires essen�els, associant leur image à des événements et équipes de haut niveau pour me�re en avant leurs produits auprès d’un public aver�. Un exemple notable est celui de Red Bull, qui associe son image à l'énergie et à la performance. La marque organise régulièrement des tournois exclusifs, dans lesquels des équipes s'affrontent sur des jeux populaires comme League of Legends (LoL). Mercedes-Benz, de son côté, sponsorise les Worlds de LoL, l'un des tournois les plus pres�gieux de l’e-sport, renforçant son image de marque avant-gardiste et moderne. L’e-sport a également a�ré des marques de luxe, comme Louis Vui�on, qui a créé des cosmé�ques exclusifs pour des jeux comme League of Legends, et Gucci, qui a collaboré avec les développeurs de Fortnite pour proposer des produits virtuels. Ces collabora�ons illustrent comment l’e-sport devient un pont entre le monde du gaming et celui du lifestyle, fusionnant l'univers numérique avec celui de la mode et du luxe.

Dans ce contexte, l’e-sport joue également un rôle central dans la visibilité des marques, et par extension, dans la projec�on interna�onale des pays qui les sou�ennent. En Corée du Sud, les grandes entreprises locales comme Samsung, SK Telecom, et Hyundai ne se contentent pas de promouvoir leurs produits ; elles contribuent ac�vement à la construc�on d’une image moderne et innovante du pays. Les équipes d’e-sport, comme T1 (soutenue par SK Telecom), ou Hanwha Life Esports (liée à l’assureur Hanwha), sont des extensions de ces entreprises et incarnent des valeurs de compé��vité, de technologie de pointe, et de succès.

Ainsi, chaque victoire ou événement majeur est perçu non seulement comme un triomphe pour l’équipe, mais aussi comme une victoire pour l’économie et l’image de la Corée du Sud sur la scène mondiale.

De même, la Chine, avec des géants comme Tencent, Alibaba, et NetEase, a inves� massivement dans l’esport. Les équipes comme Weibo Gaming ou Bilibili Gaming ne sont pas seulement des représentants de leurs marques, mais aussi des ambassadeurs de la culture numérique chinoise. L’e-sport en Chine ne se contente pas de promouvoir des produits technologiques ou des marques locales ; il permet également au pays de se posi�onner comme un acteur central dans l'économie numérique mondiale et de renforcer son influence culturelle. L’essor rapide de ces équipes est directement lié à la stratégie de diversifica�on des grandes entreprises chinoises, qui ont compris l’importance de ce�e vitrine pour affirmer leur présence à l’échelle mondiale. Cependant, ce�e montée en puissance des marques chinoises et coréennes dans l’e-sport génère une forme de

compé��on entre les deux pays, non seulement sur le plan spor�f, mais aussi dans leur volonté de s’imposer comme les leaders mondiaux dans ce secteur. Tandis que la Corée du Sud est perçue comme la référence en ma�ère d’excellence compé��ve et d’innova�on technologique dans le domaine de l’e-sport, la Chine cherche à se posi�onner comme une superpuissance numérique, en misant sur ses inves�ssements massifs dans les infrastructures et ses stratégies de développement économique. Les équipes d’e-sport de ces deux pays ne sont donc pas simplement des compé�teurs, mais des acteurs géopoli�ques, chargés de défendre l’image de leur pays sur la scène interna�onale.

LA CORÉE DU SUD : PIONNIÈRE ET LEADER DE L’E-SPORT Depuis les années 2000, la Corée du Sud a consolidé sa posi�on de leader mondial de l’e-sport, un domaine où elle s’est imposée grâce à des facteurs historiques, culturels et technologiques. Ce succès n’est pas le fruit du hasard : il résulte d’une stratégie soigneusement orchestrée qui va bien au-delà du simple développement d’une industrie de jeux vidéo. L’esport, en Corée du Sud, est devenu un moteur économique, un vecteur de so� power, et un élément central de la diploma�e culturelle, avec des répercussions profondes sur sa rivalité croissante avec la Chine dans ce secteur. L’essor de l’e-sport en Corée a été soutenu par des inves�ssements considérables dans l’infrastructure numérique, en par�culier dans les domaines des réseaux Internet. Dès les années 1990, la Corée du Sud a été l'un des premiers pays à généraliser l’accès à Internet haut débit, un facteur déterminant dans l’émergence des jeux en ligne et, plus tard, de l’e-sport. Ce�e avancée technologique a permis à des entreprises comme SK Telecom de se posi�onner en leaders dans la fourniture de services de réseau pour l’e-sport, tout en s�mulant l’innova�on dans la produc�on d’équipements et de studios de diffusion. Ce�e infrastructure a permis à la Corée de se maintenir à la pointe, surpassant ainsi ses concurrents, notamment la Chine, qui peine à offrir une telle qualité de connexion et d’accessibilité à l’échelle na�onale. Au-delà de l’aspect technologique, l’industrie de l’e-sport génère des revenus importants pour l’économie coréenne. Des événements comme les championnats mondiaux de League of Legends ou la LCK (League of Legends Champions Korea) contribuent non seulement à l’économie locale, mais également à la créa�on d'emplois, dans la ges�on d’événements, la produc�on média�que, et la forma�on de talents. En 2022, la LCK a rapporté plus de 22 millions de dollars de revenus. Ces événements ne sont pas seulement des compé��ons de jeux vidéo, mais de véritables spectacles qui a�rent des millions de spectateurs à travers le monde, notamment sur des Revue TB N°10 - 45

plateformes comme Twitch et YouTube. Par ce�e influence économique, la Corée devient un concurrent direct de la Chine, qui tente également de s'imposer dans ce�e industrie.

L’e-sport joue aussi un rôle central dans l’exporta�on de la culture coréenne. À travers les compé��ons et les figures embléma�ques comme Lee "Faker" Sanghyeok, l’e- sport devient un ou�l de so� power. Faker, avec ses mul�ples �tres mondiaux, incarne l’idéal de la performance et du perfec�onnisme coréen, et sa popularité dépasse largement les fron�ères de la Corée. Ce phénomène contribue à l’image dynamique du pays, en ligne avec la Korean Wave (Hallyu), qui inclut également la K-pop, les dramas et le cinéma coréen. Des événements comme les World Championships de League of Legends ne se contentent pas de promouvoir l’e-sport : ils deviennent des spectacles mondiaux qui a�rent un public varié et renforcent l’image de la Corée en tant que centre mondial de l’innova�on et de la culture. Ces compé��ons ne sont pas seulement des rencontres spor�ves, mais des occasions de diploma�e culturelle, où la Corée exporte son image de na�on moderne et technologique. Des shows, des performances de Kpop, et des collabora�ons entre ces deux domaines renforcent ce�e image dynamique, perme�ant à la Corée de se posi�onner sur le même niveau de compé��vité culturelle que la Chine, mais avec un angle plus moderne et innovant. Ainsi, l’e-sport est devenu bien plus qu’un phénomène populaire en Corée : il sert de tremplin pour influencer l'opinion interna�onale, avec des répercussions poli�ques et diploma�ques. La capacité de la Corée à organiser des événements à l’échelle mondiale et à y associer d’autres aspects de sa culture permet de forger des liens avec de nombreuses régions du monde, consolidant ainsi sa posi�on sur la scène mondiale tout en faisant de l’ombre à des puissances comme la Chine, qui peine à capter ce�e même forme de so� power culturel.

La forma�on d’une nouvelle généra�on de professionnels de l’e-sport représente un autre pilier stratégique du succès coréen. Des universités comme l'Université de Hanze, et des centres d'entraînement comme ceux de T1 et Gen.G, offrent des forma�ons de haut niveau non seulement pour les joueurs, mais aussi pour les entraîneurs, les analystes, et les spécialistes en ges�on d’événements et en marke�ng.

Ce système éduca�f novateur permet à la Corée de se posi�onner comme un leader mondial dans la forma�on de talents dans ce secteur en pleine expansion. Les programmes d’études en e-sport ne se contentent pas de former des joueurs d'élite, mais perme�ent également de nourrir l’industrie en créant des experts en ges�on de marque, en analyse de données et en produc�on de contenu numérique. Cela nourrit l'économie locale et mondiale, tout en renforçant la posi�on de la Corée comme un acteur central de l'industrie. De plus, ces ini�a�ves 46 - Revue TB N°10

SK ICT, fournisseur d’internet coréen et propriétaire de son équipe ©SK

perme�ent à la Corée de solidifier son influence dans des domaines liés à la technologie, à l'éduca�on, et à l’innova�on, des secteurs essen�els à sa compé��vité face à la Chine, son principal rival dans la région asia�que. En favorisant l’intégra�on de l’e-sport dans l’enseignement supérieur et en a�rant des étudiants étrangers, la Corée du Sud parvient à accroître son so� power. Elle devient ainsi un centre d'excellence pour les disciplines modernes et un lieu où l'avenir de l’esport se façonne. Cela augmente son rayonnement à l'interna�onal tout en apportant un renfort à son image de na�on innovante et compé��ve. L’e-sport en Corée du Sud ne se limite pas à une simple tendance technologique ou culturelle : il devient un vecteur de puissance économique, diploma�que et éduca�ve. À travers ses inves�ssements dans l’infrastructure, ses figures embléma�ques, et son éduca�on spécialisée, la Corée s’impose comme un modèle mondial. Face à la Chine, la Corée du Sud se dis�ngue non seulement par sa domina�on dans les compé��ons mondiales, mais aussi par sa capacité à former et exporter des talents, à créer un environnement d'innova�on et à exporter sa culture. Cela renforce son rôle en tant que rival stratégique et culturel de la Chine, dans un secteur où la Corée con�nue de prendre l’avantage à l’échelle mondiale.

Riot Games à l’origine des très Compé��fs League of Legends et Valorant ©RG

LA CHINE : LE NOUVEAU RIVAL DE LA CORÉE DANS L’E-SPORT L’essor de l’e-sport en Chine remonte aux années 1990, période où l'État chinois a progressivement intégré la numérisa�on et les technologies de l'informa�on dans ses priorités stratégiques.

Cependant, ce�e transi�on ne s’est pas faite sans tensions. D'abord perçus comme une menace pour l’ordre social et culturel, les jeux vidéo étaient ini�alement rejetés par les autorités chinoises.

Néanmoins, au fur et à mesure de l’expansion des cybercafés et de l’émergence des premières compé��ons locales comme la China Cyber Games en 2003, l’industrie des jeux vidéo et de l’e-sport a pris une ampleur considérable. Les jeunes joueurs, même dans un environnement de censure et de restric�ons sévères, ont contribué à ce�e évolu�on, qui a abou� à l’établissement de la Chine comme un acteur majeur du secteur. Aujourd’hui, l’e-sport représente un marché de 3,34 milliards d’euros en Chine (2023) et reste un puissant moteur économique pour le pays.

Toutefois, ce secteur est traversé par un paradoxe : d’un côté, l'État chinois sou�ent ac�vement l’industrie pour ses retombées économiques, diploma�ques et son rôle dans le so� power. De l’autre, il impose des régula�ons strictes pour contrôler et encadrer l’accès

aux contenus étrangers, notamment en limitant le temps de jeu des jeunes et en censurant certains jeux jugés incompa�bles avec les valeurs na�onales. Ces restric�ons, bien que servant à maintenir l’ordre social, nuisent à l’entraînement intensif des joueurs, un élément clé pour rivaliser avec des pays comme la Corée du Sud. La rivalité entre la Chine et la Corée du Sud dans le domaine de l’e-sport n’est pas seulement économique, mais aussi géopoli�que. La Corée du Sud, dont le modèle d’e-sport repose sur un sou�en ins�tu�onnel inébranlable et une culture de l'excellence, surclasse régulièrement la Chine dans les compé��ons interna�onales. L’approche sudcoréenne est beaucoup plus flexible : les joueurs professionnels bénéficient d’un cadre ins�tu�onnel qui leur permet de s’entraîner intensivement, parfois jusqu’à 16 heures par jour. De plus, l'infrastructure et les académies dédiées à la forma�on des joueurs perme�ent de créer un vivier de talents excep�onnels, capable de dominer les grandes compé��ons mondiales comme le championnat de League of Legends.

En revanche, la Chine, bien que dotée de gigantesques ressources financières et d’infrastructures modernes, rencontre des difficultés liées à ses régula�ons restric�ves. La poli�que du gouvernement chinois sur le temps de jeu des mineurs (limité à trois heures par semaine) empêche les jeunes talents de s’entraîner de manière aussi rigoureuse que leurs homologues coréens. L’imposi�on d’une censure sur les jeux vidéo étrangers, souvent jugés "nuisibles" pour les valeurs na�onales, empêche également les développeurs chinois d’accéder à des jeux populaires à l’interna�onal, ce qui freine l’innova�on et l’adapta�on à un marché mondial. Ce�e différence dans l’approche des deux pays ne se limite pas seulement à la ges�on des talents. Elle se reflète également dans la manière dont l’e-sport est u�lisé comme levier stratégique sur la scène interna�onale.

La Chine considère l’e-sport non seulement comme un secteur économique, mais aussi comme un ou�l de projec�on de sa puissance douce. En organisant des compé��ons interna�onales et en diffusant des événements comme les championnats mondiaux de League of Legends, la Chine cherche à renforcer son image de superpuissance. Les Jeux Asia�ques de 2022, où l’e-sport a été introduit comme discipline officielle, ont illustré ce�e stratégie de so� power. En promouvant l’e-sport au niveau régional, la Chine souhaite solidifier son influence culturelle et renforcer son posi�onnement face à des rivaux comme les ÉtatsUnis et surtout la Corée du Sud, tout en redéfinissant l’image qu’elle proje�e au monde.

L’un des enjeux géopoli�ques majeurs réside dans l’ambi�on de la Chine de surpasser la Corée du Sud dans ce domaine. Pour la Chine, être meilleure que la Corée en e-sport va bien au-delà de la simple compé��on spor�ve. C’est une ques�on d’affirma�on de puissance et de pres�ge. La domina�on de la Corée Revue TB N°10 - 47

Les géants du luxe comme Gucci collaborent désormais avec les équipes d’e-sport ©100Thieves

du Sud dans l’e-sport, un secteur perçu par beaucoup comme une industrie du futur, est un symbole de sa capacité à innover et à s’imposer dans des domaines modernes. Si la Chine parvient à surclasser la Corée, elle ne ferait pas que redorer son image : elle démontrerait au monde qu’elle peut rivaliser non seulement dans les secteurs tradi�onnels de l’économie, mais aussi dans des industries numériques de pointe. Ce�e victoire culturelle aurait des répercussions profondes, donnant à la Chine un nouveau levier de négocia�on sur la scène mondiale, notamment au sein des organisa�ons interna�onales liées à la gouvernance numérique. Cela explique pourquoi la Chine inves�t massivement dans l’e-sport, non seulement à travers ses entreprises technologiques comme Tencent, mais aussi en cul�vant une scène locale dynamique. Le gouvernement chinois a compris que l’e-sport est bien plus qu’un simple jeu. C’est un terrain de jeu géopoli�que où les na�ons s’affrontent pour dominer les récits culturels et les technologies de demain. Mais malgré ces inves�ssements, la Corée du Sud reste un modèle difficile à dépasser. Son approche flexible et axée sur la compé��on de haut niveau permet à ses joueurs de s’entraîner de manière op�male, tandis que les restric�ons chinoises, même si elles perme�ent de maintenir une certaine stabilité sociale, entravent l’émergence de champions de calibre mondial. Bien que la Chine soit devenue un leader économique de l’e-sport grâce à ses infrastructures et à son inves�ssement massif, elle fait face à des défis internes qui la rendent vulnérable face à la Corée du Sud. Si ce�e dernière con�nue de dominer la scène mondiale, c’est en raison de son système flexible et de son engagement ins�tu�onnel envers ses talents. Pour la Chine, surpasser la Corée dans ce domaine serait une victoire symbolique qui renforcerait non seulement 48 - Revue TB N°10

son statut sur la scène numérique, mais aussi son influence géopoli�que. En a�endant, la rivalité entre ces deux géants du jeu vidéo met en lumière les enjeux stratégiques sous-jacents à l’évolu�on de l’e-sport, qui se joue bien au-delà des simples compé��ons.

UN CHAMP DE BATAILLE CULTUREL ET STRATÉGIQUE Ce qui pourrait sembler n'être qu'une rivalité spor�ve masque en réalité des enjeux bien plus profonds, mêlant culture, économie et diploma�e. L'esport, ou�l de so� power, transcende les écrans pour devenir un levier d'influence stratégique à l'échelle mondiale. Si la Corée du Sud con�nue de régner grâce à son héritage, sa maîtrise technologique et son infrastructure, la montée en puissance de la Chine rebat les cartes, ajoutant une dimension géopoli�que à ces compé��ons. Mais au-delà de la domina�on de l'une ou de l'autre, ce�e confronta�on soulève une ques�on plus large : jusqu'où l'e-sport peut-il redéfinir les équilibres culturels mondiaux ? Comme le disait Noam Chomsky, intellectuel et ac�viste : "Le pouvoir dans le monde moderne réside dans la capacité à façonner la culture et les idées des masses." L'e-sport, à travers la compé��on et le spectacle, devient une plateforme pour diffuser des valeurs, des idées et des visions du monde. Alors que les deux géants asia�ques rivalisent pour le leadership, le reste du monde observe et s'inspire. L'e-sport est-il des�né à devenir le prochain terrain de jeu d'une mondialisa�on culturelle, ou restera-t-il dominé par ces deux na�ons visionnaires ? Une chose est certaine : à mesure que ce phénomène con�nue de croître, il redessine les lignes de force non seulement dans le domaine du jeu, mais dans celui de l'influence culturelle globale.

NOTES Les équipes sud-coréennes dominent indiscutablement l’Esport, Jules Thiebaut, Radio France (2024) L’Esport, Ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie (2024) Korean gamers on cusp of gold, and avoiding military service, Mar�n Quin Pollard (2023) Analyse du marché et perspec�ves pour le secteur de l’esport, Ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie South Korea’s Esports : Industry in Northeast Asia : History, Ecosystem and Digital Labour, Peichi Chung (2021) The Growth of South Korean So� Power and Its Geopoli�cal Implica�ons, Dr. Minsung Kim (2022) Korean esports ecosystem and its prac�cal implica�ons from a geopoli�cal framework, Dr.Seungbum Lee (2021) La Chine veut faire de Shanghai la capitale mondiale de l’esport, Xavier Monferran (2021)

Séoul, Corée ©Unsplash

SOCIÉTÉ

Le modèle de sécurité Bukélien La consolidation d’une dictature moderne dans la lutte contre les « Maras » Par Leonor CELOTTI - Etudiante à Sciences Po Lyon

Le président Nayib Bukele lors d’une revue des troupes en avril 2022 ©Marvin RECINOS

Les accords de paix ra�fiés en Amérique centrale dans les années 1990 ont suscité une lueur d’espoir pour une transi�on vers des systèmes démocra�ques, la fin de la violence armée et l’aspira�on à une vie plus digne. Cependant, ce�e espérance s’est rapidement estompée avec l’émergence des maras ou gangs, des groupes criminels caractérisés par une violence inouïe.

Les maras ont plongé le pays dans une psychose collec�ve de désespoir, de peur et de terreur, touchant principalement les communautés pauvres et marginalisées. Comba�re les maras cons�tue un défi complexe pour l’État salvadorien dont les gouvernements successifs ont tenté d’apporter des solu�ons radicales face à un phénomène qui ne cesse de s’adapter pour survivre. Après 15 ans de poli�ques sécuritaires inefficaces, l’arrivée au pouvoir de Nayib 50 - Revue TB N°10

Bukele et de son par� Nuevas Ideas en 2019 a marqué un tournant majeur dans les stratégies de sécurité. Le jeune président, se revendiquant ni de gauche ni de droite, a mis en place des mesures excep�onnelles et radicales qui ont produit des résultats spectaculaires, au point de donner naissance à une catégorie poli�que unique : le Bukélisme. En seulement quatre ans, il a transformé le Salvador en l’un des pays les plus sûrs de la région, réduisant considérablement les niveaux de violence. Mais à quel prix ? La répression éta�que exercée contre les gangs s’est accompagnée de viola�ons des fondements démocra�ques du pays, de transgressions aux droits humains et d’une répression sévère soigneusement dissimulée par les médias.

Malgré cela, en mars, Nayib Bukele est réélu avec 85 % des voix, un score rappelant ceux des régimes

autoritaires comme la Syrie ou la Corée du Nord. Bien que ce�e réélec�on soit contraire à la Cons�tu�on salvadorienne, Bukele jouit d’un large sou�en populaire grâce à ses poli�ques sécuritaires, apparaissant comme un dictateur populaire sur la scène interna�onale. Dans ce�e op�que, il convient d’analyser dans quelle mesure Bukele consolide une dictature déguisée au travers de sa lu�e contre les maras et de ses poli�ques sécuritaires.

ANTÉCÉDENTS HISTORIQUES ET FONCTIONNEMENT DES “MARAS” Entre 1972 et 1992, le Salvador est ravagé par une guerre civile, laissant derrière elle toute une généra�on en�ère de jeunes trauma�sés par une violence omniprésente. Ce conflit, alimenté par l’interven�onnisme de l’administra�on Reagan, fut l’un des derniers soupirs de la Guerre Froide. L’extrême violence du conflit provoqua une vague record d’immigra�on vers les Etats-Unis, où une grande communauté de Salvadoriens se forme à Los Angeles.

Parmi eux, de nombreux adolescents, abandonnés à leur sort sans aucun support familial, finissent par intégrer des gangs. Dans ce contexte, surgissent à Los Angeles, deux grandes “maras” : la Mara Barrio 18 (Mara 18) y la Mara Salvatrucha (MS-13), entrant en compé��on entre elles et avec la mafia mexicaine déjà bien établie et dominant la ville. La mara était un moyen pour ces jeunes migrants de se protéger des autres gangs et de survivre dans des quar�ers marginalisés. Cela provoqua une hausse de la violence, et les prisons californiennes se remplirent principalement de ces délinquants salvadoriens, créant un cadre propice à la professionnalisa�on de leur criminalité. En réponse à ce fléau, le gouvernement américain décida de les déporter massivement au Salvador, où un traité de paix venait d’être signé entre l’État et la guérilla, ouvrant la voie vers une poten�elle pacifica�on de la société, mais qui fut rapidement compromise par l’afflux de criminels arrivant dans le pays. Neánmoins, l’absence de poli�ques de réhabilita�on et de réinser�on sociale facilita la proliféra�on de ces groupes criminels, non seulement au Salvador, mais aussi dans les pays voisins comme au Honduras et au Guatemala, faisant de l’Amérique centrale, dans la décennie des années 2010, la région avec les taux d’homicides les plus élevés. À l'origine, le terme “mara” provenait de “marabunta”, une expression familière désignant un ensemble de personnes ou amis. Avec le temps, il a été u�lisé pour définir les gangs urbains, formés de mineurs et d’adultes entretenant des rela�ons amicales et exerçant des ac�vités criminelles. Le sociologue, López-Ramírez décrit la mara comme une "structure sociale de pouvoir dont les forces résident dans la mobilisa�on des ressources humaines et

économiques, les éléments de ges�on organisa�onnelle et la construc�on de la territorialité et du contrôle territorial." Précisément, la méfiance envers les ins�tu�ons officielles, considérées comme absentes et inefficaces, renforcent la volonté de créer un cadre moral et organisa�onnel propre sur un territoire donné. Les maras ont réussi à obtenir un contrôle sur certains territoires qu’elles occupent, où aucune autre en�té ne peut exercer un pouvoir. Dans ces zones, elles collectent l'impôt à travers l'extorsion, définissent et imposent des comportements et une sociabilité entre les personnes, en plus de monopoliser la majeure par�e de la violence perpétrée sur cet espace. Bien que ces collec�fs criminels ont un fort enracinement au niveau local, ils ne se limitent pas à ce�e échelle puisqu’ils s’inscrivent aussi dans une iden�té suprana�onale basée sur des symboles partagés, des mites, des codes, des langues de signes et des tatouages, bien que, depuis quelques années, ils aient abandonné les tatouages pour plus de discré�on.

Le fonc�onnement des maras peut être analysé comme une structure en réseau, qui combine à la fois les niveaux local, régional et na�onal. Au niveau na�onal, la réclusion des leaders d’un même groupe dans une même prison a permis la créa�on d’un “conseil de direc�on” dénommé la “ranfla”. Ce conseil émet des ordres grâce à des intermédiaires en liberté, “los palabreros”. Ces derniers sont essen�els pour maintenir une certaine cohésion entre les ac�ons des

Revue TB N°10 - 51

L’intérieur d’une cellule dans la nouvelle « mégaprison » construite par le Président élu ©El Pais

“clicas”, qui sont coordonnées grâce à des programmes établis par le conseil de direc�on. Malgré l’existence de ce groupe de leaders qui établit une cohésion des ac�ons et des règles, en réalité, il n’y a pas de véritable pouvoir centralisé ni de structure purement hiérarchique. Chaque clica fonc�onne comme une cellule autonome, mais toutes sont interconnectées, formant un grand réseau. Ces groupes se dis�nguent par la grande violence qu’ils causent, allant des mu�la�ons, viols jusqu’aux meurtres qui perme�ent de consolider leur domina�on territoriale et de forcer les résidents à payer l’impôt de protec�on. Les rituels violents comme les agressions physiques et les meurtres sont aussi une démonstra�on de loyauté pour les nouveaux membres qui souhaitent s’intégrer au groupe. Ainsi, en 2015, le taux d’homicides au Salvador était de 103 pour 100 000 habitants soit l’un des taux les plus élevés au monde à ce moment.

LA POLITIQUE DE SÉCURITÉ EXCEPTIONNELLE DE BUKELE Lors de sa campagne présiden�elle en 2019, Nayib Bukele prome�ait une réforme profonde de la poli�que de sécurité du pays. Il s’engageait à renforcer l’ordre public tout en améliorant les condi�ons de travail des forces de sécurité et les ou�ls technologiques à leur disposi�on. Mais surtout, il prônait la nécessité d’une réhabilita�on des jeunes délinquants et des stratégies pour améliorer les opportunités des individus poten�ellement à risque d'être recrutés par les maras. Néanmoins, une fois au pouvoir, la réhabilita�on promise ne fut pas incorporée dans ses réformes, qui se concentrèrent 52 - Revue TB N°10

essen�ellement sur des mesures de main-dure. En premier lieu, il s’est a�aqué au pouvoir des maras acquis dans les prisons en cherchant à couper toutes les possibilités de communica�on avec l'extérieur, notamment entre la ranfla et les palabreros. Pour cela, il transféra 10 000 pandilleros entre juin et novembre 2019, enfermant dans les mêmes cellules des membres du MS-13 et du Barrio 18, qui jusque-là étaient enfermés séparément pour éviter des affrontements. Bien que ce�e sépara�on évitait les conflits, elle facilitait une stabilité du pouvoir des deux groupes dans les prisons, qui se transformaient en centres d'opéra�ons et consolidaient le réseau.

D'autre part, le président autorisa à enfermer les pandilleros dans des cellules scellées sans possibilité de voir l'extérieur et autorisa la police à tuer des pandilleros en réponse au 24 avril 2020, quand la police rapporta 23 assassinats, un chiffre dix fois supérieur à la moyenne journalière des deux mois précédents. Dès lors, il apporta un appui légal pour qu’en cas de violences commises par les forces de sécurité à l’encontre des délinquants, éviter qu’ils "soient injustement accusés de défendre la vie des gens honnêtes." Une mesure qui pourrait contribuer à l'impunité des abus policiers et militaires et qui concré�se sa poli�que de “tolérance zéro”. Entre 2019 et 2020, selon les données du Ministère de Jus�ce et de Sécurité Publique du Salvador, 38 947 personnes furent détenues, illustrant l’ampleur de ce�e poli�que.

En avril 2022, suite à une flambée de la violence causant 88 homicides en seulement trois jours, Nayib Bukele annonça l'état d'excep�on, marquant un tournant dans sa poli�que sécuritaire. L'Assemblée législa�ve, dominée par son par�, adopta de nouveaux ou�ls légaux, facilitant les déten�ons massives. Ce�e ini�a�ve marqua le début d’une “guerre contre les

gangs”, caractérisée par des mesures répressives d’une grande ampleur, augmentant considérablement le nombre de détenus. En seulement une année, 70 000 individus furent incarcérés, saturant les prisons.

En réponse, une “mégaprison” fut construite pour accueillir jusqu’à 40 000 détenus sous le nom de "Centre de Confinement du Terrorisme” (CCT). En quatre ans, le Salvador est passé d'être un des pays les plus dangereux à l'un des plus sûrs, contribuant à une augmenta�on du tourisme. À �tre d'exemple, en 2015, le taux d'homicides était de 103 pour 100 000 habitants, tandis qu'en 2023, il était tombé à 2,4. Ces résultats se reflètent dans l’opinion publique, puisque, selon une enquête de l’Ins�tut Universitaire de l’Opinion Publique, 70,4% des interviewés considéraient la délinquance comme principal problème des Salvadoriens en 2019, contre seulement 4,3% en 2023. Ce�e améliora�on considérable du niveau de sécurité a bénéficié à la popularité de Bukele, qui profita de ce sou�en pour modifier la Cons�tu�on afin de pouvoir être réélu, remportant ainsi les élec�ons en 2024 avec 85% des votes.

Toutefois, il est suspecté d’avoir truqué le processus

Garde à la « mégaprison » CCT ©El Pais

électoral et sa réélec�on cons�tue une viola�on des principes cons�tu�onnels du Salvador.

UNE TRANSGRESSION DES PILIERS DE LA DÉMOCRATIE, DU DROIT A LA JUSTICE ET DES DROITS DE L’HOMME Les poli�ques populistes et puni�ves sécuritaires de Bukele affaiblissent progressivement les fondements démocra�ques du pays. Dans ses discours, il défend l’idée que "sans le succès de la guerre contre les gangs, beaucoup de ceux qui nous regardent aujourd'hui seraient morts", et que "l'opposi�on con�nue de défendre une démocra�e qui ne nous a laissé que des morts." Ces déclara�ons cherchent à légi�mer son mode de gouvernance, décrivant la démocra�e comme un modèle inefficace pour garan�r la sécurité de la popula�on. Ses ambi�ons autoritaires se sont confirmées par l’obten�on du contrôle des trois pouvoirs, suite à un coup d’État contre le pouvoir législa�f suite à un déploiement militaire dans l'Assemblée législa�ve le 9 février 2020 et le coup d’État contre le pouvoir judiciaire, en des�tuant des magistrats de la Cour suprême de jus�ce et le procureur général en mai 2021. Cela lui a permis de nommer ses proches alliés aux postes clés, facilitant ainsi la mise en œuvre de ses décisions poli�ques. Plus récemment, il a entamé un second mandat présiden�el le 1ᵉʳ juin 2024, suite à une réforme du système électoral incons�tu�onnelle.

Dans le cadre de l'état d'urgence instauré depuis mars 2022, l'Assemblée législa�ve, dominée par son par�, a adopté plusieurs réformes de la Loi contre le crime organisé. Cependant, ces réformes enfreignent le droit d’accès à la jus�ce, car elles ne garan�ssent ni un procès équitable ni un droit à la défense, ce qui va à l’encontre des conven�ons interna�onales sur les droits de l'homme. En effet, elles affaiblissent les garan�es procédurales, car elles prévoient la tenue de procès collec�fs, l'élimina�on du délai maximal d'un procès pénal (précédemment fixé à 24 mois) et l'octroi de pouvoirs d'enquête à la Police na�onale civile, une compétence normalement réservé au procureur général. Ainsi, des procès collec�fs et massifs ont été organisés, dans lesquels, selon les Na�ons Unies, "les avocats publics ont été accordés de trois à quatre minutes pour présenter les cas de 400 à 500 détenus à la fois” appartenant à une même structure. Dans ce�e perspec�ve, 72 000 détenus ont été privés d’un procès équitable et de leur droit à la défense, augmentant le risque d’incarcéra�on de personnes innocentes. Par ailleurs, la nouvelle réforme accepte comme preuve valide toute confession d'une personne accusée concernant une autre. Cependant, dans le contexte du régime d'excep�on sous lequel ce�e réforme est appliquée soulève des doutes sur la validité des Revue TB N°10 - 53

confessions, notamment en raison des risques de coerci�on. Ce manque de garan�es est d’autant plus préoccupant que les mécanismes de surveillance restent insuffisants. Enfin, l’afflux massif des affaires, saturant les ins�tu�ons judiciaires, remet en ques�on la capacité de l’État salvadorien à remplir son devoir de diligence, c’est-à-dire prévenir, enquêter et sanc�onner des crimes.

Finalement, des organisa�ons de la société civile, telles qu'Amnesty Interna�onal, ont documenté une série de graves abus aux droits humains, comme des déten�ons arbitraires, des dispari�ons forcées, des tortures et des procédures pénales sans garan�es.

Elles ont également recensé environ 153 décès en déten�on, dont aucune des personnes n'avait été reconnue coupable des crimes qui leur étaient a�ribués au moment de leur arresta�on. Ces décès, résultant de tortures et de blessures graves et systéma�ques, n’ont fait l’objet d’aucun rapport officiel à ce jour. Enfin, elles dénoncent les condi�ons inhumaines dans les prisons, caractérisées par une surpopula�on et un manque de besoins vitaux.

gouvernement. L’incarcéra�on massive engendre des incita�ons financières, poussant à mul�plier les arresta�ons, chacune générant des gains. En effet, les familles des détenus, souvent extorqués, doivent payer pour assurer la survie de leurs proches en prison, que ce soit pour des biens essen�els tels que des matelas, des couvertures ou des repas. Cela a développé un commerce péniten�aire lucra�f, profitant à la fois aux gangs et aux autorités, perpétuant un système carcéral profondément corrompu. D’autre part, des groupes ont réussi à intégrer des membres dans le système poli�que et économique pour assurer leur survie. Ces dernières années, elles ont formé des pandilleros pour qu’ils puissent rejoindre l’armée, la police, ou encore

UNE MANIPULATION ÉTATIQUE DE LA RÉALITÉ SÉCURITAIRE Douglas Farah, expert en Amérique centrale, dénonce une réalité sécuritaire manipulée par le gouvernement. Tout d’abord, la baisse apparente de la violence s’explique selon lui aussi en par�e par un pacte conclu entre le gouvernement et les maras avant l’annonce de l’état d’excep�on. Celui-ci a permis aux gangs de consolider leur pouvoir et leurs ressources, au lieu d’être démantelés. Ainsi, des groupes comme la Mara Salvatrucha, con�nuent leurs ac�vités criminelles en enterrant des corps dans des cime�ères clandes�ns, mais lorsque ces derniers sont découverts, les enquêtes sont interrompues afin de ne pas comprome�re les sta�s�ques sécuritaires. La hausse soudaine des homicides, en mars 2022, a été en réalité un message des maras qui cherchaient à faire pression sur le gouvernement afin qu’il respecte l'accord établi. À la suite de ces pactes, les maras ont pu conserver le contrôle de certains territoires, tout en évitant les actes de violences visibles, réduisant ainsi la peur quo�dienne de la popula�on et donnant une impression de plus grande sécurité. Cependant, si ce�e trêve a permis en par�e une réduc�on des homicides et des extorsions visibles, elle a été suivie d’une vague d’arresta�ons massives après la déclara�on de l’état d’urgence. Environ 75 000 personnes emprisonnées, un chiffre dispropor�onné par rapport au nombre de membres des maras, n’ayant jamais dépassé les 27 000. Cela suggère la possible déten�on de milliers d’innocents, incarcérés dans des condi�ons inhumaines. D’autre part, les prisons sont devenues une source de revenus, tant pour les maras que pour les fonc�onnaires du 54 - Revue TB N°10

poursuivre des études de droit et en comptabilité. Au sein du Congrès salvadorien, 17 membres de la MS-13 ont été iden�fiés comme suppléants de députés, leur perme�ant d’influencer des décisions cruciales en remplaçant des députés lors des votes. Face à l’évolu�on du contexte, les maras ont également cherché de nouvelles sources de revenus en dehors des extorsions. Elles par�cipent désormais au trafic de cocaïne, collaborant avec les cartels mexicains et bénéficiant d’une certaine protec�on de la part de la police et de l’armée dans leurs ac�vités. Finalement, elles ont changé leurs modes d’opéra�on et leurs ac�vités, mais elles n’ont jamais été en�èrement

désarmées, si le pacte venait à être rompu, cela pourrait déclencher une violence sans précédent.

La popularité de Nayib Bukele repose en grande par�e sur sa maîtrise des réseaux sociaux, notamment Twi�er, YouTube et TikTok, qui lui perme�ent de connecter avec les jeunes généra�ons et de diffuser son image à l’échelle interna�onale. Ces plateformes sont en�èrement contrôlées par le gouvernement afin de dominer la narra�on poli�que du pays. Sa stratégie est similaire à celle de Donald Trump et Jair Bolsonaro : au lieu de poursuivre les journalistes et les médias indépendants, il cherche à saturer le cycle d’informa�on pour imposer son discours.

Parallèlement, il a mis en place plusieurs médias de communica�on d’État, tels que des journaux, des

Soldats et policiers au Parlement sur ordre du Président ©Melendez/AP

contrôle. De même, les données partagées dans les médias sont trompeuses et présentées de manière op�misée pour me�re en avant des résultats sécuritaires. Par exemple, la catégorie des « morts violentes » a ainsi été supprimée des sta�s�ques officielles, tandis que les chiffres des dispari�ons con�nuent d’augmenter, suggérant que la violence persiste, mais sous une autre forme. De plus, de nombreux homicides ne sont pas comptabilisés, étant reclassés dans la catégorie des dispari�ons forcées, faussant les résultats.

CONCLUSION Le modèle de sécurité de Bukele est profondément controversé, bien qu’il soit soutenu par une large par�e de la popula�on, soulevant ainsi des ques�ons morales essen�elles : est-il préférable d’incarcérer un innocent poten�el ou de libérer un coupable poten�el ? ou bien faut-il prioriser la restric�on des libertés et des droits individuels en faveur de la sécurité ? Toutefois, le manque de transparence des ins�tu�ons, la corrup�on, les collusions avec les criminels et les manipula�ons électorales, rendent difficile l’évalua�on de l’impact réel de ce modèle sur la popula�on civile. À court terme, ce�e poli�que produit des résultats apparemment efficaces, bien que largement manipulés, mais on peut craindre qu’une forme de violence ne soit remplacée par une autre.

Autrement dit, la violence et la terreur autrefois exercées par les maras pourraient désormais être transférées entre les mains de l’État. L’intensifica�on des mesures autoritaires du gouvernement, combinée à la viola�on des piliers démocra�ques, des droits humains et du droit à la jus�ce depuis 2019, dessine les contours d’un nouveau modèle dictatorial moderne. Ce régime bénéficie d’une popularité notable, y compris à l’interna�onal, soutenu par des leaders comme Trump et Bolsonaro. En effet, ce�e dictature moderne s’appuie sur des ou�ls propres à notre époque, tels que les réseaux sociaux et les campagnes de désinforma�on, qui perme�ent de mobiliser et de rallier les masses de manière plus efficace que jamais.

sta�ons de radio et des chaînes de télévision, créant un réseau média�que éta�que qui diffuse une informa�on favorable à son gouvernement. Ainsi, la réalité est bien différente de celle présentée par le gouvernement. Malgré les images d’un prétendu contrôle du gouvernement sur les prisons, celles-ci restent sous le pouvoir des maras. De nombreuses mises en scène diffusées dans les médias sont manipulées. Par exemple, les campagnes média�ques montrant des membres tatoués du MS-13, alors que ce groupe a cessé de se tatouer depuis plus de 15 ans, et que nombreux d’entre eux étaient déjà emprisonnés avant l’arrivée de Bukele au pouvoir. Ces mises en scène visent à construire un récit de succès et de Revue TB N°10 - 55

56 - Revue TB N°10

Revue TB N°10 - 57

ÉCONOMIE

Le corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe Une vision perdue ?

Par Stanislovas STAIGVILAS - Chercheur en droit et poli�que de l’UE

Annonce de créa�on du corridor économique au G20 le 9 septembre 2023 ©Gov Indien

Annoncé en septembre 2023 en marge du sommet du G20, le corridor économique Inde-Moyen-OrientEurope (IMEC) se voulait une alterna�ve ambi�euse aux « Nouvelles Routes de la Soie » chinoises. Ce projet stratégique visait à établir un réseau d’infrastructures modernes reliant l’Inde, le Moyen-Orient et l’Europe, comprenant des chemins de fer, des lignes mari�mes, des pipelines et des câbles à haut débit. Plus qu’un simple ou�l de transport, l’IMEC avait pour ambi�on de devenir un projet géopoli�que et économique de grande envergure, changeant radicalement l'équilibre des puissances économiques dans la région ainsi que l'architecture économique mondiale.

Cependant, cet élan s’est heurté aux réalités géopoli�ques. En octobre 2023, l’a�aque du Hamas 58 - Revue TB N°10

contre Israël a plongé la région dans une instabilité accrue, suspendant les progrès de ce�e ini�a�ve.

Pourtant, alors que plus d’un an s’est écoulé, l’IMEC con�nue d’incarner un symbole d’espoir et de coopéra�on interna�onale. Dans un contexte plus stable, l’IMEC pourrait renaître comme un pilier central de l’intégra�on transcon�nentale. Cependant, dans quelle mesure est-ce réaliste ?

LES ENJEUX STRATÉGIQUES DE LA MER D’ANDAMAN L’IMEC s’inscrit dans une dynamique plus vaste et antérieure de préoccupa�ons croissantes de l’Occident face à l’expansion inexorable de la puissance

chinoise. Ce�e inquiétude trouve son origine dans le lancement, en septembre 2013, de la « Silk Road Economic Belt », annoncée par le président chinois Xi Jinping lors d’un discours au Kazakhstan.[1] Ce projet précurseur a donné naissance à la « Belt and Road Ini�a�ve » (BRI), un programme ambi�eux qui, en une décennie, a étendu son influence à plus de 140 pays, englobant infrastructures, commerce et échanges culturels, et consolidant la posi�on géopoli�que de la Chine comme acteur incontournable.

L’IMEC, de son côté, a été officiellement annoncé par un mémorandum d’entente (en anglais : memorandum of understanding, MoU) sur les principes du corridor économique Inde-Moyen-OrientEurope, signé en septembre 2023, au sommet du G20 à New Delhi.[2] Parmi les signataires figuraient l’Inde, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, les ÉtatsUnis, l’Union européenne, ainsi que la France, l’Allemagne et l’Italie. Ce mémorandum marque une réponse stratégique, concertée et interna�onale visant à rivaliser avec l’influence croissante de la BRI et à proposer une alterna�ve ambi�euse dans un contexte géopoli�que de plus en plus compé��f. Ainsi, ce�e ini�a�ve a vu le jour 10 ans après la BRI, ce qui montre que ses promoteurs ont tardé à monter dans le train déjà en marche, accumulant ainsi un retard significa�f de ce point de vue.

Bien que les États-Unis ne soient concernés qu'indirectement, ils ont été la véritable force motrice à l'origine du lancement de l'IMEC, bien sûr avec l’arrière-pensée de contrer l’influence de Pékin et renforcer leurs alliances stratégiques. Les premières discussions rapportées sur le projet ont eu lieu en mai 2023, lorsque le conseiller à la sécurité na�onale de la Maison-Blanche, M. Jake Sullivan, s'est rendu en Arabie saoudite pour une réunion avec ses homologues saoudiens, émira�s et indiens. Le projet était l'un des principaux sujets abordés lors de ce�e rencontre, qui a lancé une série de négocia�ons de suivi dirigées par M. Amos Hochstein, conseiller principal de Biden pour l'énergie et les infrastructures.

Le projet figurait parmi les principales annonces présentées par Biden lors du sommet du G20 à New Delhi. L'idée de ce�e nouvelle ini�a�ve est apparue au cours de discussions tenues au cours des 18 derniers mois dans un autre forum appelé I2U2, qui regroupe les États-Unis, Israël, les Émirats arabes unis et l'Inde.

Créé à la fin de 2021, ce forum vise à discuter de projets d'infrastructures stratégiques au Moyen-Orient et à cons�tuer un contrepoids à l'influence croissante de Pékin dans la région. C'est en réalité Israël qui a proposé l'idée de connecter la région via des chemins de fer lors des réunions de l'I2U2. L'expérience de l'Inde dans la conceptualisa�on et la réalisa�on de vastes projets s'est avérée précieuse pour le développement de l'IMEC. L'administra�on Biden a ensuite élargi le concept pour inclure la par�cipa�on de l'Arabie saoudite.[3]

« Bien que les États-Unis ne soient concernés qu'indirectement, ils ont été la véritable force motrice à l'origine du lancement de l'IMEC, bien sûr avec l’arrière-pensée de contrer l’influence de Pékin et renforcer leurs alliances stratégiques. » LES AMBITIONS ET MOTIVATIONS DES ACTEURS PRINCIPAUX Le corridor suscite un intérêt par�culier de la part de ses par�es prenantes, chacune mo�vée par leurs propres objec�fs géopoli�ques et économiques. Si ce projet représente une opportunité unique de renforcer les connexions globales, les mo�va�ons des acteurs varient, influencées par leur contexte na�onal, leurs priorités économiques et leurs ambi�ons géopoli�ques.

Inde : affirmer son rôle dans l'ordre mondial Pour l'Inde, l'IMEC cons�tue une chance excep�onnelle de se posi�onner comme un acteur incontournable du commerce mondial. En réduisant sa dépendance vis-à-vis des routes mari�mes dominées par la Chine, l’Inde, qui est un opposant bruyant et de longue date de la BRI, peut renforcer son influence économique. Ce�e ini�a�ve s’aligne avec la volonté de développer une connec�vité stratégique avec le Moyen-Orient et l’Europe. L’IMEC offrirait également à l’Inde un levier pour accroître ses exporta�ons et a�rer des inves�ssements étrangers, consolidant son rôle de puissance montante dans un ordre mondial mul�polaire. Par ailleurs, l’Inde se trouve rela�vement isolée en raison de ses voisins antagonistes comme le Pakistan, l’Iran et l’Afghanistan, où l’extrémisme cons�tue un problème important. Par conséquent, ce corridor offrirait à l’Inde des ou�ls pour contourner cet obstruc�onnisme sabotant.[4] Le Moyen-Orient : ambi�ons divergentes et opportunités communes Le Moyen-Orient, en tant que point névralgique de l’IMEC, voit dans ce projet une opportunité majeure de diversifica�on économique et d’affirma�on Revue TB N°10 - 59

géopoli�que. Toutefois, les mo�va�ons diffèrent selon les pays : Arabie Saoudite : Diversifica�on économique via Vision 2030 L’Arabie saoudite, sous l’impulsion du prince héri�er Mohammed ben Salmane, perçoit l’IMEC comme un moyen d'accélérer sa diversifica�on économique dans le cadre de Vision 2030. La Vision 2030 lancée en 2016 vise à diversifier l'économie, réduire la dépendance au pétrole et transformer le royaume en hub mondial d'inves�ssement et de tourisme. Elle repose sur trois piliers : une société dynamique, une économie prospère et une na�on ambi�euse.[5] En devenant une plaque tournante logis�que entre l’Asie, l’Europe et l’Afrique, Riyad cherche à réduire sa dépendance aux revenus pétroliers, tout en s’imposant comme un acteur incontournable des flux commerciaux mondiaux. L'IMEC s’inscrit dans ce�e stratégie de modernisa�on économique et de transforma�on sociale. Émirats Arabes Unis : un rôle de hub logis�que global Les Émirats Arabes Unis ambi�onnent de renforcer leur statut de centre logis�que mondial. Grâce à leur posi�on géographique stratégique et leurs infrastructures portuaires avancées (comme le port de Jebel Ali), les Émirats espèrent �rer par� de l’IMEC pour consolider leur rôle de plaque tournante du commerce interna�onal. Par ailleurs, le projet s'aligne avec leur volonté de devenir un acteur clé dans les énergies renouvelables, en par�culier l'hydrogène vert. Il convient également de noter que les Émirats arabes unis avaient déjà entamé les travaux préparatoires en vue de la mise en œuvre de l'IMEC. Par exemple, un Accord-cadre intergouvernemental (IGFA) entre l'Inde et les Émirats arabes unis (EAU) rela�f à la coopéra�on pour l'exploita�on du Corridor

L’IMEC, tous unis contre la Chine…©G20

60 - Revue TB N°10

économique Inde-Moyen-Orient-Europe a été signé le 13 février 2024 à New Delhi. Les principaux éléments de cet accord-cadre incluent le développement et la ges�on d'une plateforme logis�que, y compris un écosystème numérique, ainsi que la fourniture de services de chaîne d'approvisionnement pour traiter tous types de marchandises générales, vrac, conteneurs et vrac liquide, afin de perme�re la mise en œuvre de l'IMEC.[6] La Jordanie : seul voisin d'Israël dans IMEC et un État poli�quement stable La Jordanie joue un rôle central dans l’IMEC, notamment en tant que pont géographique unique reliant Israël et l’Arabie saoudite, deux partenaires clés du projet. Seul voisin d’Israël impliqué dans l’ini�a�ve, le royaume hachémite se posi�onne comme un lien essen�el pour faciliter le transit des marchandises, de l’énergie et des données entre ces deux na�ons. En outre, sa réputa�on de stabilité poli�que et de neutralité diploma�que dans une région souvent marquée par des tensions fait de la Jordanie un acteur stratégique pour renforcer la coopéra�on régionale.

Ce rôle de connecteur et de stabilisateur confère à la Jordanie une importance par�culière dans la mise en œuvre et la réussite du corridor IMEC. Israël : non seulement une réalisa�on économique remarquable, mais également un levier géopoli�que considérable IMEC offre des avantages considérables pour Israël à la fois d’un point de vue géopoli�que et économique.

En par�cipant à ce corridor ambi�eux, Israël s’intègre davantage dans les collabora�ons régionales, augmentant ainsi son influence au Moyen-Orient et au-delà. Ce projet cons�tue une opportunité

d'Abraham. » L'IMEC a, sans surprise, reçu un large sou�en de la part de la direc�on israélienne, y compris du Premier ministre Benjamin Netanyahou, qui a exprimé son sou�en total et sa sa�sfac�on en déclarant : « L'État d'Israël apportera ses capacités, toute son expérience, son élan et son engagement pour réaliser le plus grand projet de coopéra�on de notre histoire. Tous les ministères du gouvernement seront mobilisés pour contribuer à la réalisa�on de ce rêve. J'ai demandé au Conseil na�onal de sécurité, au sein du bureau du Premier ministre, de coordonner les travaux des équipes et également de renforcer la coopéra�on étroite avec les États-Unis et d'autres pays afin que ce�e vision devienne réalité le plus rapidement possible. Ce projet nous mènera vers une ère nouvelle, unique et sans précédent de coopéra�on et d'engagement mondiaux et régionaux. » Liste des pays fondateurs ©Wikipedia

stratégique pour les entreprises israéliennes, leur perme�ant d’accéder à des réseaux commerciaux étendus reliant l’Inde à l’Europe, favorisant la croissance économique et l’exporta�on de technologies.|7] De plus, IMEC posi�onne Israël comme un acteur clé de la transi�on énergé�que verte, notamment grâce à ses contribu�ons aux infrastructures liées à l’hydrogène. Une fois que l'IMEC, projet colossal et sensible, sera opéra�onnel en Israël, ce dernier deviendra un partenaire indispensable pour les autres membres de ce projet, y compris les pays du Golfe arabe. Il est d'une importance vitale de noter que la par�cipa�on de l'État d'Israël à l'IMEC renforce sa posi�on poli�que et diploma�que, lui conférant ainsi un levier accru dans les négocia�ons, tôt ou tard inévitables, avec le Royaume d'Arabie saoudite en vue de son adhésion aux Accords d'Abraham.

« La participation de l'État d'Israël à l'IMEC renforce sa position politique et diplomatique, lui conférant ainsi un levier accru dans les négociations, tôt ou tard inévitables, avec le Royaume d'Arabie saoudite en vue de son adhésion aux Accords

Union européenne : sécuriser les approvisionnements et renforcer son influence L’Union européenne traverse une période alambiquée, marquée par des défis économiques et géopoli�ques majeurs. La guerre en Ukraine a profondément perturbé ses chaînes d’approvisionnement énergé�que, exposant sa dépendance cri�que aux ressources russes, tandis que sa forte dépendance aux importa�ons chinoises de biens manufacturés et de technologies bon marché pèse lourdement sur sa souveraineté stratégique.

Dans ce contexte, l’IMEC apparaît comme une alterna�ve séduisante et prome�euse pour l’UE. Ce corridor offre une voie d’approvisionnement plus courte et plus fiable, reliant l’Europe au Moyen-Orient et à l’Inde, deux régions stratégiques pour le commerce et l’énergie. En exploitant ces nouvelles infrastructures, l’UE peut diversifier ses sources d’importa�on de ma�ères premières, d’énergie et de produits manufacturés, réduisant ainsi sa dépendance à des acteurs géopoli�quement instables ou agressifs, tels que la Russie et la Chine.

De plus, l’IMEC s’aligne sur les objec�fs de durabilité et d’innova�on technologique de l’Europe, en résonance directe avec la Global Gateway, l’ini�a�ve européenne visant à promouvoir des infrastructures durables et des connexions mondiales de qualité.

Lancée en 2021, la Global Gateway ambi�onne de mobiliser jusqu’à 300 milliards d’euros d’inves�ssements dans des projets mondiaux axés sur l’énergie propre, le numérique et le transport, tout en respectant des normes environnementales élevées et en renforçant les partenariats interna�onaux.[8] L’IMEC et la Global Gateway ne se contentent pas de coexister : ils se renforcent mutuellement en consolidant une vision commune d’une connec�vité durable et stratégique. Ce corridor représente une opportunité non seulement pour promouvoir des infrastructures écologiquement responsables, mais Revue TB N°10 - 61

L’Union Européenne, signataire de la première heure ©G20

aussi pour encourager l’adop�on de technologies avancées en lien avec les ambi�ons de la Global Gateway. Ensemble, ces ini�a�ves offrent une réponse européenne ambi�euse et cohérente aux défis de l’interdépendance globale, tout en renforçant son rôle dans le jeu des grandes puissances.

Il n'est guère surprenant que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a qualifié l'IMEC de « projet le plus ambi�eux de notre généra�on » dans son discours sur l'état de l'Union 2023. Elle a déclaré : « La semaine dernière, j'étais à New Delhi pour signer le projet le plus ambi�eux de notre généra�on : le Corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe. Il s'agira de la connexion la plus directe à ce jour entre l'Inde, le Golfe arabe et l'Europe : avec une liaison ferroviaire qui rendra le commerce entre l'Inde et l'Europe 40 % plus rapide. Avec un câble électrique et un pipeline d'hydrogène propre – pour encourager le commerce d'énergie propre entre l'Asie, le MoyenOrient et l'Europe. Avec un câble de données à haute vitesse, pour relier certains des écosystèmes numériques les plus innovants au monde et créer des opportunités commerciales tout au long du parcours.

Ce sont des connexions de pointe pour le monde de demain. ». [9] États-Unis : contrer l'influence chinoise Bien que les États-Unis ne soient pas directement bénéficiaires des flux commerciaux de l’IMEC, leur rôle dans l’ini�a�ve reflète leur stratégie globale visant à contrer l’influence croissante de la Chine. En soutenant un projet qui rivalise avec la BRI, les ÉtatsUnis cherchent à consolider une alliance stratégique 62 - Revue TB N°10

entre l’Inde, le Moyen-Orient et l’Europe. En outre, l’IMEC permet aux États-Unis de renforcer leurs rela�ons avec des partenaires clés, tels que l’Inde et l’Arabie Saoudite, tout en réaffirmant leur leadership en ma�ère de connec�vité économique mondiale.

L’IMEC représente pour les États-Unis une opportunité stratégique majeure à plusieurs niveaux.

En intégrant des partenaires clés tels que l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Israël et l’Europe, ce projet permet de renforcer les alliances au MoyenOrient et de promouvoir l’intégra�on économique régionale tout en réduisant les tensions locales, essen�elles pour la stabilité énergé�que et géopoli�que. L’idée de l’IMEC fonc�onne également car elle s’appuie sur plusieurs ini�a�ves diploma�ques que les diplomates américains ont promues au cours des cinq dernières années, notamment le forum « I2U2 », qui encourage la coopéra�on économique entre Israéliens, Indiens et Émira�s. De plus, en diversifiant les routes commerciales mondiales, l’IMEC offre une alterna�ve sûre aux voies tradi�onnelles comme le canal de Suez ou le détroit de Malacca, souvent exposées à des risques géopoli�ques, consolidant ainsi la résilience des chaînes d’approvisionnement alliées. Par ailleurs, l’ini�a�ve permet de renforcer l’influence américaine en Europe, en garan�ssant que ce�e dernière reste alignée sur les priorités stratégiques transatlan�ques, tout en réduisant sa dépendance vis-à-vis de la Chine. Et dans le même ordre d'idées, ce n’est pas un secret non plus que la réalisa�on réussie de l'IMEC aurait cons�tué un accomplissement remarquable pour l'administra�on du président Joe Biden, comparable uniquement aux accords d'Abraham de 2020 sous l'administra�on Trump.

Dernièrement, l’influence de Pékin a considérablement augmenté au Moyen-Orient. Depuis le lancement de l’ini�a�ve BRI en 2013, les États du Golfe ont adopté la signature diploma�que de Xi Jinping et cherché à a�rer des inves�ssements chinois pour leurs propres projets d’infrastructure – qu’il s’agisse du port d’Abu Dhabi, du port Hamad au Qatar, ou de la « Silk City » au Koweït – ou encore pour leurs réseaux numériques, comme en témoigne la mul�tude de contrats a�ribués à Huawei. En décembre 2022, lors de la visite de Xi Jinping en Arabie saoudite, les six membres du Conseil de coopéra�on du Golfe ont approuvé les nouveaux projets chinois : l’Ini�a�ve pour le développement mondial et l’Ini�a�ve pour la sécurité mondiale. Parallèlement, l’Arabie saoudite est devenue partenaire de dialogue de l’Organisa�on de coopéra�on de Shanghai. En outre, en mars 2023, la Chine a joué un rôle de médiateur dans un accord de réconcilia�on qui a permis la reprise des rela�ons diploma�ques entre l’Arabie saoudite et l’Iran après sept ans de rupture.

Pendant ce�e période, la posi�on des États-Unis au Moyen-Orient s’est détériorée. Tout d’abord, lorsqu’Israël a choisi une entreprise chinoise pour exploiter le nouveau port de Haïfa, la marine américaine a menacé de cesser ses visites dans la région. Ensuite, les négocia�ons avec les Émirats arabes unis concernant la vente des F-35 ont été suspendues en raison des préoccupa�ons américaines concernant la présence sécuritaire croissante de la Chine à Abou Dhabi.[10] Ainsi, le méga-projet IMEC permet aux États-Unis de revenir en force au MoyenOrient.

« Dernièrement, l’influence de Pékin a considérablement augmenté au Moyen-Orient.

Depuis le lancement de l’initiative BRI en 2013, les États du Golfe ont adopté la signature diplomatique de Xi Jinping et cherché à attirer des investissements chinois pour leurs propres projets d’infrastructure. Pendant cette période, la position des États-

Unis au Moyen-Orient s’est détériorée. Ainsi, le mégaprojet IMEC permet aux États-Unis de revenir en force au Moyen-Orient. » OPPOSITION AU CORRIDOR ECONOMIQUE IMEC : CRITIQUES, OBSTACLES ET ENJEUX L’IMEC n’échappe pas à la controverse. Derrière les promesses de connec�vité et de durabilité, plusieurs acteurs régionaux et interna�onaux soulèvent des objec�ons significa�ves, me�ant en lumière des défis géopoli�ques, économiques et sécuritaires.

La Chine : crainte de la rivalité stratégique avec la BRI L’IMEC s’inscrit dans une rivalité stratégique directe avec la BRI. Alors que la BRI incarne l’influence croissante de la Chine par des inves�ssements massifs, l’IMEC propose une alterna�ve axée sur la transparence, la durabilité et l’équilibre géopoli�que, réduisant la dépendance vis-à-vis de Pékin. En réunissant des acteurs majeurs comme l’Inde, les États-Unis et l’Union européenne, l’IMEC menace de détourner des flux commerciaux cri�ques et de fragiliser l’a�rac�vité de la BRI. La Chine perçoit ce corridor comme un défi à son hégémonie économique, d’autant plus que l’IMEC promet des routes plus courtes et plus efficaces pour relier l’Inde à l’Europe. Ce projet marque une nouvelle étape dans la compé��on pour le leadership géopoli�que mondial.

Le journal chinois Guancha.cn a rapporté que, en réponse à des ques�ons concernant l'IMEC, le porteparole du ministère chinois des Affaires étrangères, Wang Wenbin, a déclaré que le monde a besoin de construire des ponts, pas de les démolir (en chinois : 拆桥); de créer des connexions, pas de se découpler et d'ériger des murs ; de rechercher des avantages mutuels et des résultats gagnant-gagnant, et non de se refermer sur soi-même et d'exclure les autres (en chinois : 封闭排他). La Chine accueille favorablement toutes les ini�a�ves visant à unir les efforts et à promouvoir la construc�on d'infrastructures mondiales. Toute tenta�ve de faire avancer des calculs géopoli�ques sous couvert de construc�on d'infrastructures (en chinois : 打着基础设施建设旗 号，推进地缘政治的算计) est indésirable et vouée à l'échec.[11] Ainsi, la direc�on chinoise se montre prudente face au nouveau méga-projet et comprend son poten�el danger compé��f pour la BRI.

Revue TB N°10 - 63

La Turquie : écartée du tracé de l’IMEC et privée de son image iconique de pont entre l’Est et l’Ouest La Turquie exprime des doléances notables à l'égard de l'IMEC, qu'elle perçoit comme un projet qui pourrait marginaliser son rôle stratégique dans le commerce entre l'Asie, le Moyen-Orient et l'Europe. En tant que pivot historique des routes commerciales, notamment par le biais du corridor énergé�que reliant l’Asie centrale à l’Europe, la Turquie voit l’IMEC comme une menace pour son rôle d'agent de liaison. Ankara s'inquiète par�culièrement du fait que le corridor contourne son territoire, favorisant des pays du Golfe et Israël. Ce�e configura�on pourrait affaiblir la posi�on de la Turquie en tant que carrefour logis�que et énergé�que clé, tout en renforçant des acteurs qu'elle perçoit comme des rivaux stratégiques. De plus, les tensions géopoli�ques persistantes entre la Turquie et certains partenaires de l’IMEC, tels qu’Israël et l’Arabie saoudite, exacerbent son opposi�on.

Le président turc Recep Tayyip Erdogan, lors du sommet des dirigeants du G20 à New Delhi, a déclaré aux journalistes qui l'accompagnaient : « Nous disons qu'il n'y a pas de corridor sans la Turquie. La Turquie est une base importante de produc�on et de commerce. La ligne la plus pra�que pour le trafic entre l'Est et l'Ouest doit passer par la Turquie. ».[12] Il est essen�el de remarquer que la Turquie, en partenariat avec l’Irak, mise sur le projet du "Corridor de Développement" (ou "Route de Développement"), une ini�a�ve stratégique visant à relier le port de Faw, dans le sud de l’Irak, à la Turquie via un réseau ferroviaire et autorou�er de 1 200 kilomètres. Ce corridor, qui connectera le Golfe Persique à l’Europe en passant par les infrastructures turques, incarne l’ambi�on d’Ankara de maintenir son rôle embléma�que de pont entre l’Orient et l’Occident. En s'impliquant ac�vement dans ce projet, la Turquie cherche à renforcer sa posi�on en tant que plaque tournante du commerce régional, tout en répondant à l’exclusion perçue de l’IMEC, qui contourne son territoire et minimise son influence économique. Ce corridor alterna�f, qui vise également à revitaliser l’économie irakienne, reflète les intérêts turcs de s’affirmer face à des ini�a�ves concurrentes comme l’IMEC, tout en consolidant sa place stratégique dans les échanges mondiaux. Ainsi, la posi�on de la Turquie sur la ques�on de l’IMEC est en�èrement subjec�ve et tendancieuse.

La république islamique d'Iran : une tenta�ve désespérée et inefficace de maintenir sa posi�on et celle de ses camarades L’implica�on d’Israël dans ce projet est perçue par l’Iran comme une tenta�ve claire et assumée de faire d'Israël une par�e intégrante de la région où il est situé. L'Iran constate clairement que son « Axe de la résistance » s'effondre sous ses yeux, tandis qu'Israël est de plus en plus accepté par les pays du MoyenOrient. Et non seulement cela, mais comme ce projet est soutenu par les États-Unis et les États du Golfe, il 64 - Revue TB N°10

La Turquie la grande délaissée de l’IMEC ©PTI

renforce une coali�on régionale an�-iranienne et étend l’influence des accords d’Abraham. De plus, les rela�ons tendues entre l’Iran et l’Inde, exacerbées par les poli�ques radicales de Téhéran, ont facilité la décision de New Delhi de soutenir un tracé qui évite l’Iran, affaiblissant encore davantage son influence géopoli�que. En cri�quant vigoureusement l’IMEC, l’Iran cherche à défendre ses intérêts stratégiques face à une ini�a�ve qu’il considère comme hos�le à ses ambi�ons régionales et conçue pour l’isoler.

Le journal iranien Iran Daily s'en prend violemment au projet IMEC. Il affirme que ce projet isolera et nuira à l’Iran, tout en ayant pour objec�f de contenir le pouvoir régional de la République islamique et de ses mouvements de résistance alliés, en par�culier le Hezbollah ; ainsi que de « consolider la domina�on du sionisme dans la région » (en anglais : “cemen�ng Zionism’s dominance in the region”). Selon le récit, les principaux pays du Golfe Persique, en par�culier l'Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis, sont des partenaires essen�els du projet. Ces na�ons devraient �rer des avantages économiques et géopoli�ques du succès de l'IMEC, car ce corridor leur permet de contourner les routes influencées par l'Iran et de réduire leur dépendance au détroit d'Ormuz. Le journal cri�que également avec virulence le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, qui sou�ent ce projet, le qualifiant de propagateur d’un « discours iranophobe » (en anglais : “Netanyahu’s Iranophobic narra�ve”). Israel Comme le conclut le pivot journal « s’imposant comme entreiranien le MO et: l’Europe ©GPO

L’IMEC posi�onne Israël comme un hub central du réseau commercial mondial entre l’Europe et l’Asie.

L’accès à ces marchés et le renforcement de la coopéra�on économique avec les États du Golfe via ce corridor pourraient aider Israël à s’imposer comme un acteur géopoli�que majeur au Moyen-Orient. L’IMEC ne vise pas seulement à redéfinir les dynamiques économiques de la région, mais sert également d’arme géopoli�que pour renforcer les coali�ons régionales contre l’Iran et ses alliés. Cependant, ce n’est pas la première fois que la région est confrontée à de tels stratagèmes. L’Iran, avec sa sagesse stratégique, doit mobiliser toutes ses capacités pour contrer efficacement ces défis posés par les « forces du mal. » [13] Dans la même veine, l'ar�cle du Tehran Times in�tulé « L'opéra�on Al-Aqsa Storm met fin au corridor IMEC » (en anglais : “Al-Aqsa Storm aborts IMEC corridor”) établit un lien direct entre l’opéra�on AlAqsa Storm (l’a�entat par le Hamas contre l'État d'Israël du 7 octobre 2023) et les perturba�ons du projet IMEC. Ce�e perspec�ve présente l'Iran et ses satellites, le Hezbollah et les Houthis, comme les vic�mes des efforts extérieurs cherchant à affaiblir son influence, tout en reliant l’IMEC aux intérêts d’Israël et des États-Unis, incessamment cri�qués par les médias officiels iraniens. L’ar�cle conclue que « Tout coup porté à la destruc�on du projet IMEC est considéré comme un service rendu à l'humanité. Maintenant, un an après l'opéra�on Al-Aqsa Storm, les sionistes auraient pleinement réalisé que ce projet ne verra jamais le jour. » (en anglais : “Any blow to the destruc�on of the IMEC project is considered a service to humanity. Now, a�er one year of the Al-Aqsa Storm, the Zionists have realized very well that this project will never be realized.”). En conséquence, il est clair que l'abandon de l'IMEC correspond aux intérêts du régime radicalisé en Iran.

CONCLUSION Comme l'a justement et avec une grande finesse d'esprit observé le président des États-Unis, Joe Biden : « [...] l'une des raisons pour lesquelles le Hamas a a�aqué à ce moment précis — et je n'en ai aucune preuve, c'est juste mon ins�nct qui me le dit — est liée aux progrès que nous faisions en ma�ère d'intégra�on régionale pour Israël et d'intégra�on régionale en général. Et nous ne pouvons pas abandonner ce travail. » (en anglais : “[…] one of the reasons Hamas a�acked when they did — and I have no proof of this; just my ins�nct tells me — is because of the progress we were making towards regional integra�on for Israel and regional integra�on overall. And we can’t leave that work behind.”).[15] D’un côté, IMEC offre à l’Union européenne une alterna�ve vitale pour diversifier ses approvisionnements et réduire sa dépendance vis-àvis de la Chine et de la Russie, renforçant ainsi sa

résilience face aux crises globales. D’un autre, il reflète la volonté des États-Unis de contenir l’influence croissante de la Chine tout en consolidant des alliances stratégiques avec des acteurs clés tels que l’Inde et l’Arabie saoudite.

Dans la région du Golfe, des acteurs comme l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis envisagent l’IMEC comme une plateforme de diversifica�on économique et une opportunité d’affirmer leur rôle central dans les échanges interna�onaux. Israël, quant à lui, voit dans l’IMEC une chance unique de renforcer son intégra�on régionale et de s’imposer comme un centre incontournable de connec�vité.

Cependant, l’IMEC fait face à des opposi�ons notables. La Chine perçoit ce projet comme une menace directe à sa BRI, tandis que la Turquie, écartée du tracé, conteste sa légi�mité et promeut des alterna�ves concurrentes. De son côté, l’Iran cri�que l’IMEC comme un ou�l des�né à marginaliser son influence régionale, l’invisibiliser et à renforcer ce qu'il considère comme « l'axe des adversaires ».

L’IMEC incarne une réponse stratégique aux défis posés par un monde de plus en plus instable et tumultueux. Ce projet, bien qu’interrompu par l’a�entat du Hamas du 7 octobre 2023, devrait être considéré comme suspendu mais pourrait être ressuscité dans la conjoncture appropriée.

NOTES [1] Ministère des Affaires étrangères de la République populaire de Chine, Annonce officielle « Le Président Xi Jinping prononce un discours important et propose de construire une Ceinture économique de la Route de la soie avec les pays d'Asie centrale », 07.09.2013 Le Bureau de la Ceinture et de la Route coordonné par le Bureau du Commerce et du Développement Économique du Gouvernement de la Région Administra�ve Spéciale de Hong Kong, Portail de la Ceinture et de la Route [2] Ministère des Affaires Extérieures du Gouvernement de l'Inde, Mémorandum d’entente sur les principes du corridor économique Inde-MoyenOrient-Europe, signé le 9 septembre 2023, à New Delhi, en Inde [3] Axios, Barak Ravid, Scoop: U.S., Saudi, India, UAE hope to ink railway deal to connect Middle East at G20 [4] The Times of India, S D Pradhan, India-Middle East-Europe economic corridor: Comparison with the BRI, 16.09.2023 [5] La Vision 2030 de l'Arabie saoudite, 2016 [6] Centre des Médias du Ministère des Affaires Étrangères du Gouvernement Indien, Ques�on n° 1189 Corridor Économique Inde-Moyen-OrientEurope, 01.08.2024 [7] The Israel Na�onal News - Arutz Sheva media group, PM Netanyahu announces 'unprecedented breakthrough ini�a�ve' economic corridor connec�ng

Revue TB N°10 - 65

India to Middle East, through Israel to Europe, 09.09.2023 [8] La Commission européenne et le Haut Représentant de l'Union pour les Affaires étrangères et la Poli�que de sécurité, Communica�on conjointe au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen, au Comité des régions et à la Banque européenne d'inves�ssement, La stratégie « Global Gateway », Bruxelles, 01.12.2021 [9] Discours sur l'État de l'Union 2023 de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, prononcé le 13 septembre 2023 à Strasbourg [10] The Atlan�c Council, Jean-Loup Samaan, The India-Middle East Corridor: a Biden Road Ini�a�ve?, 06.0.2023 [11] 观察者网, 杨蓉, 抗衡“一带一路”？他们搞了 个“印欧经济走廊”, 10.09.2023 [12] The Middle East Eye, Turkey's Erdogan opposes India-Middle East transport project, 11.09.2023 [13] Iran Daily, Navid Kamali, IMEC corridor and Israel’s ambi�on to isolate Iran, Number Seven Thousand Six Hundred and Sixty One, 02.11.2024 [14] Tehran Times, Al-Aqsa Storm aborts IMEC corridor, 08.10.2024 [15] The White House, Remarks by President Biden and Prime Minister Anthony Albanese of Australia in Joint Press Conference, 25.10.2023

66 - Revue TB N°10

Revue TB N°10 - 67

GÉOPOLITIQUE

Comment le Qatar utilise-t-il le sport comme outil d’influence ?

Par Gabriel GADENNE - FDNU

Tamim ben Hamad Al Thani, actuel Emir du Qatar, grand stratège du so�power renouvelé du Royaume ©AP

Le Qatar est un minuscule émirat de 11 600 km², à peine plus grand que la Gironde, péninsule dans la mer Rouge, coincé entre deux géants, l’Iran au Nord et l’Arabie Saoudite au Sud, son seul voisin terrestre.

Alors même que la popula�on qatarie ne dépasse pas les 300 000 personnes, ce minuscule pays a réussi à devenir un acteur majeur de la région, et à être cour�sé par les plus grandes puissances occidentales.

Comment la famille Al-Thani, au pouvoir à Doha, a-telle réussi à transformer un pe�t bout de désert en acteur majeur sur la scène interna�onale ?

Le Qatar �re principalement ses revenus de ses champs gaziers (3ème réserve prouvée au monde) et les revenus sont répar�s à travers le Qatar Investment Authority (QIA), son fonds souverain. Ayant fait de très nombreux inves�ssements dans l’immobilier, l’automobile, les banques, la technologie, l’art et le sport. Les revenus des inves�ssements du QIA sont 68 - Revue TB N°10

désormais plus importants que les revenus gaziers de l’émirat. Les inves�ssements dans le sport sont loin d’être les plus profitables mais ils perme�ent au Qatar trois choses : redorer son image, diversifier ses sources de revenus en a�rant des touristes et apparaître sur la scène interna�onale comme une na�on moderne, progressiste, et futuriste, contrastant avec l’image tradi�onaliste et rigoriste des pays du Golfe.

C’est en 2005, que le père de l’émir actuel, Hamad ben Khalifa Al Thani, décide d’inves�r dans le sport avec l’accueil des Jeux Olympiques Asia�ques de 2005.

Premier évènement d’envergure mondiale ayant lieu à Doha, le Qatar fait alors sor�r de terre un des plus grands complexes spor�fs de l’époque, l’académie ASPIRE, 250 hectares d’installa�ons ultra-modernes au milieu des dunes.

Quand Tamim ben Hamad Al Thani succède à son père en 2013, il a pour objec�f de con�nuer la transforma�on économique et la modernisa�on du pays ini�é par son père en 1995. Dernière décision du père avant la passa�on de pouvoir à son fils, le rachat du Paris Saint Germain en 2011. Le rachat du PSG se négocie à 70 millions d’euros, une bouchée de pain pour le Qatar Sports Investments (QSI), fonds de fonds du QIA. À l’origine intéressé par l’Olympique de Marseille, c’est sous les conseils du président français de l’époque, Nicolas Sarkozy, fervent supporter du club, que le Qatar je�era finalement son dévolu sur le club parisien. Mais l’ambi�on du Qatar est grande, et le nouveau président du club parisien, Nasser AlKhelaïfi a carte blanche pour faire du PSG un des plus grands clubs de la planète, ce qu’il réussit. Les stratégies d’inves�ssements du Qatar sont efficaces, ils s’assurent d’être propriétaires du club, de ses droits de diffusion (Al-Khelaïfi étant aussi président de beIN Media Group anciennement Al-Jazeera Sports) et de coordonner le tout avec leurs fonds d’inves�ssements gigantesques (Al-Khelaïfi est aussi président du QSI).

Le PSG se met alors à recruter toutes les plus grandes stars du football interna�onal, et cela sans aucune limite dans le prix d’achat. Le transfert du joueur brésilien Neymar en 2017 pour un montant record de 222 millions d’euros ou encore le transfert du prodige français Mbappé en 2018 pour 180 millions d’euros en sont l’exemple. Ce comportement de « nouveaux riches » agacera fortement les clubs concurrents européens. Cet inves�ssement footballis�que s’avérera très rentable, le PSG passant d’une valeur de

70 millions d’euros en 2011, à une plus de 3,4 milliards d’euros en 2024.

La consécra�on du Qatar comme grande na�on du football viendra en 2022, avec l’organisa�on de la coupe du monde à Doha. Avec un plan d’inves�ssement colossal de plus de 200 milliards de dollars pour l’organisa�on de l’événement, le Qatar s’est vu a�ribuer la compé��on en 2010 par la FIFA, dans des condi�ons de corrup�on et de lobbying en lien avec N. Sarkozy. Malgré les très nombreuses polémiques liées à l’organisa�on de la coupe du monde dans un pays peu regardant des droits humains, la catastrophe écologique engendrée, les milliers de travailleurs morts dans la construc�on des infrastructures et les nombreux appels aux boyco�s, ce fut un succès pour le Qatar. De nombreux chefs d’État ont fait le déplacement, la compé��on fut la plus prolifique en nombre de buts de l’histoire et a offert une finale digne d’un grand spectacle. Finale ayant d’ailleurs eu lieu le 18 décembre, date choisie non pas par hasard, étant le jour de la fête na�onale du Qatar.

Les autres exemples de rachat et de prise de contrôle total de la part du Qatar sont nombreux, et aucun sport n’est laissé de côté. Organisa�on d’un tournoi de tennis ATP depuis 2011, accueil des championnats du monde d’athlé�sme à Doha en 2019, le cyclisme avec le lancement du Tour du Qatar en 2012 et les Grands prix de MotoGP et de Formule 1.

La dernière adop�on du Qatar est d’ailleurs la Formule 1, et non sans mal. Introduite en précipita�on en 2021 pour remplacer le grand prix d’Australie qui ne

Le Paris Saint Germain, propriété du Qatar depuis 2013 ©AFP

Revue TB N°10 - 69

pouvait avoir lieu à cause de la pandémie de covid-19, l’émir a réussi une fois de plus à rafler l’événement le plus média�sé du monde après les Jeux Olympiques et la coupe du monde de football, le Grand prix de Formule 1. La fédéra�on automobile du Qatar a réussi à signer un contrat de 10 ans à par�r de 2023 pour organiser le Grand Prix de Formule 1 entre ses dunes, au prix de 52 millions de dollars par an. Les Qataris, dans leurs habits tradi�onnels, le thawb (‫)بنث‬, sont très présents sous les caméras du sport, lors des interviews, lors des remises des trophées, etc. L’image de proximité avec la discipline est ce qui compte le plus pour les Qataris.

Une fois de plus, ce contrat s’inscrit dans la volonté du Qatar de devenir une grande na�on interna�onale du sport et d’apparaître comme un État dynamique et moderne. Même si, cela se fait parfois, à l’encontre des valeurs du sport et même du bien-être des spor�fs en ques�on. En effet, le grand prix de F1 2023 a eu lieu dans des condi�ons extrêmes. Étant organisé de nuit pour éviter les chaleurs extrêmes du désert qatari, les températures frôlaient les 45 degrés, même une fois le soleil couché. De plus, le Shamal (‫)فاكش‬, vent du désert qatari, a ramené du sable sur la piste, compliquant le pilotage. Conduire une formule 1 à plus de 300 km/h, sous 45 degrés et avec du sable, ont résulté à l’évanouissement de 3 pilotes en fin de course.

Les cri�ques ont alors fusé de la part du personnel de la F1 et des pilotes sur la per�nence d’avoir un grand prix au Qatar, les condi�ons n’y étant pas réunies. Ce scandale fut vite étouffé par la Fédéra�on Interna�onale Automobile (FIA) et son directeur, Mohammed Ben Sulayem, ancien pilote émira�, ne voulant pas perdre un partenaire et sponsor (Qatar Airways étant aussi un sponsor officiel du sport) aussi lucra�f. La F1, comme bien d’autres sports, a l’air complètement aux mains de l’émirat, aucune contesta�on ou remise en ques�on étant possible.

haute » Le dernier évènement que le Qatar n’a pas encore organisé reste les Jeux Olympiques, mais les ambi�ons de l’émir l’ont dans le viseur depuis déjà bien longtemps et même si l’émirat n’a pas réussi à faire retenir sa candidature pour les deux dernières édi�ons, il est très probable qu’il parvienne à ses fins, d’autant que l’émir Al-Thani est membre du Comité interna�onal olympique (CIO) depuis 2002.

L’accaparement des plus grands sports et événements mondiaux permet au Qatar de redorer son blason sur la scène interna�onale, le sport comme ou�l de so�-power.

L’exemple du rachat du PSG a permis un fort rapprochement diploma�que avec la France, l’émir étant reçu chaleureusement pour une visite d’Etat en février 2024. Les sujets abordés lors de ce�e visite montrent une fois de plus le poids du pe�t État dans les crises actuelles, en l’occurrence la guerre entre le Hamas et Israël. Le cessez-le-feu à Gaza était le sujet central de ce�e visite, le Qatar jouant un rôle central dans les négocia�ons de paix, hébergeant le bureau poli�que du Hamas et finançant son administra�on.

C’est donc l’intermédiaire idéal et le négociateur idéal entre les belligérants.

Les deux pays ont aussi signé une déclara�on d’inten�on concernant la coopéra�on humanitaire à Gaza, incluant un engagement commun de 200 millions d’euros en sou�en aux Pales�niens. Par ailleurs, trois avions-cargos franco-qataris ont transporté une aide humanitaire et médicale vers AlArish, une ville égyp�enne près de Rafah, avec à bord 75 tonnes de fret, dix ambulances, des ra�ons alimentaires et près de 300 tentes familiales, a indiqué l’Élysée. Le Qatar joue également un rôle dans la guerre préven�ve que Tsahal mène contre le

Le Qatar veut devenir une grande na�on du sport, et l’émir étant mordu de football et de tennis, a même instauré une journée du sport afin de pousser ses habitants à pra�quer une ac�vité spor�ve. Mais à défaut de ne pouvoir former de grands spor�fs par simple souci démographique, le pays est devenu une na�on du sport par intermédiaire. En effet, comme le souligne Nabil Ennasri, directeur de l’Observatoire du Qatar et lobbyiste du pays :

« Le football est la deuxième religion du Moyen-Orient. Si l’équipe nationale ne brille pas, le PSG le fera à sa place. Et Tamim pourra garder la tête

Aucun sport n’est épargné, ici la Formula One ©Qatar Airways

Hezbollah, le pays finançant l’armée régulière libanaise à hauteur de 20 millions de dollars.

Mais ce�e visite était aussi le but de négocier un portefeuille de 10 milliards d’euros d’inves�ssement dans l’économie française d’ici 2030. Ce fonds se des�nant aux jeunes entreprises innovantes et aux fonds d’inves�ssement en France, dans l’inten�on d’accroître les inves�ssements notamment dans des secteurs clés comme la transi�on énergé�que, les semi-conducteurs, l’aérospa�al, l’intelligence ar�ficielle, le numérique, la santé, l’hôtellerie et les industries culturelles et créa�ves. Le partenariat franco-qatari est aussi développé sur la ques�on énergé�que, le gaz liquéfié de Doha étant très convoité depuis la Guerre en Ukraine.

Les deux pays ont aussi récemment signé des nouveaux accords de vente et d’achat de gaz à long terme, sur une période de 27 ans, récemment conclus entre TotalEnergies et QatarEnergy. Le Qatar fournit du GNL à la France depuis 2009, et ces accords récents perme�ent à la France de pérenniser et de sécuriser ses approvisionnements énergé�ques.

Au dîner officiel fût aussi convié l’a�aquant du PSG, Kylian Mbappé, révélant une fois de plus l’importance du sport dans les rela�ons franco-qataries. Les inves�ssements dans le club français en 2011, ont permis un réel rapprochement entre la France et le Qatar, la France étant le premier inves�sseur européen au Qatar. Comme le disait si bien monsieur A�ali,

NOTES Barthe, B. et Dupré, R., « Qatar football club », Le Monde, 14 sept. 2017 Côme, T. et Raspaud, M. (2018) . La diploma�e spor�ve, enjeu stratégique pour le Qatar. Hermès, La Revue, n° 81(2), 169-175. h�ps://doi.org/10.3917/ herm.081.0169.

Chesnot, C. (2022). Le Qatar en 100 ques�ons.

Tallandier.

« On ne fait pas la guerre avec ceux avec qui on fait du business » Emmanuel Macron n’avait également pas manqué de convier l’homme à l’ini�a�ve des rela�ons modernes entre les deux pays, Nicolas Sarkozy, grand ami du père de l’émir actuel.

La main mise qatarie sur les différents sports à l’échelle mondiale permet à l’émirat d’être un partenaire global pour de nombreuses puissances, comme par exemple la France. Mais l’hexagone n’est pas le seul État à considérer le Qatar comme un grand ami. En 2022, Joe Biden avait affirmé le Qatar comme étant le plus grand allié hors-OTAN des États-Unis, après que la base américaine qatarie est servie de principal point 0de repli dans la débâcle du départ des troupes américaines de Kaboul en août 2021. Le Qatar ayant aussi fortement inves� les championnats spor�fs américains, en par�culier la NBA et la NHL, ces liens ont aussi permis au Qatar de devenir le premier pays arabe à être admis au programme américain d’exemp�on de visa, alors même que Doha offre refuge aux membres du Hamas, du Hezbollah et mêmes aux talibans, ennemi juré de Washington.

Doha, Qatar ©Unsplash

Revue TB N°10 - 71

GÉOPOLITIQUE

NEOM L’illusion de la ville futuriste saoudienne Par Margot CHAUDERON & Flora SAINTY - FDNU

The Line, le projet pharaonique proposé par l’Arabie Saoudite ©NEOM

L’Arabie saoudite est de nouveau sur le devant de la scène interna�onale avec la construc�on de son nouveau projet : NEOM. Ce�e ville futuriste sera construite dans la province de Tabuk, dans le NordOuest du royaume d’Arabie saoudite. NEOM repousse les limites actuelles de l’architecture et de l’innova�on et s’intègre parfaitement dans le plan Vision 2030, qui vise à diversifier les ac�vités économiques du pays et ainsi sor�r le pays de la dépendance pétrolière. Le prince Mohammed Ben Salmane cherche ainsi à développer le tourisme dans son royaume grâce à ce nouveau plan d’une envergure considérable. NEOM se compose de différents projets qui seront érigés dans la province. Le premier consiste à construire une sta�on de ski, in�tulée Trojena. Elle sera implantée dans les zones montagneuses de l’Arabie saoudite, ainsi, le 72 - Revue TB N°10

royaume espère être prêt pour accueillir les Jeux Asia�ques d’hiver de 2029. Le secteur industriel ne reste pas moins délaissé grâce à Ozagon : une ville flo�ante cons�tuée d’un port ainsi qu’une zone industrielle. Le but pour le royaume est de se défaire de son indépendance au pétrole, c’est aussi pourquoi Sindalah, une île dédiée au tourisme de luxe et aux yachts sera construite. Elle perme�ra au pays d’accueillir les plus fortunés de ce monde et ainsi de réussir sa diversifica�on économique.

Le projet le plus important et impressionnant reste la construc�on de The Line. Elle consiste en un édifice de 170km de long, 200m de large et 500m de haut. Cela en fera une des construc�ons les plus hautes d’Arabie saoudite mais aussi du monde. The Line se hisserait ainsi à la place de la ville la plus densément peuplée au

monde, devant Dacca au Bangladesh. Ce ne sont pas moins de neuf millions de personnes qui y vivront d’ici 2045. De plus, les promoteurs de NEOM prome�ent une traversée de The Line dans sa longueur en seulement vingt minutes, une prouesse technique qui ne s’est encore jamais réalisée dans le monde. Les coûts de construc�on sont pharaoniques, pas moins de 500 milliards de dollars sont nécessaires pour la construc�on seule de The Line. NEOM dans sa globalité est quant à lui es�mé à un coût avoisinant les 750 milliards de dollars. De nombreux retards et coûts addi�onnels sont toutefois à prévoir. The Line est par conséquent la construc�on embléma�que et sans doute celle qui provoque le plus de réac�ons autour du globe.

THE LINE : ENTRE AMBITION ARCHITECTURALE ET IMPACT ENVIRONNEMENTAL Les promesses de NEOM sont grandes et fièrement affichées par le Prince. The Line semble à première vue remplir toutes les aspira�ons de ville ultramoderne, écologique, renouvelable et futuriste voulues par le Prince Mohammed Ben Salmane.

Toutefois, la construc�on d’une telle barrière dans le désert pose quelques problèmes sur le plan environnemental mais aussi écologique.

Tout d’abord, une telle barrière de 500 mètres de haut érigée en plein désert pose des problèmes pour le développement et le main�en de la biodiversité.

L’Arabie saoudite est une route très fortement fréquentée par les oiseaux migrateurs pour rejoindre les pays plus chauds. Avec cet obstacle, les animaux ne pourront passer ni par les voies aériennes pour migrer ni terrestres. Les migrateurs sont donc condamnés à trouver d’autres routes ou alors à migrer ailleurs. La survie des espèces migratoires est par conséquent mise en péril par The Line. Par ailleurs, l’en�èreté du bâ�ment sera revêtue de miroir sur les façades extérieures ; cela n’est pas sans conséquence pour les oiseaux encore une fois. Le risque de choc ou de désorienta�on à cause du réfléchissement du ciel dans les miroirs est majeur. The Line va amputer de nombreux territoires aux animaux et va considérablement modifier leur mode de vie, me�ant parfois en péril la survie de certaines espèces. Ce�e nouvelle construc�on va également modifier la nature et l’environnement en lui-même. En effet, par sa grande hauteur, de nombreuses zones deviendront ombragées et des reflets seront créés. Par conséquent, les plantes et les terres environnantes, ou plus généralement les condi�ons naturelles (la luminosité, la température, l’hydrométrie…) des terres situées de part et d’autre du tracé seront touchées et déréglées.

Les constructeurs annoncent avoir pensé à orienter The Line d’Est en Ouest pour limiter ce phénomène.

Les inves�sseurs de NEOM se cachent bien d’afficher

tous ses dérèglements au grand public ; ils annoncent plutôt que ce�e ville est « conçue pour protéger et renforcer la nature » mais le contraire risque plutôt de se produire.

Au niveau de la construc�on de The Line en elle-même, les promoteurs annoncent une structure en�èrement éco-responsable et éme�ant de très faibles émissions de gaz à effet de serre ; le complexe se veut neutre en carbone. Les entrepreneurs en charge du projet vantent les mérites de ce nouveau modèle d’urbanisme comme l’avenir des métropoles et comme un exemple de « green city » pour les autres pays. Il n’en reste pas moins que la construc�on requiert des quan�tés importantes de matériaux. Le verre, l’acier et le béton seront majoritairement u�lisés mais ils sont loin d’être connus pour leur faible impact énergé�que. Ils éme�ent au contraire de grandes quan�tés de gaz à effet de serre dans leur fabrica�on. L’acheminement des matériaux dans le désert s’ajoute au poids de l’impact de la construc�on.

Aucun calcul n’a été réalisé par NEOM pour évaluer le coût de transport des matériaux nécessaires à la construc�on de The Line.

L’Arabie saoudite n’est pas mondialement connue pour être un des pays très responsables au niveau de ses émissions de gaz à effet de serre. Au contraire, c’est l’un des vingt pays ayant les émissions totales de gaz à effet de serre les plus importantes. Le Royaume se caractérise par un transport public peu développé et une forte consomma�on de produits u�lisant le pétrole. The Line semble alors s’imposer comme une solu�on à ces problèmes notamment avec sa promesse de relier un bout à l’autre en vingt minutes en train. Aucun train à grande vitesse n’a pour le

Des condi�ons toujours plus difficiles pour les ouvriers ©NC

Revue TB N°10 - 73

moment réussi à circuler à la vitesse qui perme�rait de remplir les a�entes de The Line. Il semble donc impossible dans l’état actuel de maintenir ces annonces. The Line se veut aussi responsable de sa consomma�on d’eau. Étant située en plein désert, tout un mécanisme de désalinisa�on de l’eau de mer devra être mis en place pour fournir de l’eau potable aux neuf millions d’habitants prévus. Là encore, les promesses faites par le Prince héri�er et les inves�sseurs semblent difficiles à tenir.

Par ses dimensions et aspira�ons impressionnantes, The Line fait écho à Masdar City, une ville d’envergure moins importante mais sur le même modèle aux Emirats arabes unis. Ce�e ville visait à rassembler toutes les commodités en une seule construc�on ultra-moderne repoussant toutes les limites de l’urbanisme. Aujourd'hui, Masdar City n’est qu’une ville fantôme et est bien loin des promesses des promoteurs. Il se pose alors la ques�on de l’avenir de The Line, qui accumule déjà les retards de construc�on.

UN CHOIX ENTRE DROITS ET EFFICACITÉ L’Arabie saoudite connue comme le pays de tous les possibles au niveau architectural et se démarque dans le monde pour ses prouesses. Cependant un constat se re�re de ces grands projets : l’impact sur les droits fondamentaux et humains. La législa�on pose un cadre sur les condi�ons de travail : huit heures hors heures supplémentaires et quarante huits heures semaines. Mais en pra�que, le droit des travailleurs n’est pas respecté. Dans un rapport de l’ITUC en Afrique, le secrétaire général appel au Royaume d’Arabie saoudite à respecter les droits de l'hommes et les droits des travailleurs migrants notamment dans le cadre de travaux forcé et de la pra�que de la kafala.

Ce�e pra�que implique l’interdic�on de démissionner, de changer d’emploi et même de qui�er le pays sans l’autorisa�on du sponsor, détenteur du passeport du travailleur. Ses abus mènent certaines ONG de défense des droits humains à l’iden�fier à de l’esclavage moderne. Elle fut abolie par une réforme du code du travail saoudien le 14 mars 2021 mais en l'absence d’inspec�on sur le terrain, ce�e pra�que se perpétue.

Depuis 2017, 21 000 travailleurs étrangers seraient décédés et 100 000 disparus sur les chan�ers révèle la chaîne de télévision britannique ITV, des accusa�ons que refuse le Conseil na�onal Saoudien, affirmant un taux de décès de 1,12 pour 100 000 travailleurs, un bilan dit posi�f par le conseil. De son côté, l’ONG Human Rights Watch rapporte qu’en juin 2024, le syndicat interna�onal des travailleurs du bâ�ment et du bois a déposé plainte pour travail forcé contre l'Arabie saoudite. La plainte s’appuyait sur des cas de

74 - Revue TB N°10

« Trojena », la future sta�on de ski futuriste désirée ©NEOM

dizaines de milliers de travailleurs dont les salaires n’avaient pas été payés.

Ces entraves au droit interna�onal s'appliquent à notre sujet d’étude. Les travailleurs de la méga ville décrivent des journées de seize heures, une impossibilité de congé, les non-paiements, un trajet de trois heures pour se rendre au travail et très peu de temps de repos et de sommeil. NEOM face à ces accusa�ons a répondu à la chaîne ITV qu’il est demandé à tous les contractants de se soume�re au code de conduite établi, fondé sur les lois du pays et les poli�ques de l’organisa�on interna�onale du travail. En addi�on, des inspec�ons fréquentes des condi�ons de vie et de travail des travailleurs sont demandées, garan�ssant un bon traitement de ces derniers.

Pour la réalisa�on de The Line, tout opposi�on est défavorable. En 2024, au total plus de six mille personnes considérées comme rebelles mais surtout comme obstacles auraient été déplacées selon les informa�ons officielles. ALQST es�me que le chiffre est en réalité bien plus élevé et a également analysé des images satellites de trois villages détruits : AlKhoraybah, Charla et Gayal où les « maisons, hôpitaux ont été effacés des cartes ». Les terrains avaient pourtant été décrit comme « parfaitement vierge » par

le prince héri�er, une informa�on démen�e par la présence des villages, maison de tribus dont les Howeita. En 2022, les habitants men�onnaient déjà des coupures d’eau, d'électricité et le survol par des drones de surveillance.

Face à l’opposi�on ferme de ces déplacements, les forces de l’ordre avaient reçu l'ordre de tuer tous habitants s’opposant à l’évacua�on selon une enquête de la BBC. Selon le colonel Rabih Alenezi, en exil au Royaume Unis, cet ordre aurait été donné en avril 2020, notamment pour l’évacua�on du village d’AlKhoraybah. Abdul Rahim Al-Huwai�, un habitant du village fut tué lors de l’assaut de sa maison pour avoir publier une vidéo exprimant son refus sur les réseaux sociaux. Ce cas se généralise au reste du village, quarante-sept autres villageois ont été à leur tour détenus après avoir opposé de la résistance à l'ordre l’expulsion. Adulilah al Howei� et son cousin Abdullah Dukhail al-Howei� sont des exemples de ces déten�ons. Tous deux ont été condamnés à 50 ans de prison, assor� de 50 ans d’interdic�on de voyager pour avoir soutenu le refus de leur famille d’être chassé de chez eux dans la province de Tabuk au Nord Ouest du pays. Après la visite de Joe Biden en juillet 2022, l’approche des autorités se serait endurcie, devenue plus répressive contre la liberté d’expression. ALQST ajoute que « plusieurs ont été arrêtés simplement pour avoir publiquement exprimé leur deuil » après la mort d’Al-Huwai�.

CONCLUSION Sur le papier, NEOM est une ville nouvelle qui u�liserait 100 % d'énergies renouvelables et une préserva�on de 95% des terres pour la nature. Dans les faits, le manque d’inves�ssement met en péril la construc�on de la ville qui est loin d’être réalisée et revue à la baisse. Pourtant ce projet rentre dans le plan de développement du gouvernement saoudien en 2016 qui fait office de vitrine à l'échelle interna�onale pour l'Arabie saoudite. L’on parle d’un nouveau Manha�an saoudien avec The Line. Mais une ques�on persiste au sujet des impacts environnementaux dans un environnement déser�que et rude. Entre entraves aux droits humains, déplacement de tribus, assassinats d’opposant, impact sur les migra�ons d’oiseaux, u�lisa�on massive de l’eau et un climat non propice, les ambi�ons du prince sont suje�es à de nombreux scandales. En parallèle, le prince fait face à un certain scep�cisme concernant la stratégie de sor�e d’une économie du “tout pétrole”. Une stratégie mise à mal par d’autres ini�a�ves comme la construc�on par Aramco et Total Energie d’un nouveau site pétrochimique dans la ville de Jubail. Il y a donc une ambiguïté entre le plan pétrole zéro et la prédominance de Armaco qui souhaite certes extraire de façon plus verte mais en aucun cas abandonner le

pétrole. D’un point de vue économique, le financement des projets se délite or dans un État dont la rente pétrolière correspond à 70% du budget de l'État, la promesse de transi�on vers les énergies renouvelables ne perme�rait pas le développement et affaiblirait le pays.

Avec la Coupe du monde de football et les JO d’hiver en 2029, l’Arabie saoudite n’a pas fini de subir des scandales. La proposi�on de construire onze nouveaux stades et le climat du pays dérangent. Les ressources économiques et humaines ainsi que les coûts environnementaux vont choquer malgré la démonstra�on de puissance économique et technologique que ces projets perme�ent à l’interna�onal.

NOTES Akkad, D. Uddin, R. (2022). NEOM : 50 ans de prison pour des membres d’une tribu qui refusent d’être déplacés. Middle East Eye. Angevin, P. (2021).

Arabie saoudite : une réforme du code du travail saoudien met fin en par�e au système de kafala.

Centre des ressources sur les entreprises et les droits de l’homme.

ARCHITECKTON. (2024). NEOM, The Line: ce�e folie doit cesser maintenant.

Basrire, I. (2024). Arabie Saoudite- les gigaprojets saoudiens : une ambi�on à l’épreuve de la réalité.

Ambassade de France en Arabie Saoudite. Service économique de Riyad. Direc�on générale du Trésor.

Bee Engineering. “The Line »: un projet de grande ville zéro carbone en Arabie saoudite. Bilan. (2024).

Bonnémé, R. (2024). Arabie saoudite : le coût humain du rêve de modernité de Mohammed Ben Salmane.

Centre des ressources sur les entreprises et les droits de l’homme. (2024). Saidi Arabia : ITV fonds migrants construc�ng « the Line » at megacity project, NEOM, experience egregious labour rights abuse.

Courier Interna�onal. (2024) Arabie Saoudite. Les autorités saoudiennes auraient autorisé à tuer « quiconque résiste » au chan�er futuriste de NEOM. Gayte, A. (2024). La dystopie arrive : The Line sort de terre en Arabie saoudite, voici les photos étape par étape. Numérama.

NEOM. THE Line : une révolu�on en ma�ère d’urbanisa�on.

Odigie, J.O. (2024). Appel au Royaume d’Arabie Saoudite à respecter les droits de l’homme et les droits des travailleurs migrants (africains). ITUCAFRICA. Stadnicki, R. (2021). Sous les radars de “ NEOM ”: les non-dits des grands projets urbains dans le Golfe.

Yusuf, N., & Abdulmohsen, D. (2023). Saudi Arabia’s NEOM Project as a Tes�ng Ground for Economically Feasible Planned Ci�es: Case Study. Sustainability, 15(1), 608.

Revue TB N°10 - 75

La Mecque, Arabie Saoudite ©Unsplash

Revue TB N°10 - 77

GÉOGRAPHIE

Maroc 2030 L’année de tous les possibles ?

Par Charles ROGNON - FDNU

Le roi Mohammed VI et le prince Moulay El Hassan ©AFP

L’année 2030 cons�tue une échéance cruciale pour le Maroc, marquée par une série de défis stratégiques et d’opportunités liées à son développement. En effet, ce�e année s’inscrit dans un contexte global dominé par l’agenda des Objec�fs de Développement Durable (ODD) des Na�ons unies, mais aussi par les objec�fs na�onaux fixés dans le cadre du Nouveau Modèle de Développement (NMD). Ces enjeux, qu’ils soient poli�ques, économiques, sociaux ou environnementaux, exigent une mobilisa�on à tous les niveaux de la société marocaine. Elle s’inscrit donc dans une dynamique de réforme et de transforma�on depuis les années 2010. Par ailleurs, ce�e décennie a vu l’émergence de nouveaux secteurs stratégiques comme les énergies renouvelables et l’industrie numérique, renforçant la diversifica�on de l’économie marocaine. Parallèlement, des réformes sociales, notamment dans les domaines de l’éduca�on, de la santé et de la protec�on sociale, visent à améliorer le bien-être des citoyens et à réduire les disparités entre les zones rurales et urbaines. Ainsi, d’ici 2030, le Maroc 78 - Revue TB N°10

aspire à devenir un modèle régional en ma�ère de transi�on énergé�que, de modernisa�on économique et de réduc�on des inégalités sociales.

Toutefois, les défis restent nombreux : le pays doit répondre aux impacts croissants du changement clima�que, à la montée des a�entes sociales et à une concurrence interna�onale accrue. Dans ce contexte, 2030 s’impose comme un moment clé pour évaluer les progrès réalisés et orienter les priorités stratégiques du Maroc. Cet ar�cle a pour but d’explorer les enjeux majeurs de ce�e échéance et leur impact sur l’avenir du Royaume.

LE NOUVEAU MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT : UNE VISION AMBITIEUSE POUR UN AVENIR DURABLE Le Nouveau Modèle de Développement (NMD) du Maroc représente une feuille de route ambi�euse qui aspire à transformer le pays en un acteur émergent et

prospère à l’horizon 2035. Lancé en 2021 sous l’impulsion de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, ce modèle s’inscrit dans une dynamique de réformes profondes et inclusives pour répondre aux aspira�ons sociales, économiques et environnementales du Maroc. Il est le fruit d’une concerta�on na�onale impliquant une grande diversité d’acteurs, allant des ins�tu�ons publiques aux organisa�ons de la société civile, en passant par les citoyens eux-mêmes.

Le NMD trouve son origine dans une reconnaissance des limites du modèle économique et social précédent. Malgré des progrès significa�fs au cours des deux dernières décennies, notamment en termes de croissance économique, de réduc�on de la pauvreté et d’améliora�on des infrastructures, le Maroc reste confronté à des défis structurels majeurs.

Ces derniers incluent des inégalités sociales et territoriales persistantes, un taux de chômage élevé, notamment chez les jeunes, et une croissance économique insuffisamment inclusive. Par ailleurs, le contexte interna�onal, marqué par les transforma�ons technologiques, les enjeux clima�ques et les a�entes accrues en ma�ère de jus�ce sociale, a rendu nécessaire une réorienta�on stratégique. Le NMD se veut ainsi une réponse à ces enjeux, en mobilisant des ressources et des compétences pour produire un développement équilibré et durable.

Pour ce faire, quatre axes principaux vont être s�mulés. En premier lieu, un développement économique inclusif et créateur de valeur doit être adressé. Le NMD aspire à porter son taux de croissance à des niveaux supérieurs à 6 % par an, avec une économie diversifiée et axée sur des secteurs stratégiques tels que l’industrie, l’agriculture durable,

les énergies renouvelables et le numérique. Il prévoit notamment un triplement du PIB par habitant et une créa�on massive d’emplois. L’accès aux marchés interna�onaux est également un axe majeur. La Zone de libre-échange con�nentale africaine (ZLECAF) représente une opportunité unique pour le Maroc de renforcer sa posi�on en tant que hub économique entre l’Afrique, l’Europe et le Moyen-Orient.

En second lieu, le Maroc souhaite une cohésion sociale renforcée. Le NMD place la réduc�on des inégalités sociales et territoriales au cœur de ses priorités, incluant l'accès universel à des services essen�els comme la santé, l’éduca�on et la protec�on sociale. Dans le domaine de l’éduca�on, le Maroc doit relever le défi de l’améliora�on de la qualité de l’enseignement et de l’accès à une éduca�on de base dans tout le territoire. Le programme Généra�on Green 2020-2030 prévoit également d’impliquer les jeunes dans des ini�a�ves agricoles innovantes pour réduire le chômage en milieu rural. En outre, un modèle sociétal fondé sur l’égalité et la par�cipa�on citoyenne est nécessaire pour a�eindre ces objec�fs.

Ce volet met l’accent sur l’égalité des chances, la parité entre les sexes et l’engagement ac�f des citoyens dans les décisions publiques.

Enfin, le NMD prévoit un développement durable et respectueux de l’environnement. En tant que leader régional dans les énergies propres, le Maroc entend renforcer son engagement en faveur de la transi�on écologique et de la lu�e contre le changement clima�que. L’objec�f de porter la part des énergies renouvelables à 52 % de la capacité installée d’ici 2030 et des projets embléma�ques comme la centrale solaire Noor à Ouarzazate illustrent cet engagement.

Cependant, le Maroc doit également faire face à des

Le stress hydrique, un problème structurel marocain ©AFP

Revue TB N°10 - 79

défis majeurs, notamment la ges�on des ressources en eau, qui devient cri�que en raison de la sécheresse récurrente. La Banque mondiale qualifie même ce phénomène marocain de “stress hydrique structurel”.

La mise en place de poli�ques de ges�on intégrée des ressources hydriques et l’adop�on de technologies innovantes, comme le dessalement de l’eau de mer, sont indispensables.

Toutefois, la réalisa�on de tous ces objec�fs dépend de nombreux facteurs poli�ques et économiques. En effet, le Royaume souhaite me�re en place une réforme ins�tu�onnelle pour renforcer l’efficacité de l’administra�on publique et améliorer la gouvernance territoriale. Il doit aussi moderniser le système éduca�f pour aligner les compétences des jeunes sur les besoins du marché de travail qui seront développés. Par ailleurs, un autre défi d’une importance capitale est le financement de ces objec�fs. Le Maroc doit encore mobiliser des ressources financières na�onales et interna�onales, op�miser les partenariats public-privé (PPP) et inves�r massivement dans la R&D. Ainsi, le NMD est bien plus qu’un simple plan économique. Il représente une vision holis�que pour un Maroc plus juste, plus prospère et plus durable. En mobilisant toutes les composantes de la société et en misant sur des réformes structurelles ambi�euses, le Royaume a l’opportunité de réaliser son plein poten�el et de s’imposer comme un modèle de réussite dans la région. Cependant, la réalisa�on de ces ambi�ons dépendra de l’efficacité de la mise en œuvre et de la capacité à surmonter les défis que nous venons de présenter.

Maroc souhaite offrir des services accessibles, rapides et efficaces à ses citoyens et entreprises. Pour ce faire, la plateforme « Maroc Digital 2030 » prévoit la mise en place d’un guichet unique digital pour toutes les démarches administra�ves, favorisant la transparence et l’efficacité.

En outre, ce�e stratégie encourage le développement des écosystèmes d’innova�on, notamment les start-ups et les PME dans les secteurs de la fintech, de la cybersécurité et de l’IA. Des programmes d’incuba�on et des incita�ons fiscales sont aussi prévus pour a�rer les inves�sseurs et promouvoir la créa�on de valeur ajoutée dans le pays.

Il est également important de men�onner que ce volet digital s’inscrit dans la vision écologique du Maroc. Effec�vement, la transi�on numérique permet une meilleure ges�on des ressources, notamment grâce aux technologies de l’Internet des Objets (IoT) et aux systèmes d’analyse de données pour op�miser la consomma�on d’énergie et d’eau.

DIGITAL MOROCCO 2030 : UN PROJET STRATÉGIQUE POUR LE DÉVELOPPEMENT DU ROYAUME La stratégie Digital Morocco 2030 illustre une ambi�on forte visant à moderniser l’administra�on publique, dynamiser l’économie numérique et renforcer les infrastructures technologiques. L’un des principaux atouts de ce�e stratégie réside dans son objec�f de bâ�r une économie numérique intégrée et performante. L’ambi�on de voir émerger 3000 startups d’ici 2030 témoigne de la volonté de posi�onner le Maroc comme un hub technologique en Afrique. Par ailleurs, la créa�on annuelle de 100 000 emplois dans des secteurs tels que l’outsourcing, les technologies numériques et la digitalisa�on des services publics représente une opportunité stratégique pour le développement socio-économique du pays.

Ce�e stratégie s’inscrit donc dans une vision ambi�euse visant à posi�onner le Royaume comme un leader régional dans le domaine des technologies de l’informa�on et de la communica�on (TIC). L’une des priorités de ce�e stratégie est la transforma�on numérique de l’administra�on publique. En effet, le 80 - Revue TB N°10

Digital Morocco 2030, un projet piloté par le premier ministre Aziz Akhannouch ©Gouv Marocain

Cependant, des interroga�ons subsistent quant à la faisabilité de ces objec�fs dans les délais prévus, notamment en raison de défis liés aux infrastructures, aux compétences et au financement. Sur le plan des infrastructures, malgré des progrès significa�fs en ma�ère de connec�vité dans les zones urbaines, la fracture numérique entre les grandes villes et les régions rurales demeure préoccupante. Ce�e disparité pourrait entraver l’impact global de la stratégie à l’échelle na�onale.

Par ailleurs, la mise en place d’un cloud souverain pour les services publics et les entreprises soulève des probléma�ques techniques et sécuritaires. Si ce�e ini�a�ve est cruciale pour garan�r la souveraineté numérique, elle requiert des inves�ssements conséquents et des compétences pointues en cybersécurité. La forma�on des talents cons�tue alors un défi central. La stratégie prévoit de former 100 000 personnes chaque année pour répondre aux besoins croissants en compétences numériques. Toutefois, la réussite de cet objec�f dépendra de la qualité des programmes de forma�on et de l’intégra�on efficace de ces talents dans les entreprises. Ainsi, l’ambi�on de reconver�r 50 000 personnes par an vers les mé�ers du numérique est prome�euse, mais elle exige des efforts considérables pour renforcer les infrastructures éduca�ves et les disposi�fs de forma�on professionnelle.

Enfin, le financement reste un enjeu clé. Les PME, qui jouent un rôle essen�el dans l’économie marocaine, devront bénéficier d’un accompagnement financier et technique pour adopter les nouvelles technologies. Le programme PME Tech, qui propose des subven�ons pour soutenir ce�e transi�on, est un pas dans la bonne direc�on, mais son efficacité dépendra de sa capacité à a�eindre un grand nombre d’entreprises et à répondre à leurs besoins spécifiques.

COUPE DU MONDE 2030 AU MAROC : DES DÉFIS ENCORE À RELEVER L'organisa�on de la Coupe du Monde de football en 2030 représente une opportunité historique pour le Maroc, mais également un immense défi. Accueillir un tel événement n'est pas seulement une ques�on spor�ve, mais aussi un projet sociétal et économique d'envergure qui nécessite des prépara�fs colossaux sur plusieurs plans.

L’un des plus importants est les infrastructures spor�ves modernes qui doivent être conformes aux normes interna�onales. Bien que le Maroc dispose de plusieurs stades fonc�onnels, beaucoup devront être modernisés ou reconstruits pour accueillir des matchs de niveau mondial. Il est ici possible de men�onner la volonté de construire le plus grand stade de football au monde : le stade Hassan II qui pourra accueillir près de 115 000 spectateurs. Par ailleurs, de nouvelles infrastructures devront être construites pour répondre

aux besoins logis�ques, comme des centres d’entraînement, des installa�ons médias et des fan zones. Sur le plan logis�que, les défis incluent la ges�on des flux massifs de spectateurs na�onaux et interna�onaux, ce qui nécessite une augmenta�on significa�ve des capacités de transport, notamment les aéroports, les chemins de fer, les réseaux rou�ers et les transports publics urbains. Les ques�ons de mobilité durable devront également être prises en compte pour répondre aux a�entes en ma�ère écologique.

Le Maroc devra aussi augmenter ses capacités d’hébergement pour accueillir des centaines de milliers de visiteurs a�endus pendant la compé��on.

Si le pays dispose d’une offre touris�que développée, l’organisa�on de la Coupe du Monde exige une diversifica�on des infrastructures hôtelières, allant des hôtels de luxe aux hébergements à prix abordables. Des solu�ons comme l’hébergement collabora�f ou la créa�on de villages temporaires pourraient être envisagées.

En outre, un événement de l’ampleur de la Coupe du Monde a un impact écologique considérable. La ges�on des déchets, la consomma�on d’énergie et d’eau, ainsi que les émissions de gaz à effet de serre liées aux transports sont autant de défis à relever. Le Maroc devra intégrer des pra�ques durables dans ses prépara�fs, en misant sur les énergies renouvelables, les infrastructures éco-responsables et des campagnes de sensibilisa�on. Il est aussi important de rappeler que le coût d’organisa�on d’une Coupe du Monde est élevé, avec des inves�ssements es�més à plusieurs milliards de dollars. Le Maroc devra alors mobiliser des ressources financières importantes, tant au niveau na�onal qu’interna�onal, ainsi qu’encourager les PPP pour répondre à de tels coûts.

L’organisa�on de la Coupe du Monde 2030 cons�tue une opportunité excep�onnelle pour le Maroc de renforcer son statut interna�onal et d’accélérer son développement économique et social. Toutefois, les défis sont énormes et nécessitent une planifica�on rigoureuse, des financements importants et une mobilisa�on collec�ve. En relevant ces défis avec succès, le Maroc pourra non seulement offrir une compé��on mémorable, en partenariat avec l’Espagne et le Portugal, mais également poser les bases d’un développement durable et inclusif pour les généra�ons futures autour du sport.

CONCLUSION L’année 2030 représente un tournant décisif dans le développement du Maroc, marqué par des avancées notables et des défis persistants. Ce�e année symbolise l’abou�ssement de projets majeurs tels que la transi�on énergé�que, avec le rayonnement des énergies renouvelables, la consolida�on d’une économie numérique en pleine expansion et Revue TB N°10 - 81

l’organisa�on d’une Coupe du Monde. Cependant, les disparités régionales, les impacts du changement clima�que et les a�entes sociales croissantes demeurent des obstacles à surmonter. Si le Royaume con�nue de jouer un rôle stratégique sur la scène africaine et interna�onale, la réussite de ses ambi�ons dépendra de sa capacité à maintenir une croissance inclusive, à réduire les inégalités et à renforcer ses infrastructures. L’année 2030 se profile ainsi comme une étape cruciale pour évaluer les progrès accomplis et ajuster les priorités futures.

NOTES Le Nouveau Modèle de Développement. Rapport général Stratégie na�onale “Digital Morocco 2030”

82 - Revue TB N°10 Tamnougalt, Maroc ©Unsplash

Revue TB N°10 - 83