Il s’agissait, dans le cadre d’une commande, de réaliser un décor profane pour ce qui fut le cénacle (le réfectoire) de l’abbaye de Fontevraud, jusqu’au moment où notre Révolution fondatrice s’est employée à partiellement la détruire.
Mais l’édifice et ses fantômes d’abbesses suscitent toujours en moi un désir fou de comprendre comment la Beauté a pu engendrer l’humiliante impossibilité de hisser les ailes de « l’Ange de l’Histoire » (Walter Benjamin). Ce qui me retient à Fontevraud, c’est la constitution tripartite d’un couvent de saintes femmes, d’un hôpital et d’un havre pour les Marie Madeleine pécheresses qui cherchent dans la prière à sauver leur âme. Que les maîtres d’œuvre soient essentiellement féminins m’enchante. Ces fantômes m’ont amené à reparcourir partiellement l’imagerie de l’histoire chrétienne pour présenter aux visiteurs, devant ces richesses archéologiques, la quiète horizontalité des célèbres gisants, et me permettre de dresser sur le tableau la verticalité terrible, repoussante, de la mort et de la décomposition des corps. Beauté, douceur et violence : méditation en jaune d’argent et rose pâle de la pâte des images que je me suis employé à tracer et à peindre. Une tentative de régler le désordre que soulève la question de l’amour.
À supposer qu’une telle situation ait pu exister, ne serait-ce qu’en imagination, l’enfermement d’un sujet rebelle dans ce lieu de production sévère impose la dramaturgie du corps empêché qui affronte continûment l’Ouvert du désir. L’administration de l’établissement, pour l’amener à réfléchir et à prendre conscience de l’étendue de souffrance mais aussi d’espoir qui s’ouvre devant lui, l’a contraint à fouler sans relâche, du soir au matin, un matériau composé de diverses fibres, afin de les laver à sa sueur, voire à son urine. Le but est d’obtenir un parfait blanchiment de toutes les fibres. C’est ainsi que, malgré toutes les destructions de l’aniconisme révolutionnaire, l’œil du mauvais sujet, d’une curiosité infinie, a trouvé matière de beauté dans les recoins de l’abbaye.
Que ce soit devant les gisants des Plantagenêts, devant les chapiteaux de l’abbatiale ou, plus encore peut-être, dans la salle du chapitre et devant les visages représentés des abbesses.
Le peintre coupable passe devant ce qui subsiste d’un Jugement dernier à moitié détruit pour aller s’agenouiller et soigner les désordres de ses représentations pulsionnelles et mentales devant le portrait de MarieMadeleine Gabrielle de Rochechouart de Mortemart, à l’abri du dépôt des vivres de la prison.
Ce fait, au risque d’une abominable transgression, est sa seule consolation pour méditer le passage du JE au NOUS.
Je ne peux pas peindre si les mots ne sont pas là.
C’est à la fois dire oui à la vie et dire non.
LE RÉFECTOIRE DE L’ABBAYE DE FONTEVRAUD
CHRISTOPHE BATARD
Architecte en chef des Monuments historiques
Au xvie siècle, l’abbaye connaît une période faste, marquée par d’importantes transformations architecturales. L’abbesse Renée de Bourbon initie alors une grande campagne de travaux, notamment la restructuration du réfectoire.
Ce bâtiment est doté d’un nouveau couvrement entièrement en pierre, une voûte imposante qui modifie profondément l’espace intérieur. Pour reprendre les poussées horizontales de ces voûtes – qui n’existaient pas initialement et remplacent une simple charpente –, de puissants contreforts sont ajoutés à l’extérieur. Ces éléments massifs, encore visibles aujourd’hui, témoignent donc de transformations intérieures, bien que leur fonction soit d’abord structurelle.
La création de la voûte permet l’aménagement d’un dortoir à l’étage. À l’origine, le réfectoire était aménagé directement sous la charpente du bâtiment, lui-même éclairé par de petites baies hautes, remplacées au xvie siècle par de grandes baies ogivales disposées à trois mètres de hauteur pour permettre la disposition de lambris, bancs et tables placés le long des murs. Un autre changement fondamental à cette époque concerne la liaison entre le réfectoire et les cuisines. Le réfectoire roman d’origine était éloigné d’environ dix mètres des cuisines médiévales. Un espace intermédiaire existait donc, occupé notamment par huit absidioles périphériques. Deux d’entre elles sont alors détruites pour agrandir non pas le réfectoire mais pour installer une cuisine dite « moderne ». En effet, les anciennes cuisines ne répondaient plus aux attentes ni aux besoins des abbesses de l’époque et ne serviront dès lors que de lieu de stockage.
Transformations à la période pénitentiaire (à partir de 1820)
Le réfectoire connaît de nouvelles modifications au xixe siècle, lors de sa réutilisation comme bâtiment carcéral. À l’intérieur, un plancher intermédiaire est installé afin de créer deux niveaux d’ateliers. C’est à ce moment-là que les grandes baies du réfectoire sont partagées horizontalement en deux ouvertures distinctes : une partie haute d’origine et une partie basse rabaissée. Les percements du xvie siècle ont donc été modifiés pour éclairer chacun des niveaux nouvellement créés. Par ailleurs, la distribution intérieure change complètement, ne correspondant plus du tout à l’organisation des moniales. Côté cloître, de nombreuses baies sont alors murées, percées ou modifiées, en particulier dans la partie supérieure du bâtiment, afin de desservir le nouvel étage et l’accès aux ateliers. Vers 1880, lors de la suppression du plancher intermédiaire, deux tribunes sont inventées et créées à chaque extrémité du volume. L’une sera supprimée pour rétablir le mur séparant le réfectoire des cuisines modernes, l’autre est encore en place aujourd’hui, tout comme les percements modernes ou les modifications de ceux plus anciens. Ces percements ont été effacés uniquement du côté du cloître pour une meilleure mise en valeur lors de sa restauration.
UN VITRAIL A SA DESTINÉE
MARTIN MORILLON
Directeur de l’Abbaye royale de Fontevraud
Un projet, un témoin
Le projet scientifique et culturel de l'Abbaye royale de Fontevraud repose sur trois piliers : le récit, la transmission et la création. Loin d’une conservation purement patrimoniale, c’est une approche dynamique où la création révèle la richesse du passé et préfigure l’avenir. L’Abbaye royale de Fontevraud est depuis toujours un refuge à l’abri du monde, un lieu de quête spirituelle et de beauté. Aujourd’hui, elle existe parce que nous sommes là pour la regarder, l’interroger, la révéler. Au fil des saisons, le monument vit au rythme de gestes artistiques contemporains qui étonnent, émeuvent, donnent des clés de compréhension de l’Histoire et révèlent le génie propre du lieu. Les artistes accueillis en résidence s’inspirent de ce que racontent les pierres, porteuses de siècles de constructions, de créations passées. Chacun, avec humilité et audace, livre une interprétation sensible du lieu. Chaque geste artistique devient une passerelle entre le passé et le présent, une invitation à sentir autrement l’âme du monument.
Le projet du grand réfectoire vise à susciter l’émerveillement tout en éclairant le regard. Chaque éclat de verre porte la parole de l’Histoire : la vocation monastique, le passé carcéral, l’héritage spirituel et architectural.
Un commanditaire, un artiste
L’une des missions d’un Centre culturel de rencontre est de créer un dialogue entre lieux patrimoniaux et création contemporaine. Une vision que partagent Bruno Retailleau, président du CCR et François Rouan : « Le geste contemporain ne doit pas s’imposer au lieu, il doit en révéler la mémoire. »
François Rouan a souvent abordé la notion de risque dans son dialogue avec l’équipe de Fontevraud, notamment celui lié à la création. Créer là où rien n’existait encore, oser interpréter sans trahir l’Histoire.
En ce sens, tout au long de ces quatre années, la confiance entre l’artiste, l’équipe de Fontevraud, la Région des Pays de la Loire et les services de l’État a été fondamentale. Grâce au dialogue entre les artisans et les différents corps de métier, François Rouan a pu créer une œuvre silencieuse, porteuse d’une intensité spirituelle discrète, qui éclaire le patrimoine sans jamais lui faire ombre.
Portrait
Après avoir mené le développement de projets culturels au sein de différentes collectivités territoriales (Pass Culture & Sport et Folle Journée de Nantes en Région des Pays de la Loire, Vendéspace en Vendée, Festival d’Anjou en Maine-et-Loire), Martin Morillon est directeur de l’Abbaye royale de Fontevraud depuis le printemps 2020.
L’AGENDA DE LA CRÉATION ET DE LA RÉALISATION DES VITRAUX
2021—2025
Les nouveaux vitraux du grand réfectoire de l’Abbaye royale de Fontevraud sont nés d’une rencontre : celle de l’artiste François Rouan, de Nicole Phoyu-Yedid, cheffe de projet, et de Bruno Retailleau, président du Centre culturel de l’Ouest.
Ensemble, ils partagent l’ambition de marquer l’histoire de l’abbaye par un geste artistique contemporain : confier à François Rouan la création de vitraux pour les menuiseries du réfectoire.
2021
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En juin 2021, cette volonté prend forme avec une commande d’esquisses. Elle est passée par l’Abbaye royale de Fontevraud, en concertation avec la Région des Pays de la Loire et les services de l’État (conservation régionale des Monuments historiques, architecte des bâtiments de France et architecte en chef des Monuments historiques).
Parallèlement, le service de la conservation régionale des Monuments historiques commande une étude à l’architecte en chef des Monuments historiques pour établir un diagnostic sanitaire du réfectoire et étayer les différentes hypothèses de restitution historique, conduisant à estimer les nécessaires travaux de restauration des menuiseries.
2022
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En février 2022, il est convenu que les vitraux s’inséreront directement dans les menuiseries existantes, restaurées par l’État. En juillet de la même année, le prototype d’une demi-baie est réalisé par les Ateliers Courageux et installé dans le réfectoire, en présence des services de la DRAC, des représentants de la Région des Pays de la Loire et de l’artiste.
À l’automne suivant, pour respecter l’équilibre visuel entre les façades nord et sud du réfectoire, il est décidé de recréer sur la façade nord les traces des ouvertures d’origine du xvie siècle par des décors peints.
2023
À l’été 2023, la DRAC lance un marché public pour la restauration des menuiseries. L’entreprise Asselin est retenue pour intervenir sur les ouvertures des façades sud et nord, ainsi que leur système d’occultation.
À l’automne 2023, l’Abbaye royale de Fontevraud lance un marché public pour la réalisation et la pose des vitraux dans le réfectoire : les Ateliers Loire sont sélectionnés.
2024-25
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En octobre 2024 et janvier 2025, des travées tests sont installées dans le réfectoire, et présentées à l’occasion de visites régulières de l’inspection générale des Monuments historiques, en présence de l’artiste et de représentants de la Région des Pays de la Loire.
Enfin, de l’hiver 2024 à juin 2025, les menuiseries sont restaurées, les vitraux fabriqués puis posés. Le chantier s’achève début juin 2025, donnant naissance à une œuvre contemporaine inscrite dans l’histoire d’un lieu millénaire.
L’INTELLIGENCE DU GESTE
BRUNO LOIRE
Maître verrier
Un dialogue avec l’artiste, de l’exécution à l’interprétation
Dans ce type de projet, le rôle du maître verrier dépasse largement la seule exécution technique. À l’image d’un musicien interprétant une partition, l’atelier s’est attaché à comprendre les intentions de François Rouan pour les traduire en gestes justes, en choix de matériaux pertinents, au plus près de sa sensibilité.
Ainsi la collaboration repose sur un dialogue constant, une recherche partagée et des ajustements successifs, afin que l’œuvre s’intègre de façon harmonieuse dans l’architecture.
Un défi technique commun, une recherche au service de l’œuvre
François Rouan souhaitait des irrégularités assumées, qui donnent de la vie à l’œuvre. Ces choix plastiques ont guidé les gestes de l’atelier. Le jaune d’argent, utilisé pour les vitraux de la façade sud, devait se révéler puissant, lumineux et vivant. Il a nécessité de nombreuses expérimentations chimiques et techniques pour obtenir les teintes et les effets de matière recherchés par l’artiste. Le verre plaqué gris foncé, employé sur la façade sud, aux côtés du jaune d’argent, a exigé un développement spécifique par les verriers de Saint-Just, car ce type de verre est peu courant.
Quant au verre plaqué bariolé rouge, mis en œuvre dans l’ensemble des baies de la façade nord et sur la grande porte de la façade sud, il a été sélectionné pour sa visibilité sur ses deux faces, selon un choix affirmé de François Rouan. C’est un verre spécifique des verreries de Saint-Just.
Travailler la lumière au service d’un lieu patrimonial vivant
Le vitrail est un art de la lumière et de l’intégration. Les Ateliers Loire avaient conscience que leur travail devait s’insérer dans les menuiseries du xixe siècle, conservées à la demande de l’État. Les baies sud, baignées de lumière directe, projettent les couleurs au sol, tandis que celles du nord, plus en retrait, appellent des effets plus subtils, fondés sur la réflexion plutôt que sur la transparence. La lumière naturelle, changeante selon l’heure, la saison ou le climat, est au cœur du dispositif : elle fait évoluer l’apparence des vitraux au fil du temps et rend l’œuvre vivante.
Une première collaboration, un écho de sensibilité
Pour cette première collaboration, le dialogue entre François Rouan et les Ateliers Loire a été fluide. Les échanges nourris, les essais nombreux, ont fait évoluer le projet dans un esprit d’écoute mutuelle. Un travail d’équipe s’est aussi déployé au sein des ateliers, notamment avec Yann Hirel, artisan en charge des effets de jaune d’argent. La notion de transmission, essentielle à cette entreprise familiale, s’est naturellement prolongée dans la relation maître-assistant au cœur de ce chantier.
Portrait
Bruno et Hervé Loire dirigent les Ateliers Loire, entreprise fondée en 1946 par leur grand-père Gabriel, transmise ensuite à leur père, Jacques, puis reprise par eux. L’histoire des ateliers s’inscrit dans une tradition de transmission, tant des savoir-faire que des valeurs, entre générations mais aussi entre artisans.
DE LA LUMIÈRE
YANN HIREL
Artisan aux Ateliers Loire
La délicatesse au service d’une œuvre d’ampleur
Yann Hirel réalise du sur-mesure en tenant compte des spécificités du bâtiment, des menuiseries anciennes, et de l’exposition à la lumière naturelle. Ce travail requiert des ajustements constants, une grande précision, et un dialogue permanent entre l’artisan et le dessin original. Il a notamment pris en charge le traitement des jaunes d’argent, un procédé subtil qui consiste à appliquer sur le verre une teinte obtenue par réaction chimique, produisant des nuances allant du jaune au brun.
Une technicité partagée
Son travail s’inscrit dans une dynamique collective, au sein de l’atelier et en lien étroit avec l’artiste : il s’agissait de comprendre les intentions, les choix de motifs, de couleurs, et de définir les procédés les plus adaptés pour que la lumière s’exprime pleinement dans le contexte architectural du réfectoire. Malgré la complexité technique du projet, c’était un travail exigeant mais gratifiant, qui rend hommage à l’art du vitrail et au dialogue entre passé et création contemporaine.
Artisan spécialisé dans le travail du verre, Yann Hirel a été chargé de la réalisation technique des vitraux dessinés par l’artiste François Rouan pour Fontevraud aux Ateliers Loire.
Portrait
LA NOBLESSE DU BOIS
NICOLAS COILLIER
ASSISTÉ DE JOHNNY LERAY
Peintres des menuiseries, entreprise Asselin
Une peinture traditionnelle, un geste précis, une technique de la lenteur
Travailler sur des monuments historiques demande une exigence de perfection et une conscience de la pérennité du geste. C’est aussi une source de fierté.
Une peinture naturelle à l’huile de lin a été apposée en trois couches : une impression « caramel » pour nourrir le bois, puis deux couches de finition. Cette peinture, très grasse, nécessite un geste lent, appliqué, précis : on la travaille « à l’ancienne », avec une technique différente des peintures modernes.
La phase d’impression est la plus importante : elle pénètre et sature le bois, assurant la durabilité de l’ensemble. La peinture de finition n’est qu’un film de protection au rendu esthétique. Deux teintes ont été retenues sur le chantier : un beige Mayenne pour l’extérieur, et un blanc cassé Quincampoix à l’intérieur. Le choix de ces teintes a été l’objet de plusieurs essais et de discussions au gré des rendez-vous de chantier. Il s’agissait de les oublier, elles devaient servir le vitrail et non l’encadrer.
Un dialogue entre artisans en temps réel
L’artisanat est synonyme d’excellence et de fierté.
Le travail se fait en coordination avec les vitraillistes, notamment pour intervenir au bon moment dans les phases de finition. Nicolas Coillier intervient sur des chantiers prestigieux, en France comme à l’étranger : Fontevraud, le Grand Palais, l’opéra Garnier, l’Élysée, le Palais de justice de Paris, Notre-Dame… Des lieux d’une exceptionnelle richesse qui ont forgé son expérience professionnelle.
« Nous ne sommes que des passeurs. Mais une empreinte demeure. »
Portrait
Nicolas Coillier est peintre depuis trente-huit ans et salarié de l’entreprise Asselin, spécialisée dans la restauration de monuments historiques. Il est intervenu sur les menuiseries du xixe siècle du réfectoire de Fontevraud. Cette mission comprenait leur rénovation, leur peinture et leur finition, en amont de la pose des vitraux créés par François Rouan.
CONSERVER ET TRANSMETTRE LA MÉMOIRE
CHRISTOPHE BATARD
Architecte en chef des Monuments historiques
La relation avec l’abbaye
L’Abbaye royale de Fontevraud est perçue comme un véritable « laboratoire de la restauration ». C’est un site parfois complexe à déchiffrer, malgré son apparente cohérence visuelle.
Celle-ci est notamment due à l’emploi important de la pierre neuve de tuffeau lors des restaurations passées, car cette roche, par sa fragilité, se restaure difficilement, et son remplacement est bien souvent inévitable. Cette homogénéité s’explique également par la disparition des cours et des jardins de l’abbaye au profit de grands espaces ouverts non redivisés, conséquence des démolitions lors de la fermeture de la prison en 1963.
Le bâtiment donne donc une impression d’unité qui masque la richesse et la diversité des périodes de construction, ainsi que les différentes strates d’intervention jusqu’à la fermeture de la prison, et même au-delà.
En effet, depuis 1963, l’abbaye a connu de nombreuses campagnes de restauration. Celles-ci ont d’abord été marquées par le désir d’effacer la mémoire carcérale, parfois de manière précipitée, avant d’évoluer progressivement vers une prise en compte plus nuancée de cette dimension historique.
L’appréhension de l’ensemble patrimonial
Il s’agit pour l’architecte d’avoir une vision globale de la vie du monument, son évolution, ses usages futurs, et la manière de mettre en récit son histoire multiple. À Fontevraud, cette approche prend tout son sens tant le site est riche, vaste, et porteur de mémoires contrastées.
Chaque bâtiment, chaque projet implique notamment des choix parfois complexes, de parti pris et d’adaptation aux futurs usages : expositions, concerts, visites… Il faut établir un équilibre entre la conservation patrimoniale et les usages contemporains, ainsi que la lisibilité et la compréhension du lieu par le public.
DE LA LUMIÈRE DANS LES STRATES DU PASSÉ
VALÉRIE GAUDARD
Conservatrice régionale des Monuments historiques
Fontevraud : un mille-feuille d’histoires à lire
Plutôt que de privilégier une seule époque de référence, la CRMH plaide pour une lecture complète du site, qui donne à voir la pluralité de ses strates historiques. Certains édifices, comme l’église abbatiale, ont été partiellement étudiés pour retrouver leur forme ancienne, tandis que d’autres conservent des traces visibles de leur passé carcéral. Ce choix assumé permet de comprendre que l’abbaye a traversé les siècles, sans jamais perdre son statut de témoin vivant. Préserver les monuments pour pouvoir les transmettre aux générations futures est l’objectif affirmé de ce service des Monuments historiques de l’État.
La restauration implique des arbitrages : effacer, révéler, conserver… Les interventions doivent répondre à deux impératifs : ne pas compromettre la conservation de l’édifice et préserver l’intérêt qui a justifié sa protection.
L’art contemporain dans une recherche d’équilibre avec le patrimoine
Les vitraux de François Rouan, insérés dans les menuiseries restaurées datant de l’époque carcérale, s’inscrivent dans l’histoire du lieu sans en figer la lecture. L’installation – les décors sur panneaux métalliques – est réversible, car sans fixation dans les joints. Cette œuvre éphémère ne cherche ni à dominer, ni à imiter, mais à coexister avec le monument.
DE NOUVEAUX VITRAUX POUR FONTEVRAUD
« LUMIÈRE NÉE DE LA LUMIÈRE »
Postface
Des verrières médiévales aux créations plus récentes de Chagall, Matisse, Manessier et bien d’autres, l’art du vitrail éclaire d’une lumière particulière le génie artistique français. Une lumière qui a toujours exercé une certaine fascination sur les artistes et dont la beauté ne peut occulter la fragilité, comme l’ont rappelé les incendies dramatiques des cathédrales de Notre-Dame de Paris et Saint-Pierre de Nantes.
Ce patrimoine verrier est riche de ses œuvres du passé. Mais il l’est également de ses créations du présent. À Fontevraud, nous menons un projet culturel qui défend le devoir de transmettre et de renouveler le regard sur ce symbole de l’histoire de notre grande civilisation occidentale par le geste des artistes. Avec la Région des Pays de la Loire, nous sommes attachés à nourrir un dialogue fructueux entre patrimoine et création. Ce choc entre permanence et rupture fait partie intégrante du projet culturel. Merci à François Rouan d’avoir accepté notre invitation à intervenir sur les ouvertures du grand réfectoire de l’abbaye. Au-delà de son intelligence conceptuelle et de sa longue et prestigieuse carrière d’artiste, nous avons aimé la réflexion qu’il a menée, comme un dialogue permanent avec l’histoire de l’abbaye pour nourrir sa création : la dimension spirituelle singulière du fondateur de l’abbaye, les grandes mères abbesses, la rupture violente de la Révolution, la sombre période carcérale. Son œuvre offre une vision qui s’élève vers le ciel, à l’image de « l’Ange de l’Histoire », tel que le décrit le philosophe Walter Benjamin. D’une certaine manière, le vitrail est une parabole de verre de chacune de nos existences. Il suffit d’un rien pour qu’elles s’illuminent et que se dévoile la richesse de leurs harmoniques, mais un simple nuage peut les assombrir. De cette seule paroi de verre peuvent jaillir la lumière de la joie ou la pénombre de la peine. Parabole d’une existence humaine, le vitrail devient aussi le reflet d’une époque. La lumière est fragile – elle ondule comme une vague – et peut à chaque instant se voiler. Dans sa fragilité et sa sobriété, le vitrail nous parle pourtant d’une forme d’éternité. Un rien peut le briser ; un simple rayon de lumière, le magnifier.
Tradition et création, permanence et audace : cette commande de vitraux témoigne de cette belle réalité que l’œuvre d’art, comme toute œuvre humaine, crée du nouveau à partir d’un héritage qui nous est transmis, et qu’il nous revient de l’enrichir autant que de le perpétuer. Tel est le sens de l’action que nous menons avec l’État à l’Abbaye royale de Fontevraud.
Christelle Morançais
Présidente de la Région des Pays de la Loire
Bruno Retailleau
Président du Centre culturel de l’Ouest
FONTEVRAUD
UN LIEU D’HISTOIRE ET DE
CRÉATION
Postface
C’est en 1963, à la fermeture de la maison centrale qui s’y trouvait installée depuis un siècle et demi, que l’Abbaye royale de Fontevraud a été affectée au ministère de la Culture. Depuis, la présence de l’art contemporain y a toujours été affirmée et réaffirmée, comme un témoignage de la volonté de l’État de valoriser notre patrimoine et de soutenir la création.
L’abbaye, dont la gestion a été confiée depuis lors à la Région des Pays de la Loire, figure parmi les premiers Centres culturels de rencontre. Nous célébrerons ainsi en 2026 le cinquantenaire de l’attribution de ce prestigieux label à Fontevraud, juste reconnaissance d’un projet qui allie présence artistique, transmission culturelle et désormais ambition muséale.
Au moment où se précise le classement de l’abbaye comme Domaine national, une reconnaissance attendue de son lien indéfectible avec la Nation, la pertinence de ce label trouve une nouvelle fois à s’illustrer. Notamment à travers la création des vitraux de François Rouan, dont la dialectique de l’enfermement et de l’ouverture matérialise la volonté commune de la Région et de l’État d’assurer non seulement la protection du monument, mais aussi sa porosité à la diversité des expressions esthétiques.
Le choix des lieux revêt à cet égard une forte portée symbolique. Le réfectoire d’une abbaye compte parmi les espaces les plus importants du fonctionnement monastique. Dédié au repas, il l’est aussi à l’édification par la lecture des textes fondateurs qui rassemblent la communauté. Remarquable, le réfectoire de Fontevraud l’est à plusieurs titres. Si cette salle présente l’un des plus grands volumes de l’abbaye, elle est surtout l’une des mieux préservées. Ses magnifiques dispositions l’ont vouée à de multiples usages. Son architecture romane, modifiée à la Renaissance, a connu une dernière évolution à l’époque moderne et le passé carcéral y reste bien sensible. Les nouveaux vitrages ont trouvé leur place dans les menuiseries restaurées par la Direction régionale des affaires culturelles à cette occasion, préservant ainsi l’épaisseur historique de l’édifice dans laquelle François Rouan a puisé son inspiration pour créer une iconographie singulière.
Se dévoile ainsi à travers son œuvre une conception enthousiasmante de la création artistique qui puise dans son geste résolument contemporain sa capacité à rassembler en donnant à voir les différentes strates de l’histoire et en ouvrant un dialogue entre elles.
Rachida Dati
Ministre de la Culture, septembre 2025
De nouveaux vitraux pour Fontevraud
Durée : 52 min
Réalisation
Tomasz Namerła
Scannez ce QR code pour découvrir un film conçu comme une traversée sensible du projet des vitraux de François Rouan à l’Abbaye royale de Fontevraud : la transmission du patrimoine, un dialogue entre art et mémoire, et l’engagement collectif que suppose une telle commande publique.