303-178-La nuit

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N° 178 / 2023

Revue 303 Cette publication

La nuit

15 euros

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PRESSE

La revue culturelle des Pays de la Loire

Dès 1781, Louis Sébastien Mercier écrivait dans son Tableau de Paris : « À quatre heures du matin, il n’y a que le brigand et le poète qui veillent. » La formule cristallise à merveille l’ambivalence de la nuit, poétique et dangereuse, inquiétante et protectrice. La nuit efface les repères et transfigure le décor du quotidien ; parce qu’elle nous autorise à nous camoufler, elle est aussi une promesse de liberté. Ce numéro invite à explorer l’imaginaire de la vie nocturne : le rythme décalé des travailleurs de la nuit, les circuits feutrés des activistes qui profitent de l’obscurité pour agir, les créatures inattendues, poétiques ou inquiétantes, lucioles ou bêtes sauvages, que les randonneurs croisent sous le ciel étoilé... Mais la nuit reste surtout le temps des songes, qu’ils soient peuplés de fantômes ou de douces rêveries : fermez les yeux, et laissez-vous dériver…


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Dossier « La nuit »

Échos / La nuit

05 Éditorial Frédérique Letourneux, journaliste

74 Bertrand Charles, Lucie Charrier, Alexandra Spahn

08 Qui a peur la nuit ? Sociétés, pouvoirs et nocturne en Occident aux xviie et xviiie siècles Alain Cabantous, professeur émérite en histoire moderne, université de Paris 1

Carte blanche 75 Artiste invité Gaëtan Chevrier

16 Nouveaux récits nocturnes Nicolas Houel, docteur en urbanisme et aménagement de l'espace nocturne

80 Paysages urbains en quête d’auteur Fabien Ribery, professeur agrégé de lettres modernes

22 La forêt commence au fond du jardin Éric Pessan, écrivain

Chroniques

30 Sur les traces des lucioles et des vers luisants Alice Bomboy, journaliste scientifique

82 Adeline Collange-Perugi, Alain Girard-Daudon, François-Jean Goudeau, Daniel Morvan, Éva Prouteau, Philippe Ridou, Emmanuelle Ripoche, Sévak Sarkissian

36 Un ciel de plus Anthony Poiraudeau, écrivain 42 La nuit des fantômes Thierry Froger, écrivain 50 Effet de nuit La collection caravagesque des Cacault Adeline Collange-Perugi, conservatrice du patrimoine 58 Travail de nuit, travail de la nuit Frédérique Letourneux 68 Le temps des luttes militantes David Prochasson, journaliste


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Dossier La nuit [ … ] ↘


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Frédérique Letourneux

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Éditorial Pleins feux sur la nuit

« La nuit je mens », chantait Alain Bashung. La nuit rassure autant qu’elle inquiète, elle autorise les travestissements et les faux-semblants... Dans les contes pour enfants et les récits philosophiques, la nuit est le reflet de nos peurs et de nos fantasmes les plus intimes, comme l’écrit l’historien Alain Cabantous. Elle est aussi le refuge des brigands et des résistants : il s’agit alors de contrevenir à l’ordre du jour, ainsi que nous le racontent les militants interrogés par le journaliste David Prochasson. Pourtant, sa domestication par l’éclairage a fait évoluer notre rapport à la nuit, comme le rappelle l’écrivain Anthony Poiraudeau qui s’est intéressé à l’invention des lentilles Fresnel, dont certains phares de nos côtes sont encore équipés. Dans notre société sur-lumineuse, les instants de répit sont rares. Les travailleurs, de nuit comme de jour, nous livrent dans ces pages leurs rêves à dormir debout : la toile de leurs rêveries devient le témoin de la colonisation de leur subjectivité. L’urbaniste Nicolas Houel l’assure : il s’agit de penser la nuit comme un espace-temps à part entière et d’inventer de nouveaux récits nocturnes pour nous (re)lier. Dans toutes les histoires, les mots comptent autant que les images. Si nous avons tant cherché à reproduire la nuit, en peinture comme au cinéma, c’est qu’elle nous fascine, mais aussi qu’elle nous pose un défi technique. Comment reproduire le noir ? Comment faire exister ce que théoriquement l’œil humain ne perce pas ? Caravage s’y est essayé dans ses célèbres clairs-obscurs, tout comme Georges de La Tour dont les œuvres exposées au Musée d’arts de Nantes sont décrites dans ce numéro par Adeline Collange-Perugi, conservatrice du patrimoine et responsable des collections d’art ancien du musée. Dans les salles obscures de l’artiste Thierry Froger, ce sont les fantômes et les vampires qui s’en donnent à cœur joie. Pour déplacer le regard, nous vous invitons aussi à partir avec la journaliste scientifique Alice Bomboy à la découverte des vers luisants, fragiles vigies d’une nature malmenée. Quant à l’écrivain Éric Pessan, il nous convie à une marche aux côtés des animaux de la forêt de Bercé, derniers gardiens du Royaume nocturne. Le ciel étoilé se donne alors à lire comme une carte nous permettant d’entrevoir un autre monde possible, celui des rêves et des hallucinations.



Alain Cabantous

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Qui a peur la nuit ?

Sociétés, pouvoirs et nocturne en Occident aux xviie et xviiie siècles

Dans l’histoire de l’Occident, la peur et la nuit semblent un couple indissociable. Mais qui a peur de la nuit ? Qui a peur dans la nuit ? De quoi et de qui a-t-on peur ? Autant de questions permanentes aux réponses multiples. Que faut-il entendre par cette interrogation, sinon la recherche des liens souvent complexes, entretenus ici, imposés là, entre la peur et la nuit ? Entre la peur commune et la peur individuelle face à l’obscurité ? Entre la peur de la nuit et la peur dans la nuit ? Or, au regard de cette dernière question, la distinction grammaticale entre le « de » et le « dans » n’a rien d’artificiel même si, parfois, les deux éléments peuvent se trouver liés puisque « la peur reste ce peintre industrieux de la nuit 1 ». On tentera ici de répondre à ces questions, largement abordées par la psychologie clinique 2, à partir d’une documentation historique chronologiquement encadrée 3. Peur dans la nuit

Cette dernière semble la chose du monde la mieux partagée, aujourd’hui comme hier. Elle est un état d’esprit simultanément individuel et partagé puisque soumis aux mêmes références culturelles et fait d’abord intervenir la notion de lieu. C’est ce qu’exprime parfaitement Jean-Jacques Rousseau dans Émile : « N’entends-je absolument rien, je ne suis pas pour cela tranquille ; car, enfin, sans bruit, on peut encore me surprendre. Il faut que je suppose les choses telles qu’elles étaient auparavant, telles qu’elles doivent être encore, que je voie ce que je ne vois pas. Ainsi forcé de mettre en jeu mon imagination […]. Bientôt, je ne suis plus le maître et ce que j’ai fait pour me rassurer ne sert qu’à m’alarmer davantage. Si j’entends du bruit, j’entends des voleurs ; si je n’entends rien, je vois des fantômes. Tout ce qui doit me rassurer n’est que dans ma raison, l’instinct plus fort me parle autrement qu’elle. » Sans être la seule de ce genre, cette confession est fondamentale car elle met bien en relief le rôle des sens. La vue le cède à l’ouïe tout en la complétant, sans pouvoir rien changer à la peur. La raison vaincue le cède au pouvoir de l’imaginaire. Mais le texte donne aussi à voir une part des éléments qui nourrissent pareille anxiété. D’abord une perte des repères, jusqu’aux plus connus, qui fait égarer les promeneurs ou les voyageurs, comme le vitrier parisien Jacques-Louis Ménétra qui, une fois son chantier terminé à Issy, croyant reprendre la route de Paris nuitamment, se retrouve bientôt, en sens inverse, à plus de trois lieues de la capitale 4. Ensuite, l’inversion des sens n’empêche pas les mauvaises interprétations. Comme pour Rousseau, « la nuit, écrit Diderot, donne de l’horreur au bruit ; ne fût-ce que celui d’une feuille au fond d’une forêt, elle met l’imagination en jeu » (Salon de 1767). Pour leur part, les yeux contribuent à transformer un environnement nouveau en un espace peuplé de dangers. Pour Buffon, « tout le monde a éprouvé qu’en voyageant la nuit, on prend un buisson qui est près pour un grand arbre dont on est loin. Toutes les fois que l’on se trouvera dans la nuit, en des lieux inconnus où l’on ne pourra juger de la distance et où l’on ne pourra reconnaître la forme des choses, on sera en danger de tomber à tout instant dans

←← Équivalent, Alfred Stieglitz, épreuve gélatino-argentique, 1926. Coll. musée d’Orsay, Paris. © Photo RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski.

← La forêt de Bercé. © Photo Alain Szczuczynski.

— 1. Ludovico A. Muratori, Li tre governi, 1721. 2. Juliette Boutonier, Contribution à la psychologie et à la métaphysique de l’angoisse, Paris, PUF, 1945 ; Lyliane Nemet-Pier, « Les mondes de la nuit qui nous font peur », Imaginaire et inconscient, 2008/2, no 22, p. 99-106. 3. Alain Cabantous, Histoire de la nuit aux xviie et xviiie siècles, Paris, Fayard, 2009. 4. Jacques-Louis Ménétra, Journal de ma vie, présenté par Daniel Roche, Paris, Montalba,1982, p. 32-33.


Balade nocturne avec le collectif Espèces d’espaces, 2021. © Photo Margaux Martins.

Nicolas Houel

Nouveaux récits nocturnes Des interrogations politiques aux innovations techniques, des considérations environnementales aux préoccupations sociétales, le vocabulaire et les attentes liés à l’espace-temps nocturne changent progressivement.


17 1. J.-M. Deleuil et J.-Y. Toussant, « De la sécurité à la publicité, l’art d’éclairer la ville », Les Annales de la Recherche Urbaine, 87, 2000, p. 52-58. 2. R. Ekirch, At day’s close: a history of nighttime, Londres, W&N, 2005. Traduction de l’auteur.

L’espace-temps nocturne devient celui d’une complexité retrouvée. À l’échelle de l’humanité, voilà désormais 400 000 ans que l’être humain peut partir à l’assaut – et à la rencontre – de la nuit. Quatre cents siècles depuis la domestication du feu, qui lui aura ouvert d’innombrables voies d’accès et en aura, semble-t-il, fermé quelques autres. Loin de toute tentative de diabolisation de l’éclairage artificiel et refusant tout mimétisme avec une situation – en passe de s’éteindre – d’une diabolisation de la nuit et de son obscurité, la situation actuelle encourage à réviser les codes de la nuit et de ses modalités d’accès, pour aller y chercher un équilibre systémique au service de l’énergie, de l’environnement, et de la société. La ville nocturne – a minima celle occidentale – serait en partie construite sur deux enjeux majeurs, la sécurité et l’économie 1. La sécurité d’abord, qui permet dès le Moyen Âge d’assurer la surveillance et la protection des individus sur l’espace public nocturne, pour déjouer crimes et complots. L’économie ensuite, alimentée par l’ouverture du troisième tiers d’un trois-huit historiquement considéré par les ouvriers comme le blindsman’s holiday, ces « vacances de l’aveugle », où la tombée de la nuit est accueillie comme une bénédiction interrompant le travail. L’éclairage des rues, dès cette époque associé au progrès, représente au contraire pour les individus une atteinte à leur liberté individuelle. En dépit de nombreuses actions à l’encontre de l’éclairage public et de ses symboles, ce dernier est pourtant conservé, amélioré et largement industrialisé lors de l’émergence, devenue bientôt déferlante, de l’électricité. Au cœur des ménages, la sédentarisation de l’électricité achève la déconstruction de la domestication du feu : le lieu unique de chauffage, d’éclairage, de cuisine et de relations sociales, tous regroupés autour du foyer, explose en autant d’entités individuelles de radiateurs, ampoules, feux de cuisson et, plus récemment, de digitalisation des relations sociales, le tout déterminé dans une capsule temporelle figée de liberté vespérale et nocturne, faisant écho à Roger Ekirch qui nous rappelle que « le monde fantaisiste de nos rêves s’est éloigné avec la perte du sommeil segmenté et, avec lui, une meilleure compréhension de notre moi intérieur 2. » Ce phénomène, démarré au début du xxe siècle puis accéléré à partir des années 1950, génère de nouvelles formes d’habiter et de faire société, devenues soixante-dix ans plus tard habitudes et lieux communs. Les récits actuels autour de la nuit mettent en scène une apparente richesse d’expériences, qu’une seconde lecture voudrait interroger et qualifier : la nuit de ceux qui dorment, de ceux qui font la fête, de ceux qui travaillent et de ceux qui circulent réussit-elle à saisir de manière exhaustive l’ensemble des expériences que la nuit a à offrir, ou ne dresse-t-elle que le portrait commun de ce qui

est entendu comme étant la nuit, toute expérience atavique d’une nuit primitive par ailleurs reléguée aux frontières de notre psyché par un contexte d’ambiances et de perceptions dirigé vers notre divertissement ? Les nuits ordinaires

La nuit s’est banalisée. Une banalité pour une société qui n’y retrouverait plus que deux activités : la liberté, en lien avec la surveillance, et le travail, en lien avec l’économie. Pour les travailleurs de la nuit, la nuit ordinaire est celle de l’inversion du rythme circadien, de la vie sociale décalée, des rythmes interchangés. Pour les libres, c’est la fenêtre de tir entre deux 8 obligés. Le moment de libertés autorisées pour la détente, pour les activités personnelles, pour le repos post et pré-activités. Au-delà du travail et de la liberté, quels sont les récits oubliés ou à créer de la nuit ? Le ciel étoilé, la préservation de l’environnement et de la santé sont largement mobilisés, mais l’un des liens essentiels de la nuit et de l’humanité semble avoir glissé dans l’urne des oubliés : celui de la construction et de l’interrogation de sa propre individualité. Quand la nuit colonise le jour

Pour Hegel, la nuit serait l’endroit d’où se déploient la parole et la pensée. Le jour pourrait alors en être la scène ? Scène de la performance et de l’exposition, où l’on s’autorise à se présenter à l’autre, à son regard, aux reflets que son comportement va nous renvoyer de ce que nous construisons de nous-même, de notre propre altérité. Est-ce la fonction du jour et de la lumière : révéler, montrer ? Mais montrer, révéler quoi ? Ce qui aurait été construit, assemblé, durant une période nocturne favorable à l’élaboration d’un récit personnel, dont la multitude des différences individuelles donnerait ses teintes et contrastes à l’échelle d’une société. En parallèle, la nuit est l’espace de la réparation, de la gestation et de la (re)construction. À partir de quels éléments, de quelles symbioses, de quels dommages ? Qu’avons-nous à réparer la nuit, par le sommeil et l’obscurité, au-delà de la physiologie du corps ? Dans ces nuits qui festoient et qui travaillent se présente cette apparente omission de la société en (re)construction, en réparation, en répétition. La nuit, est-ce l’individu qui fait la ville, ou la ville qui fait l’individu ? La nuit, dans sa dimension oubliée, pourrait être celle d’un endroit solitaire positif, d’un lieu isolé où l’individu peut se retrouver, s’identifier, et poursuivre la construction de son individualité. C’est à cet endroit que la nuit est parfois mal interprétée. Qui voudrait, après des séries de confinements, s’isoler,



Éric Pessan / Illustrations Jérôme Maillet

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La forêt commence au fond du jardin Au début de l’été dernier, j’ai quitté le voisinage de Nantes pour aller vivre en Sarthe, en lisière de la forêt de Bercé ; et bien que je connaisse cette forêt depuis une trentaine d'années, c’est la première fois que j’y marche au milieu de la nuit. La toute première nuit que nous avons passée en lisière de forêt, les chats se sont battus. Nous les avons entendus à plusieurs reprises cracher et pousser de terribles miaulements. Partout, j’avais lu que déménager un chat est difficile, qu’il faut le garder plusieurs jours captif dans la maison avant de lui faire découvrir le jardin. Nos deux vieux chats – la mère et son fils – n’ont jamais supporté de dormir derrière une porte fermée. Nous avons pris le risque de les laisser dehors. Le lendemain, le mâle était blessé à la patte. Sa mère avait disparu. Elle s’est pointée au bout d’une journée, miaulant ses croquettes comme si de rien n’était. Sa manière à elle de nous faire culpabiliser de l’avoir arrachée à son paisible jardin où elle coulait des jours pépères. Il y a encore eu des bruits de lutte les nuits suivantes, la patte a cicatrisé et les chats ont définitivement conquis leur territoire, s’inventant de nouvelles routines, dénichant des places fortes pour la nuit. J’ignore contre quels animaux ils ont bataillé. La forêt commence au bout du jardin, elle s’étend sur cinq mille quatre cents hectares, elle est principalement constituée de chênes. On y trouve aussi des pins et des hêtres. Je la connais depuis plus de trente ans, je l’ai découverte en venant rendre visite à celle avec qui nous avons décidé de quitter le vignoble nantais pour venir nous installer sur les territoires de son enfance. Cela fait plusieurs jours que je veux marcher de nuit et plusieurs soirs qu’il pleut. La canicule nous épargne. Juillet a été tempéré et humide, août s’annonce identique. Nous vivons dorénavant au nord de la forêt, il est plus pluvieux que le sud, m’apprend-on. Ce soir d’épais nuages masquent le ciel mais Météo France n’annonce aucune précipitation avant demain. Je prends une veste chaude, des chaussures étanches, un carnet que je n’ouvrirai pas, une lampe, mon téléphone et je pars à la tombée de la nuit, vers 22 h. J’y vois encore assez dans la pénombre pour m’aventurer hors sentiers. Le sous-bois est silencieux, frais, spongieux par endroits. Il n’y a pas un souffle d’air, le vent se lèvera dans une petite heure, au moment où le soleil disparaîtra tout à fait, il agitera les branches et provoquera la chute des feuilles. Je penserai alors au bord de mer où le vent se réveille lorsque le soleil coule derrière l’horizon. Pour l’instant, je marche en essayant comme je peux de faire le moins de bruit possible. J’ai quitté la route forestière caillouteuse, mes chaussures de randonnée produisaient un terrible vacarme. Maintenant, ce sont des bois morts qui cassent sous mes pieds. Des branches invisibles griffent mon visage, des toiles d’araignées se collent à mon front, je tends une main pour éviter les obstacles, j’apprends à apprivoiser l’obscurité. J’ai défini un protocole d’exploration nocturne. Tout en privilégiant les chemins d’exploitations et les allées délimitant les parcelles, je marche dix minutes, m’arrête dix minutes et écoute, en silence et dans le noir, ce qui se passe autour de moi. Ça craque, ça foule les feuilles mortes, ça fouille le sol meuble, ça court ou ça se course. Des grenouilles cliquettent, une chouette ou un hibou hulule, des insectes que j’identifie peut-être à tort comme des grillons modulent leur chant. La forêt ignore ce qu’est le silence, je ne bouge pas, me laisse traverser par ses bruissements incessants. J’imagine des yeux braqués sur moi, des

← Landes, Matrice I, sérigraphie, 40 x 50 cm. © Jérôme Maillet.



Alice Bomboy / Illustrations Jérôme Maillet

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Sur les traces des lucioles et des vers luisants Enfant, j’observais ces insectes luminescents dans la nature. Où sont-ils passés ? Les scientifiques tentent de comprendre les raisons de leur déclin et de les protéger, afin que puissent continuer les spectacles nocturnes féeriques qu’ils offrent et nous ravissent d’un bout à l’autre de la planète. L’été, nous campions tous dans un grand pré au bord d’une rivière. Une fois la nuit tombée, les enfants continuaient de courir longtemps sur le terrain enherbé, criant et se roulant par terre. Et puis parfois nous ralentissions et nous chuchotions : au gré de nos cabrioles, nous nous étions rapprochés de la « maison aux vers luisants ». Celle-ci était installée en bordure du terrain, au pied d’une haie. Ce sont les plus grands qui, un jour, nous avaient montré cette merveille : là, entre les herbes hautes, brillaient de petites boules lumineuses. Des vers, nous ne connaissions que les vers de terre, marron et visqueux, que nous cherchions dans les tas de compost et que nous accrochions au bout des hameçons de nos cannes à pêche pour attirer vairons et perchettes. Alors des vers qui éclairaient la nuit comme le font les étoiles ? C’était forcément un peu magique. Nos petites mains avaient exploré précautionneusement les touffes d’herbe alentour et jusqu’aux abords du cours d’eau, mais nous n’avions découvert que quelques autres « maisons aux vers luisants » dans notre mini-monde. Dans les années 1980, de telles trouvailles étaient déjà rares, mais elles le sont encore plus aujourd’hui : partout dans le monde, on observe le déclin des populations de lampyridés, la famille à laquelle appartiennent les lucioles et les vers luisants – qui n’ont de « ver » que le nom puisque ce sont en réalité des insectes. Si la disparition progressive de ces insectes luminescents est évidente pour de nombreux spécialistes, il reste difficile de fournir des données précises, tant les études manquent à ce sujet. « Lorsque nous demandons aux gens de raconter comment c’était avant, ils nous répondent tous cela : “Quand j’étais petit, il y avait des rangées de vers luisants dans mon jardin !” », confirme Marcel Koken, chercheur spécialiste de la fluorescence et de la bioluminescence animales au CNRS, à Plouzané, en Bretagne. C’est également mon sentiment : jamais je n’ai revu de vers luisants dans le pré de mon enfance, finalement emporté depuis près de trente ans par la construction d’une voie rapide. « C’est clair et net : il y en a beaucoup moins qu’avant, mais nous ne savons pas dans quelles proportions », poursuit le spécialiste. Pour mieux comprendre les raisons et l’ampleur de cette disparition, le chercheur et Fabien Verfaillie, docteur en écologie, ont créé en 2015 l’Observatoire des Vers luisants et des Lucioles (OVL), installé à Talmont-Saint-Hilaire, en Vendée. Ensemble, en partenariat avec le Groupe Associatif Estuaire et l’unité LABOCEA-CNRS, ils ont imaginé une opération de sciences participatives pour que de nombreux amateurs puissent mener l’enquête : grâce à un formulaire disponible en ligne 1, chacun peut témoigner de sa rencontre avec ces petites bêtes bioluminescentes, que ce soit dans son jardin, au bord d’un chemin ou d’une route, en forêt. « Plus de quinze mille personnes nous répondent tous les ans. C’est beaucoup ! Les lucioles et les vers

1. www.asterella.eu En page d’accueil, choisir un pays pour accéder au formulaire.


Lentille à échelons et anneaux catadioptriques du système Fresnel, illustration extraite de l’ouvrage Les Merveilles de la science ou description populaire des inventions modernes par Louis Figuier, 1867-1891, tome IV. Domaine public - Wikicommons.

Anthony Poiraudeau

Un ciel de plus Les lentilles mises au point par Augustin Fresnel au début du xixe siècle permettent aujourd’hui encore d’augmenter considérablement la portée lumineuse des phares le long des côtes. La pleine utilité des phares a toujours dépendu d’elles.


37 1. J’emprunte cette image à l’œuvre Invisible film (2005), de l’artiste Mélik Ohanian. 2. Voir l’introduction de l’ouvrage de Francis Dreyer et Jean-Christophe Fichou, L’Histoire de tous les phares de France, Rennes, Éditions Ouest-France, 2014, p. 15-41. 3. Voir notamment l’article de Vincent Guigueno, « Les lentilles à échelons de Fresnel », Bibnum [En ligne], Physique, mis en ligne le 1er novembre 2008, consulté le 26 juillet 2023. URL : http://journals.openedition. org/bibnum/733 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/bibnum.733

Les phares n’éclairent rien. Ils sont comme des projecteurs de cinéma qu’on aurait allumés la nuit dans le désert et auxquels aucun écran ne ferait face 1. C’est qu’ils doivent garder le moins possible de lumière pour leurs environs immédiats mais l’envoyer au plus loin, en faisant donc en sorte que celle-ci s’étiole le moins possible, que ce soit en butant contre des obstacles ou en dispersant ses rayons dans l’épaisseur de l’atmosphère. Car un phare, bien sûr, n’est pas là pour voir, mais pour être vu du plus loin possible, et de la façon la moins ambiguë possible : depuis une longue distance, les capitaines de navires qui captent son signal lumineux doivent être en mesure de saisir que celui-ci provient bien d’un phare, et non d’un édifice quelconque qui ne leur adresse aucun message, et même d’identifier le phare singulier dont ils reçoivent le faisceau, afin de se situer sur la carte marine. Le phare doit fonctionner comme une étoile propre à orienter des regards lointains qui la perçoivent parce qu’ils sont quant à eux plongés dans le noir. Durant des millénaires, les phares étaient peu nombreux le long des côtes car leur lumière, peu puissante, se dissolvait dans l’obscurité à de courtes distances, si bien que les bateaux étaient mal avertis de la présence d’un port ou alertés trop tard de l’emplacement d’un danger 2. Leur dispositif d’éclairage consistait en un simple feu que seule sa position au sommet d’une tour rendait visible de loin. On n’avait pas trouvé le moyen de concentrer les rayons lumineux « Les Miroirs ardents », illustration extraite d’Histoire naturelle générale et particulière de GeorgesLouis Leclerc Buffon, 1749-1789, supplément, tome I, planche 15. © BnF, Paris.

de telle sorte que ceux-ci se regroupent en faisceaux resserrés : la lumière se dispersait en tous sens autour du feu, et l’espace environnant ne recevait qu’une infime part des rayons. Concentrer de façon contrôlée la lumière allait être la clé pour augmenter la portée des phares, les rendre plus efficaces et justifier qu’on en édifie en nombre tout le long des littoraux. À partir des années 1760, au Royaume-Uni puis en France ont été mis au point des réflecteurs en cuivre placés derrière la lampe pour concentrer la lumière dans la même direction. La portée lumineuse des phares en a été considérablement améliorée, même si les physiciens et ingénieurs de l’époque constataient qu’une bonne partie des rayons demeurait absorbée par le réflecteur, et aspiraient à des dispositifs réduisant davantage encore la déperdition de la lumière. L’innovation décisive en la matière sera conçue en 1819. L’idée cruciale a été de placer des lentilles de verre devant la lampe pour rassembler les rayons lumineux en un ou plusieurs faisceaux dirigeables, et de réduire l’épaisseur de ces lentilles pour limiter au maximum l’absorption de lumière au travers du verre. Le physicien et ingénieur français Augustin Fresnel, qui élabore ces lentilles – lesquelles portent aujourd’hui encore son nom –, adapte pour cela un appareil déjà connu, la lentille à échelons 3. En effet, au milieu du xviiie siècle, le célèbre naturaliste Buffon avait mis au point de petites lentilles dont la surface était dentée et amincie pour produire de fortes chaleurs en concentrant les rayons du soleil :


« Fantasmagorie dans la cour des Capucines en 1797 », gravure extraite de Mémoires récréatifs, scientifiques et anecdotiques du physicien-aéronaute, de E.G. Robertson, 1831. La fantasmagorie consiste à projeter des figures lumineuses dans l’obscurité afin de simuler des apparitions surnaturelles. Domaine public - Wikicommons.

Thierry Froger

La nuit des fantômes Depuis son origine, le cinéma entretient des liens étroits et multiples avec la nuit, en raison de son dispositif (l’obscurité nécessaire pour que s’opère la projection cinématographique) mais aussi des corps fantômes qu’il projette sur l’écran de cette chambre obscure, lieu d’une expérience singulière et intérieure.


43 → L’Origine du dessin, Joseph-Benoît Suvée, huile sur toile, 1791. Coll. musée Groeninge de Bruges. Domaine public - Wikicommons.

— 1. Jean Clair, L’an 1895, Paris, L’Échoppe, 2004. 2. Grégory Zita, La projection, Éditions X, 1997. 3. Jean-Louis Schefer, L’homme ordinaire du cinéma, Paris, Cahiers du cinéma / Gallimard, 1980.

Cavernes

« Toute science apporte sa part d’ombre. L’invention des frères Lumière, en 1895, ne fait pas que trouer le mur de la salle obscure pour tendre devant notre œil un écran qui s’illumine d’un éclat dont la source se cache derrière la tête. Elle renvoie à l’énigme de l’origine même : à ce qui fait que les images viennent à nous du fond de la nuit, qu’elles s’enlèvent sur un fond obscur, mais qui leur appartient, pour nous offrir l’illusion de la vie 1. » Deux textes de l’Antiquité apparaissent rétrospectivement comme fondateurs dans leurs descriptions prémonitoires du dispositif cinématographique. Le premier est celui de Pline l’Ancien dans Histoire naturelle où il avance, avec l’histoire de la fille de Dibutade, que l’activité artistique est d’abord une projection, un acte de transport des images. Le second, très connu également, est le mythe de la caverne décrit par Platon dans La République : selon ce récit, les hommes captifs au fond d’une caverne sont contraints d’en contempler le mur du fond sur lequel le monde, depuis l’extérieur, projette les ombres et les simulacres de son agitation. Si les deux auteurs proposent avec une étonnante acuité des hypothèses sur l’origine de l’art qui les précédait mais qu’ils ignoraient (les grottes ornées du paléolithique comme Chauvet ou Lascaux), ils anticipent également de manière assez vertigineuse l’expérience du spectateur de cinéma depuis l’invention des frères Lumière en 1895. Car le cinéma est ce dispositif où un spectateur immobile est plongé dans la nuit pour que se projettent et s’animent des fantômes sur l’écran. L’analogie entre la caverne, lieu par évidence de la nuit immémoriale, rituelle et infinie, et la salle de cinéma ne semble pas sans pertinence, surtout au regard de l’expérience que nous avons tous connue : sortir d’une salle obscure où nous avons passé une heure trente dans un autre monde, ou parallèle, et nous retrouver soudainement hagards dans la lumière violente et réelle d’une fin d’après-midi d’été. Cette expérience du spectateur rappelle celle du jet lag, par la désorientation temporelle et spatiale qu’elle suscite et parce qu’elle est à la fois individuelle et collective (du moins tant que le cinéma existe encore comme moment partagé d’une projection dans une chambre noire – mais c’est un autre débat). Car la force du cinéma, depuis son origine, est sans doute d’être en même temps une chambre à soi et une chambre pour tous. Chambres

« Cette chambre – ou camera – nous renvoie à ces projections qui précèdent l’apparition du cinéma, à ces lanternes magiques et théâtres d’ombres qui délivrent leurs fantômes dans l’antichambre et les alcôves des

Lumières. Ces projections lumineuses, qu’elles fussent nécromancies ou fantasmagories, faisaient apparaître aux yeux effrayés des crédules les spectres d’un monde qu’on ne pouvait voir 2. » Avant 1895, de nombreux dispositifs techniques (camera obscura, lanterne magique, fantascope, praxinoscope, kinétoscope…) préparent le terrain à l’invention du cinéma et à la nécessité d’un espace sans autre lumière que celle de la projection. Cependant, si l’on peut qualifier la salle obscure de chambre noire (en la reliant ainsi aux origines de l’image photographique), elle est aussi plus métaphoriquement une chambre intérieure où se projettent non seulement des images mais aussi des rêves, des angoisses, des mémoires, des désirs, des attentes – tout ce qui vient peupler la nuit et hanter nos chambres. Ainsi, dans L’homme ordinaire du cinéma, Jean-Louis Schefer a tenté d’expliquer « comment le cinéma était en nous, à la manière d’une chambre ultime où tourneraient à la fois l’espoir et le fantôme d’une histoire intérieure 3. » Ce n’est donc pas tant que nous nous



Adeline Collange-Perugi

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Effet de nuit

La collection caravagesque des Cacault La collection caravagesque du Musée d’arts de Nantes est l’une des plus importantes de France. Essentiellement constituée par les frères Cacault au xviiie siècle, elle conserve notamment trois chefs-d’œuvre de Georges de La Tour. « On ne peut pas représenter un effet de nuit avec plus de justesse 1. » La révolution du Caravage

Les « effets de nuit » dans la peinture préexistaient aux tableaux du génial Caravage du début du xviie siècle. Dès la Renaissance, les peintres vénitiens Titien et Tintoret avaient poussé leurs recherches coloristes par des ombres et lumières à leur paroxysme, pour disloquer et briser le sacro-saint dessin qui enserrait les formes et les concepts. Tintoret dessinait en effet de petits modèles de cire à la lumière de flambeaux afin de projeter les ombres de façon plus réaliste dans des contrastes saisissants et fantastiques. Mais la révolution esthétique et intellectuelle du chiaroscuro, le clair-obscur, est bien celle du caravagisme. Au début du xviie siècle, Rome, cité de la Papauté et capitale internationale des arts, attire les artistes de toute l’Europe. Le Caravage (1571-1610) révolutionne la peinture avec un style réaliste, s’opposant à l’idéal classique de la Renaissance, que le maniérisme avait déjà bien mis à mal. Le peintre prend désormais le peuple de la rue et des tavernes pour modèle, aussi bien pour ses scènes de genre que pour ses grands tableaux religieux. Le clair-obscur devient ténébrisme. L’obscurité terrestre, engluée dans le monde des apparences, se troue de l’apparition lumineuse divine. Le succès est fulgurant. De très nombreux peintres italiens, français et nordiques, les tenebrosi ou caravagesques, s’enflamment pour cette mode et peignent à leur tour des personnages populaires dans des clairs-obscurs dramatisés. Ils citent même parfois expressément le Maître, comme dans le touchant Souper à Emmaüs de Nantes (vers 1625, inv. 724) qui reprend la théâtrale lumière rasante du soleil couchant et le personnage de dos de la célèbre Vocation de saint Matthieu, peinte par le Caravage pour l’église Saint-Louis-des-Français (vers 1599-1600). La collection caravagesque des Cacault : un ensemble exceptionnel

Constituée dans la seconde moitié du xviiie siècle, la collection Cacault, fondatrice du musée 2, présente un ensemble exceptionnel de tableaux caravagesques. Leur présence au sein de la collection semble un paradoxe flagrant, alors que les choix esthétiques des deux frères collectionneurs, François et Pierre, se tournaient de préférence vers une pureté esthétique (renaissante ou néoclassique) à la beauté antiquisante. Mais les Cacault justifiaient cette apparente contradiction en élevant la Nature et l’Antiquité au même rang de modèles régénérateurs pour les artistes et les citoyens : « La nature est le grand livre des Artistes. » Les tableaux en clair-obscur de la collection sont quant à eux représentatifs de ce réalisme, parfois un peu cru, et prennent place, dans leur premier musée à Clisson, dans le « Sallon du Guide 3 », composé de quarante-cinq tableaux essentiellement caravagesques. Il rassemble plusieurs œuvres alors

← Le Souper à Emmaüs, anonyme français, huile sur toile, vers 1625. Coll. Musée d’arts de Nantes. © Photo RMN-Grand Palais / Gérard Blot.

— 1. Description du Reniement de saint Pierre de Georges de La Tour par Pierre Cacault, Inventaire du musée-école de Clisson, Sallon du Guide (avant 1808), archives du Musée d’arts de Nantes. 2. La collection, achetée par la Ville de Nantes en 1810, constitue encore la majeure partie de la collection de peintures anciennes du Musée d’arts de Nantes. Voir Claude AllemandCosneau, « La collection Cacault et le musée-école de Clisson », dans Clisson ou le retour d’Italie, Cahiers de l’Inventaire, 1990, p. 131-144. 3. Adeline Collange-Perugi, La collection Cacault (18102010) et le musée des BeauxArts de Nantes, Burozoïque Éditions, 2010. Les citations des frères Cacault qui suivent proviennent des inventaires.



Frédérique Letourneux

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Travail de nuit, travail de la nuit Avec l’éclairage, le jour a colonisé la nuit, le travail n’a plus de limite. Il est possible de travailler toujours, partout, tout le temps. Dans ces conditions, le sommeil est-il encore un espace préservé pour l’expression de notre subjectivité ? « La plupart des nuits se déroulent sans expérience nocturne parce qu’elles se règlent sur le jugement du jour […]. Une “bonne nuit” est une nuit où l’on dort pour pouvoir veiller tout au long de la journée qui suivra ou une nuit où l’on veille pour travailler en vue du lendemain 1. » Comme l’écrit le philosophe Michaël Fœssel, c’est le jour qui dicte à la nuit son rythme, fixe les repères et pose les jalons. Si les insomnies sont si angoissantes, c’est qu’elles repoussent d’autant la perspective d’être d’attaque le jour suivant. Alors on se rabat sur la méditation ou les somnifères, et on y met le prix. « Le sommeil a ses rituels, ses gourous, ses offrandes. Parce qu’il nous fuit, nous lui vouons un culte », résume l’écrivaine Chloé Thomas dans Parce que la nuit 2. Or, on n’a pas toujours cherché à dormir d’une traite, toute la nuit durant. C’est l’historien américain Roger Ekirch qui dans son livre At Day’s close: Night in time past (2006) a mis en évidence, pour la première fois, l’existence d’un sommeil biphasé qui a prévalu jusqu’à la fin du xviiie siècle. Autrement dit, les paysans et les gens ordinaires ne dormaient pas mieux que nous, mais ils n’en avaient cure. Après un premier somme, ils se réveillaient vers minuit pour nourrir les bêtes, vaquer aux tâches de la maison ou se livrer à des plaisirs sexuels, puis se rendormaient jusqu’à l’aube. Même si, comme le rappelle Chloé Thomas, c’est en réalité plus compliqué que ça et qu’Ekirch a surtout montré la diversité historique et culturelle du sommeil, on aime à penser que le rythme biphasé nous correspond mieux : « Ce modèle auquel la révolution industrielle aurait mis fin justifierait nos réveils intempestifs en leur donnant le poids d’une sagesse antique, d’un folklore patrimonial. Nous nous réveillons parce que c’est la loi de la biologie et les traditions 3. » Ce que cette histoire permet surtout de souligner, c’est que notre rythme de sommeil serait un héritage du capitalisme : on dort la nuit pour être productif le jour. Et si l’on suit l’essayiste américain Jonathan Crary, le néo-libéralisme et le capitalisme mondialisé nous ont même fait entrer dans un autre monde, celui d’une non-distinction du jour et de la nuit. C’est le régime du 24/7, pour reprendre le titre de son ouvrage 4 : des infrastructures et des magasins actifs 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 qui permettent de travailler et de consommer en continu. Dans ce monde de l’utramodernité, le temps ne passe plus, il n’y a plus de pause ni de cadre : « L’expression figée 24/7 exprime une redondance statique qui élude tout rapport avec les textures rythmiques et périodiques de la vie humaine. Elle évoque un schéma arbitraire immuable, celui d’une semaine qui se déroulerait hors de toute expérience décousue ou cumulative », écrit Jonathan Crary, qui débute son essai en évoquant les recherches de l’armée américaine sur le bruant à gorge blanche – un oiseau qui en période de migration peut rester éveillé plusieurs jours d’affilée – dans l’espoir de pouvoir un jour compter sur un soldat qui n’aurait plus besoin de dormir. Devenir nocturnes

Si Jonathan Crary fait de cette non-distinction des rythmes le paradigme néo-libéral de la colonisation de nos subjectivités, on pourrait lui rétorquer que le travail de nuit existe depuis

© Photos Christophe Halais.

— 1. Michaël Fœssel, La nuit. Vivre sans témoin, Paris, Autrement, 2017, p. 11. 2. Chloé Thomas, Parce que la nuit, Paris, Rivages, 2023, p. 69. 3. Ibid., p. 14. 4. Jonathan Crary, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Paris, La Découverte, 2016, p. 18.



David Prochasson

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Le temps des luttes militantes La nuit constitue un laboratoire d’expression politique fécond dont se sont emparés féministes, écologistes ou encore Nuit deboutistes. Un terrain de lutte souvent à la limite de la légalité, où la discrétion le dispute à l’exaltation de l’action collective. La nuit tombe sur le pavé nantais. Et avec elle s’ouvre la promesse d’une nouvelle scène, d’un nouvel acte. Plus impromptu, moins formel. Le foisonnant théâtre de nos consommations quotidiennes s’est refermé quelques heures plus tôt. Et c’est à l’écart de l’agitation des bars que s’organise désormais la joyeuse dissidence. Un à un, les protagonistes convergent vers un troquet militant du quartier Graslin, rideau baissé. Ce soir, le collectif local d’Extinction Rebellion (XR), chantre de la désobéissance civile face à l’urgence climatique, invite à « rallumer les étoiles ». Objectif : sensibiliser les commerces au gaspillage d’énergie. Si le règlement local de la Ville de Nantes impose d’éteindre les enseignes de minuit à 6 heures – une heure plus tôt que ce que prévoit la législation nationale –, le mouvement réclame l’extinction des lumières dès la fermeture des magasins. L’action, ce soir, consistera à placarder une affiche, format A4, sur les enseignes allumées. « Continuer d’éclairer la nuit alors qu’ils ne font plus de commerce est un non-sens écologique et économique », souligne leur message. Les boutiques disposant d’écrans lumineux verront la partie correspondante de leur vitrine badigeonnée de blanc de Meudon, une peinture à base de craie facile à nettoyer. La nuit rassemble

« On va se réunir par groupes de six à huit et par quartiers, annonce un des coordinateurs. Il faut une ou deux personnes pour coller les affiches ; un peintre activiste pour recouvrir les vitrines ; une autre avec la liste des commerces à vérifier, pour recenser les enseignes allumées. Un média activiste pour prendre des photos, à mettre sur le serveur. Et deux guetteurs pour surveiller l’arrivée éventuelle des forces de l’ordre. » Le mouvement a beau se caractériser par son refus de toute hiérarchie, rien n’est improvisé. Les présentations sont chaleureuses, le brief précis, rappelant le cadre de l’action et les risques encourus. « Jusqu’à présent, on a surtout vu des confiscations de matériel avec demande de nettoyer. Mais il faut savoir qu’une dégradation légère est passible de deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende », rappelle-t-on, soulignant la nécessité de ne rien casser et de n’agresser personne, ni physiquement ni verbalement. « Si vous êtes pris en flagrant délit par la police, pas de zèle, l’action s’achève pour tout le monde. On vous demande si vous êtes responsable des dégradations ? Évitez de mentir, dites simplement que vous n’avez rien à déclarer. » Si la trentaine de personnes présentes, âgées pour la plupart de 25 à 35 ans, ont les mêmes convictions ou militent dans des réseaux proches, peu se connaissent. La nuit, ici, rassemble. Et c’est sans doute la vocation première de ces rendez-vous où le verre partagé en fin de soirée compte autant que l’action elle-même. « C’est réconfortant de voir des gens comme soi préoccupés par l’avenir de la planète », glisse ce trentenaire, tendance « éco-anxieux ». Un œil à l’angle de la rue, il scrute l’éventuelle présence des forces de l’ordre. « Je n’ai pas la culture de l’action directe. Il faut faire un travail sur soi pour dépasser la frousse. Mais cette action, très fédératrice, est une bonne étape pour aller plus loin. »

← Opération de sensibilisation « Rallumons les étoiles » d’Extinction Rebellion pour lutter contre la pollution lumineuse et le gâchis d’énergie à Nantes. © Photo Maylis Rolland / Hans Lucas.


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