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07 "Une cuisine à soi"

Quand le discours architectural se confronte aux codes de représentation

Lauréate pour le Prix des mémoires de la Maison de l’architecture IDF 2022

Mémoire complet : https://issuu.com/salilas/docs/_une_cuisine_a_soi_-_salila_sihou

...le Ratio du système économique capitaliste n’est pas la raison elle-même mais une raison obscure. Une fois passé un certain point, elle abandonne la vérité à laquelle elle participe.

Siegfried Kracauer [1]

Introduction

« Cette civilisation n’a plus de vêtements, plus d’églises, plus de palais, plus de théâtres, plus de tableaux, plus de livres, plus de sexes. »[2] déclarait le vétéran et écrivain français Pierre Drieu La Rochelle en revenant de la Première Guerre mondiale. Au même titre que la littérature, l’art et l’architecture, la différence de « sexes » est ici désignée en tant qu’un des piliers de la civilisation, qui, d’après lui, était en danger depuis la fin de la guerre. L’auteur déplore, en fait, les codes normatifs masculins qu’avaient adoptés certaines femmes pendant la guerre ; une période pendant laquelle elles avaient pu acquérir un peu plus d’indépendance.

Les écrits de cet écrivain, résolument fasciste, ne pourraient clairement plus être considérés de la même façon dans notre contexte contemporain. Depuis les années 1970, parmi les grands mouvements sociaux qui ont agité le monde occidental, les études féministes ont permis de faire reconnaître le genre en tant que construction sociale et culturelle. La perception des œuvres du XXème siècle a donc évolué depuis, ouvrant simultanément un gap générationnel – « ok boomer »[3] dirait-on a Drieu La Rochelle aujourd’hui. Cette lecture, d’abord visible au sein des sciences sociales, a atteint plus récemment le domaine de l’architecture. « L’architecture n’y échappe(ra) pas »[4] , écrivait l’architecte Stéphanie Dadour en 2018 à propos du féminisme. Il y aurait un changement de discours qui est en train de s’opérer, permettant la démocratisation de notions liées aux études de genre, mais aussi, à l’écologie, aux études post-coloniales, etc. Ces notions, qui ont longtemps été confinées aux cercles universitaires, émergent à peine dans le domaine public français[5]. Sur le papier, ce discours a l’air de faire consensus chez les architectes –tout le monde serait « pour l’égalité hommes-femmes » et « pour la préservation de la planète ». Or la banalisation d’un discours dit progressiste est-elle réellement signe de changement dans la pratique ?

Lors d’une table-ronde organisée par Stéphanie Dadour il y a trois ans, les intervenantes soulevaient la nécessité de rendre visible le genre en tant que facteur structurant l’espace. Cette démarche de visibilisation témoigne d’un retournement dans l’approche féministe de l’architecture : après la révélation dans les années 1970 de la fabrication socio-culturelle du genre, il s’agit désormais de prouver son imprégnation dans les pratiques professionnelles. En ce sens, face à un regard d’architecte qui se veut neutre voire apolitique, le constat alarmiste d’un écrivain fasciste tel que Drieu La Rochelle admet étrangement un point intéressant : la binarité de genre est un système de catégorisation sociale qui traverse tous les domaines de la vie humaine, sans exception[6]. Même si ce dernier le concevait en tant que caractéristique « naturelle » et non en tant qu’outil d’oppression politique, son propos témoigne de cette approche relativement explicite des œuvres du XXème siècle à laisser transparaître leur ancrage idéologique.

Il s’agit donc, à travers ce mémoire, de déployer une stratégie de démystification pour comprendre comment l’évolution du discours architectural peut progressivement conduire à sa désincarnation : en se voulant consensuel, il construirait une résistance face aux à toute remise en question des fondements de la pratique et masquerait les enjeux systémiques de la discipline.
De fait, il semble judicieux de se demander comment évolue ce discours autour d’un espace aussi codifié qu’une cuisine. Étant presque considéré comme dépassé, le stéréotype femme-cuisine est un excellent témoin du paradoxe qu’il y a entre invisibilisation du stéréotype de genre dans une représentation et visibilisation du rapport genré structurant une représentation ; une réflexion qui mène tout droit à un question délicate : peut-on (doit-on) encore représenter une femme dans une cuisine ?

Dans Mythologies, Roland Barthes nous fait part d’une méthode de déchiffrement des discours mythiques, en tant que stratégie pour faire face aux idéologies communes qui imprègnent nos inconscients collectifs[7]. Les propos de l’ethnologue Marilynn Strathern le résument brillamment : « Cela importe, les idées que nous utilisons pour penser d’autres idées [...] Cela importe, quelles histoires nous utilisons pour penser d’autres histoires »[8].

Cette phrase résonne facilement avec l’utilisation de « références » en architecture, une notion déjà incontournable pendant les études. Elles seraient requises pour penser un projet, que ce soit en termes d’inspiration ou d’exemple ; nous donnant en quelque sorte un sentiment de liberté créative. Mais les références ne sont-elles pas la partie immergée de l’iceberg des normes?Qu’elles soient constructives, architecturales ou sociétales, les normes implémentent un ensemble d’idées et d’histoires qui se fondent dans des codes de représentations difficilement questionnables.

En sélectionnant un ensemble de représentations de cuisines issues du XXème siècle, l’approche historiographique, littéraire et cinématographique des trois parties constituant ce mémoire vise à identifier les processus d’imbrication et de co-construction des différents rapports de pouvoir qui traversent les codes de représentations en architecture. C’est alors depuis le stéréotype femme-cuisine que nous tenterons d’attraper les liens idéologiques qui tissent le grand système de la représentation architecturale.

[1] Siegfried Kracauer, « The Mass Ornament ». The mass ornament, 1963, p. 81.

[2] Pierre Drieu La Rochelle, La Suite dans les idées. Au Sens-Pareil, 1927, p. 125. [cité par Mary Louise Roberts, Civilization without sexes : Reconstructing gender in postwar France, 1917-1927. Chicago University Press., 1994, p. 2.]

[3] Guillaume Lohest, « “Ok Boomer” ou la déchirure d’une insoutenable vision du monde ». Mediapart, 13 décembre 2019 [en ligne].

[4] Stéphanie Dadour, « L’architecture, une question de féminisme ». D’A. D’architectures, no 268 “Genre architecture”, décembre 2018, p. 71-95.

[5] Les pays anglo-saxons se sont emparés de ces sujets bien plus tôt. Aujourd’hui, une grande majorité des études ou articles concernant le féminisme et l’architecture sont en anglais. voir Giulia Zonca et Dorota Slazakowska (Duo ZS), « Chronologie réflexive d’un Intensif Féministe à l’ENSAPM ». Re-vue Malaquais, no 6 “Des féminismes en architecture”, 2020, p. 37-44.

[6] Intervention de Lucile Biarrotte. Stéphanie Dadour, « Genre et espace : une table-ronde entre professionnel.le.s ». D’A. D’architectures, no 268 “Genre architecture”, 11 décembre 2018 [consultable en ligne].

[7] Roland Barthes, « Le mythe, aujourd’hui ». Dans Mythologies, 1956.

[8] Marilynn Strathern, Reproducing the Future, Manchester University Press, 1992, p. 10. Extrait original : « It matters what thoughts think thoughts. It matters what knowledges know knowledges. It matters what relations relate relations. It matters what worlds world worlds. It matters what stories tell stories. »

Sommaire

Introduction p.11

PARTIE I . LE(S) CORPS

Chapitre 1 : Corps stéréotypés p.16

Chapitre 2 : Corps rationalisés p.28

Chapitre 3 : Corps domestiqués p.42

PARTIE II . CUISINER : UNE QUESTION DE GENRE

Chapitre 4 : Aliénation p.56

Chapitre 5 : Confinement p.70

Chapitre 6 : Asservissement p.86

PARTIE III . LE DÉCOR : UNE MISE À DISTANCE

Chapitre 7 : Cuisine industrielle p. 102

Chapitre 8 : Cuisine métropolitaine p.118

Chapitre 9 : Cuisine terrienne p.132

Conclusion p.143

Postface p.145

Bibliographie p.147

Filmographie p.153

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