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Déroute

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Vanity case

Vanity case

Annabelle Payant

Serveuse (20-25 ans). Amie (18-24 ans). Cliente Tim Hortons (rôle muet). Employée 1. Copine d’Alex. Annie (24-35 ans). Intéressante et drôle. Pas du genre « petite matante ». Elle est cool. Jeune femme. Cliente femme (25-35 ans). Look authentique. Kate (début vingtaine). Allure pas trop raffinée, mais unique. Collègue bureau femme (20-25 ans). Timing comique. Pas connue. Femme. Flirt de Simon (30-35 ans). Femme (24-34 ans). Elle dégage une belle confiance. Jolie. Infirmière (25-30 ans).

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Voici la liste de tous les rôles pour lesquels j’ai auditionné dans les dernières années. Peut-on appeler ça des personnages? J’en doute. La plupart du temps, ils n’ont même pas de nom : seulement un genre attribué à la naissance ou, au mieux, une fonction.

Auditionner est un grand mot. Poser, figurer ou parader serait peut-être plus acceptable dans ce contexte. Le plus souvent, votre réplique est improvisée ou réécrite le matin même. Inutile de vous préparer. Il se peut aussi que vous n’ayez pas de texte, que vous vous déplaciez seulement pour réagir — un regard complice, un air étonné, un sourire radieux. Surtout, ne faites pas un son. Vous avez un rôle muet. Il est interdit de vous entendre. Même les onomatopées sont proscrites. Silence.

On vous envoie un fichier PDF bourré de fautes et on vous attend vingtquatre heures plus tard dans un studio bétonné du Mile End. Il est requis d’honorer cette convocation de dernière minute. On s’attend à ce que vous

annuliez votre quart de travail, trouviez une gardienne, manquiez votre cours, déplaciez votre rendez-vous chez le coiffeur, le psychologue, le vétérinaire, le dentiste. Votre extraction des dents de sagesse peut certainement attendre. Votre colonoscopie aussi. Après tout, c’est peut-être la chance de votre vie. Le contrat que vous attendiez depuis si longtemps. Annulez tout, même vos vacances. C’est bien connu, vous quittez la ville une semaine et soudainement les opportunités pleuvent. Jouez à Tetris avec votre agenda. Sortez le Liquid Paper. C’est la moindre des choses. Ce rendez-vous glorieux d’une durée maximale de cinq minutes pourrait vous faire rencontrer un grand réalisateur. Un mentor. Votre âme sœur artistique. Qui sait?

Les studios sont vides. Le jury n’y est pas. Le réalisateur, comme toujours, est absent.

Un quadragénaire dont le visage vous dit vaguement quelque chose vous dirige. Diriger est un grand mot. Il vous dit quoi faire, vous le montre, vous le mime si à ses yeux vous manquez de vivacité d’esprit. Quelqu’un filme votre performance — quelqu’un qui ne vous a même pas dit bonjour quand vous avez passé la porte. Si vous êtes chanceux, on vous laisse trois prises. Trois tentatives pour montrer qui vous êtes. Tout ce que vous savez faire. Pour dévoiler vos couleurs. Croquer la McCroquette.

Le réalisateur regardera peut-être la vidéo qu’on fera de vous. Peut-être pas. Vous ne le saurez jamais.

Avec les années, vous construisez tout un catalogue de vous-même. Des photos de casting reprises au moindre changement capillaire, ou parce que six mois plus tard, vous n’aimez plus vos clichés de la dernière séance. Votre ordinateur est saturé de vos portraits. De toutes ces fois où vous vous êtes filmé. Où vous avez passé des heures à refaire une scène stupide. Croquer le panini, boire le café, sourire de contentement dans le vide, sacrer contre votre animal de compagnie qui est entré dans le cadre et a ruiné la prise. Laissé à vous-même, vous avez la possibilité de vous analyser à l’infini. Vous n’êtes jamais satisfait.

J’ai tapissé les murs de ma chambre de ces reliques. Collé tous les textes, les breakdowns, les photos. Recouvert le papier peint de tous mes angles, le bon profil, le mauvais. Une mini-rétrospective de moi-même. Une commémoration privée organisée en l’honneur de mon acharnement. Ma volonté. Mon espoir. Déchus.

Il suffirait de craquer l’allumette. De regarder la flamme jaillir, prendre de l’expansion. De lever le bras au-dessus de la tête. Puis, l’air déterminé, de lancer le feu derrière soi. Après, il ne resterait probablement pas grand-chose. Peutêtre quelques morceaux de visages cramés. Des mots orphelins, des syllabes amputées. Des miettes à donner aux oiseaux. Ou juste de la poussière.

Ce « je » humilié maintes fois n’existerait plus. Il serait loin derrière, se dissiperait dans le ciel. Sans une larme. Sans adieu.

Mon corps avance le long de la 132. Il marche tout seul. Sans jamais se retourner. La grêle martèle mon crâne depuis L’Anse-à-Gilles. Je franchis SaintJean-Port-Joli. Onze heures avant Kamouraska. Ma terre d’accueil. Mon havre. Des voitures passent. Leurs phares broient mes iris. Ici, il fait noir. Pour voir quelque chose, on doit aveugler la nuit.

Une station wagon me dépasse puis s’arrête. Deux petits coups de klaxon. La vitre du côté passager s’abaisse. J’ai les yeux embués. Rien de discernable à part deux silhouettes. Des amoureux, des amis, des frères peut-être. On me parle. Un accent européen. Français. Pas un accent du sud. Un accent breton. Ou peut-être belge. On me demande où je vais. Kamouraska. Eux aussi. Un adon. On m’invite à monter. J’hésite deux secondes. J’embarque. Couvre de grêle la banquette arrière. Nous roulons. Doucement, ma vision se désembrouille. Des visages candides. Des cheveux de moutons malgré la calvitie. Ils me disent vaguement quelque chose. L’un me demande ce que je faisais à marcher dans la noirceur. J’avançais vers ma terre promise. L’autre me lance que vite comme ça, de dos, je ressemblais à Rosetta. Rosetta. L’homme du côté passager se tourne vers moi et me sourit. Un temps. Je lève les yeux et croise

le regard du conducteur dans le rétroviseur.

Je suis sur la banquette arrière des frères Dardenne. Luc. Jean-Pierre. Mes grands maîtres. Mes cinéastes préférés. Je me liquéfie.

— Et qu’est-ce que vous faites dans la vie?

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