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Respirer en haut
Lydia Roy-Simard
Mireille, 32 ans, est installée dans un hamac accroché au-dessus d’une grande fenêtre sans rideaux, dans le salon de son appartement. Elle lit. Sur le plancher, sous elle, on voit une tringle et des rideaux traîner un peu pêle-mêle. Près d’elle, il y a un escabeau.
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Mélissa, la sœur de Mireille, 29 ans, cogne à la porte.
MIREILLE
Entre! C’est ouvert!
Mélissa ouvre la porte. Elle regarde à droite et à gauche dans la pièce.
MÉLISSA
Mireille?
MIREILLE
Regarde en haut. Je suis en haut de la fenêtre.
Mélissa lève la tête et y découvre sa sœur installée dans le hamac.
MÉLISSA
Ben voyons, qu’est-ce tu fais là?
MIREILLE
Ben, je lis. Pourquoi? T’as l’air surprise de me voir lire.
MÉLISSA
Non, mais qu’est-ce que tu fais en haut? Ça a l’air vraiment bancal ton affaire. Es-tu sûre que ça tient?
MIREILLE
Inquiète-toi pas : j’ai drillé ça dans le mur vraiment solide. Je suis rendue ici
parce que depuis quelques temps, tout me tape sur les nerfs en bas. Pis comme j’étais un peu tannée de briser mon habillage de fenêtres, je me suis dis que ça serait peut-être une bonne idée de m’arranger pour rester un peu plus longtemps en haut.
MÉLISSA
De quoi « briser ton habillage de fenêtres »? Je comprends rien.
MIREILLE
Trois fois. Trois fois hier que j’ai essayé de grimper aux rideaux. Une fois dans le salon (pointe les rideaux par terre) pis deux fois dans la cuisine.
MÉLISSA
Mais… pourquoi tu fais ça?
MIREILLE
Ben, je sais pas si t’as remarqué, mais des rideaux là, on en trouve autour de chaque esti de fenêtre. Fait qu’à un moment donné, ça a été plus fort que moi. C’était comme un appel.
Mireille essaie de se redresser dans son hamac en tentant de s’agripper maladroitement au mur.
MÉLISSA
Attention, tu vas tomber! Là, descends de là, tu me stresses. Tu vas te cogner la tête pis… pis tu vas mourir! C’est dangereux en haut. En bas, c’est stable. (elle tape du pied sur le sol) Tu vois? Ça s’appelle un « plancher ». C’est fait pour soutenir les gens.
MIREILLE
Non, toi monte! Tu vas voir : ça fait vraiment du bien!
MÉLISSA
Es-tu malade? Je monte pas là.
MIREILLE, lentement et doucement, style hypnose Ok. Respire et écoute le son de ma voix. Là, tu vas penser à ta facture d’Hydro
Savais-tu qu’ils ont encore augmenté les frais en janvier?
MÉLISSA
Je vois pas le rapport avec mon compte d’Hydro. Go, là, descends!
MIREILLE, lentement et doucement, style hypnose Charles. Pense à ton ex Charles quand il oubliait tout le temps de refermer les portes d’armoire. Ou quand il oubliait de vider l’eau de son bain. Ou quand il -
MÉLISSA
Voyons, je m’en fous de Charles, ça fait longtemps que je suis passée à autre chose.
MIREILLE
Même si je te rappelle le bruit qu’il faisait quand il mangeait des céréales devant la télé? (fait le bruit avec sa bouche)
MÉLISSA, se bouche les oreilles Ark! Arrête, arrête, arrête! Ok, ça. Ça c’était insupportable.
MIREILLE
Ok, fait que tu viens-tu en haut?
Mélissa se dirige vers le sofa et s’assoit dessus. Elle regarde sa sœur en haut.
MÉLISSA
Tu me décourages.
MIREILLE
C’est tellement votre vie à vous autres ça, les gens d’en bas : « être découragé·e·s ».
MÉLISSA
Mais peut-être parce que nous autres, le « monde d’en-bas », on gère mieux nos émotions? Peut-être qu’on vit une belle relation, nous autres, avec nos rideaux?
MIREILLE
Regarde. Je comprends que tu saisisses pas tout. Mais tu vois, pour moi, m’installer ici, c’est un peu comme prendre des vacances. Si j’étais partie dans le Sud, personne me jugerait de prendre un break. Mais là, au lieu d’aller me perdre à genre Cayo Coco pendant une semaine, j’ai juste à regarder par ma fenêtre pis j’ai accès gratuitement à l’horizon. (elle regarde par la fenêtre) Wow! Eille, y’a un chat qui traverse la rue! (se retourne vers Mélissa) Pour vrai, tu serais vraiment étonnée du bien que ça fait. En haut : pas de ménage à faire, pas de vaisselle, pas de lunchs -
MÉLISSA
Mais attends : comment tu fais pour faire pipi?
Les deux sœurs se regardent en silence pendant quelques secondes.
MIREILLE
Là, tu poses beaucoup trop de questions. MÉLISSA, long soupir Bon, ok. S’il faut que tu meures, j’aimerais mieux mourir avec toi. Fait que... par où il faut que je passe pour monter?
MIREILLE
L’escabeau est juste là! (pointe l’escabeau à côté d’elle)
Mélissa monte dans l’escabeau pour aller rejoindre Mireille. Les deux tentent maladroitement de se coucher l’une à côté de l’autre dans le hamac, passant très près de tomber en bas à quelques reprises.
MIREILLE
Pis? C’est cool, en?
MÉLISSA
J’avoue que c’est quand même un petit peu excitant le feeling d’être au-dessus de nos affaires. Dans le sens de « toutes les affaires à faire sont en bas », là.
MIREILLE Bon, tu vois!
MÉLISSA
En tout cas, faut que je t’aime en maudit pour faire des niaiseries de même.
MIREILLE
Tout est toujours une question de perspective, ma sœur. Si on se sent en paix où on est, dans le moment présent, ça nous aide à profiter un peu plus de la vie. Moi aussi, je t’aime.
Mireille et Mélissa profitent silencieusement de ce moment de partage et de plénitude. On entend soudainement des pas décidés provenant de l’appartement au-dessus, puis un bruit de drill.
VOISINE D’EN HAUT (voix off – un peu lointaine, mais audible) (crie) Pu capable! Argh!
On entend un objet métallique tomber sur le sol.
MÉLISSA
Penses-tu que ce serait une bonne idée d’aller parler « rideaux » avec ta voisine d’en haut?