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La révolution tavernomie

Pour sortir du sempiternel choix entre adresses gastronomiques et populaires, Athènes voit émerger un nouvel esprit dans ses restaurants, mêlant l’ambiance décontractée des tavernes traditionnelles et la virtuosité des tables haut de gamme.

Ce samedi midi, il est l’heure pour les marchands ambulants de plier leurs stands. Dans ce quartier excentré d’Athènes, le restaurant Fita — dont la terrasse déborde sur le marché du week-end — accueille à peine ses premiers clients du déjeuner. Les derniers partiront, repus, vers 18 heures… En cuisine, les deux chefs, Fotis Fotinoglou et Thodoris Kassavetis, s’affairent déjà derrière leurs fourneaux d’où s’échappent des effluves vaporeux. À croire que le choix de s’installer dans ce quartier nommé Neos Kosmos — Nouveau Monde, en français — était prémonitoire. C’est ici que leur établissement éclaire la scène culinaire athénienne depuis son ouverture au cœur de l’été 2019. Une adresse qui sublime la culture gastronomique traditionnelle pour l’élever à un niveau exceptionnel. Pour ce déjeuner, la table se transforme en scène de ballet. Les assiettes virevoltent et s’entrechoquent.

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Saisonnalité, fraîcheur, saveurs : la table du restaurant Fita est à l’image de cette cuisine grecque en mouvement.

Si la carte est courte, il est recommandé d’avoir l’appétit large. La salade grecque oublie l’habituelle féta pour laisser place au xino, fromage de chèvre crémeux produit sur l’île de Kimolos. Le caviar d’aubergines (achetées au marché d’en face le matin même) est associé à des filets de sardines marinés. Le tarama, onctueux à souhait, est accompagné de chips maison encore tièdes. L’anguille est grillée entière, entourant une salade de pois chiches aux herbes sauvages. Un festin qui réussit le tour de force d’associer l’esprit décontracté des tavernes à la précision et la qualité des produits que l’on croise habituellement dans les établissements gastronomiques.

Thodoris Kassavetis (veste blanche) et Fotis Fotinoglou (veste noire), chefs du Fita.

Car si la Grèce est connue pour ses tables populaires qui servent des plats simples, bon marché et goûteux (impossible de passer à côté des souvlakis, petites brochettes de viande grillée à la braise…), elle offre à l’autre extrémité du spectre des restaurants gastronomiques, principalement aux accents étrangers — que ce soit dans l’assiette ou en cuisine. « L’idée de départ est simple. Faire une cuisine de qualité, de saison, sans se prendre la tête », expliquent modestement nos deux chefs. « Le menu change chaque jour, en fonction de nos producteurs, nos pêcheurs, de la météo. » Un esprit décontracté, certes, mais loin d’être brouillon. « Nous voulons des assiettes lisibles, claires », précisent les cuisiniers. Fita incarne cette révolution de palais qui anime actuellement le pays, ouvrant la voie à une nouvelle catégorie de restaurants. La « tavernomie » — néologisme associant les mots « taverne » et « gastronomie » — serait-elle bel et bien née ?

Décor sobre et salle lumineuse, Fita joue la carte de la simplicité pour se concentrer sur l’assiette.

Ressources magnifiques

Ce sont les producteurs, éleveurs ou pêcheurs qui « décident » du menu, en fonction de leurs récoltes et arrivages.

Pour le savoir, une étape chez Lefteris Lazarou s’impose. L’homme à la moustache buissonneuse et au sourire facile est l’un des chefs grecs les plus célèbres au monde. Son vaisseau amiral, le Varoulko Seaside, a pris ses quartiers sur un petit quai de la charmante ville du Pirée. Depuis trente-cinq ans, Lefteris Lazarou explore les saveurs marines, ce qui lui vaut une pluie de récompenses. Mais qui fait surtout le bonheur de ses clients. La Grèce a tant à offrir, selon lui : « Notre pays possède des ressources magnifiques. Notamment grâce à la combinaison de nos côtes et de nos montagnes. Le littoral regorge d’espèces aux saveurs subtiles », nous explique-t-il.

Lefteris Lazarou est le plus grand ambassadeur de la gastronomie grecque.

La table est d’abord renommée pour son menu gastronomique et son service étoilé, mais elle n’a pas remisé son esprit taverne de bord de mer. Sinon que les nappes en papier sont remplacées par un coton épais. Les flacons d’huile d’olive sur les tables sont remplis des plus précieux nectars. Et les assiettes sont dressées comme des tableaux contemporains. Les marqueurs « helléniques », eux, sont tous là, en bouche. Comme dans ce plat de seiche grillée accompagnée d’une tomate farcie au riz crémeux et à la mousse de féta. Fermez les yeux et vous aurez les saveurs typiques des plats des yaya (les grands-mères) qui perpétuent la tradition dans les villages.

La seiche grillée à la perfection est servie avec une yemista traditionnelle (tomate farcie de riz).

« Lorsque j’ai commencé dans ce métier, il n’y avait rien en termes de gastronomie grecque. J’ai créé des recettes, qui, depuis, ont fait le tour du monde. » Son calamar au basilic ou sa moussaka à la langouste sont fameux. Ses efforts et son talent sont récompensés, avec une clientèle qui prend enfin le temps de découvrir l’Attique avant de remplir les Cyclades. « On a attiré nos visiteurs grâce aux îles. Désormais, ils séjournent à Athènes plusieurs jours pour découvrir notre gastronomie et nos trésors. Pendant longtemps, les tables réputées servaient des menus français ou italiens. J’ai été le premier restaurant de cuisine grecque à obtenir une étoile au Guide Michelin. »

Dès que la température le permet, la salle du Varoulko Seaside se situe sur le quai du Pirée, à l’extérieur.

Pour le chef, le meilleur est à venir. « Nous croyons enfin en nos traditions et en nos produits locaux. Même les restaurants des grands hôtels de la ville revisitent les recettes du quotidien. On peut désormais trouver des youvarlakia (plat de boulettes de bœuf dans une sauce crémeuse au citron – ndlr) dans les palaces ! », s’amuse-t-il.

Ari Vezene, cuisinier américano-grec qui joue avec le feu.

La mer n’est pas le seul terrain de jeu des chefs d’ici. Ari Vezene est l’homme qui donne ses lettres de noblesse à la viande. Né à New York, le jeune Ari a grandi entre les deux cultures. C’est en 2005 qu’il s’installe définitivement sur les bords de la Méditerranée. En mai dernier, son restaurant Vezene a fêté ses 10 ans. « Mon idée principale est de mixer les cuisines grecques et américaines, en écho à mon parcours et à mes voyages. Je suis autodidacte. J’ai obtenu un diplôme en finance. Ce qui explique pourquoi j’ai toujours ressenti le besoin de faire deux fois plus d’efforts pour rattraper les autres… Mais, j’y mets deux fois plus de cœur pour y arriver. »

L’établissement, qui porte le nom de son chef, fête ses 10 ans cette année.

Vezene est l’incarnation de cette cuisine personnelle qui peut faire vibrer n’importe quelles papilles. « Je voulais surprendre et pas lancer un simple restaurant grec. Je suis new-yorkais, mes parents sont grecs, et j’ai conçu une cuisine qui combine habilement ces deux horizons. Et puis j’ai toujours respecté la manière dont les Français abordent le bistrot. J’en adore l’esprit, assez similaire à celui des tavernes. » Et en cuisine ? « Je suis allé droit au but. Nous, on adore les grillades. Le feu est à la fois grec et universel. »

Au Vezene, la viande grillée est à l’honneur.

Comment le chef définit-il les piliers gustatifs de son pays ? « Pendant des années, les Grecs ont essayé de reproduire des recettes originales ou de réinterpréter les classiques. Mais plus on remonte dans l’histoire, plus on se rend compte de l’importance des distinctions régionales. Par exemple, la cuisine de la mer Ionienne, celle des Cyclades, celle de la Crète ou de la Macédoine sont quatre cuisines singulières. Leur point commun ? La clarté, la saveur, la simplicité. La Grèce, c’est la promesse de la fraîcheur. »

Un monde parallèle

Alexandros Tsiotinis a sobrement nommé son restaurant CTC, qu’il faut prononcer [sitisi] pour en révéler la signification antique : « alimentation ». Le chef, passé par les brigades les plus prestigieuses d’Europe, explore un monde parallèle. Dans cette jolie salle contemporaine, on s’éloigne de l’esprit taverne, et on pousse le curseur de la création au maximum.

Alexandros Tsiotinis est revenu en Grèce pour ouvrir une table ambitieuse.

Ses amuse-bouche secouent les dogmes et les habitudes locales. Sur l’idée d’un souvlaki, les convives sont invités à croquer dans une brochette de crevettes crues du Péloponnèse, accompagnée d’un pain pita fait à partir de trahana (aliment séché, fabriqué avec un mélange fermenté de céréales et de yaourt). Sa version de la salade grecque prend la forme d’une rose composée d’une meringue de tomate, d’une glace de féta et d’un pesto d’origan.

Les amuse-bouche du CTC remodèlent les saveurs locales.

« J’accueille des locaux, mais aussi beaucoup de visiteurs étrangers. Il n’est pas simple de déconstruire nos recettes traditionnelles, car les touristes ne possèdent pas notre bagage gustatif qui permet de faire vibrer les souvenirs. Il reste que la Grèce dispose de nombreux climats qui produisent des ingrédients exceptionnels. Nos oursins, par exemple, possèdent un petit supplément d’âme qui les rend différents — et meilleurs ! — de tous les autres. Chez CTC, nous mélangeons le classicisme avec la modernité, les produits nobles avec les ingrédients populaires. Nous rapprochons les univers. »

« Les Athéniens adorent les cuisines du monde »

Vasilis Kallidis, roi des foodies athéniens.

Vasilis Kallidis est à la fois chef star, entrepreneur, influenceur, foodie, voyageur… Et surtout un amoureux inconditionnel d’Athènes. Il teste les nouveaux restaurants plus vite que son ombre, et son guide The Athens Food Guide: a Trip to the Underbelly of Athens (éd. Patakis, 2019) apporte un regard décalé sur la scène food de sa ville.

« La cuisine grecque rencontre aujourd’hui un succès international. C’est, selon moi, la tendance la plus importante depuis l’engouement pour le sushi dans les années 1990. Ce qui est amusant, c’est que les Athéniens aiment surtout la cuisine… du monde. Moi, je mange tout ici — j’adore les côtelettes d’agneau des tavernes traditionnelles —, mais j’avoue que je préfère manger laotien ou suédois plutôt que grec, surtout le soir. Pour ma dernière ouverture de restaurant, j’aurais pu penser à un énième souvlaki. Je serais probablement devenu millionnaire ! Mais j’ai préféré servir des bao, ces petits burgers taïwanais faits avec un pain de farine de riz. Ça me plaît, ça plaît aux gens. Pour nous, les Athéniens, manger “à la grecque” signifie rester à la maison ou aller dans les tavernes de villages. Ce sont surtout les touristes qui mangent à la grecque ! »

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