Terra Bellum N°9 (Nouvelle formule)

SOMMAIRE

L’Édito Quentin BENOIT

Algérie - L'étrange monde d'Idriss Aberkane ?

Grégoire ROQUETTE

Nouvelle-Calédonie, enjeu de la souveraineté française dans le Pacifique Lou GARCIA & Alexandre DELATTRE - AMRI

Enjeux géopolitiques de l’or 2020-2030 Baptiste LERNER

Quel avenir en Israël-Palestine ?

Benjamin WUCHER

France - Comment (re)devient-on un Grand de ce monde ?

Charles JEANNE

ITER - Quand la science transcende les conflits Stanislas STAIGVILAS

Diplomatie ou domination ? La longue marche chinoise en Afrique Thibault REYNES

Javier Milei - Quel bilan après 9 mois au pouvoir ?

Marin GUILLON VERNE & Robin YAHI - AMRI

2 - N°9

4 6 10 16 24 28 34 42 48

La militarisation de l’aménagement en Palestine Sofiane MADMAR

Entre coopération & rivalité - La mer d’Andaman Justine COLLIGNON - FDNU

Accord migratoire Italie-Albanie - Droit international ou arbitraire ?

Alexandre MIES - FDNU

Défis et paradoxes - Ressources naturelles du continent Africain Thomas TROCHEL

Irak - Quand l’eau devient synonyme de crise Chloé CALAVIA - FDNU

52 58 62 68 72

N°9 - 3

Par Quen�n BENOIT - Cofondateur de Terra Bellum Chers lecteurs, Après une pause es�vale, la revue Terra Bellum fait peau neuve avec une nouvelle formule généraliste, toujours centrée autour de la géopoli�que. Alors que les tensions interna�onales et les défis dans un monde de plus en plus mul�polaire s'intensifient, il est essen�el d'explorer comment la science, la diploma�e et les ressources naturelles influencent nos rela�ons interna�onales. Une fois de plus nos contributeurs ont mis du cœur à l’ouvrage pour proposer une diversité d’ar�cles qui ravira le plus grand nombre.

Le projet ITER, symbole de coopéra�on scien�fique mondiale, illustre comment la science peut transcender les conflits géopoli�ques. En réunissant des pays aux intérêts souvent divergents, ITER représente une opportunité unique de développement durable et de recherche sur l'énergie de fusion. Ce projet ambi�eux ne se limite pas à la recherche énergé�que ; il incarne également un modèle de collabora�on interna�onale face aux défis globaux.

La rela�on entre la Chine et l'Afrique con�nue d'évoluer, marquée par des inves�ssements massifs et des partenariats stratégiques. Ce�e dynamique soulève des ques�ons sur la dépendance économique et les implica�ons pour la souveraineté des na�ons africaines. Les ressources naturelles africaines, bien que prome�euses, deviennent un terrain d'affrontement entre puissances mondiales, exacerbant les défis locaux.

Après neuf mois au pouvoir, le bilan de Javier Milei en Argen�ne suscite des débats passionnés. Son approche radicale face à l'économie a provoqué des réac�ons variées tant sur le plan na�onal qu'interna�onal. Les réformes qu'il propose pourraient redéfinir le paysage économique argen�n, mais à quel prix pour la stabilité sociale ?

La situa�on en Pales�ne reste tendue avec une militarisa�on croissante qui impacte non seulement la région mais aussi les rela�ons interna�onales. Les efforts pour parvenir à une paix durable semblent souvent entravés par des poli�ques d'aménagement qui favorisent l'escalade des tensions. Ce contexte soulève des interroga�ons sur l'avenir du processus de paix israélo-pales�nien.

La mer d'Andaman émerge comme un point névralgique dans le cadre des rivalités géopoli�ques en Asie du Sud-Est. Sa posi�on stratégique a�re l'a�en�on des grandes puissances, rendant son contrôle essen�el pour la sécurité mari�me et les routes commerciales. Les enjeux liés à ce�e région

sont autant économiques que militaires, nécessitant une vigilance accrue.

L'accord migratoire entre l'Italie et l'Albanie pose des ques�ons fondamentales sur le respect du droit interna�onal. Alors que les flux migratoires con�nuent de croître, cet accord pourrait être perçu comme une réponse pragma�que aux défis contemporains ou comme une viola�on des droits humains fondamentaux.

La crise de l'eau en Irak ne se limite pas à un problème environnemental ; elle est également un catalyseur de tensions internes et régionales. La ges�on des ressources hydriques devient un enjeu clé pour la stabilité du pays et pourrait exacerber les conflits existants si aucune solu�on durable n'est trouvée.

Les enjeux géopoli�ques abordés dans ce numéro invitent à une réflexion collec�ve sur notre avenir commun. Que ce soit par le prisme de la science, des rela�ons interna�onales ou de la ges�on des ressources naturelles et de l’espace, il est crucial d'adopter une approche collabora�ve pour relever les défis qui nous a�endent. La compréhension mutuelle et le dialogue sont plus que jamais nécessaires pour construire le monde de demain.

Bonne lecture.

CHRONIQUE

Géopolitique fiction Algérie - L'étrange monde d'Idriss Aberkane ?

Par Grégoire ROQUETTE - Analyste et enseignant

Alger est une des villes les plus importantes de la mer Méditerranée entre le XVIe siècle et le début du XIXe siècle ©Mouh2jijel

L’essayiste Idriss Aberkane, qui se définit comme « hyperdoctor », revendique une polyvalence dans son exper�se du fait de l’obten�on de trois doctorats, bien que son CV soit, à l’instar de ses analyses, sujet à controverse. Si ses conférences scien�fiques et historiques ont déjà été analysées et cri�quées notamment par le biologiste Thomas C. Durand via son excellente chaine La Tronche en Biais et les historiens Alexis Seydoux et Yann Bouviers, ses conférences géopoli�ques, elles, a�rent encore peu l’a�en�on des experts. J’ai donc choisi d’analyser une des vidéos les plus regardées de sa chaine Youtube avec plus d’un million de vues, « L'Algérie peut-elle être une grande puissance ? », publiée le 14 novembre 2022. Les raisons de sa notoriété sont en par�e expliquées par son auteur lui-même, qui l’introduit en déclarant

qu’une analyse géopoli�que de l’Algérie lui a été très demandée par sa communauté. On pourrait y ajouter le fait que ses origines algériennes lui donnent probablement, pour une par�e de son audience, une légi�mité supplémentaire en plus de son exper�se supposée en géopoli�que, pour parler de l’Algérie.

Malheureusement, de nombreuses erreurs, tant factuelles qu’analy�ques, me sont apparues flagrantes dès le premier visionnage. Décryptage.

L’HÉRITAGE HISTORIQUE DE LA COLONISATION EUROPÉENNE DE L’AFRIQUE Idriss Aberkane pose le contexte de son exposé avec une série d’affirma�ons assez bancales sur le tracé des

6 - N°9 : Les propos contenus dans ces ar�cles n'engagent que leurs auteurs et en aucune manière Terra Bellum

fron�ères séparant les pays d’Afrique. La première est que l’Afrique aurait été découpée par les puissances coloniales européennes, car il fallait « diviser pour mieux régner ». Une telle version de l’histoire est probablement séduisante pour les panafricanistes comme Kemi Séba, mais elle pose plusieurs problèmes. D’une part, l’Afrique était loin d’être « unifiée » avant d’avoir été colonisée, même si localement, on trouve des exemples de territoires qui ont été « désunis » par les puissances coloniales européennes, comme le califat de Sokoto. D’autre part, l’objec�f de la répar��on des territoires africains entre les puissances européennes organisée à la conférence de Berlin en 1885, était davantage de réguler leur propre concurrence dans l’accès aux territoires et aux ressources d’Afrique, et d’éviter les guerres qui en ont parfois résulté comme la guerre des Boers. Enfin, quand les colons européens se sont partagé l’Afrique, ils n’avaient évidemment pas an�cipé que ces pays prendraient leur indépendance au siècle suivant dans les fron�ères que ces derniers avaient tracées. Ça n’a donc pas vraiment de sens de dire qu’ils ont « divisé pour mieux régner ».

Puis Aberkane illustre ce�e affirma�on en prenant deux exemples : l’animosité persistante entre l’Algérie et le Maroc, et la par��on du Soudan en deux pays, l’actuel Soudan et le Soudan du Sud. Nul besoin de démontrer l’absurdité d’analyser, sous le prisme de la colonisa�on européenne, la nature conflictuelle des rapports entre les voisins magrébins dont la fron�ère existait déjà lorsque l’Algérie faisait par�e de l’Empire o�oman, et qui ont rompu leurs rela�ons diploma�ques en 2021. Mais son explica�on sur la par��on du Soudan va elle, au-delà d’une analyse conspira�onniste et se perd dans un récit purement révisionniste de l’Histoire, pourtant récente, puisque le Soudan du Sud a proclamé son indépendance en 2011.

Le résultat d’une série de guerres civiles remontant à l’indépendance du Soudan anglo-égyp�en en 1956, alimentées par des divergences économiques (le contrôle des ressources pétrolières), ethniques et religieuses, le sud étant majoritairement chré�en et animiste alors que Khartoum avait un gouvernement arabe et islamiste. Quelle analyse en re�re Aberkane ?

Un commentaire laconique affirmant que le Soudan a été divisé en deux parce qu’il exportait du pétrole à la Chine. Quel est le rapport entre la par��on d’un pays et ses rela�ons commerciales avec un autre pays, et qui a donc décidé de diviser le Souan, le conférencier laisse ces ques�ons sans réponse. Il se contente, en guise de source, de citer George Clooney, non pas une véritable déclara�on de l’acteur américain, mais une réplique prononcée dans un de ses films. Enfin, pour compléter sa démonstra�on, Aberkane affirme que tous les pays qui ont fourni du pétrole à la Chine ont subi des représailles (sous-entendu, des pays occidentaux), ce qui est largement faux puisque l’Arabie saoudite, Oman et le Koweït qui ont tous la Chine comme principal client, ont de bons rapports,

bien que fluctuants, avec les États-Unis et l’Union européenne.

L’INFLUENCE DE LA GUERRE FROIDE SUR LE CONTINENT AFRICAIN Cet exposé sur les fron�ères africaines terminé – raisonnement qu’il transpose, sans donner de détails, aux pays d’Amérique centrale –, Aberkane analyse l’influence, non plus de la colonisa�on, mais de la guerre froide sur la géopoli�que africaine. Sur focalisant sur le monde arabe, il expose la difficulté pour ces pays de rester « non-alignés » dans un contexte de division du monde entre deux blocs, qu’il considère comme toujours d’actualité lorsqu’il �ent ce�e conférence. Ce qui n’est pas faux : Vladimir Pou�ne a alors déjà lancé sa grande invasion de l’Ukraine, et de nombreux pays arabes et africains sont mis sous pression à l’Assemblée générale de l’ONU pour se joindre aux sanc�ons imposées à la Russie.

Mais là aussi, de nombreuses erreurs et approxima�ons, tant sur les faits que sur l’analyse qu’il en re�re, révèlent une méconnaissance manifeste des sujets qu’il aborde.

Commençant par l’exemple de l’Égypte, il affirme que les pressions interna�onales, principalement du bloc de l’ouest, l’ont empêché d’être « non-alignée », ce qu’il illustre par une déclara�on de l’ancien président américain George W. Bush : « Ou vous êtes avec nous, ou vous êtes contre nous ». Outre le fait que ce dernier a fait ce�e déclara�on après les a�entats du 11 septembre 2001, soit dix ans après la fin de la guerre froide, ce�e analyse décrit très mal la

L’expédi�on de Constan�ne de 1837 lors de la (longue) conquête de l’Algérie par la France (Horace Vernet)

géopoli�que de l’Égypte dans la seconde moi�é du 20ème siècle. En effet, c’est uniquement en fonc�on de leurs intérêts que Nasser et ses successeurs ont orienté leurs poli�ques étrangères vers Moscou de 1956 à 1976, puis vers Washington à par�r de 1976, sans jamais se considérer comme inféodés à l’un de ces deux camps. Puis, Aberkane complète sa démonstra�on sur les influences étrangères imposées aux pays arabes et africains, en affirmant que les pays baasistes étaient considérés comme « intrinsèquement an�-américains », ce qui est également faux. L’ancien président irakien Saddam Hussein était allié des États-Unis jusqu’à son invasion du Koweït, et a su comme l’Égypte, jouer sur les deux tableaux Est-Ouest en �rant profit de leur rivalité.

Quant à son homologue syrien Hafez el-Assad, sa poli�que étrangère était certes plus prosovié�que, mais cela ne l’a pas empêché de rejoindre la coali�on militaire interna�onale dirigée par les États-Unis lors de la guerre du Golfe.

LA GÉOPOLITIQUE DE L’ALGÉRIE Après un peu plus de cinq minutes de préambule peu structuré évoquant successivement l’influence de la colonisa�on et de la guerre froide sur l’Afrique, l’Amérique centrale et le Moyen-Orient, Idriss Aberkane en vient au sujet de sa conférence, l’Algérie.

Enfin son sujet de prédilec�on ? Pas vraiment. En moins d’une minute, l’essayiste fait de nouveau la démonstra�on flagrante de sa méconnaissance, avec trois affirma�ons déconcertantes. Premièrement, que la guerre civile algérienne est une conséquence indirecte de l’éclatement de l’Union sovié�que qui, auparavant, garan�ssait la paix en Algérie. Or, si une coïncidence est notable entre la démission de Mikhaïl Gorbatchev le 25 décembre 1991 qui officialise la fin de l’URSS, et le début de la décennie noire en Algérie le 11 janvier 1992, il n’y a aucune raison de lier ces

Discours du sénateur Kennedy le 2 juillet 1957 ©Archive

événements, tous deux déclenchés par des causes poli�ques internes. Deuxièmement, que la guerre civile algérienne a été alimentée par les États-Unis qui avaient intérêt à ce qu’elle éclate et perdure. Non seulement Aberkane n’apporte aucune explica�on à ce�e accusa�on inédite, mais la source qu’il affiche à l’écran parle de l’Organisa�on de l'armée secrète qui n’a aucun rapport avec la guerre civile algérienne, ni avec l’Amérique. Troisièmement, que les États-Unis étaient opposés à l’indépendance de l’Algérie car ces derniers avaient an�cipé qu’une Algérie indépendante basculerait inévitablement dans le camp sovié�que.

On ne voit déjà pas bien pourquoi il évoque la guerre d’indépendance après la guerre civile qui se déroule trente ans plus tard, mais ce�e dernière affirma�on est fausse comme les deux autres. En effet, John Fitzgerald Kennedy, alors sénateur, prononce en 1957 un discours resté célèbre, « The algerian speech », dans lequel il défend, au nom de l’an�colonialisme et de l’autodétermina�on, l’indépendance algérienne. Élu président en 1961, il reconnait l’année suivante l’Algérie indépendante

L’ÉCONOMIE ALGÉRIENNE Au bout d’environ une dizaine de minutes d’exposé historique, Idriss Aberkane se lance dans l’analyse du poten�el économique de l’Algérie. Avec un premier constat per�nent et consensuel : le pays souffre de sa dépendance aux hydrocarbures, et du manque d’ambi�on de ses élites poli�ques dans la diversifica�on de son économie. Pour libérer son

La Chine et les BRICS en ligne de mire, la con�nua�on d’une diploma�e non-alignée ©Algerian Presidency

poten�el de croissance économique, l’Algérie aurait intérêt, selon l’essayiste, à intégrer les « BRICS ». Une idée intéressante bien que pas par�culièrement novatrice puisque le président algérien Abdelmadjid Tebboune en a fait la demande officielle une semaine avant sa conférence, et ce après plusieurs mois de pourparlers. Ce qui laisse toutefois dubita�f est sa prédic�on que les États-Unis feront tout pour empêcher une telle adhésion, car la dernière chose qu’ils souhaitent serait de voir un « gros producteur de pétrole entrer dans les BRICS ». Alors que ces derniers comptent parmi leurs membres-fondateurs la Russie, la Chine et le Brésil, tous situés dans le top 10 mondial des producteurs de pétrole, et l’Afrique de Sud qui est aussi un géant minier et énergé�que, notamment pour ses réserves de charbon et d’uranium.

Après une digression sur les avantages de faire par�e des BRICS, au cours de laquelle Aberkane s’amuse du fait qu’un ministre de l’ancien président brésilien Jair Bolsonaro ait osé dire à Emmanuel Macron « d’aller se faire foutre » en réponse à une cri�que du président français sur la destruc�on de la forêt amazonienne, le YouTubeur revient sur les atouts économiques de l’Algérie. Avec une affirma�on par�culièrement fantasmagorique : « l’Algérie est un pays sans de�e extérieure ». Une telle situa�on, rarissime pour un état, ne s’applique absolument pas à l’Algérie qui a même déjà dû solliciter l’aide du Fonds monétaire interna�onal pour éviter le défaut de paiement. Il est en outre étonnant d’entendre un éloge de la ges�on des finances publiques de l’Algérie alors que près des deux �ers de ses rece�es proviennent de l’exploita�on de ses hydrocarbures. Sa situa�on financière dépend donc essen�ellement du cours du baril de pétrole sur le marché mondial, ce qui n’est clairement pas un signe de solidité, et encore moins d’indépendance économique.

La suite est une succession d’exemples d’économies diversifiées dont l’Algérie devrait selon lui s’inspirer, dans laquelle on trouve le Maroc, le Brésil, mais aussi l’Empire romain, les civilisa�ons américaines précolombiennes, et les civilisa�ons de la vallée de l'Indus. Le fil conducteur de ce�e liste sans grande cohérence serait les formes « d’intelligence cristallisée » observables au travers des infrastructures construites par ces différentes popula�ons. Un concept qu’il ne définit pas, mais qu’il n’est guère étonnant de trouver dans le discours d’un polémiste connu pour inventer des mots en rapport avec l’intelligence comme « neurodroits », « neurofascisme », ou « neurochronologie ».

affichée par Aberkane et son manque de maitrise du sujet traité, il est connu pour cela. Mais plutôt, comme le remarquait aussi l’historien Yann Bouviers, de voir que ce dernier s’est économisé un travail de vérifica�on qui lui aurait pris quelques minutes de recherche, pour une vidéo aussi fas�dieuse sur l’écriture et sur le montage. Comme un conteur, Idriss Aberkane semble se préoccuper du narra�f et de la mise en scène de son récit, sans accorder la moindre importance à sa véracité. Il n’est guère étonnant, dès lors, de le voir u�liser comme une source une réplique d’un personnage de film.

CONCLUSION Passée l’indigna�on de voir un YouTubeur à forte notoriété s’exprimer avec une telle désinvolture sur un sujet, selon lui, très demandé par son audience, le sen�ment que me laisse sa vidéo est l’étonnement.

Non pas de constater le décalage entre la confiance

©Unsplash

GÉOPOLITIQUE

La Nouvelle Calédonie Et l’enjeu de la souveraineté française dans le Pacifique Par Lou GARCIA & Alexandre DELATTRE - AMRI

Bien des intérêts se cachent derrière ce décors paradisiaque ©Unsplash

Le mercredi 10 juillet 2024, un homme a été tué lors d’une opéra�on de police visant à démanteler un barrage rou�er installé par des par�sans indépendan�stes dans le sud de la NouvelleCalédonie. Cet événement reflète la violence des affrontements qui opposent les forces de police et les par�sans indépendan�stes dans l’archipel depuis plusieurs mois maintenant. Alors que l’archipel est sujet à un processus de décolonisa�on lancé il y a plusieurs décennies, les contesta�ons virulentes (incendies, pillages, destruc�ons, etc.) de la part des indépendan�stes me�ent en lumière les carences de ce programme. Ces événements, qui ont débuté le 13 mai 2024, trouvent leur origine dans un projet de réforme du corps électoral pour les scru�ns

provinciaux qui, selon les indépendan�stes, les main�endrait en marge de la société calédonienne.

Cet ar�cle examinera tout d’abord les raisons des revendica�ons indépendan�stes des peuples autochtones de Nouvelle-Calédonie, et plus par�culièrement du peuple kanak, qui s'inscrivent dans le processus de décolonisa�on de l’archipel. Puis, il analysera l’importance de la Nouvelle-Calédonie pour la stratégie française en Indo-Pacifique. Nous verrons également que les événements actuels révèlent l’ingérence de pays étrangers ainsi que les problèmes de ges�on par le gouvernement français d’une crise enracinée et spécifique au “Caillou”.

10 - N°9 : Les propos contenus dans ces ar�cles n'engagent que leurs auteurs et en aucune manière Terra Bellum

LES TENSIONS ACTUELLES EN NOUVELLE-CALÉDONIE : RÉACTIONS AUX CARENCES DU PROCESSUS DE DÉCOLONISATION DE L’ARCHIPEL MENÉ PAR LE GOUVERNEMENT FRANÇAIS. La colonisa�on de l’archipel et marginalisa�on du peuple kanak Afin de garan�r la présence française dans une région du Pacifique dominée par les Britanniques, établis en Australie et en Nouvelle-Zélande, Napoléon III prend possession de la Nouvelle-Calédonie en 1853.

A ce moment-là, il ne poursuit pas de projet colonial ambi�eux. Cependant, les missionnaires français s’inquiètent de l’influence grandissante des missions évangéliques anglaises dans l’archipel. De plus, les marins présents souhaitent par�ciper aux échanges commerciaux qui relient les Kanak, popula�on autochtone de l’île, aux Britanniques. Dès 1854, les Français commencent donc à s’installer à Nouméa tout en déployant des navires de guerre afin de réprimer les Kanak chaque fois que des Européens ou leurs biens sont menacés ou a�aqués.

En 1863, alors que le bagne de Guyane connaît une forte mortalité, Napoléon III décide de faire de la Nouvelle-Calédonie un nouveau bagne ultramarin, et donc une colonie de peuplement. Les colons prennent possession des terres kanak et me�ent les Kanak dans des réserves qu’ils ne peuvent qui�er que pour accomplir des journées de travail obligatoire. Par la suite, ils se retrouvent sous le régime de l’indigénat, lequel prévoit des sanc�ons administra�ves pour divers délits tels que la désobéissance aux ordres des autorités coloniales, le fait de se retrouver en dehors de son arrondissement de résidence sans autorisa�on, etc.

En 1876, les territoires occupés et u�lisés par les Kanak sont délimités pour la première fois afin de soutenir le développement de l’industrie du nickel. Les autorités ne considèrent que les surfaces cul�vées, ignorant le système de jachères à rota�on longue des Kanaks, ce qui conduit à la confisca�on de vastes étendues sans compensa�on. A la fin du XIXe siècle, le gouverneur Feuillet étend le système des réserves à toute la Grande Terre dans le cadre de son projet de colonat rural libre. De plus, entre l’arrivée de James Cook en 1774 et les années 1920, la popula�on kanake a diminué de 75 à 95 % à cause des maladies apportées par les colons européens. Profitant de ce�e baisse démographique, Feuillet a réorganisé les villages et désaffecté des réserves pour s’emparer des meilleures terres pour les colons.

L’établissement d’un espace colonial en Nouvelle-Calédonie dans la seconde moi�é du XIXe siècle a ainsi conduit à une longue période d’enfermement et de ségréga�on pour les Kanaks.

Le processus de décolonisa�on de la NouvelleCalédonie et de tenta�ve de démarginalisa�on du peuple kanak L’arrivée des Américains en 1942 apporte un nouveau souffle en Nouvelle-Calédonie. L’archipel devient une base arrière américaine pendant la guerre du Pacifique, et les Kanak sont employés par les militaires américains à des salaires souvent supérieurs à ceux versés par les colons. De plus, la présence d’officiers afro-américains montre aux Kanaks que les Noirs peuvent occuper des postes de responsabilités, suggérant la possibilité d’un autre rapport entre colons et autochtones.

En 1946, suivant le discours de Brazzaville de De Gaulle qui promet l’autonomie aux colonies françaises, toutes les règles discriminatoires contre les Kanak sont abolies. Ils ne sont donc plus contraints de vivre dans des réserves (celles-ci sont tout de même maintenues et leur périmètre est augmenté), ni de fournir des journées de presta�on, etc. Il y a donc une prise de conscience de la part du gouvernement français qui entame un processus de décolonisa�on et de démarginalisa�on des peuples autochtones de l’archipel. Après un long travail au niveau cons�tu�onnel, le peuple kanak a finalement été reconnu comme peuple légi�me de la NouvelleCalédonie en 1975. Ils acquièrent alors le droit à l’autodétermina�on, ce qui s’est donc traduit par des revendica�ons indépendan�stes de leur part.

Dans les années 1980, alors que les Kanak revendiquent l’indépendance de la NouvelleCalédonie, des tensions s’aggravent entre les Kanak, l’Etat français et les an�-indépendan�stes, et ce, jusqu’à l’éclatement avec la prise d’otages d’Ouvéa.

Ce�e crise se résorbe grâce à la signature des accords de Ma�gnon en 1988 qui repoussent de dix ans la délibéra�on sur l’autodétermina�on du peuple kanak,

L'île de la Grande Terre mesure environ 16 664 km², soit 90 % de la superficie totale de l'archipel de Nouvelle-Calédonie

et donc de l’indépendance, afin de privilégier le rééquilibrage économique, social et culturel du “Caillou”.

Alors que le référendum prévu par les accords de Ma�gnon approche, une solu�on pour préserver l’entente locale encore instable est trouvée : l’accord de Nouméa. Sa ra�fica�on le 5 août 1998 a permit le transfert progressif et irrévocable des compétences de l’Etat au territoire de la Nouvelle-Calédonie, à l’excep�on des compétences régaliennes et trois autres compétences. De plus, cet accord a reconnu une citoyenneté calédonienne au sein de la na�onalité française tout en créant un corps électoral spécifique.

Il a également permis de me�re en place jusqu’à trois référendums d’autodétermina�on. En 2007, les modalités prévues par l’accord de 1998 ont été inscrites dans la Cons�tu�on pour garan�r les engagements de l’État. Le “non” à l’indépendance a prévalu lors des référendums de 2018 et 2020, mais le troisième référendum, avancé par Macron à décembre 2021 en pleine crise du COVID-19, a été boyco�é par les par�sans de l’indépendance qui ont demandé un report afin de respecter le deuil coutumier. Ce boyco� a entraîné un taux d’absten�on record de 56,13 % et les indépendan�stes ne reconnaissent donc pas la légi�mité du résultat. De surcroît, en mai 2024, un projet de révision cons�tu�onnelle lancé par le gouvernement Macron et visant à modifier la composi�on du corps électoral pour les élec�ons provinciales en Nouvelle-Calédonie a de nouveau a�sé les tensions déjà présentes suite au référendum de 2021. En effet, la modifica�on prévoit de rétablir un corps électoral “glissant” en accordant le droit de vote aux électeurs déjà inscrits sur la liste générale, à condi�on qu’ils jus�fient d’une résidence d’au moins dix ans en Nouvelle-Calédonie ou qu’ils y soient nés.

Cela ajouterait donc plus de 25 000 nouveaux électeurs. Les par�sans indépendan�stes n’ont pas manqué de réagir à ce�e nouvelle démarche qui tend à marginaliser le peuple kanak.

Ainsi, le refus de reporter le troisième référendum, la nomina�on de la loyaliste Sonia Backès au gouvernement et le nouveau projet de loi soutenu par Nicolas Metzdorf, opposant à l’indépendance,

marquent une rupture avec l’impar�alité de l’Etat dans le processus de décolonisa�on, jusqu’alors respectée.

En prenant ouvertement par� contre l’indépendance, le gouvernement aggrave les mésententes poli�ques dans un contexte économique et social actuel difficile.

Bien que la situa�on ait pu être désamorcée grâce à la suspension provisoire du projet de loi, des tensions persistent sur l’archipel. La conjoncture actuelle en Nouvelle-Calédonie est donc observée avec grand intérêt par la communauté interna�onale et les territoires nourrissant une aspira�on indépendan�ste.

L’IMPORTANCE DE LA NOUVELLECALÉDONIE DANS LA STRATÉGIE FRANÇAISE EN INDO-PACIFIQUE. La Nouvelle-Calédonie comme clef de voûte du disposi�f français dans le Pacifique Premier élément, ils sont une source majeure de la pAvec la récente actualité et les émeutes ayant secoué la Nouvelle-Calédonie ces dernières semaines, il convient de nous pencher désormais sur l’intérêt que représente l’île pour la stratégie française en indopacifique.

La France peut se targuer de disposer d’une des ZEE (zone économique exclusive) les plus vastes du monde.

Les territoires ultra-marins représentent la majeure par�e de ces ZEE et le Pacifique n’est pas en reste avec les îles polynésiennes et la Nouvelle-Calédonie. Grâce à ces territoires d'outre-mer, la France dispose du deuxième espace mari�me mondial. Ainsi, la NouvelleCalédonie représente un atout géostratégique considérable pour assurer une présence française dans le Pacifique.

Par ailleurs, la base navale de la pointe Chaleix à Nouméa offre un point d’a�ache à la flo�e du Pacifique et la présence d’une garnison militaire à terre garan�t la défense de notre souveraineté na�onale loin de la métropole. Les récents travaux de modernisa�on effectués l’année dernière perme�ent désormais à la marine na�onale de sta�onner plus de navires.

Situé à plus de 16 000 km, le pouvoir de culture jacobine peine à harmoniser la bonne ges�on de l’archipel ©Elysée

La présence de ressources naturelles sur l’île joue également un rôle important dans la présence française dans le Pacifique. Outre les ressources halieu�ques de la ZEE et la présence de trésors naturels dans les fonds marins alentours, le secteur minier est également présent via l’exploita�on du nickel. Ce dernier s’avère par�culièrement u�le afin de réaliser des alliages inoxydables nécessaires à l'ingénierie, pouvant supporter de fortes contraintes thermiques. Le nickel est ainsi classé comme un matériau stratégique au même �tre que le tungstène, le lithium ou le cobalt. La Nouvelle-Calédonie dé�ent 20% des réserves mondiales connues ce qui place l’île au cœur de l’exploita�on de ce�e ressource nécessaire au bon fonc�onnement des économies développées.

La Nouvelle-Calédonie joue également un rôle important sur le plan géographique. Elle permet d’affirmer une con�nuité « territoriale jusqu’en Polynésie française dont l’archipel s’est avéré être d’un intérêt vital pour la survie du programme nucléaire français après 1962. Les essais effectués à proximité de l'atoll de Mururoa jusqu' en 1996 ont permis à l'armée française de perfec�onner son exper�se technologique aéronavale (sous-marins et avions de combat). Ce�e tac�que est encore aujourd'hui le cœur de la dissuasion nucléaire française dans le monde.

« La présence de ressources naturelles sur l’île joue également un rôle important dans la présence française dans le Pacifique. » Ingérences étrangères, troubles anciens pour des réalités actuelles Toutefois, la présence française dans le Pacifique rencontre également les aspira�ons d’autres na�ons dans la région. Les États-Unis affirment leur doctrine dans le Pacifique visant à contrer l’influence chinoise qui cherche, quant à elle, à gagner en puissance sur le plan régional. Les Australiens et Néo-Zélandais ne sont pas en reste grâce aux efforts déployés dans les inves�ssements civils auprès des États des îles du Pacifique. La France, par l’intermédiaire de l’AFD (aide française au développement), assure également certaines aides financières à ces pays afin de les accompagner dans leur développement économique.

Les troubles ayant eu cours il y a quelques semaines ont permis de me�re en évidence les tenta�ves d’ingérence étrangère afin de déstabiliser la présence française dans la région. Citons pour commencer l’Azerbaïdjan qui s’est illustrée en appuyant une ligne “décoloniale” en faveur de l’indépendance du Caillou.

Ce�e stratégie est plutôt étonnante lorsque l’on sait

que tous les habitants de la Nouvelle-Calédonie sont considérés comme des citoyens français depuis 1946, les Kanaks comme les Caldoches. Il est également de bon ton de rappeler que ce�e manœuvre azérie est effectuée en réponse au sou�en français de l’Arménie.

Depuis plusieurs années, Erevan subit les agressions répétées de son voisin azéri soutenu par Ankara qui en profite pour contester l’hégémonie russe dans le Caucase, alliée tradi�onnelle de l’Arménie. l’échiquier géopoli�que d’une région débordant sur les événements, il a été observé que Bakou prenait régulièrement la parole à ce propos en cri�quant ouvertement la France.

Les référendums ont également été le sujet de convoi�ses d'autres puissances afin d’influencer le vote et perme�re à la Nouvelle-Calédonie d’accéder à l’indépendance. Certes les Chinois sont présents mais l’essen�el de ces ingérences sont surtout le fait des australiens qui voient dans le Caillou un poten�el industriel certain afin de s’assurer une importa�on de nickel au meilleur prix ; en plus de se créer un État client dans la région. Les “Five Eyes” sont à la manœuvre et nos diplomates ne désarment pas, même face à des alliés. La récente affaire des sousmarins de 2021 a mis en exergue l’a�achement australien aux États-Unis, a�achement qui s’est fait à leurs dépens depuis l’annula�on de la commande par les EUA.

CONCLUSION La récente actualité dénote un besoin certain de repenser la ges�on des territoires d’outre-mer au profit du bien commun. Les référendums successifs, effectués à 3 reprises, ont exprimé le souhait des habitants de la Nouvelle-Calédonie de rester a�achés à la France, bien que le dernier ait vu une baisse de la par�cipa�on suite à l’appel au boyco� des indépendan�stes.

Toutefois, les cri�ques à l’égard des nouvelles lois visant à la modifica�on du corps électoral font planer le doute sur la popula�on kanak qui craint à terme d’être remplacée sur ses propres terres par des métropolitains. La marginalisa�on des Kanaks s’opère depuis des années désormais, les disparités sociales sont importantes et l'ascenseur social inexistant empêche de nombreux Kanak de vivre avec la même prospérité que le reste de la popula�on.

Bien que les ingérences étrangères soient la norme des rela�ons interna�onales auprès des différentes agences de renseignement des pays, ces dernières ne lésinent pas à effectuer des opéra�ons visant à déstabiliser l’influence française dans le Pacifique au profit de leurs intérêts na�onaux et régionaux. Une poten�elle indépendance de la Nouvelle-Calédonie ne peut mener qu’à des exercices de pensée hasardeux mais quelques pistes peuvent être envisagées : le renouement du dialogue avec les indépendan�stes en N°9 - 13

abandonnant ce projet de loi trop clivant peut être un bon départ pour ensuite placer des Kanaks à la tête de l’administra�on locale et donner une représenta�on accrue du peuple autochtone.

NOTES La Nouvelle-Calédonie : « Une colonisa�on pas comme les autres » . (s. d.). lhistoire.fr.

Afp, L. H. A. (2024, 10 juillet). Nouvelle-Calédonie : un homme tué mercredi 10 juillet, le 10e mort depuis le début des troubles.

Le HuffPost.

Sarah Mohamed-Gaillard. Référendum en Nouvelle-Calédonie : quels enjeux pour la France dans le Pacifique. Diploma�e : affaires stratégiques et rela�ons interna�onales, 2018.

Quels enjeux pour la France dans le Pacifique ? on JSTOR. (s. d.).

Gravelat, C. (2024b). La place des outre-mer du Pacifique dans la stratégie française et l’architecture régionale de sécurité. Etudes CaribéEnnes/E�Tudes CaribéEnnes, 12.

Kasarhérou, J. (2024b, avril 13). « L’instabilité en NouvelleCalédonie, que l’Etat n’a pas bien mesurée, représente une aubaine pour certains pays » . Le Monde.fr.

Collec�f. (2024, 13 mai). Nouvelle-Calédonie : « La poli�que du bon plaisir présiden�el donne un signal de fébrilité et d’instabilité dommageable » . Le Monde.fr.

Les étapes du processus ins�tu�onnel. (s. d.). Les Services de L’État En Nouvelle-Calédonie.

Sénat, Projet de loi cons�tu�onnelle portant modifica�on du corps électoral pour les élec�ons au congrès et aux assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie, Paris, 2024 Sénat, Australie : quelle place pour la France dans le Nouveau monde ?, Paris, 2016 Viratelle, J. Le nickel en Nouvelle-Calédonie, Paris, 2015

14 - N°9 : Les propos contenus dans ces ar�cles n'engagent que leurs auteurs et en aucune manière Terra Bellum

N°9 - 15

GÉOPOLITIQUE

Enjeux géopolitiques de l’or : 2020 - 2030 Par Bap�ste LERNER - Consultant en financement de l'innova�on

L’or, enjeu de toutes les convoi�ses depuis des millénaires ©Unsplash

Selon Ray Dalio[1], « If you don't own Gold, you know neither history nor economics ». Éminence de Wall Street, célèbre pour sa stratégie de portefeuille « all weather », R. Dalio établit un lien entre l’or, l'économie et l’histoire donc la géopoli�que sur le temps long.

Inves�guer les enjeux géopoli�ques de l’or, c’est donc louvoyer entre plusieurs champs d'étude, l'économie, l'histoire et la géopoli�que. C’est dans ce�e mesure que le présent ar�cle s’a�èlera « �rer les bords » entre ces domaines et esquisser une ligne de lecture des enjeux entourant le métal jaune sur la période 2020 - 2030. Précisons d'entrée de jeu que les enjeux et les données rela�ves à l'or sur ce�e période ne concerneront pas les stocks détenus à �tre privé par des par�culiers, mais bien par des ins�tu�ons éta�ques.

Pour adresser les enjeux géopoli�ques de l’or, il convient en premier lieu de centrer la discussion sur l’importance et le rôle du métal jaune dans l'histoire humaine.

Logiquement analyser des données économiques et orienter l’analyse vers une grille de lecture poli�que suppose de plus un focus économique (succinct !), sans quoi le raisonnement souffrirait de biais. À l’issue de ce�e étude, nous serons en mesure de donner une portée poli�que plus fine aux enjeux entourant l’or sur la période 2020 - 2030. Précisons cependant que les phénomènes étudiés ont pour source de nombreux facteurs parfois co-dépendants, parfois mutuellement indépendants. Cet ar�cle n’a pas pour préten�on de dresser une analyse exhaus�ve des facteurs impactant le cours de l’or. L’ambi�on est de proposer une grille de lecture originale, à la jonc�on de trois disciplines.

16 - N°9 : Les propos contenus dans ces ar�cles n'engagent que leurs auteurs et en aucune manière Terra Bellum

CONTEXTUALISATION Considéra�ons sur l’or De mémoire humaine, l’or a toujours été considéré comme le roi des métaux précieux. Plus qu’aucun autre, il remplit les trois condi�ons cons�tu�ves de la monnaie et ce, depuis que l’homme est en mesure de l’extraire des entrailles de la terre[2] : ● ● ●

Réserve de valeur ; Intermédiaire d'échange ; Unité de compte.

Ce�e posi�on s’explique tant par sa rareté que sa persistance à travers le temps, faisant de l’or « l'équivalent universel » dans les rela�ons commerciales. Une telle primauté en a naturellement cons�tué une ressource forte d’enjeux géopoli�ques.

De fait, c’est justement ce�e posi�on d'équivalent universel dans les échanges qui fait de l’or une garan�e stratégique : celui qui possède de l’or sera toujours en mesure de commercer et à défaut, de solidifier ses fondamentaux économiques (en u�lisant le stock de métaux précieux comme contrepar�e par exemple.), donc la confiance qui peut lui être accordée. C’est la qualité de réserve de valeur universellement équivalente qui rend cet ac�f stratégique tant pour les États que les organismes privés.

Sa rareté, sa densité, son caractère inaltérable et inoxydable lui perme�ent de se démarquer d’autres matériaux comme l’argent. Ce dernier est en effet un ac�f à la jonc�on de la réserve de valeur et du matériau à voca�on industrielle, ce qui ne lui confère pas le même statut que l’or (même si historiquement cela n’est pas tout à fait vrai comme le démontra l'empire romain et l’histoire économique occidentale jusqu’aux années 1870). Quant aux pierres précieuses, leur voca�on monétaire est plus discutable : « Le diamant, bien plus que l’or et l’argent, a une grande valeur sous un très pe�t volume [...] Sous ce rapport, il semblerait qu’il put servir avantageusement de monnaie [...] Mais tandis que la valeur de l’or et de l’argent, en tant que métaux, est invariablement en fonc�on du poids de fin, sans qu’aucune circonstance de nuance ou de forme, ou même, jusqu'à un certain point d’alliage y fasse rien celle du diamant dépend avant tout de caractères accessoires et accidentels difficiles à apprécier exactement et extrêmement variables d’une pierre à l'autre… »[3]. L’auteur ajoute que la divisibilité de l’or et de l’argent en fait des matériaux plus per�nents pour la voca�on monétaire.

Pour finir, l’or n’est le passif de personne.

Contrairement à une obliga�on d’état, une ac�on d’entreprise ou même la monnaie fiduciaire (qui est une créance sur la banque centrale éme�rice), l’or n’est influencé par aucune autorité de contrôle.

Chaque gramme de métal jaune est donc un gramme de pleine souveraineté.

C’est dans ce�e mesure que nombre d’acteurs u�lisent les métaux précieux - et plus par�culièrement l’or - comme un ac�f stratégique depuis de nombreux siècles : c’est la somme de ces facteurs a conduit à faire de l’or un enjeu géopoli�que à par�r de la fin du XIXe siècle.

Mise en perspec�ve historique et actualité Associé à la puissance solaire[4], l’or est de longue date un enjeu de compé��on géopoli�que. Ce�e qualité d'équivalent universel impacte l'histoire économique et géopoli�que. Une vérité qui ne s’est pas démen�e depuis l'époque des Lydiens qui, sur les rives du fleuve Pactole, bâ�rent leur fortune ainsi que celle de leur roi, un certain Crésus.

En 1865, la France, la Suisse, la Belgique et l'Italie établirent l’Union la�ne. Visant à assurer les préludes d'une union monétaire entre ces pays, ce�e union était fondée sur le bimétallisme et visait à perme�re une stabilité des échanges entre des pays en plein essor industriel. Ce�e ini�a�ve avait pour ambi�on d’assurer une rela�ve stabilité entre les monnaies (du moins de déployer un référen�el monétaire commun) et donc des échanges et ainsi cons�tuer le « prélude aux fédéra�ons pacifiques du futur » selon le ministre des finances français, Félix Esquirou de Parieu[5].

L’appui sur les métaux précieux est vu comme un des piliers de ce projet poli�que interna�onal qui a périclité en 1927.

L’or n'avait alors pas dit son dernier mot. Entre 1945 et 1971, la parité entre le dollar et l’or était fixé à 35 $ l’once, c’est ce que les historiens ont bap�sé de système de Bre�on Woods. Ce�e parité fixe a cons�tué le fondement du système à taux de changes fixe. Par leur teneur, ces accords ambi�onnaient d'entériner les fonda�ons d’un ordre économique mondial stable, garant de la paix, ou s’incarneraient les principes du doux commerce exposés par Montesquieu dans le chapitre XX de son traité De l'esprit des lois (1748). Le coup d'État monétaire de 1971 a fait exploser ce�e conver�bilité fixe, abandon entériné par les accords de la Jamaïque en 1976. Cet ar�cle se basant sur une étude des cours de l’or, la borne chronologique ini�ale est donc fixée à 1971.

La fin du système de parités de change fixe basées sur l’étalon or ne marqua pas la fin du règne du métal jaune. De nombreux exemples démontrent que l’or conserve sa haute valeur transac�onnelle. Courant 2018, le Venezuela a notamment u�lisé 9 tonnes d’or dans le cadre d’une transac�on avec l’Iran. Ce�e dernière consistait en le paiement de conseils techniques fournis par les Iraniens en ma�ère d’extrac�on pétrolière. L’exclusion de ces deux pays des systèmes tradi�onnels de paiement interna�onaux a ainsi conduit à u�liser le métal jaune comme intermédiaire fiable dans ce�e transac�on.[6] N°9 - 17

En d’autres termes, l’or semble revê�r aujourd’hui encore un enjeu géopoli�que. Ainsi, étudier les évolu�ons du cours de ce métal ainsi que les mouvements de marché peuvent perme�re d’extraire de précieux enseignements.

La produc�on annuelle d’or était évaluée à 3 000 tonnes pour l'année 2023, rela�vement stable au regard de la produc�on de 2022. Ce�e dernière a�eignait 3 060 tonnes de ma�ère produite.

Figure 1 : État de la production mondiale d'or annualisée : 2005 - 2023 (Statista)

Pour autant le cours de l’or suit une forte croissance

FACTEURS ÉCONOMIQUES Brève analyse sous le spectre financier : l’or comme refuge an�-infla�on La croyance commune tend à présenter l’or comme un ac�f de réserve et plus ainsi qu’un bouclier contre l’infla�on. La réalité est plus fine et ce n’est pas autant un refuge que le SNP500 par exemple. En outre, Darren Colananni (Wealth Management Advisor auprès de Centurion Wealth Management) exposait que le hedging contre l’infla�on, basé sur une stratégie de déten�on d’or, ne résistait pas à l'épreuve des faits.

Ainsi, les évolu�ons du Consumer Price Index étatsunien - indice de l'évolu�on des prix à la consomma�on - n’avait pas été contrebalancé par la rentabilité de l’or sur la période 2021-2022. Dans une perspec�ve de temps plus long, l’ar�cle présente que « Since 1972, the ra�o of gold’s price to the CPI has averaged 3.6. The current gold-to-CPI ra�o is 6.4. If gold were a simple, reliable infla�on hedge, its value would remain roughly constant rela�ve to the CPI ».[7] Pour entrer davantage dans le détail, des travaux[8] exposent que l’or ne cons�tue pas une couverture à long terme contre l’infla�on ; du moins pas sur tous les marchés. Le présent ar�cle présentait qu'une certaine couverture à court terme contre l'infla�on était permise par l’or sur certains marchés (Royaume-Uni, États-Unis et Inde).

Autrement dit, les acteurs principaux du marché ne devraient pas opter pour cet ac�f sur le long terme. Or, un horizon de court terme est compris entre 6 et 24 mois tandis que l’apprécia�on du cours de l’or remonte à plus de 48 mois (à la date où cet ar�cle est rédigé). Il ne semble donc pas que ce�e croissance du cours puisse logiquement être imputée à des achats massifs en vue de se prémunir de l’infla�on.

Figure 2 : Cours de l'or exprimé en once sur la période 1973 - 2024 (Gold Guys)

Le pic de 1979 pourrait dans une certaine mesure être imputé aux conséquences du second choc pétrolier – et en par�culier aux causes géopoli�ques de l’évènement comme la chute du Shah d’Iran. Quant à la lente ascension du cours du l’or entre 2001 et 2015, ses causes sont mul�factorielles, tant du fait des tensions géopoli�ques suivant le 11 septembre 2001, l’invasion de l’Afghanistan, de l’Irak en 2003, que la crise financière de 2008. Si des baisses peuvent être observé sur certains périodes, le cours d l’or semble être l’un des symptômes qui perme�ent de « prendre le pouls » du monde et ce, afin de mieux le comprendre. Il convient ainsi d'examiner en de quoi cet accroissement du cours de l’or depuis 2020 est-il le nom ?

Brève analyse monétaire : poli�que monétaire expansionniste et crise de confiance dans les monnaies Fiat Si l’infla�on et les turbulences sur le marché obligataire apportent des explica�ons insa�sfaisantes de l’apprécia�on du cours de l’or, un autre facteur monétaire - peut être avancé. De fait, une grille de lecture possible pourrait tenir à l'accroissement de la masse monétaire aux États-Unis depuis la poli�que de Quan�ta�ve Easing ini�ée en 2008.

Si on se réfère aux graphiques, il semble y avoir une corréla�on comme on le voit avec l’apprécia�on du cours de l’or depuis 2008. Si ce�e croissance a accéléré à par�r de 2008, elle suivait déjà un trend ascendant depuis le début des années 2000. On peut également noter une décote de quelques mois sur la période 2008 - 2009.

En outre, depuis la fin de l'année 2023, la tendance est à une réduc�on de la masse monétaire M2 aux

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États-Unis tandis que l’accroissement du cours de l’or se poursuit.

On pourrait lire que la réduc�on de l’agrégat monétaire M2 à par�r de 2021 se serait traduit par des achats en métal jaune, procédant ainsi à une conversion des liquidités en or.

Cependant le trend des cours de l’or est ascendant à par�r de 2018, indépendamment de la réduc�on de la quan�té d'agrégat M2 ou de son accroissement.

Pour autant, ces facteurs ne semblent pas dominants. Il en résulte que cet accroissement du cours de pourrait être analysé comme découlant notamment d’une crise de confiance dans les monnaies Fiat.

Les facteurs économiques semblent pauvres pour expliquer ce�e dynamique du cours de l’or depuis 2008. D’autant que ce dernier a connu une ne�e apprécia�on depuis 2020, année de l’une des premières grandes crises mondiales, la crise COVID-19.

Il semble donc que l’analyse doit se déporter sur la recherche de facteurs géopoli�ques - tant conjoncturels que structurels - pour iden�fier de quoi cet accroissement des cours est le nom.

FACTEURS GÉOPOLITIQUES L’impact des instabilités poli�ques Compte tenu de son rôle historique, l'or est logiquement impacté par la géopoli�que. C’est dans ce�e mesure qu'un accroissement du cours de l’or peut être analysé comme une réponse des acteurs du marché à des facteurs géopoli�ques porteurs d'instabilité. Classiquement, « during �mes of heightened geopoli�cal risks, countries tend to increase their gold reserves, viewing gold as a safe haven in a risky geopoli�cal landscape »[9]. Comme le précisent d’autres travaux « even under unusual situa�ons, gold is s�ll a trustworthy asset for investors »[10]. Il convient également de préciser que l’or, contrairement aux ac�fs financiers adossés aux monnaies Fiat n’est pas intégré dans le système de paiement interna�onal SWIFT (ou de tout autre ini�a�ve de paiement transna�onale qui serait sous l'autorité indirecte d’une puissance). Ce dernier est u�lisé notamment dans le cadre de règlements interna�onaux, pour l’achat et la vente de ma�ères premières comme le pétrole ou le gaz : si les principales banques d’un pays en sont exclues, il est alors nécessaire d’envisager de nouvelles op�ons pour perme�re la poursuite des transac�ons (de ma�ère première notamment), à l'instar de l’exemple vénézuélien men�onné précédemment.

Ces éléments exposés, il convient ensuite de considérer quels événements géopoli�ques pourraient avoir causé une telle ruée vers l’or. À ce �tre, l’actualité est riche depuis l'aube des années 2020 : Covid-19, conflits dans le Haut-Karabagh (2020, 2022, 2023), au Kanem (2021), au Soudan (2023), résurgence du conflit

armé birman (2023) et, bien entendu, conflit russoukrainien (2022). C’est ce dernier conflit qui pourrait être la matrice des éléments explica�fs de cet accroissement du cours de l’or et ce, en raison de l’implica�on plus ou moins directe des grandes puissances (Russie de facto, Etats-Unis, France, Allemagne, Royaume-Uni et, dans une moindre mesure, la Chine). Si leur implica�on se situe dans une zone d'ambiguïté stratégique, elle est cependant claire, contrairement aux autres conflits men�onnés. À l’aune de ce conflit, deux éléments pourraient être mis en avant pour expliquer - au moins par�ellement ce�e ruée vers l’or.

Le premier est conjoncturel et �ent aux choix poli�ques états-uniens et européens en réponse à l’invasion russe de l’est de l’Ukraine : la militarisa�on des monnaies Fiat occidentales. Si le dollar était de longue date u�lisé comme une arme diploma�que[11], le virage pris par l’euro et la livre sterling en ce sens porte en soi une menace forte au droit de propriété. Dans un monde ou les ac�fs détenus en monnaie Fiat occidentale peuvent être gelés ou saisis, une incer�tude pèse sur la crédibilité des autorités gouvernementales garantes de ces monnaies et donc sur ces monnaies elles-mêmes.

De fait, militariser la monnaie, c'est aller à l'encontre d’un des principes fondamentaux pour la crédibilité monétaire par une u�lisa�on dévoyée de cet ou�l : l'intégrer parmi les leviers de mesures envers les choix d'autorités gouvernementales rivales et ce, afin de poursuivre sa poli�que par d'autres moyens que la simple ac�on diploma�que (sans pour autant entrer officiellement dans le champ des ac�ons militaires directes). En d’autres termes, la monnaie perd alors sa neutralité et elle devient l’instrument de la poli�que interna�onale de l'autorité gouvernementale qui la garan�t, ce qui affecte nécessairement sa qualité d'intermédiaire d'échange et de réserve de valeur : ● La réserve de valeur est elle aussi affectée dans la mesure où la richesse stockée dans ce�e monnaie peut être unilatéralement confisquée. ● Sa qualité d'intermédiaire d'échange est affectée, car accepter ce�e monnaie Fiat suppose un certain alignement avec la poli�que de l'autorité gouvernementale qui la garan�t, ce qui est d’autant plus vrai avec le dollar états-unien.

Logiquement, les puissances subissant ce�e militarisa�on de la monnaie doivent adopter des contre-mesures « défensives ». C’est ainsi que la Russie a annoncé limiter ses achats de devises occidentales (dollar et euro) au profit du Yuan chinois qui a�eignait 53,6% du total des devises étrangères en mai 2024[12].

Grand producteur d’or (au même �tre que la Chine), la Banque Centrale de Russie a également accru le stock na�onal, tout comme d’autres grands pays émergents.

N°9 - 19

Si ce�e récente apprécia�on du cours de l’or peut être interprétée comme une réac�on conjoncturelle aux contre-mesures occidentales - et a for�ori étatsuniennes - face à la guerre en Ukraine, elle peut également être analysée comme les prémices d’une vague de fond plus structurelle.

Vers un monde post-dollar ?

Figure 3 : Agrégat des achats d'or (en t) sur la période 2010 - 2023

(World Gold Council)

Le marché de l’or est en effet préservé des effets néga�fs des sanc�ons états-uniennes. C’est dans ce�e mesure que de nombreux pays non-atlan�stes procèdent à des achats de métal jaune. En outre, certains subs�tuent par�ellement d’autres monnaies au dollar dans leurs échanges. A ce �tre, l’Arabie Saoudite et la Chine ont conclu en 2022 un accord pour que les ventes d'hydrocarbures saoudiennes soient effectuées en yuan et non plus en dollar.[13] Le Brésil, l’Argen�ne, mais aussi des sociétés privées comme TotalEnergies réalisent à présent des transac�ons en yuan avec des acteurs chinois. L’Inde a rejoint le mouvement par le libellé de transac�on en roupies dans ses échanges avec la Malaisie.[14] Si le dollar reste la monnaie des échanges interna�onaux, une certaine tendance de diversifica�on peut toutefois être constatée. La part du dollar dans les transac�ons interna�onales s'érode lentement bien que les réserves de dollar détenues par des acteurs non états-uniens restent importantes.

Figure 4 : Détention de devises étrangères par les banques centrales (World Gold Council)

Les déten�ons de devises par les banques centrales telles que déclarées au FMI étaient cons�tuées approxima�vement de 60% de dollars au deuxième trimestre 2023[15]. Si ces déten�ons étaient rela�vement stables, doit-on voir un simple phénomène conjoncturel dans ce mouvement de « dédollarisa�on » que semble traduire l'apprécia�on du cours de l’or ? C’est bien la série de sanc�ons occidentales à l’égard de la Russie qui a enclenché ce mouvement et poussé nombre de pays nonoccidentaux à accumuler des réserves d’or, conduisant à une apprécia�on des cours.

Un marché dédié à un ac�f est cons�tué de deux éléments : l’offre et la demande. La rencontre de ces deux composantes permet de définir le cours de l’ac�f.

L’augmenta�on du cours s’explique par une demande supérieure à l’offre, et réciproquement.

Cet accroissement du cours de l’or s’explique en par�e par les achats de par�culiers (dont cet ar�cle ne traite pas), mais aussi et surtout par les achats massifs d’acteurs poli�ques.

Si le phénomène s'est accru depuis 2022 suite au déclencheur que cons�tue le conflit ukrainien, il est en réalité la conséquence de facteurs structurels de long cours : le privilège exorbitant du dollar. Ce dernier a notamment pour effets de : ● Prémunir les entreprises états-uniennes du risque de change dans leurs transac�ons interna�onales, puisque leur monnaie domes�que est u�lisée comme monnaie interna�onale d'échange ; ● Financer le déficit commercial états-unien. Les entreprises détenant des liquidités en dollar achètent des bons du trésor états-unien, ce qui fait croître la balance des capitaux états-unienne et donc rétablit la balance des paiements malgré le déficit commercial ; ● Imposer l’extra-territorialité du dollar. Dans la mesure où le dollar est juridiquement qualifié de « US Person », l’usage du dollar soumet ses usagers au droit de Washington.

Ce dernier point est cri�que dans la mesure où nombre d’entreprises de tous pays - y compris considérés comme alliés par la Maison-Blanche subissent des ingérences états-uniennes du fait d’un usage du dollar dans des transac�ons interna�onales.

Nombre d'entreprises françaises ont été impactés, à l'instar de la Société Générale qui a écopé en 2018 d’une amende record de 1,2 milliard d’euros en raison de transac�ons en dollar avec des pays considérés comme ennemis par Washington.

Ce�e situa�on de long cours suscitait de longue date des crispa�ons au sein de la communauté interna�onale. C’est toutefois le conflit ukrainien – et la militarisa�on des monnaies Fiat occidentales - qui semble être le déclencheur d’un possible début de bascule vers un monde post-dollar.

C’est ainsi que la Chine réduit ses déten�ons d'Obliga�ons Assimilable au Trésor (OAT) étatsuniennes depuis l’aube des années 2020[16], comme l’illustrent les deux graphiques suivants :

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Figure 5 : Détentions de Treasury Bonds par la banque centrale de Chine (Bloomberg/US Dept. of the Treasury)

Si la domina�on du dollar sur le commerce mondial n’a pas encore touché à sa fin, il serait toutefois mal avisé de ne pas constater l’amorce d‘un mouvement en gesta�on de longue date et dont le conflit ukrainien pourrait servir de catalyseur. Certes, les ins�tu�ons financières ne peuvent aujourd'hui faire abstrac�on du dollar, car il n’existe pas d’alterna�ve sérieuse pour le concurrencer. En outre, les accords bilatéraux pour libeller les transac�ons d’hydrocarbure en yuan ou en roupie souffrent de sérieuses limites dans la mesure où les déficits des uns représentent les excédents des autres. Il en résulte qu’un déficit trop important d’un pays peut causer une déprécia�on des ac�fs monétaires qu’un autre pays dé�endrait en excédent, ce qui ne serait favorable pour aucune de ces deux par�es. L’histoire nous enseigne qu’un tel paradigme ne peut pas être nécessairement soutenable à long terme, et notre regard se tournerait vers l’exemple des guerres de l’opium qui ravagèrent la Chine de 1839 à 1860.

Il résulte que le monde post-dollar n’est pas encore prêt à émerger. Toutefois, cet accroissement du cours de l’or permet de lire une dynamique de recomposi�on au sein de laquelle « in another few decades we may look back on this period as the early stage of a new geopoli�cal and economic environment in which the US is more marginal than it has been for more than eight decades, including its currency ».[17] D’autres crises, pour l'heure en gesta�on, pourraient accroître ce�e dynamique de reprise d'indépendance vis-à- vis du dollar, comme les velléités du Par� Communiste chinois visant à réintégrer Taiwan à l’Empire du Milieu. Il serait donc logique dans une telle configura�on que les poten�els futurs acteurs des conflits en gesta�on préparent ce dernier notamment en imperméabilisant leur économie face à celle de leur poten�el futur adversaire, à l’instar du mouvement qu’avait amorcé l’économie russe suite aux événements de la place Maïdan en 2014.

Figure 6 : Principaux détenteurs étrangers de titres du Trésor des États-Unis (Avril 2024 - Statista/US Dept. of the Treasury)

exorbitant propre à son rang de nouvel équivalent universel.

De longue date, le privilège exorbitant du dollar - et son dévoiement en tant qu’arme économique suscitait les crispa�ons de la communauté interna�onale. Un possible « pas de trop » pourrait avoir été franchi en u�lisant de nouveau les monnaies occidentales comme armes à l’encontre de la Fédéra�on de Russie en réponse à l’invasion de l’est de l’Ukraine par les forces du Kremlin.

Compte tenu des recomposi�ons géopoli�ques actuelles – et d’un dévoiement de long cours de l’usage de leur monnaie par les Etats-Unis - nombre d’acteurs non-occidentaux tentent de s’affranchir du roi dollar. En tout état de cause, si la transi�on semble avoir débuté, nul ne sait vers quel nouvel équilibre monétaire mondial ce�e dernière perme�ra d’abou�r.

C’est en cela que l’or revêt un intérêt tout par�culier; comme le rappelle James Steel HSBC (HSBC Securi�es Chief Commodi�es Analyst), « Gold provides a perfect swi� spot of ge�ng out of the dollar without going into something else ».[18] En d’autres termes, l’accroissement du cours de l’or peut être analysé comme l’un des signaux de recomposi�ons géopoli�ques majeures à venir. Les nouveaux champions du XXIe siècle sont aujourd’hui en gesta�on, et leur chrysalide est faite d’or.

CONCLUSION L’histoire de l’or est riche. Par sa valeur symbolique, elle représente l’équivalent universel, depuis l’époque de Crésus et jusqu’à nos jours. Suite aux accords de Bre�on Woods en 1944, le dollar s’était toutefois hissé à une crédibilité telle à l’échelle interna�onale qu’on le considérait « As good as gold » (Harry Dexter White), l’affublant d’un fardeau autant que d’un privilège

©Unsplash

NOTES [1] Bridgewater, « The All Weather Story How Bridgewater Associates created the All Weather investment strategy, the founda�on of the ‘risk parity’ movement », 2012. [En ligne] [2] B. Théret, « Les trois états de la monnaie. Approche interdisciplinaire du fait monétaire », Revue économique, vol. 59, no. 4, 2008.

[3] M. Chevalier, « Cours d‘économie poli�que - La Monnaie », sec�on I, chapitre II, pp 10-11, 1859.

[4] O. Betz, « Considera�ons on the Real and the Symbolic Value of Gold ». In: Morteani, G., Northover, J.P. (eds) Prehistoric Gold in Europe. NATO ASI Series, vol 280, 1995.

[5] J. Gravereau, J. Trauman, « Les alchimistes de la confiance, une histoire des crises monétaires: De Dioclé�en à Nixon, de l'or des Médicis à l'euro», 2013.

[6] P. Laya, B. Bartenstein, « COMMODITIES Poli�cs News Wire Company News May 8, 2020 Maduro to Tap Sanc�oned Dealmaker to Ship Gold to Iranac ». [En ligne] [7] W. Duggan, B. Curry, « Is Gold An Infla�on Hedge?», Forbes, 23 avril 2024. [En ligne] [8] T. H. Van Hoang, A. Lahiani, D. Heller, « Is gold a hedge against infla�on ? New evidence from a nonlinear ARDL approach », Economic Modelling Volume 54, Pages 54-66, 2016.

[9] V. Minh Ngo, P. Van Nguyen, Y. Hai Hoang, « The impacts of geopoli�cal risks on gold, oil and financial reserve management », Resources Policy Volume 90, 2024.

[10] Y. Li, M. Umair, « The protec�ve nature of gold during �mes of oil price vola�lity: An analysis of the COVID-19 pandemic », The Extrac�ve Industries and Society Volume 15, 2023.

[11] S. Mohsin, « Paper Soldiers: How the Weaponiza�on of the Dollar Changed the World Order Hardcover », 2024.

[12] A. Marrow, M. Trevelyan, « Russia, hit by new US sanc�ons, halts dollar and euro trade on main bourse », Reuters, 12 juin 2024. [En ligne] [13] B. Besancenot, « Vers le paiement des exporta�ons d’hydrocarbures saoudiennes en Yuans chinois ? (T 1376) », RDN, 06 avril 2022. [En ligne] [14] D. Baillard, « Le Brésil et l’Argen�ne veulent se passer du dollar », RDN, 04 mai 2023 [En ligne] [15] ZoneBourse, « La part du dollar américain dans les réserves de change mondiales reste stable au deuxième trimestre - FMI », RDN, 29 septembre 2023. [En ligne] [16] M. Kondo, I. Ouyang, « China Sells Record Sum of US Debt Amid Signs of Diversifica�on », Bloomberg, 16 mai 2024. [En ligne] [17] R. H. Wade, « Long Read : The beginning of the end for the US dollar’s global dominance. », London School of Economics, 29 février 2024. [En ligne] [18] Bloomberg, « How Geopoli�cs Affect the Price of Gold », London School of Economics, juin 2024. [En ligne]

22 - N°9 : Les propos contenus dans ces ar�cles n'engagent que leurs auteurs et en aucune manière Terra Bellum

N°9 - 23

GÉOPOLITIQUE

Quel avenir en IsraëlPalestine ?

Une analyse des heures les plus sombres d’un conflit vieux d’un siècle Par Benjamin WUCHER - Etudiant en maitrise à Sciences Po

Les manifesta�ons régulières contre la ges�on de la crise par le 1er ministre Netanyahou se poursuivent depuis bientôt un an ©Reuters

Depuis neuf mois, la guerre fait à nouveau rage au Proche-Orient et réinterroge sur les perspec�ves d’avenir d’un conflit vieux de près d’un siècle.

UN CONFLIT BIEN MOINS LOCALISÉ QU’IL N’Y PARAÎT L’a�aque du 7 octobre par le Hamas sur Israël est inédite dans l’histoire du pays et un facteur radicalement nouveau du conflit israélo-pales�nien.

Ses conséquences ont touché la région dans son

ensemble et, dans une certaine mesure, ont ébranlé le monde en�er. Elle a précipité Israël dans une nouvelle guerre, ouverte sur plusieurs fronts et aux ramifica�ons mul�ples. À Gaza, Israël s’est lancé dans une guerre de destruc�on au bilan cataclysmique pour les popula�ons civiles et infrastructures pales�niennes. Au Nord, le Hezbollah joue le jeu dangereux de l’escalade contrôlée qui risque bien de précipiter le Liban dans une nouvelle guerre dont il n’a ni le besoin, ni l’envie. En Mer rouge, les Houthis se sont donnés pour mission de réguler le commerce mari�me des « sou�ens d’Israël » au large du Yémen.

24 - N°9 : Les propos contenus dans ces ar�cles n'engagent que leurs auteurs et en aucune manière Terra Bellum

Le véritable point de rupture de leur implica�on dans le conflit intervient le 19 juillet alors qu’ils parviennent à faire exploser un drone au cœur de Tel Aviv sans qu’aucune alerte ne soit déclenchée. Le lendemain, Israël bombarde pour la première fois le sol yéménite en suivant sa doctrine de réponse volontairement « dispropor�onnée ». Le conflit s’étend également à la Syrie et à l’Irak, d’où les milices pro-iraniennes envoient des drones en direc�on de l’État hébreu ou a�aquent les posi�ons américaines dans la région.

Une étape de plus a été franchie au moment où l’Iran, le leader de cet « Axe de la Résistance », a lancé sur Israël une a�aque sans précédent pour faire suite au bombardement de son consulat à Damas.

La guerre est aussi informa�onnelle depuis ses premières heures, alors que les comba�ants du Hamas filment leurs exac�ons, parfois même en direct sur les réseaux sociaux. Israël, qui connaît sa difficulté à mobiliser l’opinion interna�onale derrière une guerre qu’il perçoit comme « juste », a compilé les images les plus atroces de ce�e journée et crée un film pour convaincre les décideurs poli�ques occidentaux de sa posi�on. Le conflit s’est aussi emparé des campus universitaires occidentaux, des réseaux sociaux et des campagnes électorales. Les narra�fs se diluent dans un flot d’informa�ons en par�e pollué par les fake news et l’u�lisa�on de l’intelligence ar�ficielle dans le but de manipuler l’opinion. Une menace qui est notamment due à la difficulté d’accès aux zones de combat par les journalistes, voire de leur musellement volontaire.

Le conflit israélo-pales�nien, parce qu’il suscite autant de controverses, s’est étendu au domaine diploma�que. La guerre commencée le 7 octobre a eu pour effet immédiat de me�re un coup d’arrêt aux tracta�ons entre Israël et l’Arabie saoudite en vue d’étendre « l’entente d’Abraham » au leader du monde arabe et musulman. Pour d’autres, le conflit a remis au premier plan la ques�on pales�nienne, complètement occultée par ces accords de normalisa�on. La nécessité de la solu�on à deux États est réaffirmée dans la plupart des chancelleries, jusqu’à la reconnaissance par la Norvège, l'Espagne et l’Irlande

de l'État de Pales�ne fin mai 2024. Les États-Unis ont quant à eux peser de leur écrasante influence sur Israël pour d’un côté lui apporter son sou�en militaire et financier incondi�onnel, et de l’autre me�re des coups d’arrêt à la guerre à Gaza quand l’opinion y était défavorable. Mais l’essen�el de l’ac�vité diploma�que reste à Doha où Israël et le Hamas négocient une sor�e de crise et une poten�elle libéra�on des otages sous l’égide du Qatar et de l’Égypte et avec l’implica�on américaine.

Enfin, une bataille judiciaire s’est engagée dans les instances interna�onales à l’ini�a�ve de l’Afrique du Sud et qui se fonde à dessein sur une opposi�on entre « Sud global » et double standard de « l’Occident ».

Elle a voca�on à précipiter la fin de la guerre par décision des juges, puisque l’Afrique du Sud a demandé que soient adoptées un certain nombre de mesures conservatoires. Mais surtout, elle vise à qualifier les crimes de guerres commis par Israël.

L’Afrique du Sud, en saisissant la Cour dans le cadre de la Conven�on pour la préven�on et la répression du crime de génocide, accuse Israël de comme�re le plus grand des crimes, un crime duquel le peuple juif a luimême été vic�me, et dont une reconnaissance officielle en tant que perpétrateur acterait un changement de paradigme. Le verdict de la Cour pourrait bien me�re des années à être prononcé ; en a�endant, les accusa�ons de génocide sont largement reprises dans les discours poli�ques et citoyens, notamment au sein des mouvements décoloniaux.

LA SOCIÉTÉ JUIVE ISRAÉLIENNE : UNIE DANS LA DOULEUR, DIVISÉE PAR SES CONTRADICTIONS Pour la société israélienne, le 7 octobre a été un choc total en ce qu’il représente une a�aque inédite sur le territoire na�onal, le pire pogrom an�sémite depuis l’Holocauste, et la fin du mythe sécuritaire entourant le pays. Pour qualifier le trauma�sme, les médias ne manquent pas de superla�fs : le 7 octobre est notamment décrit comme le « 11 Septembre israélien

Si le trauma�sme du 7 octobre fait l’unanimité en Israël, la suite est suje�e à davantage de divisions

» qui serait même pire si l’on rapporte le nombre de vic�mes au total de la popula�on. La télévision contribue à maintenir les Israéliens dans l’émo�on du premier jour, puisqu’elle diffuse quo�diennement des reportages et témoignages de ce qu’il s’est passé en ce « Shabbat noir ». Mais surtout, elle contribue à faire vivre le combat pour le retour des otages, que les Israéliens ont peur de trahir s’ils venaient à être oubliés. L’occasion, dans un premier temps, de dépasser les clivages poli�ques qui s’étaient creusés lors de la tenta�ve par le gouvernement de réformer la Cour suprême. Dès le 8 octobre, l’unité est érigée en mot d’ordre sur l’affichage urbain et dans les interven�ons publiques du porte-parole de l’armée.

Ce�e unité se cristallise autour d’un autre « ennemi mortel », le Hamas, l’Iran et ses alliés, et d’un autre « opposant idéologique », la communauté interna�onale qui va jusqu’à la poursuite judiciaire pour « génocide » devant la Cour pénale interna�onale.

Pourtant, à mesure que le conflit s’enlise, l’unité se fracture autour de la poursuite d’intérêts différents.

Les familles des otages exigent quo�diennement que le sauvetage de leurs proches soit la priorité d’un gouvernement piégé entre deux objec�fs de guerre incompa�bles : la libéra�on des otages en vie et la destruc�on du Hamas. Les suprémacistes juifs, qui comptent plusieurs alliés au gouvernement, tentent d’empêcher l’aide humanitaire d’entrer à Gaza et élaborent des plans pour la recolonisa�on du « Gush Ka�f » évacué en 2005. Les ultra-orthodoxes manifestent contre la fin possible de leur exemp�on de service militaire. Enfin, le mouvement opposé au

Une extension du conflit au sud-Liban ? ©Reuters

gouvernement a repris du service et accuse Netanyahu d’être personnellement responsable de la faillite sécuritaire du 7 octobre. Son cabinet de guerre n’est d’ailleurs pas épargné par les dissensions, d’autant que le Premier ministre refuse toujours d’évoquer le « jour d’après ». Une absence de perspec�ve qui donne l’impression d’un bâteau sans capitaine, pris dans une guerre sans fin ni but concrètement réalisable, dirigé par une caste incapable de �rer les leçons des échecs passés. Une seule cer�tude habite les Israéliens : un jour, ils seront en guerre totale contre le Hezbollah et ce jour-là sera dévastateur pour Israël et le Liban. Or, une résolu�on juste du conflit israélo-pales�nien perme�rait de vider la raison d’être du Hezbollah de sa substance.

UN PROCESSUS DE PAIX À L’ARRÊT L’avenir reste donc incertain et par�culièrement inquiétant. Sur le pe�t bout de terre que couvrent Israël et les Territoires pales�niens, les différentes communautés vivent aujourd'hui des réalités radicalement éloignées. D’un côté, la société israélienne, replongée dans le trauma�sme des pogroms juifs du XXème siècle, qui se sent incomprise du reste du monde et pour la première fois depuis longtemps en insécurité dans son propre État. De l’autre, la popula�on civile pales�nienne, vic�me à Gaza d’intenses bombardements, de déplacements forcés et, indéniablement, de crimes de guerre, et en Cisjordanie d’une colonisa�on accélérée et de la violence de colons armés et cagoulés, agissant en toute impunité. Des réalités qui rendent le dialogue presque impossible entre des Israéliens dans la quasiincapacité de développer de l’empathie pour les popula�ons civiles de Gaza, et des Pales�niens qui ne peuvent avoir la moindre confiance en l’armée qui les décime quo�diennement. Mais surtout, ce sont deux narra�fs douloureux qui s’opposent dans le conflit en cours : celui d’une « nouvelle Shoah » contre celui d’une « nouvelle Nakba ».

Le processus de paix, qui aurait peut-être connu une nouvelle impulsion avec la normalisa�on des rela�ons israélo-saoudiennes, est aujourd’hui au point mort.

Avec la poursuite de la guerre, les sapeurs de la paix sont entrés en ac�on : d’abord les agents de la colonisa�on rampante et désormais « jus�fiée » qui détruisent pierre par pierre la perspec�ve d’un futur État pales�nien ; ensuite, le Hamas qui u�lise les civils comme bouclier humain et sou�ent un projet de destruc�on totale d’Israël plutôt que de compromis. La guerre a conduit à une radicalisa�on des deux camps et de leurs sou�ens à l’étranger, donnant naissance à une polarisa�on du débat peu propice à la recherche d’une solu�on pacifique. Par ailleurs, Israël est toujours en posi�on de force dans un contexte de statu quo qui penche clairement en sa faveur. Ce qui n’encourage pas le gouvernement israélien à négocier une paix avec les représentants pales�niens, mais

plutôt à avancer ses pions un à un pour de facto établir son contrôle sur l’ensemble du territoire. La perspec�ve d’une paix future �ent donc essen�ellement à la nécessité pour les dirigeants israéliens de comprendre que seul un règlement juste du conflit peut apporter au pays la sécurité tant recherchée, et à la capacité de la communauté interna�onale d’incarner une voix convaincante pour la paix. Certains États ont d’ailleurs fait le choix de la reconnaissance de l’État de Pales�ne comme première étape de l'avènement de la solu�on à deux États. Une solu�on qui pour l’heure reste la plus juste, même si elle semble plus éloignée que jamais.

L’espoir d’une paix future �ent enfin à l’exigence d’un changement de leadership des deux côtés. Le gouvernement israélien ne peut plus être gangrené par une vision suprémaciste du projet sioniste.

L’Autorité pales�nienne, quant à elle, doit se débarrasser de la corrup�on et retrouver en légi�mité en organisant des élec�ons. Cependant, un autre obstacle à la paix demeure : l’Iran, dont l’a�aque directe sur Israël a brisé un tabou et qui, par son sou�en renforcé à ses proxies, pourrait ouvrir un chapitre bien plus sombre de l’histoire du conflit. Il reste que les procédures judiciaires engagées par l’Afrique du Sud contre Israël devant les instances interna�onales abou�ront sur un verdict aux conséquences poten�ellement irréversibles. La qualifica�on de génocide, c’est-à-dire le crime de tous les crimes, aurait nécessairement un impact sur le processus de paix et l’équilibre des narra�fs pales�nien et israélien. Mais il a plus de chances de radicaliser encore davantage les deux camps que de les pousser à la table des négocia�ons. L’Arabie saoudite pourrait obtenir certaines avancées au sujet de la ques�on pales�nienne si elle venait à normaliser ses rela�ons avec Israël, mais elle pourrait aussi faire de lourds compromis pour parachever le nouvel ordre régional que le Royaume cherche à bâ�r dans le cadre, notamment, de sa Vision 2030.

Jérusalem, la ville Sainte des trois monothéismes ©unsplash

GÉOPOLITIQUE

France Comment (re)devient-on un Grand de ce monde ?

Par Charles JEANNE - Entrepreneur & alumni des Langues O’

Le roi Louis-Philippe inaugure la galerie des Batailles à Versailles en 1837 (François-Joseph)

Embourbée dans un tumulte poli�que que la Vème République a peu connu dans son histoire, la France laisse l’impression d’être quelque peu égarée dans l’ordre interna�onal contemporain. Le pays a subi de plein fouet les crises de ces dernières années. Elle qui paraissait bien désarmée lorsque le Covid se répandit dans le monde depuis la Chine, jusqu’à passer irrémédiablement nos fron�ères et venir ébranler notre système de santé moderne, notre Etat sembla tout aussi impuissant à prévenir le déclenchement du conflit en Ukraine ainsi que le désordre qui en résulta au sein de l’ordre mondial. Nous sommes aujourd’hui loin de l’époque durant laquelle des hommes d’Etat et diplomates de renom pouvaient faire peser la voix de la France sur la scène interna�onale tout en trouvant dans les capitales des pays du Sud global un écho

enthousiaste et admira�f. Car nous avons bel et bien su démontrer notre a�achement à la fois à nos valeurs, mais aussi au respect du droit interna�onal et faire valoir ce�e voix qu’est la nôtre. Le pays est d’autant plus loin de l’époque durant laquelle Paris pouvait se targuer de dialoguer en toute franchise et dans un respect mutuel à la fois avec Washington et Moscou, en s’affirmant comme une troisième voie dans le monde. Dans cet ordre mondial désormais mul�polaire, en constante recomposi�on, il convient de retrouver une place adaptée à ce que nous sommes et aux évolu�ons toujours plus rapides des rapports de force de ce monde.

Mais la France pourrait-elle prétendre à retrouver ce�e posi�on de puissance indispensable à influer durablement les rela�ons interna�onales ?

28 - N°9 : Les propos contenus dans ces ar�cles n'engagent que leurs auteurs et en aucune manière Terra Bellum

LES GRANDES FORCES DE LA FRANCE QU’IL FAUT RENFORCER ET MIEUX MAÎTRISER Bien loin des discours pessimistes que l’on a récemment pu trouver dans la presse et dans certaines franges de la classe poli�que française, notre pays possède de forts atouts qui font sa par�cularité dans le monde. Le premier d’entre eux pourrait bien être d’ordre démographique. La France n’est pourtant pas le pays le plus peuplé de l’Union européenne – malgré ses 68 millions d’habitants – elle laisse ce�e place à l’Allemagne qui en compte aujourd’hui presque 84 millions d’habitants. Néanmoins, ce qui dis�ngue ce�e première des autres pays de l’UE et même de la majorité des pays développés, c’est sa capacité à limiter la chute des naissances. Pour qu’une popula�on se renouvelle, il faut a�eindre le taux des 2,05 enfants par femme. Selon l’INSEE, ce taux de fécondité était de 1,79 en 2022 et a régressé à 1,68 l’année suivante et devrait poursuivre ce�e tendance.

Si la perspec�ve d’une baisse des naissances peut sérieusement être considérée comme un problème grave, la France est encore dotée d’une large popula�on capable de travailler. D’après les données de l’INSEE au 1er janvier 2024, 27,7% de la popula�on française seulement est âgée de 60 ans ou plus. Ce�e baisse du taux de fécondité, bien que semblant se poursuivre irrémédiablement, reste néanmoins à nuancer. Tout d’abord, la force de notre système de sécurité social est un atout à ne pas négliger qui l’empêche de chuter trop rapidement. Les cas italiens et japonais sont intéressants. Tous les deux des pays développés, l’Italie accuse un taux de fécondité de 1,25 en 2021 selon la Banque Mondiale et sa popula�on vieillit très rapidement. Le Japon quant à lui, est passé en dessous de son taux de renouvellement il y a plus de trente ans et sa popula�on diminue actuellement au rythme de cinq cent mille personnes par an. On retrouve une tendance générale dans le monde, alors que le taux de fécondité global s’approche rapidement du taux de renouvellement de la popula�on. La situa�on démographique française laissera plus de temps aux dirigeants de prévenir les effets néfastes du vieillissement de la popula�on et des impacts économiques induits.

L’un des plus grands atouts français se trouve être un héritage de la poli�que du général de Gaulle. Il s’agit de la place que possède la France dans le monde aujourd’hui. Ce�e place acquise est jus�fiée par la reconnaissance dont jouit la France ainsi que sa culture mais surtout sa langue à l’échelle mondiale.

Nous sommes un « pe�t » pays doté d’un grand réseau diploma�que avec 249 représenta�ons répar�es à travers le monde. Si ce réseau est issu d’une longue tradi�on de dialogue avec le monde, il a connu entre

2016 et aujourd’hui la fermeture de 18 représenta�ons, qui ont fait chuter le pays à la cinquième place dans le classement des Etats disposant du plus grand réseau diploma�que, devancé sur la même période par la Turquie et le Japon qui occupent les troisième et quatrième places. Ce�e fonc�on régalienne de l’Etat concentre, sur l’exercice budgétaire 2024, un peu moins d’un pourcent de son budget soit 7,3 milliards d’euros. L’étendue de ce réseau par�cipe au rayonnement interna�onal de la France et il convient d’observer ce�e tendance afin d’éviter de voir le nombre de représenta�ons et leur portée se dégrader davantage. Nous ne pouvons d’ailleurs pas ici ne pas men�onner les établissements de l’Alliance française, fonda�on reconnue d’u�lité publique qui permet la diffusion de la langue ainsi que de notre culture aux quatre coins du monde.

Une autre grande force, c’est celle d’être dans le club très fermé des puissances dotées de l’arme atomique.

La France possède 300 têtes qui peuvent être employées par les composantes océanique et aéroportée. Ce�e déten�on de l’arme atomique permet à la France de pouvoir s’installer de facto à la table des « grands » mais entraîne également des responsabilités, surtout en lien avec la probléma�que de non-proliféra�on. Notre doctrine de dissuasion doit être la plus lisible possible pour les autres Etats, perme�ant de lever toute ambiguïté et donc de limiter les risques d’escalade, notamment avec d’autres puissances nucléaires. Aujourd’hui la DGRIS – pour Direc�on Générale des Rela�ons Interna�onales et de la Stratégie, une branche du Ministère des armées – confirme que « depuis 1958, chaque Président de la République expose, durant son mandat, les éléments

La Ve République, l’entrée de la France dans la géopoli�que complexe des superpuissances et des états-con�nents

clés de la doctrine nucléaire de la France ». Si cela permet d’adapter notre dissuasion à l’appari�on des nouveaux risques, prenons l’appari�on du champ du cyber ou encore du spa�al qui sont devenus des domaines d’importance stratégique majeure ces dernières années, seul le Président peut orienter ce�e doctrine comme bon lui semble. Cela peut cons�tuer autant d’opportunités que de risques si les tensions con�nuent de s’intensifier dans le monde. Toujours en ce qui concerne la doctrine, la DGRIS affirme que l’arsenal nucléaire de la France par�cipe à la dissuasion de l’OTAN mais aussi qu’il revêt « une dimension authen�quement européenne », donc qu’il « apporte une contribu�on forte et essen�elle à la sécurité de l’Europe ». Ces affirma�ons formulées par le Président Emmanuel Macron lors de son discours sur la stratégie de défense et de dissuasion mérite d’être clarifier et nous engage, la France serait-elle alors prête à frapper par exemple la Russie si elle essayait de connecter l’exclave de Kaliningrad à son voisin et proche allié biélorusse ? Ou encore, serait-elle prête à lancer un engin atomique sur Istanbul ou Ankara, alors que la Turquie est membre de l’Alliance atlan�que, en cas d’escarmouche avec la Grèce qui risquerait de déboucher sur un conflit de haute intensité ?

Enfin, la France peut compter sur l’étendue de ses territoires d’outre-mer et avant-postes scien�fiques qui lui assurent une présence sur presque tous les con�nents – y compris en Antarc�que – mais à l’excep�on de l’Asie. Ces territoires perme�ent de projeter notre langue, notre culture mais aussi notre influence et notre puissance sur une grande par�e du globe. Ces vastes espaces de souverainetés confèrent autant d’opportunités qu’ils représentent des zones géographiques compliquées à protéger. Leur protec�on oblige un dimensionnement des forces armées en conséquence pour prévenir les tenta�ves de viola�on de notre souveraineté sur ces territoires et garan�r la sécurité des 2,2 millions de français vivant dans les Ultramarins.

indispensable. Mais ce serait une erreur que de se contenter de ce confort car le monde évolue et il nous est primordial d’en faire autant pour ne pas le perdre.

Ici, nous devons prêter un regard a�en�f à l’évolu�on des rapports de force sur l’échiquier interna�onal.

Le centre de gravité de la géopoli�que mondiale tend inéluctablement à se diriger vers l’Asie et à y rester, du moins pendant quelques décennies. Des puissances que l'on entendait alors peu il a encore vingt ans sont désormais des acteurs de poids qu'il convient d'écouter avec une a�en�on toute par�culière.

Intéressons-nous au cas de Pékin. La Chine a vu le niveau de vie de ses citoyens considérablement augmenter en moins de cinquante ans, parvenant à extraire un demi-milliard de personnes de la pauvreté extrême. Elle représente en 2023 le quart de la consomma�on d’énergie primaire mondiale – soit 1,8 fois plus que les Etats-Unis. Son économie déjà massive s’est accrue de 5,2% en 2023 et le FMI pense que le pays pourrait a�eindre un taux de croissance 5% ce�e année. Sur le plan militaire, son armée compte encore deux millions de personnes en 2022 selon l’Interna�onal Ins�tute for Strategic Studies. Les forces navales de la Chine enregistrent une croissance de sa flo�e équivalente à une Marine na�onale française tous les deux ans. Son économie se réoriente rapidement vers les technologies de pointe, me�ant graduellement à l’index la produc�on de produits manufacturés à très faible valeur ajoutée qui ont fait de ce pays l’usine du monde.

S’ADAPTER EN PERMANENCE À LA RÉALITÉ GÉOPOLITIQUE DU MONDE Sylvie Bermann, ancienne ambassadrice de France en Chine, au Royaume-Uni et en Russie, élevée à la dignité d’ambassadrice de France en 2019, décrivait avec une étonnante simplicité la nature même des rela�ons interna�onales : « la seule constante, c'est le changement ». Une apprécia�on des plus per�nentes qui permet alors d'aiguiller le lecteur sur l'objec�f de cet ar�cle, qui ne cherche pas à définir une stratégie claire pour la conduite future des affaires étrangères de la France, mais plutôt de dresser un diagnos�c de ce que nous sommes et où pouvons-nous aller avec les cartes que nous avons en main aujourd’hui. Produire ce bilan est un passage essen�el pour élaborer une stratégie et lister les atouts qui confèrent à une puissance sa force en est une première étape

L'Arc de Triomphe pensé par Napoléon Ier inaugure la bataille d’Austerlitz qui place la France au centre de l’Europe (pour quelques années) ©unsplash

Pékin, dirigé par un secrétaire général du par� rescapé des poli�ques répressives de Mao Zedong – aventure drama�que qui a contribué à façonner le personnage, n’entend pas s’arrêter là. La Chine s’est donnée l’objec�f d’envoyer le siècle d’humilia�on qu’elle a subi aux oublie�es de l’Histoire en redonnant au pays une grandeur et un éclat qui ne trouve d'équivalent que la longévité de la civilisa�on chinoise.

Ce�e évolu�on des rapports de force doit être par�culièrement observée par Paris. Car c’est en con�nuant de croître que le géant chinois sera à même d’imposer son agenda avec de moins en moins de contraintes. Graham Allison, ancien secrétaire adjoint à la Défense américain, inventa le terme de « piège de Thucydide » dans son ouvrage Vers la guerre : l’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ? afin de désigner une situa�on dans laquelle des tensions géopoli�ques apparaissent entre une puissance dominante et une puissance montante, avant de mener dans la grande majorité des cas à une situa�on de guerre. Dans son travail, l’auteur explique que le défi est d’autant plus grand que ce�e vision qu’ont les Chinois de venger le siècle d’humilia�on, est vivement affirmée par le pouvoir central. Les jeunes écoliers chinois apprennent par exemple tous à l’école que les grandes puissances européennes n’ont eue, entre 1839 et 1949, aucun scrupule à écraser la Chine et à abuser de sa posi�on de faiblesse dans l’ordre interna�onal. Au fur et à mesure qu’elle se renforcera et sera présente au sein des ins�tu�ons interna�onales, elle pourra appliquer sa vision des affaires mondiales. John King Fairbank, le fondateur de la sinologie moderne aux Etats-Unis, es�mait que « les Chinois conçoivent volon�ers les rela�ons interna�onales comme l’applica�on à l’étranger des principes d’ordre social et poli�que qui se manifestent à l’intérieur du pays ». Un système qui repose sur l’ordre et une hiérarchie qui doit être rigoureusement respectée.

La France semble pour le moment être épargnée par ce�e montée en puissance de la Chine. Ce changement de paradigme nous oblige néanmoins à nous préparer. L’Europe le fait déjà, notamment en levant des mesures économiques protec�onnistes telle qu’elle a pu le faire en 2022 avec la taxe carbone aux fron�ères à des�na�on de certains produits tels que l’acier, le ciment ou encore l’aluminium.

Des défis plus immédiats doivent tout autant capter notre a�en�on. Car partout où la France se re�re, des puissances qui nous sont hos�les en profitent pour combler le vide. C’est le cas en Afrique où la France n’a aujourd’hui plus aucune influence au Mali ou encore au Burkina Faso. Partout où nous ne parvenons plus à défendre nos alliés, ceux-ci sont sujets aux caprices impérialistes de puissances étrangères et bien sûr, il en va de même pour nos espaces de souveraineté. Ces derniers doivent être mieux définis, avec une grande précision afin de mieux les défendre. On peut ainsi penser au cas de l’Azerbaïdjan qui a été accusé par

Emmanuel Macron rencontre son homologue arménien, la France séduit encore mais a-t-elle les moyens de ses ambi�ons ? ©PMRA

Paris de soutenir ac�vement les émeu�ers et les groupes indépendan�stes en Nouvelle-Calédonie, notamment par le biais d’une campagne de désinforma�on. Face à ce�e situa�on, le Président Emmanuel Macron s’est contenté d’exprimer ses regrets au regard des ac�ons azerbaïdjanaises ainsi que son espoir qu’[ils] clarifient leurs inten�ons. Une prise de posi�on qui laisse également transparaître une certaine ambiguïté sur notre volonté à agir.

Pendant ce temps, l’Azerbaïdjan fournit de plus en plus de gaz à l’UE, elle a reçu pour cela 15,2 milliards d’euros en 2022. En 2023, Bruxelles travaille avec Bakou à ce que ces importa�ons de gaz augmentent en volume, selon un ar�cle du site d’informa�on Euronews datant de mars 2024. En outre, l’Azerbaïdjan occupe toujours illégalement 50 km2 du territoire de notre partenaire arménien, ce que le Président Macron a déjà condamné sur le réseau social X. On peut ici s’interroger sur le refus de la France de clairement iden�fier l’Azerbaïdjan comme un rival.

Qu’avons-nous à y perdre ? Historiquement, l’adop�on de posture maximaliste en diploma�e ne conduit pas nécessairement au conflit armé. C’est le cas des EtatsUnis de l’administra�on Reagan, dont le président désignait Moscou comme « l’Empire du Mal » tout en parvenant à ini�er des discussions qui ont débouché sur des traités de grande importance tels que START I sur la réduc�on des armements nucléaires.

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CONCLUSION Les rela�ons interna�onales sont éminemment de nature humaine, et par conséquent, peuvent sans difficulté être considérées telles une évolu�on aux traits darwiniens. Ce que Machiavel exprimait comme devant être un trait nécessaire du leader avec la formule « si personne ne me craint, alors je ne suis rien », est aisément transposable à la posture des Etats dans le système interna�onal et n’a en rien perdu en per�nence avec l’avènement du monde globalisé.

Si la France peut redevenir un grand de ce monde ?

Elle n’a jamais vraiment laissé sa place, malgré des reculs observés. Notre pays dispose de suffisamment d’arguments pour faire valoir ses intérêts et ses valeurs à l’échelle du monde, même si certainement moins qu’il y a encore vingt ans. Sûrement manque-t-elle d’un grand plan, une stratégie cohérente, bien délimitée qui lui perme�rait encore de parvenir à une posi�on de leader en plus de s’adapter durablement aux crises qui s’annoncent : futures pandémies, terrorisme, changement clima�que, diminu�on de la disponibilité des ressources énergé�ques ou encore proliféra�on des armements nucléaires.

BIBLIOGRAPHIE CABIROL, Michel, « Eumetsat : l’Allemagne met KO la France en imposant SpaceX au détriment d’Ariane 6 », La Tribune, 30/06/2024.

HERPER, Daniel, « Troubles en Nouvelle-Calédonie : pourquoi parle-t-on de l’Azerbaïdjan ? », Euronews, 19/05/2024.

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ALLISON, Graham, Vers la guerre : L’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ?. Villeneuve-d’Ascq : Poches Odile Jacob, 2019. 456 p.

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DIPLOMATIE

ITER Quand la science transcende les conflits Par Stanislas STAIGVILAS - Chercheur en droit et poli�que de l’UE

Drapeaux des États membres de l'ITER sur le site de construction, y compris la Fédération de Russie ©ITER Organization

Au cœur de la quête mondiale pour des sources d'énergie durables et respectueuses de l'environnement, le projet ITER se dis�ngue comme une entreprise scien�fique sans précédent. À l'intersec�on de la science et de la géopoli�que, ITER symbolise l'engagement commun de plusieurs na�ons à résoudre les défis énergé�ques du XXIe siècle. Ce réacteur expérimental de fusion nucléaire, en cours de construc�on dans le sud de la France, promet de transformer notre avenir énergé�que, tout en illustrant la puissance de la coopéra�on interna�onale dans un contexte géopoli�que souvent complexe.

ITER - C’EST QUOI ?

ITER est un projet interna�onal de recherche visant à démontrer la faisabilité de la fusion nucléaire comme source d'énergie propre et quasi illimitée. C’est un réacteur expérimental de type tokamak conçu pour réaliser la fusion nucléaire. Le projet ITER, acronyme anglais de Interna�onal Thermonuclear Experimental Reactor, et signifiant « chemin » en la�n, reflète ainsi son ambi�on de tracer la voie vers une énergie propre et presque infinie. Ini�é au sommet de Genève en 1985 sous l'impulsion de Mikhaïl Gorbatchev et Ronald Reagan, à ce moment-là les deux hommes les plus puissants de la planète, ITER est situé à Cadarache, en France. En effet, son cœur – tokamak a été inventé par des chercheurs sovié�ques à la fin des années 1960, qui est une chambre à vide en forme d’anneau où, sous une chaleur et une pression

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extrêmes, le carburant hydrogène gazeux devient un plasma. C'est dans ce plasma que les atomes d'hydrogène peuvent être fusionnés pour produire de l'énergie, et les par�cules peuvent être contrôlées par des gigantesques bobines magné�ques placées autour de la chambre. Ce projet, conçu pendant la guerre froide, rassemble 35 pays, dont ceux de l'Union européenne, les États-Unis, la Russie, la Chine, l'Inde, le Japon et la Corée du Sud. La construc�on a débuté en 2010, avec pour objec�f de produire un plasma de fusion capable de générer 500 MW de puissance thermique. Malgré des retards et des dépassements de budget – passant de 5 à 19 milliards d'euros – ITER u�lise des technologies de pointe, telles que les aimants supraconducteurs les plus puissants du monde, pour a�eindre ses objec�fs ambi�eux. Le projet ITER est interna�onalement considéré comme un véritable bijou de l'avancée scien�fique moderne, symbolisant l'excellence et l'innova�on.

ITER - AU CARREFOUR DES NATIONS ITER se situe au carrefour de nombreuses na�ons à travers le monde, représentant le plus grand partenariat scien�fique jamais réalisé à l'échelle mondiale. Ce projet rassemble 35 pays par�cipants, dont l'Union européenne, les États-Unis, la Russie, la Chine, l'Inde, le Japon et la Corée du Sud, sans oublier la Suisse et le Royaume-Uni, qui y par�cipent en tant qu'États associés à la Communauté européenne de l'énergie atomique (EURATOM). Ensemble, les membres d'ITER représentent trois con�nents, plus de 40 langues, la moi�é de la popula�on mondiale et 73 % du produit intérieur brut mondial.[1] L'Union européenne prend en charge la plus grande par�e des coûts de construc�on (45,6 %), tandis que le reste est répar� équitablement entre la Chine, l'Inde, le Japon, la Corée, la Russie et les États-Unis (9,1 % chacun). Les membres n'apportent que très peu de contribu�ons monétaires : neuf dixièmes des contribu�ons sont livrés à l'Organisa�on ITER sous forme de composants, systèmes ou bâ�ments achevés. Il s'agit d'un super-

Les Présidents Mikhaïl Gorbatchev & Ronald Reagan au sommet de Genève en 1985 ©ITER Organization

projet, où l'UE supporte environ la moi�é de ces coûts et gère sa par�cipa�on par l'intermédiaire de l'agence Fusion 4 Europe (F4E) basée à Barcelone. Pour tous les membres, les avantages de la par�cipa�on sont importants : en finançant une par�e des coûts du projet, ils bénéficient de 100 % de résultats scien�fiques et de toute la propriété intellectuelle générée. Le projet ITER a eu un impact considérable sur la créa�on d'emplois au sein de l'Union européenne. De 2008 à 2019, les ac�vités liées à ITER ont généré environ 30 000 années-emplois, ce chiffre représentant le nombre total d'emplois équivalents à temps plein créés sur ce�e période, démontrant ainsi le rôle d'ITER en tant que moteur significa�f de l'emploi.[2] La main-d'œuvre exécutant le projet est a plus de 80 % française.[3]

« ITER est le plus grand partenariat scientifique jamais réalisé à l'échelle mondiale.

Ensemble, les membres d'ITER représentent trois continents, plus de 40 langues, la moitié de la population mondiale et 73 % du produit intérieur brut mondial. » En réalité, l'adhésion à ce projet apporte non seulement des avantages technologiques significa�fs en termes de transfert de savoir-faire (angl. knowhow), mais elle confère également un immense pres�ge interna�onal, ce qui le rend désirable pour de nombreux États. Un exemple notable, et peut-être ina�endu, remonte à 2016 – l’Iran souhaite rejoindre ce projet et y voit une opportunité de développer sa technologie nucléaire à des fins pacifiques et de collaborer avec d'autres pays dans le domaine de la fusion nucléaire. Ce�e ambi�on de l'Iran de par�ciper à un projet de fusion nucléaire interna�onal soulève des ques�ons géopoli�ques et de sécurité, étant donné le contexte de méfiance interna�onale envers les inten�ons nucléaires de l'Iran. M. Laban Coblentz, porte-parole du projet ITER, a déclaré qu'une déléga�on iranienne de haut niveau dirigée par le chef nucléaire et le vice-président pour la science et la technologie de l'État iranien a visité Saint-Paul-lezDurance, où le disposi�f de fusion est en cours de construc�on. M. Laban Coblentz a précisé que l'énergie nucléaire générée par fusion n'a pas d'applica�ons militaires significa�ves. Selon l'agence

La Russie livre à ITER la bobine de champ poloïdal (PF1), la plus massive et l'une des plus complexes des aimant en forme d'anneau du projet ©ITER Organization.

de presse iranienne « Mehr », pendant la visite il a été discuté des possibilités de l'adhésion de l'Iran à ITER et les autres membres ont accueilli favorablement ce�e éventuelle adhésion.[4]

LA PARTICIPATION CONTINUE APRES LA GUERRE EN UKRAINE La Fédéra�on de Russie a été un membre clé du projet ITER depuis ses débuts. Malgré les sanc�ons imposées par l'Occident en réponse à l'annexion de la Crimée en 2014 et l'invasion de l'Ukraine en 2022, la Russie con�nue de par�ciper ac�vement au projet.

Ce�e par�cipa�on se manifeste par l’apport de technologies cri�ques, notamment les aimants supraconducteurs et les systèmes de contrôle du plasma, qui sont essen�els au fonc�onnement du tokamak ITER. En tant que par�cipant ac�f à ITER, la Russie compte encore environ 50 employés, y compris des ingénieurs, travaillant sur le site.[5] La présence russe dans le projet ITER depuis l'invasion a suscité une grande controverse, mais, de manière réaliste, la Russie est indéboulonnable de sa posi�on. D'une part, la ques�on est trop sensible poli�quement, et d'autre part, il existe très peu d'ou�ls perme�ant d’expulser la Russie du projet.

Ainsi, la Russie ne peut être exclue du projet, mais l'Europe pourrait chercher à limiter sa par�cipa�on.

Jan Panek, directeur général adjoint responsable de l'énergie nucléaire, de la sécurité et d'ITER à la Commission européenne, a déclaré lors d'une réunion du comité de l'énergie, de l'industrie et de la recherche (ITRE) du Parlement européen au sujet de l'énergie de fusion que ce n'est pas un sujet facile. Il a souligné que, dans une organisa�on comprenant sept par�es

prenantes, dont non seulement la Russie, mais aussi la Chine, l'Inde, les États-Unis, l'Europe, la Corée et le Japon, toute décision doit résulter d'une sérieuse discussion. Une des façons dont l'UE peut agir est de limiter sa propre coopéra�on avec les entreprises russes dans le cadre de ce projet.[6]

UN ZOOM SUR LA PROBLÉMATIQUE Dans le contexte du mégaprojet ITER, exclure la Russie pose trois types de problèmes : �

Problèmes de nature poli�que.

Même si, en apparence, l’organisa�on en elle-même est apoli�que, le travail de l'Organisa�on ITER est supervisé par son organe de gouvernance, le Conseil ITER. Conformément à l'Accord ITER, le Conseil ITER est responsable de la promo�on et de la direc�on générale de l'Organisa�on ITER. Il a le pouvoir de nommer le Directeur général et le personnel supérieur, d'adopter et de modifier les règlements de ges�on des ressources du projet et des ressources humaines, et d'approuver le budget annuel de l'Organisa�on ITER. Le budget total du projet ITER et la par�cipa�on d'États ou d'organisa�ons supplémentaires au projet sont également décidés par le Conseil ITER. Les décisions du Conseil ITER sont prises par consensus.

Cela signifie que toutes les par�es prenantes doivent s'entendre sur les décisions importantes, assurant ainsi une coopéra�on harmonieuse et équilibrée entre les membres. Compte tenu de la composi�on des États membres du conseil de gouvernance d'ITER, notamment l'Inde et surtout la Chine, il est peu probable qu’en cas de vote, dans la configura�on

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géopoli�que actuelle, ces pays votent pour expulser la Russie du projet, en par�culier étant donné que ces membres n'ont pas condamné l'invasion de l'Ukraine.

l'énergie atomique (AIEA). Dans l'Accord ITER, il n'y a aucune disposi�on explicite qui perme�rait l'exclusion de l'un des signataires. Ce�e lacune pose un défi juridique très sérieux. L'Accord ITER, en tant qu'accord interna�onal, engage juridiquement les par�es signataires à respecter ses termes et condi�ons.

L'absence de disposi�on d'exclusion signifie que toute tenta�ve d'exclure un membre serait juridiquement contestable. D'un point de vue juridique, la seule solu�on pourrait être la révision de l'accord pour inclure des mécanismes d'exclusion ou la mise en place de mesures correc�ves par consensus entre les membres, ce qui, compte tenu de la présence de la Russie à la table de vote, est intenable.

« Compte tenu de la composition des États membres du conseil de gouvernance d'ITER, notamment l'Inde et surtout la Chine, il est peu probable « Dans l'Accord ITER, il n'y a qu’en cas de vote, dans la aucune disposition explicite qui configuration géopolitique permettrait l'exclusion de l'un actuelle, ces pays votent pour des signataires. » expulser la Russie du projet. » Pour parler franchement, l'acuité poli�que de la ques�on en jeu transparaît du fait par�culier que dans le Rapport d'ac�vité de la Commission de l'industrie, de la recherche et de l'énergie (ITRE) du Parlement européen pour la période 2019 – 2024, dont la sec�on sur le mandat de ce�e Commission s�pule expressément qu'ITRE est responsable « des ac�vités du Centre commun de recherche, du Conseil européen de la recherche, de l’Ins�tut européen d'innova�on et de technologie et de l’Ins�tut des matériaux de référence et des mesures, ainsi que de JET, ITER et d'autres projets dans le même domaine » (§ 4., p. 5), ce�e Commission ne fait aucune autre men�on du projet ITER dans ce Rapport de 89 pages. Ce�e omission stupéfiante suggère que c'est un sujet délicat que même les principaux organes de l'UE préfèrent contourner.[7] �

En ce qui concerne l'aspect juridique du problème, il faut aborder la ques�on des sanc�ons interna�onales contre la Russie. Le Conseil de l'Union européenne a adopté plusieurs mesures ciblant divers secteurs de l'économie russe et les acteurs impliqués dans le complexe militaro-industriel russe.[9] Plus de 2 200 individus et en�tés, dont des personnalités poli�ques telles que Vladimir Pou�ne, Sergey Lavrov et des oligarques pro-Kremlin, sont visés par des mesures restric�ves. Les sanc�ons incluent le gel de 24,9 milliards d'euros d'ac�fs privés et 210 milliards d'euros d'ac�fs de la Banque centrale de Russie. Les restric�ons commerciales couvrent 43,9 milliards d'euros d'exporta�ons et 91,2 milliards d'euros d'importa�ons, touchant des produits allant de la

Problèmes de nature juridique.

Comme men�onné précédemment, le document fondateur de l'ensemble du projet ITER est l'Accord ITER [8], qui est le statut de l'Organisa�on ITER pour l'énergie de fusion (angl. ITER Organiza�on). Il s'agit d'une organisa�on intergouvernementale établie par un accord interna�onal conclu par sept par�es : la République Populaire de Chine, la Communauté européenne de l'énergie atomique (Euratom), la République d'Inde, le Japon, la République de Corée, la Fédéra�on de Russie et les États-Unis d'Amérique.

L'Accord ITER a été signé en 2006 à Paris et est pleinement entré en vigueur en 2007 après ra�fica�on par tous ses Membres. Le dépositaire de l'Accord ITER est le directeur général de l'Agence interna�onale de

Réunion du Conseil ITER ©ITER Organization.

technologie de pointe aux biens de luxe. Les sanc�ons financières empêchent dix banques russes et quatre biélorusses d'u�liser le système SWIFT, et toutes transac�ons avec la Banque centrale de Russie sont interdites. En outre, l'UE a interdit divers services économiques à la Russie, notamment les conseils en crypto-ac�fs et les services juridiques. Dans le secteur du transport, les opérateurs russes et biélorusses sont interdits d'accès aux routes, aux aéroports et aux ports de l'UE, avec quelques excep�ons pour des raisons humanitaires. Les médias pro-Kremlin comme Russia Today et Sputnik sont également sanc�onnés. Ces mesures sont coordonnées par des partenaires interna�onaux tels que les États-Unis et les pays du G7, renforçant l'efficacité des sanc�ons et limitant la capacité de la Russie à poursuivre ses ac�ons agressives.[10] Dans le cadre du régime des sanc�ons imposé par l'Occident contre la Russie, aucune sanc�on officielle ne s'applique à la technologie de fusion. Par conséquent, ce sujet concret n'est pas couvert par les sanc�ons et en reste donc exempt.

Malgré l'étendue des sanc�ons, aucune d'entre elles ne couvre ce�e technologie très spéciale. Cela signifie que les échanges scien�fiques et technologiques rela�fs à la fusion nucléaire, tels que ceux nécessaires pour le projet ITER, ne sont pas affectés par les sanc�ons actuelles.

« Dans le cadre du régime des sanctions imposé par l'Occident contre la Russie, aucune sanction officielle ne s'applique à la technologie de fusion. » �

катушками", ce qui signifie « chambre toroïdale avec bobines magné�ques » ; concept développé par les chercheurs sovié�ques dans les années 1950 et 1960, notamment par Andrei Sakharov et Igor Tamm), le cœur du réacteur ITER. Ces bobines, fabriquées à l'aide de technologies avancées et de matériaux spécifiques, sont essen�elles pour contenir et contrôler le plasma, perme�ant ainsi la fusion nucléaire.

La Russie possède une exper�se unique en ma�ère de technologie de fusion, héritée de décennies de recherche et de développement sovié�ques dans ce domaine. Les scien�fiques et ingénieurs russes apportent une connaissance approfondie et une expérience ines�mable qui sont cruciales pour la réalisa�on des objec�fs du projet ITER. Ce�e exper�se ne peut pas être facilement remplacée par d'autres partenaires, ce qui renforce la dépendance du projet à l'égard de la Russie. Les composants russes sont fabriqués en Russie et nécessitent des transports complexes pour être livrés sur le site d'ITER en France.

La dépendance à la Russie pour ces éléments cruciaux signifie que toute perturba�on dans les rela�ons ou la logis�que peut avoir des répercussions significa�ves sur le calendrier et le budget du projet. En outre, les systèmes et composants fournis par la Russie sont conçus pour s'intégrer parfaitement avec ceux des autres partenaires. Changer de fournisseur ou tenter de remplacer les composants russes nécessiterait des ajustements majeurs et coûteux, retardant davantage le projet. Il convient de noter que déjà en juin 2017, la

Problèmes de nature managérial.

Alors que les raisons poli�ques et juridiques de l'impossibilité d'exclure la Russie du projet ITER sont bien documentées, un aspect crucial mais souvent négligé réside dans la dépendance technique et opéra�onnelle du projet à l'égard de la Russie.

La Russie joue un rôle fondamental dans le projet ITER, non seulement par sa par�cipa�on financière, mais surtout par ses contribu�ons techniques et industrielles. Par exemple, la Russie est responsable de l’approvisionnement de composants cri�ques tels que les bobines supraconductrices, indispensables pour le fonc�onnement du tokamak (acronyme russe pour "Toroidalnaya Kamera s Magnitnymi Katushkami", en russe "Тороидальная камера с магнитными

Vue par drone du site ITER (France) ©ITER Organization.

Commission européenne avait publiée une Communica�on [11] spécifiquement dédiée à ITER, exposant les mesures prises pour améliorer la ges�on du super-projet et proposant une marge de sécurité en termes de budget et de calendrier. Néanmoins, en 2022 la Cour des comptes européenne, qui est l'ins�tu�on de l'Union européenne chargée d'examiner les finances de l'UE, a aver� des retards d'ITER en raison de l'invasion de l'Ukraine par la Russie.[12] Par conséquent, retarder davantage le projet déconcerterait fortement les partenaires interna�onaux et je�erait une ombre sur le projet luimême, qui est déjà en dépassement de budget et de délai. De plus, l'interdépendance des contribu�ons techniques des différents pays rend la subs�tu�on des apports russes extrêmement complexe. La Russie contribue également financièrement au projet ITER à hauteur de 9,1 % du coût total. Perdre ce�e contribu�on financière impliquerait un déficit significa�f qu'il serait difficile de combler, même avec le sou�en des autres partenaires.

Par exemple, l'une des contribu�ons russes les plus complexes à ITER a franchi récemment les portes du site. Mesurant neuf mètres de diamètre et pesant environ 160 tonnes, la bobine de champ PF1 en forme d'anneau qui entoure le tokamak est la seule à ne pas être fournie par l'Europe. Fabriquée pendant près de six ans à Saint-Pétersbourg, ce�e bobine a parcouru un long trajet à travers la mer Bal�que, la mer du Nord, l'Atlan�que et la Méditerranée, a�eignant le port industriel français en 2023 avant de commencer son voyage terrestre vers ITER. La livraison de PF1 représente une étape cruciale pour le projet ITER, marquant la contribu�on significa�ve de la Russie et soulignant l'importance de sa par�cipa�on con�nue.[13]

« La Russie possède une expertise unique en matière de technologie de fusion, héritée de décennies de R&D soviétiques dans ce domaine.

Les scientifiques et ingénieurs russes apportent une connaissance approfondie et une expérience inestimable qui sont cruciales pour la

réalisation des objectifs du projet ITER. Cette expertise ne peut être facilement remplacée par d'autres partenaires, ce qui renforce la dépendance du projet à l'égard de la Russie. » En somme, la dépendance de l'ITER à l'égard de la Russie ne peut pas être ignorée. Elle est le résultat d'une collabora�on technique, industrielle et financière profondément intégrée, qui est essen�elle à la réussite du projet. Les défis posés par ce�e dépendance sont nombreux, mais l'exclusion de la Russie du projet entraînerait des complica�ons techniques insurmontables, des retards majeurs et des coûts prohibi�fs. La par�cipa�on con�nue de la Russie, malgré les tensions poli�ques, est donc inévitable pour garan�r la viabilité et le succès du projet ITER. La capacité du projet à naviguer dans ces eaux poli�ques et techniques troubles déterminera en grande par�e sa réussite future.

CONCLUSION La par�cipa�on con�nue de la Russie au projet ITER, malgré les tensions géopoli�ques et les sanc�ons interna�onales, illustre la complexité et l'importance de ce mégaprojet scien�fique. D'un côté, ITER représente un symbole de coopéra�on interna�onale, rassemblant 35 pays dans un effort commun pour développer une source d'énergie propre et quasi illimitée. De l'autre, il met en lumière les défis inhérents à la collabora�on entre na�ons aux intérêts divergents, par�culièrement en temps de conflit.

Les obstacles poli�ques et juridiques à l'exclusion de la Russie du projet sont considérables. La structure de gouvernance d'ITER, qui exige un consensus parmi ses membres, rend improbable toute décision d'exclusion, surtout compte tenu du sou�en implicite de pays comme la Chine et l'Inde à la Russie. De plus, le cadre juridique actuel de l'Accord ITER ne prévoit aucune disposi�on explicite perme�ant l'exclusion d'un membre signataire, posant ainsi un obstacle juridique insurmontable.

Cependant, au-delà des considéra�ons poli�ques et juridiques, la dépendance technique et managériale à l'égard de la Russie est un facteur crucial. Les contribu�ons russes en termes de technologie de fusion, d'exper�se et de composants cri�ques, comme les bobines supraconductrices, sont essen�elles au succès du projet. Toute tenta�ve de remplacer ces N°9 - 39

contribu�ons entraînerait des retards et des coûts considérables, menaçant la viabilité même d'ITER. En conclusion, ITER incarne le nec plus ultra de la collabora�on scien�fique interna�onale, fédérant des na�ons qui ont des intérêts différents et même une vision divergente de l’ordre mondial pour a�eindre des objec�fs communs en fusion nucléaire. Bien que la situa�on géopoli�que actuelle complique la collabora�on au sein du projet ITER, il est clair que l’expulsion de la Russie du projet est irréaliste. La capacité d'ITER à naviguer dans ces eaux tumultueuses déterminera en grande par�e son succès futur. La science de la fusion nucléaire, avec son poten�el révolu�onnaire pour l'avenir énergé�que mondial, dépend de ce�e collabora�on complexe mais indispensable entre des na�ons qui se trouvent dans des blocs et des forma�ons poli�ques opposés.

NOTES [1] ITER Organiza�on, Who is Par�cipa�ng?, 2024, accessible sur Internet: h�ps://context.reverso.net/transla�on/englishfrench/accessible+on+the+internet [2] LGI and IHS Markit (contractés par la Direc�on générale de l'énergie de la Commission européenne), Follow up study on the economic benefits of ITER and BA projects to EU industry, 2020, accessible sur Internet: h�ps://op.europa.eu/en/publica�ondetail/-/publica�on/3db11048-6a89-11eb-aeb5-01aa75ed71a1/ language-en [3] ITER Organiza�on, Un des plus grands chan�ers d'europe, accessible sur Internet: h�ps://www.iter.org/fr/mag/10/67 [4] Times of Israel, Iran hopes to join project to produce nuclear fusion power, 2016, accessible sur Internet: h�ps:// www.�mesofisrael.com/iran-hopes-to-join-project-to-producenuclear-fusion-power/ [5] Poli�co, Nuclear fusion: The one rela�onship Russia and the West just can’t break, 2022, accessible sur Internet: h�ps:// www.poli�co.eu/ar�cle/the-one-rela�onship-russia-and-eu-justcant-break-iter-fusion-ukraine-war/

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Réacteur T-15MD de recherche sur la fusion nucléaire installé à l'Ins�tut Kourtchatov de Moscou (Russie).

Son prédécesseur, le T-15 était le premier réacteur de fusion qui réussi à u�liser la supraconduc�vité pour contrôler le plasma

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DIPLOMATIE

Diplomatie ou domination La longue marche chinoise vers l’Afrique Par Thibault REYNES - Professeur de philosophie et de le�res modernes

Les dangers à long terme des investissements chinois en Afrique ©diplomaticourier.

La République populaire de Chine a l’ambi�on de devenir au cours de ce vingt-et-unième siècle la première puissance mondiale en dépassant les ÉtatsUnis d’Amérique. Ce�e perspec�ve d’accession au statut de première puissance, possible mais non garan�e, s’appuie sur une supréma�e économique où la Chine ne dominerait pas tant par la contrainte militaire directe que par la toute puissance commerciale. Ce�e ambi�on s’est manifestée par un projet à la mesure de celle-ci : les Nouvelles Routes de la soie, ini�ées par le président chinois Xi Jinping en 2013 et depuis renommé Belt and Road Ini�a�ve (BRI).

Cet immense plan d’infrastructures terrestres et mari�mes vise à décupler et sécuriser les routes commerciales entre la Chine et le reste de l’Ancien Monde, tant pour écouler le flux gigantesque de

marchandises produites par l’empire du milieu que pour assurer l’approvisionnement en ma�ères premières qu’une telle économie requiert pour fonc�onner. La Belt and Road Ini�a�ve con�ent un volet terrestre pour l’Eurasie (routes et voies ferrées) afin de désengorger le trafic mari�me et limiter la dépendance au passage du détroit de Malacca mais dont il ne sera pas ques�on dans la présente contribu�on. C’est le volet mari�me, plus précisément la route mari�me qui depuis l’océan Indien serpente la côte de l’Afrique de l’est, qui re�ent ici notre a�en�on afin de me�re en exergue un phénomène d’ampleur dont on peine en Occident à réaliser l’étendue et l’impact à long terme : la rela�on entre la Chine et le con�nent africain, dans un sens plus restreint ici avec les pays de l’Afrique de l’est au premier chef concernés

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par la vigueur de l’offensive chinoise sur le monde, par un pa�ent travail d’influence et d’a�rac�on. Ainsi, quelles rela�ons entre la Chine et ces pays africains dans la perspec�ve d’une bataille à l’échelle d’un siècle pour la puissance ?

UNE RÉTROSPECTIVE HISTORIQUE : LE SOUTIEN IDÉOLOGIQUE AU MOMENT DES DÉCOLONISATIONS ET LA DIPLOMATIE DES INFRASTRUCTURES Avant même l’ère de la décolonisa�on, il y eut, sur ce�e façade de l’océan Indien, un contact entre le monde chinois et le monde Est-Africain sur la côte swahilie dès les IXe-Xe siècles de nature commerciale.[1] Plus tard, l’épisode le plus marquant retenu par la chronique fut l'expédi�on de Zheng He au début du XVe siècle sous la dynas�e Ming où une flo�e ce�e fois non pas commerciale mais d’explora�on aborda l’Afrique orientale. Il s’agissait, déjà, de manifesta�on de puissance et de représenta�on poli�que, à une époque où l’empire dominait ses nombreux tributaires dans toute l’Asie.

Pendant les siècles suivants, l’empire du milieu a décliné et n’a pu retrouver une puissance comparable aussi loin de ses terres. On ne saurait assez rappeler que du point de vue chinois, l’empire est une évidence et la décadence dont il a souffert à l’époque moderne, un accident de l’Histoire qu’il s’agit de réparer pour que la Chine retrouve la place qui est la sienne, la première. Aussi, rappeler cet épisode n’est pas anecdo�que car il prend place dans un narra�f que la Chine présente aux pays africains. Pour preuve, en 2007, lors du 600e anniversaire des expédi�ons de

Zheng He, le président chinois de l’époque Hu Jintao a souligné, dans un discours prononcé à l'Université de Pretoria en Afrique du Sud que : « Il y a 600 ans, Zheng He, un célèbre navigateur chinois de la dynas�e Ming, a pris la tête d’un important convoi qui a traversé l’océan et a�eint la côte est-africaine quatre fois. Ils ont apporté au peuple africain un message de paix et de bonne volonté, et non des épées, des armes, des pillages ou de l'esclavage. Durant plus de cent ans au cours de l’histoire de la Chine moderne, le peuple chinois a été soumis à l’agression des colons ainsi qu'à l’oppression des puissances étrangères et il est passé par une souffrance et une agonie qu'une majorité des pays africains ont également endurées. » Dans la rhétorique de l’État chinois, il s’agit de me�re en relief le "siècle de l'humilia�on", période entre le milieu du XIXe et le milieu du XXe siècle durant laquelle la Chine fut sous influence de puissances étrangères et qui serait comparable à ce que les pays africains auraient connu à la même époque de la part des mêmes puissances, manière de dire : nous sommes dans le même camp, nous sommes passés par les mêmes épreuves ; nous sommes nous aussi des anciens colonisés et nous savons ce que vous avez subi ; vous n’avez donc rien à craindre de nous car nos manières n’ont rien à voir avec celles des occidentaux.

Depuis la déclara�on de Hu Jintao, la posi�on de Pékin, sous la direc�on de Xi Jinping, reste constante, affirmant que la Chine évitera l’expansionnisme et la domina�on militaire, favorisant plutôt les échanges et le commerce pour soutenir un ordre mondial stable et pacifique.

Dans les années 1960-1970, quand les anciennes colonies africaines ayant pris leur indépendance ont recherché des sou�ens, elles ont trouvé dans la Chine communiste de Mao Zedung un interlocuteur à qui

Conférence de Bandung (1955) ©Time Inc.

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parler, qui leur a tenu le bon langage et a fait figure de modèle, dans la mesure où son régime s’était mis en place plus tôt (1949) et qui, bien que le pays ne fût pas encore le géant économique que l’on connaît aujourd’hui, était déjà, depuis des millénaires, un géant démographique dont l’appui serait une force qui pèserait sur la scène interna�onale. Il s’est alors mis en place une “solidarité �ers-mondiste”, face aux puissances occidentales, dans le sillage de la conférence de Bandung (1955). Partout où, alors que le monde traversait la guerre froide, des pays ne s’étaient pas clairement associés aux États-Unis d’Amérique ou à l’Union sovié�que, la Chine entreprit de �sser des liens d’ami�és, le critère principal étant d’abord à ce�e époque l’affinité idéologique : Algérie, Congo-Brazzaville, Angola, Mozambique, Tanzanie, Zambie, Zimbabwe, Éthiopie. A�ardons-nous un instant sur le cas de la Tanzanie.

Le Tanganyika, devenu en 1964 avec son union avec Zanzibar la Tanzanie, pays dirigé par Julius Nyerere de 1962 à 1985, mit en place un régime socialiste à par� unique au moment de son indépendance et joua de la rivalité entre les blocs pour tenter de proposer sa propre voie : un socialisme à l’africaine connu sous le nom swahili de Ujamaa (concept de famille élargie) et dont les bases furent jetées lors de la déclara�on d’Arusha de 1967. Il ne s’agit pas ici de faire l’inventaire de ce que fût ce�e expérience considérée comme un échec par les observateurs mais le point qui re�ent ici notre a�en�on est que Nyerere compta dès le départ sur un partenariat avec la Chine pour développer sa jeune na�on dont le projet peut-être le plus embléma�que fût le Tazara, une voie ferrée construite entre 1966 et 1971 par les Chinois pour exporter (déjà) le cuivre zambien jusqu’au port tanzanien de Dar es salaam. Ce dernier point permet d’introduire une donnée fondamentale de la stratégie chinoise en Afrique : la diploma�e des infrastructures.

Sur le premier point, la Chine n’évalue plus son sou�en à un pays selon le critère de l’affinité idéologique mais cherche à séduire tous les pays africains quel que soit le régime poli�que en place.

Cela est renforcé par le fait que, dans la compé��on qui l’oppose à Taïwan pour la reconnaissance de sa légi�mité, la République populaire de Chine a largement remporté la bataille et la quasi-totalité des chancelleries africaines reconnaissent aujourd’hui la RPC au grand dam de Taipei. Ainsi, la Chine se trouve être un acteur majeur de l’économie d’un nombre grandissant de pays africains selon le schéma suivant : les pays africains vendent à la Chine des ma�ères premières, quand elles ne sont pas directement exploitées par le biais de concessions, obtenues parfois en échange d’un projet d'infrastructure ; la Chine quant à elle, outre ses projets d’infrastructures, propose des prêts à ces États, implante ses propres banques, vend ses produits manufacturés. Pour transporter ces flux, elle u�lise massivement des infrastructures qu’elle a soit produite elle-même soit par�cipé à moderniser.

Sur le second point justement, les projets d’infrastructures se mul�plient et illustrent le concept a�aché à la poli�que étrangère chinoise de diploma�e des infrastructures. La Chine propose son exper�se et ses moyens humains comme techniques à des projets que les pays africains ne pourraient pas envisager seuls. Ce�e “aide” chinoise permet à ces na�ons de s’équiper sans avoir recours à des na�ons occidentales, manière commode poli�quement de signaler qu’elles ne sont plus dépendantes d’un

DEPUIS LA FIN DE LA GUERRE FROIDE : UNE OFFENSIVE TOUS AZIMUTS SUR LE CONTINENT AFRICAIN ET UN RENFORCEMENT DE LA DIPLOMATIE DES INFRASTRUCTURES Deux phénomènes caractérisent l’évolu�on de la rela�on sino-africaine depuis la fin de la guerre froide.

D’abord, la perte du caractère idéologique du sou�en chinois aux pays africains pour évoluer vers un plus grand pragma�sme et a�rer le plus largement possible. Ensuite, une accéléra�on remarquable des grands travaux chinois sur le con�nent, qui s’accompagnent désormais d’infrastructures non plus seulement physiques mais aussi numériques ainsi que d’une dépendance financière par le biais de la de�e.

La Chine, acteur princip

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occident qu’elles reje�ent au moins par le discours, avec une rhétorique an�colonialiste persistante auprès de leurs popula�ons, manière peu onéreuse de détourner la colère qui couve face à des retards considérables dans le développement. La liste des construc�ons chinoises passées et actuelles est ver�gineuse et il serait lassant d’en faire le relevé exhaus�f. On peut cependant relever quelques projets récents comme la ligne de chemin de fer MombasaNairobi au Kenya, le Métro léger d'Addis-Abeba en Éthiopie, une large part de la nouvelle capitale administra�ve égyp�enne, la ligne de chemin de fer Addis Abeba-Djibou�, l’aéroport interna�onal de Maputo ainsi que le Pont Maputo-Katembe au Mozambique, l’Hôpital de l'Ami�é Chine-Angola à Luanda, le stade Alassane-Oua�ara à Abidjan en Côte d’ivoire, le futur stade d’Arusha en Tanzanie ou encore le siège de l’Union africaine à Addis-Abeba. Certains de ces projets ont été “offerts” par la Chine en signe “d'ami�é”, d’autres font l’objet de prêts ou d’accords pour des concessions dans le pays. Rien de tout cela n’est évidemment gratuit. La Chine fait avancer ses intérêts sur le con�nent, a un appé�t vorace en ma�ères premières que l’Afrique peut lui fournir afin de faire fonc�onner son immense appareil industriel et inonder le monde de ses produits pour poursuivre son ambi�on de supréma�e économique en plus d’assurer sa propre croissance et son contrat social. Pour sécuriser ses approvisionnements et élargir sa capacité de projec�on, la Chine a établi à Djibou� sa première base navale hors de ses fron�ères. Plus que jamais, la Chine entend se poser en “leader du sud”.[2]

L’AFRIQUE FACE AU PIÈGE D’UNE DÉPENDANCE À LA CHINE : L’IRONIE DU DISCOURS ANTICOLONIALISTE ET INVITATION À REVOIR LA DISTINCTION ENTRE SOFT ET HARD POWER. Ce qui frappe au fond, en regardant sans fard les rela�ons entretenues entre la Chine et le con�nent africain, c’est d’abord le déséquilibre des ordres de grandeur. De pays émergent dans la seconde moi�é du XXe siècle, la Chine est devenue une grande puissance peut-être en mesure dans les décennies à venir de supplanter les États-Unis d’Amérique comme première puissance mondiale et �ent au moins le rôle de rival le plus sérieux. Les pays africains avec lesquels traite la Chine sont au mieux des pays émergents mais sans commune mesure avec elle ou sinon des pays restés parmi les moins avancés du monde en termes de développement humain. La Chine a joué habilement du ressen�ment entretenu contre l’occident pour se placer en alterna�ve puis en acteur incontournable sur le con�nent. Mais le déséquilibre est flagrant entre les deux mondes malgré les discours de proximité, les promesses de partenariat “gagnant-gagnant” et il s’agit de soulever les doutes et les interroga�ons qui se posent.

L’un de ces problèmes concerne les inquiétudes liées à l'expansionnisme chinois. Si la Chine devient propriétaire des infrastructures dans les pays partenaires et contrôle les flux qui y passent, ces pays pourraient devenir dépendants. Le risque majeur pour ces na�ons qui acceptent l'aide financière chinoise réside dans l'ende�ement poten�el. En effet, dans le cadre de l'ini�a�ve Belt and Road, lorsque la Chine accorde des prêts pour le développement d'infrastructures et que les pays ne parviennent pas à rembourser, ils doivent souvent céder le contrôle de ces infrastructures à la Chine. Un exemple frappant est celui du Sri Lanka qui, après avoir emprunté plus d'un milliard de dollars pour construire un port stratégique à Hambantota, n'a pas réussi à rembourser le prêt et a dû concéder le contrôle du port à la Chine pour 99 ans.

Ce modèle a également affecté plusieurs pays d'Asie centrale, avec une part significa�ve de leurs de�es détenues par la Chine en 2016 et 2019. Conscient de ce danger, le Premier ministre malaisien Mahathir Mohammad, peu après son élec�on en 2018, a annulé trois projets d'inves�ssement chinois d'une valeur de 22 milliards de dollars et a mis en garde ses voisins contre les risques de ce�e « diploma�e de la de�e ».

Ce qui est arrivé en Asie pourrait bien arriver aussi en Afrique, comme c’est le cas pour le port de Mombasa au Kenya, le plus grand d’Afrique de l’est, pivot de la stratégie chinoise dans la région, où l’inquiétude existe que celui-ci puisse passer sous contrôle chinois en cas de défaut de paiement.

pal du développement des infrastructures sur le continent africain ©CGTN.

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dans une défiance envers les valeurs de l’Occident avec comme vitrine les États-Unis d’Amérique, se faisant une fierté de ne plus dépendre de ces pays.

Finalement, les na�ons africaines risquent fort de tomber dans une autre dépendance, celle envers la Chine, où on peine à iden�fier sérieusement les valeurs en commun. Ce que gagne la Chine en termes d’approvisionnements stratégiques, de débouchés économiques et d’influence poli�que est considérable. Ce que gagnent les Africains est en revanche beaucoup plus incertain.

Les Nouvelles Routes de la soie visent principalement à consolider la posi�on de la Chine comme une superpuissance, tout en offrant une alterna�ve au modèle libéral occidental. Ce « modèle chinois » perme�rait aux anciens pays colonisés de coopérer et de se développer sans dépendre de l'approba�on ou de l'aide des anciens colonisateurs.

Les Nouvelles Routes de la soie, avec leur portée étendue et leur grande échelle, posi�onnent la Chine au cœur des enjeux économiques et géopoli�ques actuels, la rendant un acteur clé dans les rela�ons interna�onales et l'économie mondiale. En renforçant son influence sur des marchés clés, la Chine défie les poli�ques protec�onnistes américaines, renforce son so� power et avance son agenda géopoli�que. L'ini�a�ve Belt and Road est plus qu'un simple projet économique ; elle est un moyen pour la Chine de redéfinir l'équilibre géopoli�que mondial, notamment en affaiblissant la posi�on de Taïwan sur la scène interna�onale en élargissant ses partenariats stratégiques.[4] La limite entre so� power et hard power semble brouillée, Port de Hambantota Sri Lanka, sous « leasing » chinois ©CGTN. pour le plus grand profit de la Chine.

Chaque fois que la Chine déploie sa technologie, NOTES notamment les réseaux de fibre op�que, des inquiétudes surgissent. De grands groupes chinois ont [1] On retrouve des traces archéologiques sur la remporté des contrats pour construire ces réseaux en côte tanzanienne, à Kunduchi, non loin de Dar es Asie (Birmanie, Bangladesh, Cambodge, Kirghizstan, Salaam, où il est possible de trouver des bols en Népal) et en Afrique (Ouganda) en suscitant des porcelaine enchâssés dans des tombes, bien que leur craintes quant à la sécurité et la confiden�alité des data�on reste imprécise. Des monnaies chinoises ont données. De plus, certaines entreprises affiliées à l'État également été découvertes dans ce�e région, ainsi chinois, comme CloudWalk au Zimbabwe et Yitu en que plus au nord, le long de la côte kényane, autour Malaisie qui offrent leurs produits de cybersécurité sur de Malindi et Lamu. (François Bart, « Chine et les marchés locaux, alimentent les appréhensions Afrique, une longue histoire, une nouvelle donne envers le modèle de censure internet chinois, souvent géographique », Les Cahiers d’Outre-Mer [En ligne], décrit comme la « grande muraille électronique ». Il est 253-254 | Janvier-Juin 2011) à craindre que ce modèle ne s'étende que davantage à [2] Jean-Pierre CABESTAN, CHINE, Poli�que mesure que les appels d’offres sont remportés par ces étrangère contemporaine, Encyclopédie Universalis sociétés liées à l’État chinois. Pour ce qui est de [3]A Addis-Abeba, le siège de l’Union africaine l’espionnage pur et dur, le cas peut-être le plus espionné par Pékin, Le Monde, 26 janvier 2018 spectaculaire est la découverte que le siège de l’Union [4] Nashidil ROUIAÏ, NOUVELLES ROUTES DE LA africaine à Addis-Abeba « don de la Chine aux amis de SOIE, Encyclopédie Universalis l’Afrique » en 2012, était sous surveillance électronique chinoise et que l’intégralité du contenu de ses serveurs était transférée à Shanghaï.[3] Il y a une sorte d’ironie pour les na�ons africaines.

Elles ne sont construites dans le ressen�ment envers les anciennes puissances coloniales européennes et 46 - N°9 : Les propos contenus dans ces ar�cles n'engagent que leurs auteurs et en aucune manière Terra Bellum

Le Cap, Afrique du Sud ©Unsplash

ÉCONOMIE

Javier MILEI Quel bilan après 9 mois au pouvoir ?

Par Marin GUILLON VERNE & Robin YAHI - AMRI

Le sulfureux président argentin, Javier Milei ©Efe.

Ces dernières années, de nombreux pays d’Amérique optent pour des candidats considérés comme atypiques et provocateurs. Après Donald Trump aux États-Unis (2016 et peut-être 2024), Jair Bolsonaro au Brésil (2018), Nayib Bukele au Salvador (2019 et 2024), c’est maintenant au tour de l’Argen�ne d’avoir un outsider non conformiste à la tête du pays. Le 19 novembre 2023, les télévisions et autres médias argen�ns annonçaient la victoire de Javier Milei à l’élec�on présiden�elle. Cet économiste qui s’autoqualifie tantôt de libertarien, tantôt d’anarchocapitaliste, arrive au pouvoir en recueillant 55,65 %, lui a�ribuant ainsi une victoire marquée sur Sergio Massa, ancien ministre de l’économie. Javier Milei a mul�plié les frasques et déclara�ons borderline lors de sa campagne (il a par exemple rela�visé les crimes

commis par la dictature militaire des années 70), le tout en adoptant un style vulgaire et débridé, probablement inspiré de son homologue américain Donald Trump. Comment ce personnage a pu arriver au sommet de l’État argen�n ? Quels sont les facteurs qui ont favorisé son élec�on et quel est son bilan après 9 mois à la Casa Rosada ? Si la victoire de Javier Milei ne signifie pas, comme nous le verrons, que la majorité des argen�ns souhaitaient sa venue au pouvoir, le nouveau président a su s’appuyer sur des fractures sociales importantes et une situa�on économique en perdi�on depuis plusieurs années.

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CONTEXTE SOCIOPOLITIQUE ET CAUSES DE L’ÉLECTION DE JAVIER MILEI Le facteur principal qui explique l’élec�on de Javier Milei est la situa�on économique et les inégalités qu’elle a engendrées. En 1973, 3 ans avant la mise en place d’une dictature militaire qui durera 7 ans, l’Argen�ne était la 7ème puissance économique mondiale et la première économie du con�nent sudaméricain. 50 ans plus tard, l’Argen�ne se classe à la 25ème place mondiale, et c’est désormais le Brésil (8ème économie mondiale) qui apparaît comme le leader de l’Amérique du Sud. Durant l’âge d’or de la croissance économique argen�ne (années 50-60), la classe moyenne était prédominante, mais désormais, un salarié a�eint le niveau de précarité d’un ouvrier.

Peu avant l’élec�on de Javier Milei, le taux d’infla�on culminait à 143 % (211 % fin 2023) et 40 % de la popula�on argen�ne se trouvait sous le seuil de pauvreté. Les causes de ce�e déchéance économique et sociale trouvent leurs racines dans les décisions poli�ques. En effet, l’Argen�ne est un pays d’agriculture et d’élevage depuis le XIXème siècle. Les immenses plaines de la Pampa ont permis à l’Argen�ne d’exporter quan�té de ma�ères premières. Cet atout considérable a paradoxalement fragilisé l’économie argen�ne en raison de la trop forte dépendance de l’économie na�onale au prix des ma�ères premières agricoles. Les autorités argen�nes ne sont pas parvenues à diversifier suffisamment leur économie et le poids du secteur primaire reste encore aujourd'hui prépondérant pour la santé de l’économie argen�ne.

Ainsi, lors de certaines fluctua�ons désavantageuses pour les pays producteurs de ma�ères premières agricoles, l’Argen�ne a grandement souffert de ce�e dépendance. En conséquence, la paupérisa�on d’une grande par�e des argen�ns à cause de coupes budgétaires conséquentes dans le secteur des presta�ons sociales. Ce bilan a mené une large par�e de la popula�on à souhaiter un renouveau au sommet de l'État.

Le par� péroniste, au pouvoir depuis la fin de la dictature militaire, n’a pas su convaincre les Argen�ns lors des élec�ons de 2023. Si le par� présiden�el et la droite conservatrice dite « tradi�onnelle » conservent la plupart des postes au niveau provincial et communal, l’arrivée de Javier Milei marque néanmoins un profond changement dans la vie poli�que argen�ne. En effet, parvenu au second tour de l’élec�on présiden�elle face à Sergio Massa, Javier Milei et son par� « La Libertad Avanza » (La Liberté Avance) ont reçu le sou�en de Patricia Bullrich, candidate de la droite conservatrice. Ce�e situa�on peut paraître étonnante d’un point de vue français ou plus largement européen, mais c’est bel et bien l’appel d’un par� tradi�onnel qui a permis à Javier Milei d’accéder à la Maison Rose. Le slogan « tout sauf le péronisme » prôné par Patricia Bullrich après les

résultats du premier tour de l’élec�on présiden�el reflète également une par�e de l’opinion argen�ne, qui après des décennies sous la direc�on des péronistes, n’ont pas vu la situa�on économique et sociale s’améliorer, et ont en revanche assisté à la dégrada�on des services publics.

Conséquemment, pour bon nombres d’argen�ns, Javier Milei inspirait une lueur d’espoir après des années de déclassement économiques, notamment pour les jeunes qui entraient sur le marché du travail.

Le vote de la jeunesse argen�ne a ainsi largement contribué à l’élec�on de Milei, ce dernier arrivant à la première place chez les moins de 35 ans. Les propos clivants et an�-système de Javier Milei ont également su trouver un écho dans le milieu rural. Comme dans de nombreux pays, les désavantages de la mondialisa�on et/ou la crise économique a�eignent en premier lieu les campagnes. Comme le démontre la carte ci-dessus, si les deux plus grandes villes du pays, Buenos Aires et Rosario, ont largement voté en faveur de Sergio Massa, les campagnes argen�nes ont

Candidat anticonformiste, Javier Milei séduit la foule ©Reuters.

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massivement voté pour Javier Milei. Dans certaines par�es du pays, le chômage endémique et le manque de services publics provoquent un sen�ment d’abandon et une défiance des par�s tradi�onnels.

Ce�e disparité entre métropoles mondialisées et campagnes en perdi�on se retrouve également aux États-Unis où Trump est très populaire dans le milieu rural, mais aussi en France où le Rassemblement Na�onal de Marine Le Pen a su largement s’imposer ces dernières années. Néanmoins, si Javier Milei a pu accéder à la présidence, la victoire n’en reste pas moins mi�gée. En cause, la défaite de son par� à la plupart des élec�ons provinciales et aux élec�ons législa�ves, ne lui donnant ainsi pas la majorité absolue nécessaire pour faire appliquer sa poli�que ultra-libérale au parlement. Un vote « barrage » a effec�vement placé Javier Milei à la Casa Rosada, mais jusqu’à aujourd’hui, le président argen�n n’a pas réussi à imposer ses vues au pouvoir législa�f.

BILAN DU PRÉSIDENT ARGENTIN APRÈS 9 MOIS AU POUVOIR Près de 9 mois après son inves�ture à la Maison Rose, quel bilan pouvons-nous �rer de l’exercice du pouvoir du président ultralibéral ? Tout d’abord, comme il l’avait annoncé, Javier Milei a considérablement réduit le nombre de ministères. De 18 sous Alberto Fernandez, Javier Milei est passé à 9 ministères parmi lesquels on peut compter celui du Capital humain (éduca�on, travail et développement social), celui des Infrastructures, de la Santé, de l’Économie, de la Jus�ce, de la Sécurité, de la Défense, des Affaires étrangères et de l’Intérieur. Dans ce�e nouvelle composi�on, force est de constater le poids du macrisme. Sur les 9 ministères, 4 ont été a�ribués à d’anciens ministres ou à des proches de Mauricio Macri (président de la République argen�ne entre 2015 et 2019). Parmi eux, Luis Capito hérite du ministère de l’Economie, Patricia Bullrich de la Sécurité, Luis Petri de la Défense, et Mario Russo de la Santé. La plupart des autres ministères ont été répar�s entre des proches de Javier Milei, venant principalement du secteur privé. Ainsi, l’économiste Diana Mondino récupère le ministère des Rela�ons extérieures, la journaliste Sandra Pe�ovello celui du Capital humain, l’avocat Mariano Cúneo Libarona celui de la Jus�ce, et le rôle de Chef de Cabinet des ministres (équivalent de Premier ministre) revient à l’ingénieur Nicolas Posse. Guillermo Francos, ancien représentant de l’Argen�ne à la BID (Banque interaméricaine de développement) hérite quant à lui du ministère de l’Intérieur. Guillermo Ferraro vient compléter ce gouvernement. Nommé ministre des Infrastructures, il est limogé en janvier 2024 pour avoir divulgué des informa�ons confiden�elles à la presse. Par la suite, son ministère est supprimé. De fait, le gouvernement de Javier Milei est imprégné de figures de la droite

Des étudiant la Casa Rosada, le siège du gouverneme

tradi�onnelle “macriste”, mais compose également avec des personnalités du monde de la finance et du secteur privé.

En ma�ère de réformes structurelles économiques et sociales, toutes les mesures prises poursuivent le même but : redresser la situa�on économique du pays.

Pour ce faire, le président argen�n souhaite procéder à une réorganisa�on économique de grande ampleur.

Il veut réduire l’interven�on de l’Etat dans la société et l’économie, tout en dérégulant la vie économique du pays pour a�rer de nouveaux inves�sseurs étrangers.

Mais ce�e réorganisa�on a un coût. Le 12 décembre 2023, le président argen�n annonçait une dévalua�on de près de 50 % du peso et des coupes budgétaires massives dans les dépenses publiques. Conscient de la portée de ces mesures dras�ques, Javier Milei invite la popula�on argen�ne à se serrer la ceinture, évaluant entre 12 et 24 mois la durée de l’austérité et de l’infla�on due à ses poli�ques budgétaires. Ce projet s’inscrit dans le cadre du DNU (Décret de nécessité et d’urgence), un décret que le président ultralibéral a annoncé dès le 20 décembre 2023, qui prévoit notamment l’abroga�on de 350 ar�cles de lois dans le but de déréguler l’économie argen�ne. Bien qu’il ait été ne�ement rejeté par le Sénat le 14 mars 2024, le projet est finalement entré en vigueur le 28 juin grâce au vote de la Chambre des députés, après avoir été très largement remanié. Si Milei s’en est félicité, l’adop�on de ce dernier risque d’aggraver une situa�on économique déjà très détériorée. Bien qu’elle décélère, l’infla�on reste importante, tandis que la récession s’installe, et que le produit intérieur brut a reculé de près de 5,3 % au premier trimestre. Le chômage touche désormais 7,7 % de la popula�on, et 55,5 % des Argen�ns vivent actuellement sous le seuil de pauvreté. Malgré cela, Javier Milei reste très

50 - N°9 : Les propos contenus dans ces ar�cles n'engagent que leurs auteurs et en aucune manière Terra Bellum

ts, des syndicats et des groupes sociaux argentins se rassemblent devant ent, pour protester contre la politique d’austérité de Javier Milei. ©Reuters.

populaire auprès de son électorat, qui lui fait confiance pour redresser la situa�on économique du pays.

Pour conclure, en 9 mois, le président argen�n peut se féliciter d’avoir fait passer en vigueur une grande par�e de ses réformes économiques. Pour autant, la situa�on économique du pays ne cesse de se dégrader, et les contesta�ons augmentent à mesure que l’Argen�ne s’enfonce dans la crise. Par ailleurs, le président argen�n n’a pas les mains libres. En effet, ne disposant pas d’une majorité parlementaire, il ne peut que difficilement faire passer ses proposi�ons de lois, au prix de nombreux remaniements. C’est le cas de la loi “Omnibus”. Élargissant les perspec�ves du DNU concernant la priva�sa�on d’entreprises publiques, la fiscalité, et la réforme du droit du travail notamment, ce texte a subi de nombreuses modifica�ons. S’il a finalement été adopté le lundi 8 juillet, ce dernier témoigne de la difficulté pour le président libertarien de me�re en place son programme économique, dont l’applica�on devra se faire au prix de nombreux accords et d’alliances avec la droite dite “tradi�onnelle”.

NOTES Afp, L. M. A. (2024, June 28). En Argen�ne, le Parlement approuve défini�vement les réformes économiques dérégulatrices du président Milei. Le Monde.fr.

Boulet-Gercourt, P. (2024, August 1). Javier Milei, sept mois après : les Argen�ns souffrent mais con�nuent de le soutenir. Le Nouvel Obs. En Argen�ne, les factures d’électricité explosent.

(2024, 16 février). Courrier Interna�onal.

Grainger, J. (2024, January 26). President sacks Infrastructure Minister Guillermo Ferraro. Buenos Aires Times.

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GÉOGRAPHIE

La militarisation de l’amé‐ nagement en Palestine Par Sofiane MADMAR - Ingénieur en aménagement durable du territoire & chercheur en urbanisme

Un colon juif regarde la colonie de Maaleh Adumim en Cisjordanie, depuis la zone E-1 à la périphérie est de Jérusalem, en Palestine ©AP.

Le conflit actuel opposant l’armée israélienne aux groupes armés pales�niens occupe les esprits et les cœurs du monde en�er. Il a aussi réveillé les consciences des peuples quant à l’injus�ce que subissent les Pales�niens depuis des dizaines d’années : la stratégie israélienne d’occupa�on et de contrôle des territoires pales�niens. Elle repose à la fois sur la destruc�on, celle des villages bédouins, de leur quo�dien, puis de leur iden�té, voire de leur vie, et la construc�on, celle de colonies et de leurs murs, et ainsi celle de l’oppression et de la ségréga�on.

Le bâ� et sa destruc�on ont toujours servi des objec�fs géostratégiques, tant dans le passé que dans le présent, à la fois pour des enjeux militaires ou de lu�e d’influence. Eyal Weizman, architecte israélien, écrivain, militant et professeur de cultures visuelles à l’université Goldsmith de Londres, le décrit parfaitement : « Nous devons garder en mémoire que quelques-unes des plus belles œuvres architecturales,

que nous aimons et que nous allons visiter, ont été des for�fica�ons militaires et des sites de batailles et de massacres, ou de magnifiques châteaux dont l’u�lisa�on sociale, poli�que et militaire était répressive. L’architecture ne peut pas être “corrompue” par son u�lisa�on, parce que son u�lisa�on fait par�e de ce qu’elle est, de ce qu’elle fait. L’architecture a toujours été un moyen de créer des hiérarchies dans l’espace pour produire et représenter l’inégalité, et d’exercer un contrôle. » L’urbanisme et l’architecture agissent sur l’agencement de l’espace urbain et créent des symboles. Ils sont sans aucun doute des ou�ls puissants, et même essen�els pour la colonisa�on car ils perme�ent de spa�aliser et de concré�ser la domina�on. Les briques principales de ce processus sont la créa�on de colonies pour asseoir la domina�on territoriale et la ségréga�on spa�ale à travers des lois

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et des murs. L’histoire du conflit israélo-pales�nien présente chacun de ces éléments.

LA COLONIE COMME MOYEN HISTORIQUE POUR RÉCLAMER À la fin du XIXe siècle naît le projet sioniste visant à fonder une patrie pour les Juifs, unis en un seul peuple selon le fondateur du sionisme, Théodore Herzl. C’est en effet dans un climat d’an�sémi�sme grandissant en Europe que le premier congrès sioniste a lieu en 1897 à Bâle, en Suisse. Pour le mouvement sioniste, il est nécessaire que les Juifs disposent d’un État afin de s’émanciper. Dix ans après des tenta�ves diverses et la matura�on de ce projet poli�que, les premiers groupes de Juifs européens s’installent en Pales�ne, à l’époque une par�e de l’Empire o�oman. Après la chute des O�omans à la fin de la Première Guerre mondiale, alors que Balfour, ministre des Affaires étrangères britannique, prome�ait la créa�on d’un foyer na�onal juif en Pales�ne en 1917, le mandat britannique appuie l’immigra�on juive. Les conflits entre Arabes et Juifs commencent alors.

Dans toute l’histoire du conflit israélo-pales�nien et même plus largement israélo-arabe, la colonie est un ou�l géopoli�que. Elle permet de rapidement réclamer des terres sans organisa�on par�culière, puis

Colon israélien, à proximité de Bat Ayin, Cisjordanie ©AFP.

d’u�liser la démographie et le développement urbain pour asseoir défini�vement ce�e nouvelle domina�on territoriale. La colonie a des rôles mul�ples. Du point de vue démographique, les colons ont le rôle de renverser l’équilibre démographique des territoires accaparés. Elles ont aussi des rôles symboliques et sociaux indéniables. Au début informelles, autrement dit des agglomérats presque autonomes de construc�ons clandes�nes, elles proje�ent dans leur inten�on même d’être la fonda�on d’un peuplement beaucoup plus important et organisé. La colonie commence aussi par la destruc�on ou l’occupa�on d’habita�ons existantes. Elles perme�ent de réclamer le territoire et d’y imposer une occupa�on.

Les Juifs arrivants ont pu récupérer des terres en Pales�ne par plusieurs moyens dis�ncts, plus ou moins légaux. D’abord, de nombreuses terres furent achetées soit individuellement soit par des organisa�ons sionistes capables d’engager des fonds importants tels que le Fonds na�onal juif et l’Agence juive pour Israël. Ces terres furent achetées aux locaux, c'est-à-dire des Pales�niens ou des grands propriétaires arabes. Ces terres ont permis de développer des « colonies légales » notamment sous le sou�en du mandat britannique de la Pales�ne de 1920 à 1948. Les Britanniques supportent en effet l’acquisi�on foncière afin d’établir le foyer na�onal juif qu’ils promirent plus tôt. Néanmoins, les colons occupèrent des terres de façon illégale ou firent preuve de pressions violentes pour accaparer des espaces déjà habités ou cul�vés. De plus, la Pales�ne, à ce�e époque, était un espace géographique dépendant d’un empire et non un État de droit indépendant. Certains de ses habitants possédaient des terres de façon coutumière et non formelle, ces dernières étant des propriétés collec�ves. Ainsi, certains bédouins n’ayant pas de �tre de propriété formelle, leurs terres furent achetées à la collec�vité et donc ses propriétaires de fait en furent délogés de façon coerci�ve. Ce processus de colonisa�on ne s’est pas fait sans conflits, impliquant des combats armés, des massacres, des actes de terrorisme réciproques et des déporta�ons forcées. Pour les plus extrémistes, jus�fier la judéité d’une por�on du territoire équivaut li�éralement à l’épurer des Arabes. En 1948, à la fin du mandat britannique, une tenta�ve d’a�aque de forces arabes voisines échoue faute de coordina�on militaire. Environ 700 000 Pales�niens ont fui ou ont été expulsés de leurs foyers lors de ce�e guerre dite judéo-arabe. Beaucoup ont trouvé refuge dans des pays voisins comme le Liban, la Syrie, la Jordanie, et la bande de Gaza et la Cisjordanie. Plus de 400 villages pales�niens ont été détruits ou dépeuplés pendant et après le conflit. Lydda et Ramla sont prises et renommées. Au total, trois quarts des Pales�niens arabes devinrent réfugiés. C’est ce que les Pales�niens ont appelé Nakba - la catastrophe.

En 1956, après des années où les tensions et les massacres persistent malgré une stabilisa�on des N°9 - 53

fron�ères, Israël a�aque l’Égypte et prend le Sinaï en alliance avec la France et le Royaume-Uni. L’État hébreu se re�re mais gagne une alliance d’importance stratégique avec la France qui l’aidera ensuite à développer son programme nucléaire. En 1967, les tensions reprennent et Tel Aviv lance une offensive contre la Syrie et l’Égypte. C’est la guerre des Six Jours.

Ce�e dernière mène à l’occupa�on de la Cisjordanie et de Gaza, qui étaient alors plus ou moins protégées par la Ligne verte et l’armis�ce d'Israël avec les pays voisins en 1949. À la fin du XXe siècle, les accords d’Oslo perme�ent de désengager en par�e les forces armées israéliennes de la Cisjordanie. Quelques années plus tard, Gaza est également libérée. Son blocus commence quant à lui en 2007, confinant 2 000 000 de civils dans une bande de 365 km².

De nouvelles méthodes de colonisa�on perme�ent aux sionistes de s’étendre en Cisjordanie. Elles sont jugées complètement illégales au regard du droit interna�onal par de nombreuses décisions de l’ONU. Le vendredi 19 juillet 2024, la Cour de Jus�ce Interna�onale (CIJ) a encore rappelé que l'occupa�on et l’annexion par Israël des territoires pales�niens depuis 1967 sont illégales. Les stratégies de colonisa�on de la Cisjordanie sont à la fois de la planifica�on stratégique de type « top-down » organisée par l’État pour répondre à des enjeux géostratégiques, et des approches « bo�om-up » de construc�ons informelles par des militants ac�vistes faisant pression sur les ins�tu�ons poli�ques et exploitant toute faille pour s’installer. Ces militants sont mo�vés par un na�onalisme exacerbé et par des mo�fs religieux. Dans tous les cas, l’objec�f est triple : diviser les territoires pales�niens, occuper les espaces vides et inverser la démographie des espaces déjà peuplés. La guerre des collines, comme l’appelle E. Weizman, est principalement jus�fiée par les autorités par un besoin temporaire de sécurité. Cet argument jus�fie l’établissement d'avant-postes de l’armée, qui deviennent parfois des colonies. La ruse va même plus loin. Dès lors que les autorités déclarent que la couverture internet est une nécessité de sécurité, des terres sont accaparées pour y construire des antennes.

Ces dernières sont sécurisées dans un périmètre militaire et des colons en profitent pour construire des habita�ons en sécurité. Ce genre de pra�ques dissimulées témoigne d’un laissez-faire pour les colons, contrairement aux nombreuses restric�ons envers les Pales�niens de Cisjordanie en termes de délivrance de permis de construire, de zones construc�bles, de travaux de rénova�on, d’accès à l’eau potable, d’exploita�on agricole… Selon l’ONU, moins de 1 % de la zone C, sous contrôle total israélien, est réservé au développement de la construc�on pour les Pales�niens, contre 70 % pour les colons. La géographie et l’aménagement colonial du territoire, tout comme les règles d’urbanisme ségréga�onnistes, servent à des enjeux de contrôle territorial en limitant la progression des popula�ons locales et en

propageant les colonies. Ce�e stratégie permet aussi de jus�fier d’une complexité indémêlable, argument pour décrédibiliser la solu�on à deux États. Le résultat est un chaos apparent perme�ant à la fois de con�nuer la colonisa�on et de se dédouaner envers la communauté interna�onale. Pendant ce temps-là, les colonies deviennent des villes de plus en plus grandes, de plus en plus peuplées, de plus en plus connectées avec le reste du territoire israélien.

En février dernier, quelques ac�vistes avaient d’ores et déjà tenté de construire des habita�ons symboliques pour pousser à la colonisa�on de Gaza.

Plus tôt encore, un promoteur immobilier avait déjà publié des plans de masse de projets à Gaza. La construc�on est symbolique et elle permet d’asseoir la domina�on sur un territoire. Fin janvier, la France a d’ailleurs condamné l’appel à la colonisa�on israélienne de la bande de Gaza et à la déporta�on des Gazaouis lors d’un événement réunissant une dizaine de ministres israéliens.

LA SÉGRÉGATION SPATIALE POUR DIVISER La stratégie israélienne a cherché à diviser les Pales�niens sur plusieurs strates territoriales. D’abord en les séparant sur le territoire. Dès 1967, à la suite de

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Le mu

la guerre des Six Jours, la Pales�ne se trouve fragmentée entre la bande de Gaza et la Cisjordanie et sous domina�on territoriale. Ce�e fragmenta�on s’appuie sur les fron�ères matérialisées par des murs, un urbanisme ver�cal et « op�que » et des poli�ques d’aménagement discriminatoires. « La logique de par��on des territoires occupés a toujours oscillé entre présences et absences sélec�ves, répondant à deux stratégies israéliennes contradictoires : territoriale (tenter d'annexer autant de terres vides que possible) et démographique (tenter d'exclure les zones les plus densément peuplées par les Pales�niens). » Eyal Weizman Depuis 2002, en Cisjordanie, la construc�on mouvante du mur permet à Israël d’isoler les poches de popula�on pales�nienne et de rallier les colonies israéliennes. Historiquement, un mur de défense est construit pour trois principales raisons. La première est de se protéger d’un ennemi extérieur. La deuxième est de contrôler le flux de biens transitant d’un territoire à l’autre. Enfin, le mur permet de matérialiser des fron�ères. Il a donc des objec�fs stratégiques importants avec un rôle d’abord dissuasif mais qui peut aussi servir à exercer une pression symbolique et économique. Pour Tel Aviv, il s’agit de défendre son territoire stabilisé depuis la fin du XXe siècle contre les a�aques régulières des militants pales�niens. Le mur répond aussi à des nécessités de contrôle des

ur de séparation construit par Israël à la frontière de la Cisjordanie ©Getty.

fron�ères à la fois en termes de flux de marchandises et de main-d'œuvre pales�nienne entrante. Malgré les jus�fica�ons de l'État israélien, la Cour interna�onale de jus�ce a condamné ce mur dans une résolu�on de 2003 : « La Cour a par ailleurs considéré qu’Israël devait, avec effet immédiat, me�re un terme à la viola�on de ses obliga�ons interna�onales en cessant, d’une part, les travaux d’édifica�on du mur, en procédant, d’autre part, au démantèlement des por�ons de l’ouvrage situées dans le territoire pales�nien occupé et en abrogeant par ailleurs, ou en privant d’effet, l’ensemble des actes législa�fs et réglementaires adoptés en vue de l’édifica�on du mur et la mise en place du régime qui lui était associé. La Cour a souligné enfin l’obliga�on d’Israël de réparer tous les dommages causés à toutes les personnes physiques ou morales affectées par la construc�on du mur. Concernant les conséquences juridiques pour les autres États, la Cour a indiqué que tous les États étaient dans l’obliga�on de ne pas reconnaître la situa�on illicite découlant de la construc�on du mur, de même qu’ils ne devaient prêter aucune aide ou assistance au main�en de la situa�on créée par ce�e construc�on. » Ce mur permet également de redessiner la fron�ère, en viola�on de la Ligne verte. (CARTE). Ce�e dernière est issue de l'armis�ce de 1949. Il s’agit d’une référence pour la communauté interna�onale déterminant les fron�ères entre l’État juif et les territoires pales�niens. Ce�e ligne est régulièrement « gommée » par les Israéliens, que ce soit physiquement mais également dans les consciences, dès les bancs de l’école, comme le souligne un ar�cle de l’Orient XXI. Le mur isole encore plus la Cisjordanie de Jérusalem, déjà amputée de Gaza, et il est construit à l’est de la Ligne verte. Le mur relie le territoire juif aux colonies illégales en Cisjordanie. Le mur archipellise la Cisjordanie en la morcelant. Il s’approprie les zones agricoles fer�les et stoppe toute expansion urbaine arabe. L’ouest israélien du mur est fluidifié par les infrastructures rou�ères, tandis que l’est pales�nien est asphyxié. La Cour interna�onale de jus�ce met en évidence les a�eintes à l’intégrité territoriale causées par la construc�on du mur. Sa construc�on même permet d’annexer de facto le territoire, puisque 90 % de sa largeur est du côté pales�nien de la Ligne verte et qu’une zone tampon est imposée, interdisant toute construc�on. Dans sa résolu�on ES-10/14 susmen�onnée, la Cour déclare : « La Cour a ensuite recherché si la construc�on du mur avait porté a�einte aux règles et principes précédemment iden�fiés.

Faisant observer que le tracé du mur incorporait environ 80 % des colons installés dans le territoire pales�nien occupé, la Cour a rappelé, comme le Conseil de sécurité l’avait fait à l’égard de la quatrième conven�on de Genève, que ces colonies avaient été installées en méconnaissance du droit interna�onal.

Ayant fait état de certaines craintes exprimées devant elle que le tracé du mur préjugeait la fron�ère future N°9 - 55

entre Israël et la Pales�ne, la Cour a es�mé que la construc�on du mur et le régime qui lui était associé créaient sur le terrain un “fait accompli” qui aurait pu devenir permanent et, de ce fait, équivaloir à une annexion de facto. La Cour ayant relevé par ailleurs que le tracé choisi consacrait sur le terrain les mesures illégales prises par Israël concernant Jérusalem et les colonies de peuplement et avait conduit à de nouvelles modifica�ons dans la composi�on démographique du territoire pales�nien occupé, elle a conclu que la construc�on du mur, s’ajoutant aux mesures prises antérieurement, dressait un obstacle grave à l’exercice par le peuple pales�nien de son droit à l’autodétermina�on et violait de ce fait l’obliga�on incombant à Israël de respecter ce droit. » Les colonies jouent un rôle d’avant-poste. Elles sont stratégiquement placées sur les collines avec une logique que l’architecte Eyal Weizman a nommée « urbanisme op�que ». Il désigne par cela leur planifica�on urbaine conçue pour faire face aux territoires arabes. Les habita�ons sont des points de vue sur les vallées. Le plan urbain classique de ces colonies épouse la forme de la colline ou de la montagne pour créer des anneaux dont le plus large permet une visibilité à 360 degrés sur le contrebas.

Leur toit rouge permet de les dis�nguer, notamment depuis le ciel, pour les quan�fier via imageries satellites, mais aussi pour discriminer les bombardements aériens. Les formes urbaines, d’une architecture non familière, imposent une violence symbolique quo�dienne. L’État donne des direc�ves quant à l’aménagement de ces espaces, faisant de ses habitants des agents de surveillance. Parfois décrites comme des colonies dortoirs, les autorités s’efforcent de les relier aux polarités urbaines, et en premier lieu à Jérusalem. En plus du mur, des projets sont envisagés tels que le développement du tramway et du téléphérique survolant les quar�ers pales�niens.

Tous les aspects de l’aménagement sont pensés de façon sécuritaire et en créant une ségréga�on spa�ale ne�e. À l’image d’une approche militaire hybride, l’aménagement israélien combine guerre de mouvement et guerre de posi�on à l’aide de ses colonies, perme�ant une progression en profondeur puis leur sécurisa�on et leur intégra�on au réseau existant. En divisant explicitement le territoire conquis des territoires ennemis, ce�e méthode permet un contrôle plus durable des gains territoriaux. Elle met également une pression constante sur les Pales�niens qui sont encerclés par les colons. Même à Jérusalem, le droit de l’urbanisme est détourné dans une véritable guerre d’usure visant à rendre impossible la vie quo�dienne des musulmans : néga�on de propriété, expropria�ons abusives, taxa�ons importantes, refus de délivrance de permis de construc�on ou de rénova�on, manque de services publics, dévia�on de l’histoire et de l’archéologie.

LA MILITARISATION DE L’AMÉNAGEMENT POUR DOMINER La colonisa�on et la ségréga�on en Pales�ne se manifestent à travers des divisions spa�ales et des dis�nc�ons juridiques. La sépara�on, dans l'espace et par la loi, est la composante la plus fondamentale du système de colonisa�on israélien. L’aménagement du territoire est militarisé en tout point. La colonie est un ou�l de conquête du territoire qui passe par le déséquilibre des structures territoriales existantes et le renversement de la démographie historique.

Condamnée régulièrement par la communauté interna�onale, elle permet aussi de créer une confusion et une complexité jugée irréversible, freinant donc les efforts vers la résolu�on du conflit.

Ces colonies résultent d’un travail acharné d’ac�vistes d'extrême droite plus ou moins soutenus par l’État en fonc�on du par� au pouvoir. Néanmoins, c’est bien au travers des méthodes de l’aménagement du territoire qu’elles naissent et se développent au détriment de la popula�on autochtone. Le mur consolide les territoires conquis, sépare et étrangle défini�vement les espaces pales�niens restants. Il sécurise les colons et redéfinit les fron�ères. Véritable ou�l de guerre, sa présence rend de plus en plus difficile la vie des autochtones. Ainsi, la stratégie israélienne montre une maîtrise de l’aménagement de l’espace comme ou�l géopoli�que. Les colonies sont alimentées en eau potable, en électricité et reliées aux réseaux d’assainissement et de communica�on. Au contraire, tout est fait pour isoler les Pales�niens, rendre leurs territoires invivables et réduire leur part démographique. C’est le cas en Cisjordanie où ils sont parfois dépourvus d’assainissement collec�f, où la matrice territoriale est déconnectée, et où les condi�ons de l’autonomie alimentaire sont mises à mal.

Depuis huit mois, Israël mène une guerre à Gaza en représailles des incursions et des massacres du 7 octobre. Les forces de Tsahal exercent des bombardements de masse sur le territoire. Les autorités gazaouies ont recensé plus de 38 000 morts tandis qu’une es�ma�on publiée par la revue britannique de médecine The Lancet fait état de 186 000 morts au total. Bien plus de la moi�é du bâ� est détruit. Dans le numéro sur l’Europe, nous faisions déjà le constat que « des analyses d’images satellites réalisées par un rapporteur de l’ONU concluent fin novembre que 70 % des bâ�ments de Gaza étaient endommagés. Alors, complémentaire du concept de génocide, le nouveau concept de dominicide ».

Néanmoins, le dominicide n’est pas nouveau en Israël, c’est plutôt une stratégie de long terme pour effacer la présence des Pales�niens, dans la pierre et dans les mémoires. Ilan Pappe, historien israélien, met en évidence ce�e stratégie dès le début de l’histoire de la colonisa�on pales�nienne et la décrit comme un des moyens d’épura�on ethnique mis en œuvre par les

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Allier stratégie de guerre urbaine contemporaine – qui signifie bombardements aériens massifs pour aplanir le �ssu urbain et incursions méthodiques comme décrit dans le numéro 7 de la revue – avec le confinement de la popula�on civile revêt intrinsèquement d’ac�ons à poten�els génocidaires. Si on met en perspec�ve la stratégie confuse mais constante de déracinement des popula�ons et d’occupa�on progressive des terres qu’a subi le reste du territoire avec la violence inouïe des a�aques israéliennes et les déclara�ons officielles et officieuses du gouvernement, il ne peut subsister de doutes que l’objec�f n’est pas de supprimer le Hamas – impossible selon le porte-parole de Tsahal – mais de supprimer Gaza tout en�er.

Grapffiti près de Kalandia (Palestine) ©WikipediaCommons

sionistes : « Chaque unité a reçu sa propre liste de villages et de quar�ers cibles, dans le cadre du plan global. Le “plan D” (en hébreu Daleth) – tel était son nom de code – cons�tuait la quatrième et dernière version de plans moins développés qui esquissaient, dans ses grandes lignes, le des�n que les sionistes réservaient à la Pales�ne, donc à sa popula�on indigène. [...] Pour citer l’un des premiers historiens à avoir remarqué l’importance de ce plan, Simha Flapan, “la campagne militaire contre les Arabes, dont la ‘conquête et destruc�on des zones rurales’, était exposée en détail dans le plan Daleth de la Haganah”.

De fait, son objec�f était la destruc�on de la Pales�ne rurale et urbaine. Comme tenteront de le montrer les premiers chapitres de ce livre, ce plan était à la fois l’inévitable produit de la volonté idéologique du sionisme d’avoir une popula�on exclusivement juive en Pales�ne et une réac�on à la situa�on sur le terrain après la décision du cabinet britannique de me�re fin au Mandat. » (Le Ne�oyage ethnique de la Pales�ne, Ilan Pappe, édi�on Fayard).

Le blocus à trois dimensions (sol, air et mer) avait déjà créé des condi�ons de vie difficiles, mais la résilience des popula�ons ainsi que les aides interna�onales perme�aient d’assurer les besoins vitaux et le développement d’infrastructures (hôpitaux, universités, sta�ons d’épura�on, etc.). Il est aujourd’hui évident que Tsahal vise ces éléments afin de créer un environnement urbain invivable : les hôpitaux, les écoles, les champs agricoles, les habita�ons et même les sta�ons d'épura�on, ce qui menace désormais les civils d’une épidémie de polio.

« L'environnement bâti – et sa destruction et sa construction – est, comme je l'ai déjà écrit dans Hollow Land, bien plus qu'une simple toile de fond de ce conflit. C'est plutôt le moyen par lequel la domination prend forme. » Eyal Weizman.

NOTES Eyal Weizman, Hollow Land: Israel's Architecture of Occupa�on Ilan Pappe, Le Ne�oyage ethnique de la Pales�ne, Comment la guerre a détruit les quar�ers de Gaza – enquête visuelle, The Guardian (Janvier 2024) B'Tselem (ONG israélienne) centre israélien d'informa�on pour les droits de l'homme dans les territoires occupés.

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GÉOGRAPHIE

Entre coopération et rivalités L’importance stratégique de la mer d’Andaman Par Jus�ne COLLIGNON - FDNU

La marine indienne, puissance maritime en cours d’affirmation En océan Indien, et plus particulièrement en mer d’Andaman ©Indian Navy.

La mer d’Andaman est située dans l’océan Indien.

Elle s’étend sur près de 800 000 km² et borde la Malaisie, l’Indonésie, la Thaïlande, la côte sud-est de la Birmanie, ainsi que l’archipel des Andamans et Nicobar qui fait par�e du territoire indien. Alors que les enjeux géostratégiques de la mer de Chine méridionale sont très étudiés, ceux de la mer d’Andaman restent méconnus, bien qu’ils soient tout aussi cruciaux. En raison de sa posi�on géographique, elle présente plusieurs enjeux stratégiques importants.

LES ENJEUX STRATÉGIQUES DE LA MER D’ANDAMAN La mer d’Andaman : axe stratégique et voie d’accès au détroit de Malacca La mer d'Andaman est une voie de passage cruciale pour le commerce mari�me mondial. Sa localisa�on revêt une importance stratégique puisqu’elle relie le golfe du Bengale aux eaux de la région indopacifique

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par le détroit de Malacca, l'un des plus fréquentés au monde. Ce�e zone est essen�elle pour le commerce entre l'Asie de l'Est, le Moyen-Orient et l'Europe, puisque le détroit correspond à la voie mari�me la plus courte pour relier ces trois régions. En 2022, il était es�mé que plus de 80 000 navires empruntaient ce détroit chaque année, transportant des marchandises d’une valeur totale de 3 400 milliards de dollars. Cela représente 21% du commerce mondial en valeur et dépasse le trafic combiné des canaux de Suez et de Panama. Le volume de ces échanges commerciaux mène à une dépendance économique de certains Etats à l’égard de ce�e route mari�me, ce qui peut être associée à des vulnérabilités stratégiques. Par exemple, 80% des importa�ons de pétrole de la Chine et du Japon transitent par le détroit et donc par la mer d’Andaman. Cela ne concerne néanmoins pas uniquement les acteurs régionaux, une grande par�e du commerce mondial de pétrole passe par ce�e route. Le détroit de Malacca est ainsi le deuxième détroit le plus important en termes de transit de barils de pétrole (15 millions de barils par jour) après le détroit d’Ormuz dans le golfe Persique.

La mer d’Andaman est aussi convoitée pour ses ressources naturelles. Ses fonds marins sont explorés pour leurs poten�els gisements d’hydrocarbures (pétrole et gaz naturel), a�rant l’a�en�on des grandes compagnies pétrolières et des gouvernements. En décembre 2023, la compagnie Mubadala Energy des Emirats Arabes Unis a découvert une importante réserve de gaz en eaux profondes dans la région, puis une autre en mai 2024 près de la région indonésienne de Sumatra du Nord. La mer d’Andaman est également

un haut lieu de pêche. La compé��on pour les ressources halieu�ques a créé des tensions entre les pays voisins, notamment entre la Thaïlande et la Birmanie. Par exemple, à la fin des années 1990, la marine royale thaïlandaise est intervenue à deux reprises lorsque des navires birmans ont tenté d’intercepter des bateaux de pêche thaïlandais dans les zones mari�mes contestées. La situa�on avait presque dégénéré en affrontements militaires.

Les enjeux sécuritaires de la mer d’Andaman : menaces et défis actuels Ce�e importance stratégique induit des risques sécuritaires. Le détroit de Malacca est réputé pour les ac�vités de piraterie dont la mer d’Andaman n’est pas épargnée. Bien qu’elles soient en baisse et ne soient plus aussi prégnantes que dans les années 2000, la menace existe toujours. Les quelques incidents de ces dernières années se situent principalement dans les eaux cô�ères immédiates des li�oraux. A cela s’ajoutent des problèmes persistants de contrebande et de commerce illégal de drogues. Le crime organisé en Asie a de plus en plus recours aux voies mari�mes pour développer son réseau de vente de drogues, car passer par la mer permet aux trafiquants de contourner la surveillance aux fron�ères chinoises et thaïlandaises. L’Office des Na�ons unies contre la drogue et le crime (ONUDC) a iden�fié la mer d’Andaman comme un lieu de transit important. Cela concerne principalement la méthamphétamine produit en Birmanie et acheminée vers le Bangladesh et l’Inde.

Porte conteneurs de la société Maersk, la détroit de Malacca le plus emprunté et est le plus important en valeur de marchandises ©Maersk.

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Un autre enjeu de sécurité important concerne la crise des réfugiés rohingyas. Parmi les personnes ayant fui la Birmanie, plusieurs milliers ont décidé d’emprunter la voie mari�me, transformant la mer d’Andaman en une route migratoire dangereuse. Les Rohingyas tentent de rejoindre l’Asie du Sud-Est par la mer et nombreuses sont celles perdent la vie en chemin. Il est intéressant de remarquer que le golfe du Bengale, situé à l’est de la mer d’Andaman, est aussi concerné par ces enjeux puisque les deux font par�e d’une même construc�on géostratégique mari�me.

En réac�on à ces différents risques, les pays riverains, avec l'aide d'organisa�ons interna�onales, travaillent à la sécurisa�on de ce�e zone pour garan�r la sécurité des navires et des marchandises. Par exemple, l'Inde, la Thaïlande et la Birmanie collaborent régulièrement pour effectuer des patrouilles conjointes et des exercices militaires dans la région.

L’ASEAN joue également un rôle clé dans la coordina�on des efforts de sécurité mari�me.

Néanmoins, en ce qui concerne la crise des Rohingyas, beaucoup d’Etat voisins ont été cri�qués pour leur inac�on face à la situa�on, malgré les appels des ONG et des Na�ons unies.

Les revendica�ons mari�mes et l’engagement pour la stabilité Ces enjeux stratégiques et leurs risques associés ont entraîné des tensions et des revendica�ons mari�mes de plusieurs Etats partageant des fron�ères mari�mes.

En raison de leur proximité, l’Inde, la Birmanie, la Thaïlande, l’Indonésie et la Malaisie ont formulé des revendica�ons qui se chevauchent sur des îles situées dans la mer d’Andaman. Jusqu’à présent, ces Etats se sont engagés en faveur de la paix et de la stabilité de leurs eaux adjacentes en coopérant pour régler leurs différends et ont réussi à parvenir à un mécanisme de ges�on à l’amiable. Ils ont signé plusieurs accords dont la plupart définissent l’équidistance comme méthode de délimita�on mari�me (conformément à l’ar�cle 15 de la Conven�on des Na�ons unies sur le droit de la mer). Par exemple, en 1986, l’Inde et la Birmanie se sont accordées après une dizaine d’années de négocia�ons pour régler un différend concernant l’île de Narcondam. Sa souveraineté a été a�ribuée à l’Inde après le retrait de la Birmanie, qui a obtenu en échange plus de territoire marin.

Ainsi, la mer d’Andaman semble être un espace de coopéra�on régionale. Les pays riverains par�cipent à diverses ini�a�ves et organisa�ons pour gérer les ressources mari�mes, renforcer la sécurité et promouvoir le développement économique.

Néanmoins, les intérêts géopoli�ques individuels restent très présents. Des poli�ques et stratégies sont mises en œuvre en par�culier par l’Inde, la Thaïlande et la Chine pour obtenir davantage de contrôle sur la région.

LES INTÉRÊTS GÉOSTRATÉGIQUES DES PRINCIPAUX ACTEURS ÉTATIQUES DE LA MER D’ANDAMAN

L’Inde et l’archipel des Andamans et Nicobar L’Inde joue un rôle significa�f en tant que puissance navale résidente. La marine indienne considère l’ensemble de l’océan Indien, incluant donc la mer d’Andaman, comme sa zone d’ac�on prioritaire. Elle joue un rôle de premier intervenant et de pourvoyeur de sécurité à ses partenaires dans la région. Au cours des dernières décennies, elle a renforcé sa posi�on mari�me et ses inves�ssements stratégiques, ce qui fait d’elle un acteur économique majeur de l’océan Indien. Elle entre�ent aussi des partenariats militaires solides avec les Etats li�oraux et insulaires. En 2021, elle a par exemple signé un accord de 50 millions de dollars avec les Maldives afin de soutenir le développement de leur garde cô�ère et d’autres projets d’infrastructures de sécurité.

Dans la mer d’Andaman, son enjeu principal concerne l’archipel des Andamans et Nicobar. Du fait de sa posi�on géographique, il représente un formidable mul�plicateur de force pour l’Inde. Cet archipel de 572 îles, situé loin des côtes orientales de l’Inde, fournit au pays une zone économique exclusive de 660 000km², correspondant à 30% de l’ensemble des ZEE indiennes. Tous les navires traversant le détroit de Malacca doivent passer par le canal de Six Degrés situé au sud des îles des Andamans et Nicobar.

Représentant un atout stratégique pendant longtemps peu considéré, le gouvernement indien a commencé en 2001 à exploiter la situa�on de ces îles en établissant le Commandement des Andamans et Nicobar et en construisant une base aérienne de la marine. L’objec�f principal de la stratégie indienne est de contrer l’expansion de la présence de la Chine dans l’océan Indien. Il faut néanmoins a�endre 2015 pour que l’effort militaire indien s’intensifie et mène à l’expansion de la base bap�sée Kohassa. En 2019, le gouvernement de Modi a annoncé être prêt à me�re en œuvre un plan de dix ans visant à créer des installa�ons pour accueillir des troupes, des navires de guerre, des avions et des drones supplémentaires sur les îles, en renforçant les installa�ons militaires existantes.

La Thaïlande et son projet de pont terrestre La Thaïlande, du fait de sa posi�on géographique de proximité, joue également un rôle important en mer d’Andaman. Elle coopère avec d’autres Etats, notamment l’Inde à travers des patrouilles coordonnées de leurs marines. Bien que la Thaïlande se préoccupe davantage de sa défense contre les menaces terrestres, des tensions existent avec la

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nouvelle route de la soie, ce qui inquiète les Etats-Unis et l’Inde.

La Chine et la sécurisa�on approvisionnements énergé�ques

Le « dilemme de Malacca », la Chine souffre d’une dépendance accrue au détroit pour y faire circuler son énergie ©Reuters.

Birmanie autour de la souveraineté de trois îles de la mer d’Andaman, aujourd’hui non résolues. En 2023, la Thaïlande a publié une série de documents décrivant les mesures nécessaires pour améliorer sa gouvernance mari�me, qui iden�fie la mer d’Andaman comme sa priorité stratégique.

Elle a entrepris d’importants travaux de modernisa�on de ses infrastructures afin de renforcer ses défenses contre les agressions poten�elles et de faciliter son expansion économique. Par exemple, la créa�on d’un port en eau profonde est un élément clé de son projet « Landbridge », des�né à faire de la Thaïlande un centre commercial et logis�que régional.

Le pays a en effet relancé son projet de construc�on du « canal de Kra » dont l’idée avait été proposée pour la première fois au XVIIe siècle. Le concept d’un passage mari�me reliant le golfe de Thaïlande et la mer d’Andaman a néanmoins été écarté en 2020 et s’est transformé en un projet de pont terrestre plus réalisable. Il est considéré comme une alterna�ve au détroit de Malacca, perme�ant de le contourner et ainsi de le désengorger. S’il voit le jour, le pont perme�ra de réduire le temps de trajet de deux à trois jours. Il est important de noter que l’impact environnemental du projet est préoccupant. La ques�on des financements est aussi cruciale puisque le projet devrait coûter des milliards de dollars et que des pays ont déjà fait part de leur intérêt. Il offrirait notamment la possibilité à la Chine de renforcer sa

de

ses

La Chine est par�culièrement intéressée par le projet de pont terrestre thaïlandais. Comme indiqué précédemment, une très grande par�e de ses importa�ons de pétrole transite par le détroit de Malacca. Sa sécurité énergé�que repose ainsi sur une solu�on au « dilemme de Malacca ». Ce dilemme, théorisé par le président chinois Hu Jintao en 2003, met en évidence la dépendance de la Chine au détroit de Malacca, qui est suscep�ble d’être bloqué par l’Indonésie, la Malaisie ou encore l’Inde en cas de conflit. La Chine a donc intérêt à trouver d’autres voies pour son commerce.

La stratégie chinoise du « collier de perles », engagée depuis la fin des années 1990, mène à la créa�on ou au financement de ports par la Chine au Bangladesh, au Pakistan, au Sri Lanka et en Birmanie.

Ces ports représentent des points d’appui pour la marine chinoise. Par exemple, en Birmanie, la Chine a financé l’expansion du port en eau profonde de Kyaukpyu afin de développer un corridor économique sino-birman, ainsi que le projet de Zone Economique Spéciale à Dawei, qui prévoit la construc�on d’un port sur la côte birmane de la mer d’Andaman et d’une voie rapide reliant Dawei à Bangkok. Ces projets ont néanmoins été retardés du fait de la situa�on intérieure birmane. Ce�e stratégie est au cœur des tensions sino-indiennes qui règnent dans l’océan Indien. La construc�on d’une base navale par l’Inde sur l’île de Great Nicobar dans l’archipel des Andamans et Nicobar, surplombant l’entrée du détroit de Malacca, est un des exemples de la volonté indienne de contrer la menace croissante de la Chine.

Enfin, il faut aussi remarquer que d’autres Etats sont impliqués dans la région. Il y a des acteurs ac�fs depuis longtemps – les Etats-Unis, la France, l’Australie, le Royaume-Uni ou encore le Japon - qui sont engagés diploma�quement, économiquement et militairement dans la zone, et d’autres acteurs dits émergents comme l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis, la Turquie et la Russie qui ont mul�plié les inves�ssements et les partenariats avec les Etats de l’océan Indien. La mer d’Andaman est ainsi une région aux mul�ples enjeux qui intéresse de nombreux types d’acteurs.

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GÉOPOLITIQUE

Accord migratoire Italie-Albanie Droit international ou droit arbitraire ?

Par Alexandre MIES - FDNU

Giorgia Meloni au Parlement Européen, promouvant les résultats de sa politique migratoires auprès des pays membres ©AFP.

Au nord-ouest de l’Albanie, les quelques dizaines d’habitants du pe�t village de Gjadër s’étonnent d’un nouveau vaste chan�er perturbateur. Et la construc�on de ce futur centre d’accueil pour demandeurs d’asile bouleverse autant le calme de ce�e région que l’avenir de la poli�que migratoire européenne. Concrètement, l’accord migratoire italoalbanais, signé en novembre 2023[1], prévoit la construc�on de deux centres en Albanie qui devront accueillir une par�e des demandeurs d’asile de l’Italie.

Construits dans les villes albanaises de Shengjin et de Gjadër[2], ces centres seront gérés par les autorités

italiennes, et les 3000 demandeurs d’asile qui s’y trouveront simultanément y suivront les procédures d’asile italiennes. On parle ici d’externalisa�on des demandes d’asile : la juridic�on, les lois et les procédures italiennes s’appliqueront même sur le sol albanais. Officieusement, l’accord vise à décourager les traversées des migrants en mer, car certains des rescapés verraient leur trajet s’allonger de 1000 km avant de pouvoir espérer rejoindre le sol italien – ou avant de se voir rapatriés.

En réalité, cet accord semble entrer dans le cheminement logique de la poli�que migratoire de

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Giorgia Meloni, cheffe du gouvernement italien. En 2022, la campagne de son par� d’extrême-droite Frères d’Italie prome�ait en effet de « me�re fin » à l’immigra�on en Italie.[3] En pra�que, sa poli�que migratoire n’a pas mis fin à l’immigra�on, mais elle reste néanmoins très restric�ve : frein à l’ac�on des ONG de secours des migrants en mer, complica�on des procédures de demande d’asile, etc. Côté albanais, cet accord est avantageux pour la candidature de Tirana à l’Union européenne (UE). En allouant des ressources qui serviront à la poli�que d’un pays membre de l’UE, l’Albanie montre sa « bonne volonté » à par�ciper à la solidarité européenne dans le traitement de l’asile. Elle semble sur la bonne voie, car même la présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen a salué l’accord comme une « réflexion originale ».[4] Toutefois, l’accord divise les opinions publiques des deux côtés de l’Adria�que. Plusieurs ONG craignent ou dénoncent des viola�ons du droit interna�onal, qui incombent à l’Italie de protéger l’intégrité des personnes secourues.[5] À cela, Rome affirme qu’elle respectera toutes les normes migratoires, et que les 3000 demandeurs concernés répondront à des profils spécifiques. Ils seront ceux recueillis par les autorités italiennes, et ne seront ni récupérés auprès des ONG, ni des personnes qualifiées de « vulnérables » (femmes enceintes, enfants, personnes en situa�on de handicap, etc.).[6] En somme, la mise en vigueur de l’accord ItalieAlbanie semble avant tout mo�vée par les intérêts propres aux deux États. En théorie, l’accord est juridiquement conforme. Or, en pra�que, plusieurs

acteurs poli�ques, associa�fs et juridiques craignent que les droits fondamentaux et le droit interna�onal ne finissent par en pâ�r. En réalité, l’accord ItalieAlbanie paraît ouvrir un nouveau chapitre de l’externalisa�on de la poli�que migratoire européenne, dans le sillon des lois votées par l’UE depuis 2015. L’accord semble ainsi cons�tuer un détournement habile du droit européen pour servir des intérêts par�culiers, tout en ome�ant les poten�els risques de viola�ons des droits de l’homme.

UN ACCORD PROFITABLE AUX DEUX PARTIES Dans les faits, l’externalisa�on de la poli�que migratoire italienne a commencé il y a vingt ans. Dès les années 2000, la Libye a cons�tué le point de départ principal des réfugiés et des migrants subsahariens qui traversaient la Méditerranée pour fuir la guerre et la misère. [7]Pour contenir un phénomène qu’elle jugeait incontrôlé,[8] l’Italie a soutenu plusieurs ini�a�ves pour contenir les départs : subven�ons des garde-côtes libyens, centres de déten�on, etc.[9] Ces mêmes centres se sont révélés être le théâtre de déten�ons arbitraires, de torture, de viols et de dispari�ons forcées[10]; pour autant, les subven�ons sont restées. Depuis 2023, la Tunisie est devenue le point de départ principal des migrants en direc�on de l’Italie. Logiquement, le gouvernement italien a dès lors concentré ses efforts diploma�ques sur Tunis.[11] Puis, le renforcement de la coopéra�on a

Giorgia Meloni et le président tunisien Kaïs Saïed nouvel allié clef de l’Italie dans sa lutte contre l’immigration ©Reuters.

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ultérieurement abou� à la signature du Mémorandum UE-Tunisie en juillet 2023, qui prévoit un sou�en financier européen en échange du contrôle renforcé des départs en Tunisie.

Toutefois, l’accord Italie-Albanie diffère des deux précédents. Ici, on ne parle pas d’externalisa�on du contrôle de l’immigra�on, mais d’externalisa�on des procédures d’asile. Les centres seront l’équivalent de « zones de fron�ère », c’est-à-dire des détachements du territoire italien. L’accord, délibéré, amendé et signé en novembre 2023 par les deux chefs d’État, Giorgia Meloni et Edi Rama, n’a été ra�fié qu’en janvier 2024. Pour cause : la Cour cons�tu�onnelle albanaise a suspendu la ra�fica�on de l’accord, qui, finalement, n’a pas violé les lois du pays « de justesse ».[12] Le Parlement italien avait ra�fié l’accord quelques jours auparavant. L’ouverture et la mise en service des centres était ini�alement prévue dès mai 2024, mais les retards et les dépenses se sont accumulés. Aux 100 millions d’euros prévus pour la construc�on et l’entre�en annuel du projet, s’ajouteront à minima 25 millions d’euros pour finir les travaux – qui n’abou�ront pas avant l’automne.[13] Même si l’extraterritorialisa�on italienne des demandes d’asile est une première en Europe, l’idée n’est en réalité pas tout à fait nouvelle. Dès 2001, l’Australie me�ait en place la très similaire « Solu�on du Pacifique » : les demandeurs d’asile arrivant par voie mari�me en Australie étaient envoyés dans des centres de transit à Nauru et en Papouasie-NouvelleGuinée. Malgré les désastreuses condi�ons de vie des rescapés dans les centres (déten�on arbitraire, souffrances physiques et psychologiques, etc.), ce�e poli�que migratoire persiste encore.[14] Toutefois, ce�e poli�que diffère de l’accord italo-albanais dans la typologie des demandes d’asile traitées. Car pour ce dernier, toutes les personnes recueillies en mer ne seront pas concernées : seules les personnes secourues par les autorités italiennes, provenant d’une liste de pays « sûrs » établie par l’Italie.

DES RISQUES AVÉRÉS POUR LES DROITS DES DEMANDEURS D’ASILE En premier lieu, l’accord italo-albanais pose le risque d’une éventuelle viola�on de la protec�on interna�onale prévue par le droit européen. L’Italie, membre de l’UE, doit garan�r aux arrivants une aide dans le cadre de leur demande d’asile, et l’examen extraterritorial n’est pas prévu dans les lois. Mais après examen d’une éventuelle viola�on des normes de l’UE, la Commission européenne a finalement rejeté la charge : selon Bruxelles, l’Italie appliquera bien la législa�on italienne en Albanie, et pas le droit européen. Comme l’accord œuvre « en dehors » du droit de l’UE, il ne le viole pas.[15] Pourtant, des incer�tudes demeurent : les normes européennes

Giorgia Meloni et le PM albanais Edi Rama signent un accord bilatéral sur la gestion des demandes d’asile ©LaPresse.

sont-elles donc appliquées à la carte ? Pourquoi l’Italie a-t-elle affirmé dans ses déclara�ons, jusque dans le projet de loi, que la loi européenne serait appliquée en Albanie ?[16] Il semblerait que seule la mise en route des centres éclaircira ces zones d’ombre.

Au-delà d’une éventuelle viola�on des normes européennes, la ques�on des droits fondamentaux pose un éminent problème de fond. L’Italie doit garan�r et règlementer le sauvetage de personnes en danger en mer, et, une fois recueillis, ces rescapés doivent impéra�vement être débarqués au plus vite dans un « port sûr » et « proche ». On pense alors davantage à Lampedusa et à Malte, dont les ports se trouvent parfois à quelques dizaines de kilomètres du lieu de sauvetage, qu’à l’Albanie, souvent située à près de 1000 km. Et pour couronner le tout, une fois en Albanie, les demandeurs d’asile sont sujets à des restric�ons de leur droit à la liberté : ils sont détenus de manière prolongée et systéma�que, représentant d’après Amnesty Interna�onal une viola�on du droit interna�onal.[17] En effet, toute restric�on du droit à la liberté doit faire l’objet d’une évalua�on individuelle,[18] qui doit considérer plusieurs facteurs comme l’âge et l’histoire personnelle de l’individu. Par essence donc, la déten�on ne peut pas être systéma�que.

Puis, se pose la ques�on de la mise en pra�que de l’accord. Même si, en théorie, l’État italien gèrera les deux centres et y appliquera ses législa�ons na�onales, en pra�que, les choses pourraient se dérouler autrement. Plusieurs problèmes risquent d’entraver l’exercice normal du droit à l’asile pour les demandeurs transférés en Albanie : mauvaise applica�on du droit, traitement superficiel des demandes, etc. Aussi, la distance les contraindra à

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recevoir une assistance juridique à distance, ce qui pose le risque d’une incompréhension ou d’une mésinterpréta�on des conseils.

LA TENDANCE EUROPÉENNE À L’EXTERNALISATION Plus généralement, l’accord Italie-Albanie révèle une tendance à réglementer (jusqu’à limiter) l’accès au droit d’asile en Europe.[19] L’objec�f affiché de l’externalisa�on des poli�ques migratoires est généralement de résoudre les problèmes « à la source » – augmentant par la même occasion le risque de viola�ons des droits de l’homme.[20] L’Italie, notamment, fait par�e des pays européens ins�gateurs de poli�ques migratoires restric�ves.

D’une part, car elle fait par�e des pays du sud de l’Europe qui concentrent la majorité des demandes d’asile de l’espace Schengen. Rome demande de ce fait une meilleure répar��on des demandes d’asile à l’échelle européenne, car le règlement Dublin III – cadre de la poli�que d’asile européenne – dispose que la demande doit être traitée par le premier pays d’arrivée de l’individu en Europe.[21] D’autre part, l’arrivée à la présidence du Conseil de Giorgia Meloni en 2022 a bousculé la poli�que migratoire italienne par sa teneur limita�ve.

L’externalisa�on européenne a franchi un nouveau cap en 2024, avec l’adop�on du Pacte européen sur la migra�on et l’asile.[22] Sur fond de hausse des demandes d’asile en Europe (1 million de demandeurs de plus entre 2022 et 2023), ce pacte vise à renforcer la lu�e contre l’immigra�on irrégulière, à simplifier les procédures d’asile et à mieux les répar�r entre Etats membres.[23] Concrètement, le Pacte renforce les procédures de contrôle et de tri aux fron�ères, et généralise en réalité l’approche prévue en cas d’urgence, dite « hotspot », qui classe les primoarrivants, entre ceux éligibles à l’asile et ceux qui ne le sont pas.[24] A travers des procédures accélérées, parfois expédi�ves, un État membre peut renvoyer un demandeur d’asile vers un pays �ers considéré comme sûr s’il existe « un lien » entre les deux. Et l’accord Italie-Albanie fonc�onnera sur ce modèle : après examen des candidats présents dans les centres albanais, ils seront renvoyés à l’étranger si leur demande est refusée.

Dès sa signature, l’accord a été salué par la présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, du fait de sa convergence avec la logique migratoire européenne. Pour plusieurs observateurs, cet accord bilatéral pourrait d’ailleurs en inspirer d’autres à l’avenir. Jean Louis de Brouwer, ancien directeur pour l’immigra�on et l’asile à la Commission, le système de l’accord « peut faire des pe�ts ».[25] En effet, ce type d’accord « gagnant-gagnant » peut servir à la fois aux pays candidats à l’UE, pour montrer qu’ils sont prêts à par�ciper à la ges�on de l’immigra�on

européenne, et peut servir aux pays sous pression des arrivées. Également, quinze Etats membres de l’Union, dont l’Italie, ont adressé en mai une le�re à la Commission européenne qui l’invite à creuser l’idée proposée par l’accord avec l’Albanie, et poten�ellement s’en inspirer.[26]

Somme toute, l’accord Italie-Albanie pourrait représenter un modèle d’ac�on bilatérale et conjointe pour d’autres États du Vieux Con�nent. Toutefois, malgré l’apparente u�lité d’un tel accord pour les pays soumis à la pression migratoire, le protocole ItalieAlbanie pose des risques évidents. Aux yeux de Dunja Mikatović, commissaire pour les droits de l’homme au Conseil de l’Europe, cet accord « plein d’ambigüités » est encore opaque sur « l'équité des procédures d'asile, l'iden�fica�on des personnes vulnérables, la possibilité d'une déten�on automa�que sans contrôle juridic�onnel adéquat », etc…[27] Aussi, la ques�on des effets de l’externalisa�on sur les pays �ers pose une ques�on de fond. Les accords d’externalisa�on u�lisent souvent les déséquilibres de pouvoirs entre les puissances – ici, l’Albanie, candidate à l’UE, compose avec l’Italie, membre historique parmi les Vingt-Sept – et contribuent parfois à les reconduire.

NOTES [1] Protocollo tra il Governo della Repubblica Italiana e il Consiglio dei Ministri della Repubblica di Albania per il rafforzamento della collaborazione in materia migratoria, 6 novembre 2023 [2] Henk Dheedene, « Bericht uit Gjadër, het Albanese dorpje waar Europa zijn migranten dropt », De Tijd, 5 avril 2024 [3] Sofia Ventura, “Giorgia Meloni e Fratelli d’Italia: un par�to personalizzato tra destra estrema e destra radicale”, Friedrich Ebert S��ung, juillet 2022essée aux Etats membres de l’UE, 12 décembre 2023.

[5] Conven�on de 1951 rela�ve au statut des réfugiés, art. 31.

[6] Protocollo tra il Governo della Repubblica Italiana e il Consiglio dei ministri della Repubblica di Albania per il rafforzamento della collaborazione in materia migratoria, 6 novembre 2023.

[7] Migreurop, L’informalisa�on des poli�ques migratoires : Les pièges de la so� law, Les notes de Migreurop n°14, Juin 2022 [8] Déclara�on franco-italienne sur la Libye et la Méditerranée, notamment sur la nécessité d'accroître la pression militaire en Libye, la lu�e contre l'immigra�on irrégulière entre l'UE et les pays du Sud de la Méditerranée, ainsi que sur la nécessité de consolider la Poli�que de Sécurité et de Défense Commune (PSDC), 26 avril 2011.

[9] Ian Urbina, « La Libye, garde-chiourme de l’Europe face aux migrants », Le Monde Diploma�que, mai 2021.

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[10] SOS Méditerranée, « Garde-côtes libyens : des viola�ons répétées du droit mari�me et humanitaire », 26 mars 2024 [11] Antonio Galofaro, “L’Italie prise à revers par la route migratoire tunisienne », Le Temps, 17 avril 2023 [12] ANSA, “L'Albania sospende la ra�fica dell'accordo Meloni-Rama”, 13 décembre 2023.

[13] Judith Sunderland, “Immigra�, accordo ItaliaAlbania: “E’ una farsa costosa e crudele, lo schema è un modello di ca�va ges�one””, la Repubblica, 24 juin 2024].

[14] Julia Morris, « As Nauru Shows, Asylum Outsourcing Has Unexpected Impacts on Host Communi�es », Migra�on Policy Ins�tute, 2023 [15] Le 15 novembre 2023, Ylva Johannson, Commissaire européenne aux affaires intérieures, a déclaré lors d’une conférence de presse à Bruxelles : “The preliminary assessment by our legal service is that this is not viola�ng the EU law, it's outside the EU law”.

[16] Presidenza del Consiglio dei Ministri, Dichiarazioni alla stampa della Presidente Meloni, 6 novembre 2023.

[17] Amnesty Interna�onal, Public Statement: “Protocollo Italia-Albania, Amnesty Interna�onal: oltrepassa i confini, minaccia i diri�”, 19 janvier 2024.

[18] Lignes directrices de l’UNHCR sur la déten�on, § 3 ; CERD/C/64/CO/3 : Observa�ons finales du Comité pour l’élimina�on de la discrimina�on raciale, CERD/C/64/CO/1, 28 avril 2004, § 17.

[19] Clara Bauer-Babef, Loi immigra�on : la France suit une « tendance générale » à limiter l’accès au droit d’asile en Europe », Eurac�v, 31 janvier 2024.

[20] Amnesty Interna�onal, Human rights risks of external migra�on policies, 13 juin 2017.

[21] Règlement (UE) n ° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013.

[22] Commission Européenne, « Pacte sur la Migra�on et l’Asile », 21 mai 2024.

[23] Communiqué du Parlement européen, « Les députés approuvent le nouveau pacte sur la migra�on et l’asile », 10 avril 2024.

[24] Amnesty Interna�onal, « Hotspot Italy : How EU’s flagship approach leads to viola�ons of regufee and migrant rights », novembre 2016.

[25] « Droit d’asile dans l’UE : la tenta�on de l’externalisa�on », Eurac�v, 9 avril 2024.

[26] Valen�ne Pasquesoone, « Elec�ons européennes 2024 : contrôler les migrants hors des fron�ères de l’UE, une idée controversée qui séduire de plus en plus », FranceInfo, 3 juin 2024.

[27] Council of Europe Commissioner for Human Rights, Italy-Albania agreement adds to worrying European trend towards externalising asylum procedures, 13 novembre 2023.

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GÉOGRAPHIE

Entre défis et paradoxes Les ressources naturelles sur le continent africain Par Thomas TROCHEL - Etudiant en maitrise à Neoma Business School

Des mineurs d'or travaillent profondément sous terre dans le puits Cooke,près de Johannesburg, en Afrique du Sud ©Reuters.

L’AFRIQUE : UN CONTINENT QUI REGORGE DE RICHESSES Dotée de vastes territoires dont les sols regorgent de richesses, l’Afrique a toujours été un con�nent très convoité. D’une superficie de plus de 30 millions de kilomètres carrés et peuplé de près de 1,5 milliard d’habitants, le con�nent africain connaît actuellement un boom démographique, ce qui, en s�mulant la demande au sein des pays tout en offrant une maind’œuvre abondante, peut s’accompagner d’une forte croissance économique. En revanche, lorsque ce�e croissance démographique est trop rapide ou mal gérée, elle peut cons�tuer un frein à la croissance, notamment si elle dépasse les capacités de l’économie à créer suffisamment d’emplois et à fournir les services

de base, causant ainsi des problèmes de pauvreté et de chômage. Fatalement, une hausse de la popula�on s’accompagne d’une explosion des besoins en ma�ères premières, en par�culier celles nécessaires à la survie comme l’eau et les terres arables. Or, l’Afrique compte dans ses rangs la moi�é des membres de l’OPEP, à savoir l’Algérie, la Guinée équatoriale, le Gabon, la Libye, le Nigeria et la République du Congo.

D’autres pays africains sont parmi les plus gros producteurs et exportateurs de minerais et terres rares, à savoir l’Afrique du sud (pla�ne, diamant), la RDC (cobalt), le Ghana (or), la Zambie (cuivre), la Guinée (bauxite)… Enfin, certains se hissent sur le podium des producteurs de ma�ères premières agricoles telles que la Cote d’Ivoire (cacao, coton), l’Éthiopie (café), le Soudan (gomme arabique). Ainsi,

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des ressources, le con�nent africain en dispose d’immenses quan�tés. La ques�on est donc plutôt de savoir comment et par qui celles-ci sont exploitées, et à qui elles profitent le plus. S’il semble évident qu’être recouvert de sols riches devrait cons�tuer un immense atout pour l’Afrique et son développement économique, il convient toutefois de nuancer ce propos, car il se peut que disposer d’immenses réserves freine la croissance d’une économie.

LA « MALÉDICTION DES RESSOURCES NATURELLES » La « malédic�on des ressources naturelles » est une expression u�lisée pour désigner une situa�on un peu paradoxale dans laquelle sont certains pays qui disposent d’importantes ressources naturelles affichent un taux de croissance économique plus faible que ceux qui en sont bien moins pourvus. En employant ce�e expression dans les années 1990, les économistes Sachs et Werner expliquent pourquoi certaines na�ons friches en ma�ères premières sont incapables de traduire ce�e richesse en développement économique durable. Les raisons de cet échec sont mul�ples. Tout d’abord, il peut être

a�ribué à ce que l’on appelle maladie hollandaise (ou « dutch disease »), qui explique pourquoi les PaysBas des années 1960 ont fait face à des difficultés économiques après la découverte de gisements de gaz sur leur territoire. Si, dans un premier temps, cela a eu pour effet d’augmenter dras�quement les exporta�ons et d’enrichir le pays, des retombées ont toutefois été observées. En effet, on a observé comme conséquence directe de ce�e hausse massive des exporta�ons une apprécia�on dras�que du florin hollandais face au dollar américain, ce qui a par la même occasion fortement pénalisé les autres secteurs de l’économie du pays, qui ont perdu en compé��vité prix.

De nombreux États africains ont été affectés par ce phénomène de la maladie hollandaise. Ce fut par exemple le cas du Nigeria, qui a découvert dans les années 1970 d’importantes réserves de pétrole à l’intérieur de ses fron�ères. Ces dernières ont alors été exploitées massivement et ont rapidement enrichi le pays, mais le revers de la médaille ne s’est pas fait a�endre : tout comme aux Pays-Bas, la monnaie locale s’est appréciée, rendant les exporta�ons nonpétrolières moins compé��ves sur le marché mondial.

En parallèle, les secteurs agricoles et manufacturiers en déclin n’étaient plus capables de rivaliser avec les produits importés moins chers, et l’économie est devenue de plus en plus dépendante aux revenus du pétrole, livrée ainsi à elle-même face aux fluctua�ons des prix sur le marché des ma�ères premières, marché dont le fonc�onnement est un peu par�culier.

LES SPÉCIFICITÉS DU MARCHÉ DES MATIÈRES PREMIÈRES

La bourse mondiale, source d’incertitudes et de volatilité des prix des matières premières ©Buck Ennis.

Le marché des ma�ères premières, ou « commodi�es » en anglais, est un marché où sont échangés aussi bien des produits agricoles (blé, maïs, soja, …), que des métaux (or, pla�ne, zinc, …) et des énergies (pétrole, gaz naturel, uranium, …). Il est subdivisé en deux catégories : on dis�ngue le marché physique, où l’acheteur est livré immédiatement après avoir payé le vendeur en échange de sa marchandise, du marché à terme, où l’on définit au préalable les termes de la transac�on au travers d’un contrat. Ces contrats à terme, appelés « futures », perme�ent de prévoir aujourd’hui l’achat d’une quan�té définie à l’avance d’un ac�f à une date future, et surtout, à un prix donné. Ainsi, les producteurs de ma�ères premières peuvent y avoir recours afin de se couvrir contre les fortes fluctua�ons des cours du marché qui pourraient poten�ellement impacter néga�vement leurs revenus. Des transac�ons sont également passées sur les marchés à terme non pas pour se couvrir d’un risque mais au contraire pour parier sur les prochaines varia�ons de prix et espérer dégager ainsi une plus-value. Si les par�cipants sont mul�ples sur le marché des ma�ères premières, la stabilité de ce N°9 - 69

dernier dépend en grande par�e des négociants, dont le rôle est primordial et les fonc�ons mul�ples. Ils achètent et vendent ces produits aussi bien sur les marchés physiques qu’à terme pour faciliter les transac�ons en faisant office d’intermédiaires entre les différents agents, gèrent les risques en couvrant les différentes posi�ons, répondent aux besoins en liquidité du marché, garan�ssent la qualité des biens échangés, organisent le transport et la logis�que pour assurer la livraison des marchandises aux clients… Les négociants sont donc des acteurs majeurs de l’économie mondiale et dans les échanges interna�onaux, mais pas seulement, car les plus influents d’entre eux jouissent d’un pouvoir équivalent à celui de puissants poli�ciens.

LES NÉGOCIANTS : AU CŒUR DE LA GÉOPOLITIQUE MONDIALE Certaines décisions prises par les plus gros négociants peuvent avoir un impact considérable sur la tournure d’événements majeurs dans l’histoire de certains pays. À �tre d’exemple, Ian Taylor, ancien PDG de la société de négoce Vitol, a joué un rôle crucial dans la révolu�on libyenne de 2011, en plein cœur des printemps arabes. Le 15 février de ce�e année, les manifesta�ons pour protester contre la dictature du colonel Mouammar Kadhafi, alors à la tête du gouvernement depuis 42 ans, sont fortement réprimées par le gouvernement et prennent la forme d’une révolte. La situa�on éclate dans un premier temps à Benghazi, deuxième ville du pays, et s’étend rapidement dans tout l’est du territoire libyen. Les rebelles font face à un cruel manque de produits pétroliers raffinés pour con�nuer de faire face à l’armée régulière, mais ils contrôlent des territoires sur lesquels se trouvent d’importantes réserves de pétrole brut.

C’est alors que Ian Taylor rentre en jeu : Vitol avait la capacité de leur fournir le carburant dont ils avaient désespérément besoin, mais un problème subsistait pour eux : ils n’avaient pas les liquidités nécessaires.

Taylor leur a finalement fourni l’énergie qui leur manquait en échange du brut dont ils disposaient.

Mais Vitol n’assurait pas uniquement la livraison de carburant, puisqu’ils leur octroyaient également des crédits. Ce�e deuxième fonc�on de prêteur était par�culièrement risquée étant donné le statut des emprunteurs et leur forte probabilité de ne pas rembourser : si la rébellion avait été matée, la société de négoce aurait dû faire face à de sérieuses difficultés financières. Par ailleurs, le simple fait de faire affaire avec les rebelles a contribué à renforcer la reconnaissance interna�onale du Conseil na�onal de transi�on libyen (CNT) en tant que représentant légi�me du peuple libyen. Ainsi, le rôle décisif que Vitol a joué dans l’avenir de la Libye et de son peuple témoigne de l’influence de certains négociants et de

l’impact déterminant qu’ils peuvent avoir sur les enjeux géopoli�ques majeurs lorsqu’ils sont suscep�bles d’y trouver un intérêt. Toutefois, il arrive que les plus cupides soient tentés de corrompre les en�tés de pouvoir locales afin de maximiser les profits, mais ce�e stratégie à double tranchant est très risquée et ne profite en aucun cas à la société et à son développement.

LE FLÉAU DE LA CORRUPTION EN AFRIQUE Par�culièrement présente en Afrique, la corrup�on freine considérablement le développement économique des pays qui en sont vic�mes. Ce phénomène complexe désigne tout abus de pouvoir ou de posi�on en échange desquels les agents corrompus reçoivent des avantages illégi�mes, qu’ils soient pécuniaires ou non. Il s’observe aussi bien dans le secteur public que privé, concerne à la fois les pe�tes transac�ons quo�diennes et les grandes décisions économiques et poli�ques, et peut être sectorielle comme généralisée dans l’ensemble des secteurs à l’échelle na�onale. La corrup�on se manifeste ainsi sous diverses formes au sein même du secteur des ma�ères premières, à commencer par les pots-de-vin, qui cons�tuent la pra�que la plus courante. Par exemple, en 2014, de nombreux cadres de la compagnie pétrolière brésilienne Petrobras avaient accepté des pots-de-vin en échange de l'octroi de contrats à des entreprises de BTP, dont Odebrecht, qui opéraient notamment en Angola. Des poli�ciens et hauts-fonc�onnaires angolais auraient parallèlement

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d

reçu des millions de dollars pour avoir facilité ces contrats, détournant ainsi des fonds publics. En voyant ses ressources qui auraient pu être inves�s dans des services publics et des projets de développement à long terme siphonnées, l’Angola et son peuple se sont vus passer à côté d’opportunités cruciales en ma�ère de croissance économique et d’améliora�on du bienêtre. Pire que cela, le détournement de fonds publics a freiné la lu�e contre la pauvreté et exacerbé les inégalités sociales et l’instabilité poli�que du fait de la perte de confiance dans les ins�tu�ons publiques.

Même si l’on observe quelques progrès quant à l’u�lisa�on courante de pra�ques corruptrices en Afrique, la lu�e contre ce phénomène n’en reste pas moins un défi complexe et ardu. Et quand bien même un pays dont les revenus proviennent en grande par�e des ressources naturelles était dirigé par un gouvernement parfaitement irréprochable, allouer ces rece�es de manière op�male est loin d’être chose aisée.

CAPITALISER SUR LES PROFITS Les profits liés à la produc�on et aux échanges de ma�ères premières étant très variables du fait de la vola�lité des cours, la ges�on de ces derniers par les pouvoirs en place est très complexe, mais indispensable puisque ces ressources ne sont pas infinies. Si le montant des rece�es est imprévisible, mener des poli�ques structurelles coûteuses sur le long terme cons�tue un réel défi difficilement réalisable, mais pas impossible pour autant. En faisant les bons inves�ssements et en allouant les ressources

de manière op�male, des pays ont su capitaliser sur ces rentes afin de réduire leur dépendance vis-à-vis de celles-ci. L’exemple le plus parlant serait celui du fonds souverain norvégien, aujourd’hui l’un des plus grands du monde avec sa valeur de 1400 milliards d’euros, qui a a�eint une telle taille en inves�ssant chaque année une grande par�e de ses revenus pétroliers dans des ac�ons, obliga�ons et biens immobiliers dans plus de 70 pays. À l’instar de la Norvège, plusieurs États africains qui ont créé des fonds pour placer l’épargne provenant de l’exploita�on des ma�ères premières épuisables comme les énergies fossiles ou les minerais. Le fonds souverain africain le plus ancien est le « Pula Fund », mis en place par le Botswana en 1994 afin de faire fruc�fier les revenus qui �rent leur origine de l’extrac�on de diamants. Il garan�t ainsi au pays des revenus stables sur le long terme, répondant ainsi au défi que représentaient l’épuisabilité des stocks de diamants et la vola�lité de leur prix.

Les ma�ères premières représentent donc à la fois une opportunité et un défi pour de nombreux pays africains. Doté de ressources naturelles abondantes, le con�nent est confronté à la nécessité de gérer efficacement ces richesses pour en �rer des bénéfices durables. L'exploita�on de ces ressources peut contribuer à la croissance économique et au développement, comme illustré par des ini�a�ves telles que les fonds souverains, qui visent à diversifier et stabiliser les économies na�onales. Cependant, la réalité complexe du marché des ma�ères premières, marquée par la vola�lité des prix et les défis géopoli�ques, souligne l'importance d'une gouvernance transparente et d'une lu�e ac�ve contre la corrup�on. Pour que les ma�ères premières puissent cons�tuer un véritable levier de prospérité pour l'Afrique, il est crucial d'inves�r dans des poli�ques de long terme qui encouragent la diversifica�on économique, renforcent les capacités locales et assurent une ges�on responsable des ressources naturelles.

NOTES Giraud, P-N. & Ollivier, T. Economie des ma�ères premières. La Découverte, 2015.

Blas, J. & Farchay, J. The World for Sale. Random House Libri, 2022.

Dembélé, D. M. (2015). Ressources de l’Afrique et stratégies d’exploita�on. La Pensée, (N° 381).

Carbonnier, G. (2013). La malédic�on des ressources naturelles et ses an�dotes. Revue interna�onale et stratégique (N°91).

Lusa. “Corrupção: Os tentáculos da Odebrecht em Angola e Moçambique”. DW, 25 avril 2017.

Des membres du syndicat national des mineurs d’Afrique du Sud dans la rue pour protester face à la corruption ©Reuters.

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GÉOGRAPHIE

Irak Quand crise de l’eau devient synonyme de crise interne et régionale Par Chloé CALAVIA - FDNU

Vue aérienne du fleuve Tigre qui traverse Bagdad ©US Navy.

Il y a près de 2 500 ans, la première guerre de l’eau connue des historiens a lieu entre les cités-États de Lagash et Umma, en Mésopotamie.[1] Aujourd’hui, dans ce�e même région, l’Irak est considéré par l’ONU comme le cinquième pays le plus vulnérable face au changement clima�que[2], entre salinisa�on des terres et diminu�on de la pluviométrie comme des débits fluviaux. Ainsi, l’Irak connaît la sécheresse la plus sévère de son histoire depuis près de quatre ans[3] et ses réserves hydriques ont été divisées par deux en un an.[4] A cela s’ajoute une surexploita�on légale et illégale des ressources, de même qu’une absence de poli�que d’économisa�on, de traitement des eaux usées et d’entre�en des infrastructures, qui datent de l’ère de Saddam Hussein. On assiste donc à

une dégrada�on de la ges�on des ressources tant quan�ta�ve que qualita�ve qui se généralise.

Pourtant, l’Irak est un pays qui dépend grandement des ressources hydriques, auparavant abondantes dans ce�e région dite du « Croissant Fer�le ». En effet, un Irakien consomme en moyenne 392 litres d’eau potable par jour, soit près du double d’un Français.[5] De plus, l’agriculture est un secteur majeur de l’économie, bien que les cultures, notamment de blé, ne sont pas adaptées aux pénuries d’eau. Ce�e remise en cause du mode de vie actuel de la popula�on rurale peut alors, à terme, provoquer des tensions sociales.

De plus, ces ressources dont dépend l’Irak proviennent à 53.5%[6] de ses voisins en amont du Tigre et de l’Euphrate, entraînant des disputes quant à la répar��on régionale de ces eaux.

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L’Irak, à cause de la grave crise de l’eau à laquelle il fait face, est devenu un symbole des conséquences internes et régionales qu’entraîne le changement clima�que et le manque de poli�ques publiques de ges�on des ressources. D’aucun pourrait alors se demander si, 2 500 ans après la guerre entre Umma et Lagash, la Mésopotamie ne serait pas à l’aune d’une nouvelle guerre de l’eau.

QUAND CRISE DE L’EAU DEVIENT SYNONYME DE CRISE INTERNE Datant de l’époque de Saddam Hussein, les infrastructures hydrauliques irakiennes sont vétustes et ont été endommagées par les deux guerres du Golfe, par les embargos successifs et enfin par l’ac�on de l’État islamique (EI). De fait, depuis les années 1980, l’instabilité poli�que chronique empêche toute rénova�on des barrages et des canalisa�ons ou la mise en place de poli�ques publiques de ges�on et de traitement de l’eau. Or, la popula�on subit directement les conséquences de ce�e situa�on, aujourd’hui aggravée par le changement clima�que. La popula�on rurale fait notamment face à un assèchement et à une raréfac�on des terres arables, ainsi qu’à une augmenta�on des pompages, légaux ou non, pour accompagner la croissance démographique, au détriment de l’irriga�on. L’agriculture occupant une place prépondérante dans l’économie, la crise de l’eau met en péril la sécurité alimentaire du pays, qui ne peut plus produire suffisamment et qui entraîne alors une infla�on galopante. La raréfac�on des ressources hydriques entraîne donc une augmenta�on des prix alimentaires, mais aussi des prix de l’eau. Face aux manquements des pouvoirs publics, les Irakiens sont forcés de se tourner vers des pompages illégaux ou vers des entreprises privées. En conséquence, l’accès à l’eau est corrélé au pouvoir d’achat, alors qu’un quart de la popula�on vit sous le seuil de pauvreté.[7] Les pénuries d’eau ont ainsi des répercussions sur le pouvoir d’achat des ménages, sur l’infla�on mais également sur le taux de chômage. En effet, les familles vivant de l’agriculture céréalière ou de l’élevage voient leur source de revenus menacée. L’Irak est donc confronté à un exode rural massif et à une mul�plica�on des bidonvilles autour des grandes villes, avec les enjeux sanitaires et sociaux que cela signifie. Le gouvernement et les observateurs interna�onaux craignent en effet une hausse et une aggrava�on des tensions sociales, communautaires et tribales, opposant les détenteurs des ressources ou de moyens financiers aux personnes en situa�on de manque, fortement s�gma�sées. Le risque d’érosion du �ssu social est alors renforcé par les frustra�ons des popula�ons, avec la crainte de déclencher de nouveaux conflits locaux. Bassora a par exemple vu de nombreux bidonvilles éclore dans sa périphérie, ce qui a mené à des tensions entre habitants mais aussi entre

Rive de la voie navigable Chatt al-Arab à Bassora, La sécheresse affectant la vie des populations locales ©AP.

habitants et État, comme illustré par les manifesta�ons et les émeutes de la soif de 2019.[8] Les Arabes des Marais, ou Maadans, sont par�culièrement vulnérables à ces pénuries hydriques et à la vétusté des infrastructures d’irriga�on et de traitement des eaux. Déjà vic�me de la stratégie de sécheresse volontaire de Saddam Hussein en 1992 des�née à réprimer les soulèvements chiites de la région, les Maadans sont aujourd’hui menacés par la destruc�on de leurs terres et de leur mode de vie.[9] Originaires du delta du Tigre et de l’Euphrate, leurs pra�ques reposent sur la pêche, l’élevage, la culture du riz et l’exploita�on des roseaux, toutes ses ac�vités nécessitant un environnement humide voire marécageux. Or, l’assèchement des marais, imputable au changement clima�que, le rejet d’eaux usées en amont ainsi que la remontée des eaux salines du Golfe dans les terres me�ent en danger jusqu’à l’existence même de ce groupe et de son mode de vie, dépendant de l’existence des marais. Il existe alors un risque que la mise en danger de groupes mène à des tensions voire à des conflits na�onaux, qui aggraveraient encore la crise hydrique en perpétuant l’instabilité et en freinant les rénova�ons des infrastructures et les projets de poli�ques publiques.

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Si le manque d’eau dans les marais peut entraîner des tensions, l’abondance dans le nord du pays présente également un poten�el conflictuel. En effet, les provinces montagneuses du nord, telles qu’Erbil et Kirkouk, se situent en amont des fleuves. En plus de connaître des précipita�ons importantes pour le Moyen-Orient dûes à son climat, leur localisa�on les préserve de la pollu�on, des détournements et de l’évapora�on que le sud connaît. Or, ces provinces font par�e du gouvernement régional kurde, déjà en conflit avec le gouvernement fédéral pour l’exploita�on pétrolière et des ques�ons budgétaires et territoriales.

Le déséquilibre dans la répar��on des ressources hydriques cons�tue donc un nouveau point d’achoppement entre les gouvernements régional et fédéral, surtout depuis l’annonce de la construc�on de nouvelles infrastructures kurdes sur le Tigre, des�née à lu�er contre l’assèchement des puits d’Erbil.[10] De nouveau, les inégalités et la crise de l’eau présentent un risque majeur d’abou�r à une crise interne.

Finalement, la crise de l’eau a été aggravée par l’ac�on de l’État islamique (EI). Pour asseoir sa légi�mité, l’organisa�on islamiste a tenté de se subs�tuer au gouvernement en assurant les services publics, tel que l’approvisionnement en eau. Dans la mesure où l’eau se change en un ou�l de gouvernance, elle se transforme en arme de contrôle u�lisée contre les popula�ons et l’armée irakienne par les islamistes.

Ainsi, l’EI a mis en place plusieurs stratégies, qui ont encore accéléré la détériora�on des infrastructures et diminué les ressources disponibles. L’EI a par exemple concentré ses premières offensives sur les grandes villes mais aussi sur les installa�ons hydrauliques afin de contrôler la distribu�on de l’eau dans le pays. Le barrage de Ramadi, qui alimente Bagdad, tombe par exemple rapidement sous leur contrôle. De même, l’EI u�lise les débits fluviaux à son avantage, en asséchant les rivières pour faciliter le déplacement de ses troupes ou en inondant certaines zones pour empêcher la progression de l’armée et forcer les popula�ons rebelles à l’exode.[11] Le fait que l’EI soit devenu un temps le premier fournisseur d’eau d’Irak cons�tue de fait une menace sérieuse pour la sécurité hydrique du pays, me�ant en péril tant l’environnement que les popula�ons. Dans une période de stress hydrique dû au changement clima�que, ce facteur accroît encore le poten�el conflictuel de l’eau en Irak.

Si l’on en croit l’exemple de la guerre civile syrienne, il apparaît que l’eau agit comme un catalyseur des tensions internes.[12] En somme, le risque est grand d’observer un embrasement de la situa�on interne ayant pour point de départ ce�e pénurie. De fait, la ques�on d’une meilleure ges�on mais surtout d’une meilleure alloca�on des ressources devient de plus en plus primordiale, y compris sur le plan régional.

QUAND CRISE DE L’EAU DEVIENT

SYNONYME DE CRISE RÉGIONALE En plus du risque de crise interne dû au stress hydrique, l’Irak s’expose également à une crise régionale, liée à la répar��on des ressources avec les pays en amont du Tigre et de l’Euphrate. La ques�on de l’alloca�on régionale des ressources est d’autant plus complexe que les débits des deux fleuves sont très irréguliers, annuellement comme interannuellement.

De plus, l’écoulement en aval est largement inférieur à ceux en amont, du fait des barrages et des détournements. Par exemple, il est es�mé que les barrages turcs et iraniens diminuent le flot du Tigre en Irak de 40 à 60%.[13] L’Irak demande donc la créa�on d’agences encourageant la coordina�on régionale et favorisant dès lors la paix. Cependant, les différences de statut juridique des fleuves bloquent toute entente.

Malgré le cadre de l’ONU des�né à favoriser la bonne conduite, le fait que la Turquie considère ces fleuves comme étant transfrontaliers quand l’Irak les considère comme interna�onaux pose problème.[14] Ce�e nuance peut sembler anecdo�que mais engendre des débats quant à la souveraineté des eaux mais aussi des contesta�ons de Bagdad, qui juge que la Turquie et l’Iran contrôlent les débits selon leurs propres besoins, sans considérer les siens.

C’est avec la Turquie que les tensions sont les plus importantes. Pays le plus en amont, elle occupe une posi�on dominante et se montre peu encline à négocier. Ankara considère que, comme ces fleuves prennent leurs sources dans ses fron�ères, leur ges�on concerne uniquement la préserva�on de ses intérêts et de sa souveraineté. De fait, ce discours est incompa�ble avec la posi�on irakienne. Par exemple, la Turquie va lier le débit a�eignant l’Irak à d’éventuelles concessions de Bagdad sur la ques�on kurde. L’eau se change en un moyen de pression pour Ankara, qui cherche à réaffirmer le contrôle de ses fron�ères, ainsi qu’à renforcer son statut d’acteur-clé tant du Moyen-Orient que de la sécurité énergé�que.

Surtout, le lancement du projet GAP en 1972 a accentué les inquiétudes de l’Irak. Le Güneydoğu Anadolu Projesi (Projet d’Anatolie du Sud-Est) est un ensemble de 22 barrages, 19 centrales hydroélectriques et d’infrastructures d’irriga�on des�né à dévier l’eau et par la suite à créer une zone fer�le pour l’agriculture intensive turque. L’Irak est par conséquent devenue une « vic�me de l’hydropoli�que hégémonique »[15] de la Turquie et de sa ges�on unilatérale de l’eau. Par exemple, le remplissage d’un barrage du GAP en 2019 a asséché l’Irak, entraînant l’interrup�on des cultures, la diminu�on des cheptels et des émeutes de la soif à Bassora, également dûes à l’exode rural men�onné précédemment. A terme, il est es�mé que 17 à 34% du débit pourrait être absorbé par l’ensemble des infrastructures du GAP, sans compter les risques de pollu�on liés au barrage.[16] Malgré cela, la Turquie sou�ent, au moins rhétoriquement, le droit interna�onal public et signe des memorandum of understanding concernant la

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Autres fois les terres les plus fertiles de la région l’agriculture irakienne souffre de plusieurs années consécutives de sécheresse ©NRC.

coopéra�on et la modernisa�on des installa�ons. De même, l’accord-cadre de 10 ans signé entre Ankara et Bagdad en avril 2022 a réveillé les espoirs d’administra�on commune et équitable des ressources hydriques en Irak. Malgré cela, il ne semble pas que la crise hydrique régionale ou les tensions entre les deux voisins vont s’apaiser prochainement, dans la mesure où ni le projet GAP ni le changement clima�que ne ralen�ssent.

Bien que les tensions liées à l’eau demeurent moins importantes entre l’Irak et la République islamique d’Iran qu’avec la Turquie, elles n’en sont pas moins inexistantes. En effet, si c’est en Turquie que le Tigre et l’Euphrate prennent leurs sources, c’est en Iran que leurs affluents trouvent leur origine. Or, il est es�mé que 13% du Tigre provient des affluents iraniens. L’Iran a donc, lui aussi, le contrôle sur les ressources qui coulent en aval, en Irak.

Comme l’Irak, l’Iran connaît une grave crise de l’eau, les extrac�ons étant plus importantes que les recons�tu�ons et la demande excédant l’offre. De plus, sa popula�on est en pleine expansion et le pays est toujours sous le coup d’embargos. Par conséquent, les inves�ssements dans les infrastructures hydriques sont relégués au second plan, malgré leur nécessité.

Pourtant, dès 1927, l’Iran inves�t massivement dans la construc�on de barrages, symboles de progrès et de développement, ainsi que dans des protec�ons contre les crues et des canaux. Mais, sans rénova�on, ceux-ci se dégradent et des ressources se perdent sans a�eindre l’Irak. De plus, ils ont été bâ�s, et sont toujours bâ�s, de manière unilatérale, le long de la fron�ère irakienne et sans respect des normes interna�onales. Outre les barrages, des travaux de dévia�on prolifèrent afin de réorienter l’eau vers d’autres régions iraniennes, réduisant là encore le débit irakien. Comme la Turquie, l’Iran exploite les ressources hydriques selon ses besoins, sans discussion avec l’Irak. Pourtant, ce�e poli�que entre en contradic�on avec le besoin pour Téhéran d’avoir

un Irak stable pour préserver ses exporta�ons vers Bagdad.

De la même manière que la crise de l’eau entraîne des crises internes, elle provoque également des crises régionales. De par le manque de coordina�on et de coopéra�on dans la ges�on des ressources fluviales, les pays en aval, la Syrie et l’Irak, sont vic�mes des poli�ques des pays en amont, la Turquie et l’Iran. Là encore, la crise de l’eau con�ent un poten�el conflictuel important dû à un sen�ment de frustra�on des Irakiens.

CONCLUSION En conclusion, le changement clima�que place l’Irak dans une situa�on de vulnérabilité extrême. La ques�on de l’eau est ainsi par�culièrement prégnante.

Autrefois riche en eau, l’Irak fait désormais face à un manque cruel, entraînant un assèchement et une salinisa�on des sols, une destruc�on de la biodiversité et un exode rural massif. Pourtant, le changement clima�que n’est pas la seule explica�on à ce�e situa�on. En effet, l’instabilité chronique, l’absence de poli�que publique et le manque d’entente régionale aggravent encore la situa�on. La raréfac�on de l’eau, le conflit de ges�on et la hausse de la pauvreté peuvent alors, à terme, cons�tuer le point de départ d’un embrasement na�onal et régional. En d’autres termes, en Irak, crise de l’eau devient peu à peu synonyme de crise interne et régionale.

NOTES [1] Amir-Aslani, A. (2022, août 16). Irak, Syrie, Iran, Turquie : chronique d’une guerre de l’eau annoncée.

Le Nouvel Economiste. Consulté le 27 juin 2024, h�ps://www.lenouveleconomiste.fr/irak-syrie-iranturquie-chronique-dune-guerre-de-leauannoncee-93959/ N°9 - 75

[2] Miansoni, S. (2023, août 20). Face au changement clima�que et à la mauvaise ges�on de l’eau, l’Irak s’assèche à toute vitesse. Libéra�on.

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Consulté le 27 juin 2024, h�ps://www.libera�on.fr/ interna�onal/moyen-orient/face-au-changementclima�que-et-a-la-mauvaise-ges�on-de-leau-liraksasseche-a-toutevitesse-20230818_YDJ42AJOGBGDHD7DUOJULKOBW M/ [5] Domalain, B. (2022, 29 juillet). L’Irak pris en étau entre la Turquie et l’Iran, deux hydro-hégémonies.

CFRI Irak. Consulté le 27 juin 2024, h�ps://cfriirak.com/ar�cle/lirak-pris-en-etau-entre-la-turquie-etliran-deux-hydro-hegemonies-2022-07-29 [6] D’Isidoro, J.-B. (2015a, novembre 12). La crise de l’eau en Irak : contexte et perspec�ves (1/3). La dépendance hydrique irakienne. Les Clés du MoyenOrient. Consulté le 27 juin 2024, h�ps:// www.lesclesdumoyenorient.com/La-crise-de-l-eauen-Irak-contexte-et-perspec�ves-Par�e-1-ladependance.html [7] Ac�on contre la faim. (2024, 5 juin). Crise clima�que : l’exode de milliers d’Irakiens. Consulté le 27 juin 2024, h�ps://www.ac�oncontrelafaim.org/ala-une/crise-clima�que-lexode-de-milliers-dirakiens/ [8] Ini�a�ves Pour L’Avenir des Grands Fleuves.

(2019, 27 janvier). Sécheresse en Irak. Consulté le 27 juin 2024, h�ps://www.ini�a�vesfleuves.org/ actualites/une-crise-de-leau-inquietante-en-irak/ [9] Miansoni, S. (2023, août 20). Face au changement clima�que et à la mauvaise ges�on de l’eau, l’Irak s’assèche à toute vitesse. Libéra�on.

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76 - N°9 : Les propos contenus dans ces ar�cles n'engagent que leurs auteurs et en aucune manière Terra Bellum

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