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J’ai des rideaux à brûler
Elena Dakka
message envoyé par hasard à quatre heures du matin : t’es réveillé? pas besoin de plus, j’enlève les politesses inutiles. j’ai un seul but : te voir. je ferme mes rideaux en dentelle sachant très bien que mon voisin m’observe souvent à travers. j’allume une bougie parfumée à la lavande et modifie pour la troisième fois la disposition de mes oreillers. mon téléphone m’avertit : j’arrive. je décide d’éteindre la bougie. la dentelle, ça prend feu.
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enroulée dans mon attente, je guette ton arrivée par la fenêtre. je détache mes cheveux, je les rattache, j’hésite à me couper une frange avec des ciseaux. j’endure l’impatience. les papillons de mon ventre remontent dans ma gorge, j’ai envie de les vomir pour m’en débarrasser. je ne sais plus si c’est une bonne idée. j’ai hâte de te voir. tu frappes à la porte. je laisse mes cheveux tomber en cascades sur mes épaules (je ne suis pas sûre de ce que ça veut dire, mais j’aime croire que mes cheveux ont le pouvoir de faire ça). je tamise les lumières – je sais que tu me trouves plus jolie dans la pénombre. je t’ouvre, tu portes exactement la même chemise que la dernière fois.
tu nous verses du vin, tu ne me parles que de toi, tu ne m’as pas demandé comment je vais, tu ne m’as pas dit que j’étais belle. je m’imagine te casser un verre sur la tête. je me retiens. le sang, ça tache et mon immense t-shirt est blanc. je prends une gorgée. puis deux. à la troisième, j’oublie que ta personnalité m’agace, j’ai envie de toi. une partie de moi t’aime. mais une autre sait que ce n’est pas réciproque et que je me casse les dents sur la route de cet amour à sens unique. je t’embrasse, pour qu’on puisse enfin se taire.
je lèche tes lèvres, je ferme les yeux, je mords l’oreiller. j’ai une crampe à la jambe que j’essaye de dissimuler sous le plaisir. tu ne remarques rien, tu embrasses ma paupière gauche. je me donne en spectacle devant toi, mon unique audience (ne te retourne pas, mon voisin nous regarde). j’aimerais que tu puisses me déchirer la gorge, que tu découvres tous les poèmes qui s’y trouvent. on va dormir ensemble tu me dis que ta voiture est mal stationnée, que tu dois partir, tu me dis bye, tu es déjà dans l’embrasure de la porte. je n’ai plus envie de dormir.
j’ai 21 ans d’accord, j’en ai 23. aspirant à la maturité, je fais preuve d’une logique infaillible. ça m’arrive de frôler la folie, mais toujours de manière raisonnable. solliciter ta présence n’a aucun sens, je devrais m’interdire de te voir à tout jamais. de toute façon, tu ne m’intéresses plus. je vais reprendre le contrôle sur moi-même. cette fois, c’était la dernière, c’est fini. on se parle demain, hein? jour après jour, c’est un échec.
aujourd’hui, je change mes rideaux. j’en achèterai des plus lourds, des plus opaques, qui tomberont jusqu’au plancher. ces nouveaux rideaux engloutiront complètement ma fenêtre. mon voisin n’aura plus la chance de me voir (et toi non plus). je vais abandonner la manie de t’attendre fébrilement tard la nuit à tout moment. mon téléphone reste éteint, j’allume une bougie neuve. je prends le temps de savourer son odeur, de regarder sa flamme danser. l’air de mon appartement est encore saturé d’envie.
j’éclabousserai les murs de parfum pour m’en débarrasser.