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PAQUEBOTS

ET CHANTIERS DE SAINT-NAZAIRE

Dossier « Paquebots et

chantiers de Saint-Nazaire »

05

Éditorial

Daniel Sicard, conservateur du patrimoine, ancien directeur de l’Écomusée de Saint-Nazaire

06

L’industrie navale de Saint-Nazaire

Un territoire estuarien

Daniel Sicard

14

Saint-Nazaire : des chantiers navals aux hydravions

Marion Weckerle, historienne des techniques

20

Les gars des chantiers

Frédérique Letourneux, journaliste

26

« Monsieur Jean Dunand a distinguished French artist » Huber t Cavaniol, responsable du prêt des oeuvres et de la coordination des expositions au Petit Palais

32

Gastronomie et arts décoratifs à bord des grands transatlantiques français

Jean-Baptiste Schneider, docteur en histoire contemporaine

40

Mers, intérieurs

Pascaline Vallée, journaliste culturelle

48

Traversée immobile

Architectures « style paquebot »

Sévak Sarkissian, architecte urbaniste

56

Migrer pendant la Seconde Guerre

Un témoignage photographique de Germaine Krull

Éric Jennings, professeur d’histoire contemporaine

62 Traverser les océans

Des paquebots aux croisières

François Drémeaux, historien

68

« C ’est ici que ça se passe. »

Les Chantiers de l’Atlantique aujourd’hui

Entretien de Jean-Louis Kerouanton, enseignantchercheur, Nantes Université avec Laurent Castaing, directeur des Chantiers de l’Atlantique

Échos / Paquebots et chantiers de Saint-Nazaire

74

Jean-Louis Kerouanton, Sabrina Rouillé, Daniel Sicard

Carte blanche

75

Photographe invité

Sylvain Bonniol

80

Les Chantiers, un vaisseau spécial

Bernard Renoux, photographe-auteur

Chroniques

81

Alain Girard-Daudon, François-Jean Goudeau, Thierry Pelloquet, Éva Prouteau, Pascaline Vallée

Éditorial

Depuis 1862, les chantiers navals de Saint-Nazaire sont étroitement liés à la construction de paquebots : cette tradition industrielle s’est ainsi développée sur plus d’un siècle et demi. C’est ce lien historique, depuis l’âge d’or des transatlantiques jusqu’aux géants actuels de la croisière, que ce nouveau numéro de la revue 303 propose de mettre en lumière. À l’instar des grands hydravions et de la prestigieuse ligne de chemin de fer de l’Orient-Express, ces navires mythiques figurent parmi les fleurons du transport de passagers au xxe siècle.

Dans les années 1920 et 1930, les chantiers navals de Saint-Nazaire ont pleinement participé à cette nouvelle ère en construisant trois paquebots de style Art déco, l’Île-de-France de 1927, l’Atlantique de 1931 et le Normandie de 1935, qui tous illustrent l’alliance de l’industrie et des arts décoratifs. Le maître laqueur Jean Dunand a particulièrement marqué les esprits avec la décoration intérieure de ces trois paquebots. Hubert Cavaniol resitue le parcours de cet artiste et la véritable prouesse que constitue le « temple du laque », qui regroupe des œuvres monumentales placées dans le salon-fumoir des premières classes du Normandie. Au xixe siècle, les paquebots ont transporté migrants et colons ; en 1940 ils ont également été, avec d’autres navires, l’ultime moyen d’échapper aux régimes totalitaires qui sévissaient en Europe, comme le rappelle Éric Jennings. Auparavant, le style Art déco avait révolutionné l’aménagement des paquebots transatlantiques, donnant naissance à un nouvel art du voyage associant luxe et confort pour les passagers les plus aisés. Un « style paquebot » émerge ; à la fois fonctionnel et harmonieux, il influencera l’architecture terrestre, comme le souligne Sévak Sarkissian. Si Le Corbusier s’est inspiré de l’architecture intérieure du paquebot Île-de-France, construit à Saint-Nazaire en 1927, il rejetait les apports du style Art déco qu’il jugeait trop peu fonctionnel. Cette dualité perdurera bien après la Seconde Guerre mondiale et pendant toute la période de la Reconstruction. Entre les deux guerres, les compagnies maritimes européennes se livraient une concurrence sévère sur les lignes transatlantiques. Jean-Baptiste Schneider souligne que les compagnies françaises misaient sur les arts de la table et la gastronomie plutôt que sur la rapidité des traversées. Pascaline Vallée évoque l’autre atout des paquebots pour séduire la clientèle américaine des premières classes : la french touch apportée à leur décoration et à leur aménagement.

Le mythe de la ville flottante décrite par Jules Verne en 1870 connaît un prolongement avec les paquebots de croisière actuels, comme le rappelle François Drémeaux. Ces derniers ont partie liée avec notre société de loisirs, où la notion de classes semble s’être estompée.

Les chantiers nazairiens ont été de grands acteurs de ces développements, alternant phases de prospérité, crises et mutations profondes. Frédérique Letourneux retrace toute la spécificité d’une main-d’œuvre aux origines briéronnes et le rôle des métallos dans l’histoire du mouvement ouvrier. Cette industrie cyclique fait régulièrement face à des défis et réalise en continu des prouesses à la fois humaines et technologiques. Marion Weckerle nous rappelle que la baisse du nombre des commandes de navires pendant les années 1920 a provoqué une heureuse diversification de l’industrie dans l’aéronautique : c’est l’origine des actuelles unités d’Airbus Industries à Saint-Nazaire et Montoir-de-Bretagne. Face à une concurrence asiatique sensible dès les Trente Glorieuses, les chantiers nazairiens se sont spécialisés dans les paquebots de croisière, avec le Sovereign of the Seas de 1987 et ses nombreux successeurs. De nouvelles générations d’ingénieurs et de techniciens ont montré tout leur savoir-faire en élaborant le Queen Mary 2 de 2003, un paquebot de ligne et de croisière. Laurent Castaing expose les grands enjeux des chantiers pour les navires de demain qui se construisent dès à présent.

Daniel Sicard

Les

Source : Saint-Nazaire Agglomération Tourisme - Écomusée.

L’industrie navale de Saint-Nazaire

Un territoire estuarien

L’espace industriel des chantiers navals de Saint-Nazaire a été gagné sur l’estuaire de la Loire à partir de 1862 et couvre aujourd’hui 127 hectares. Ce développement correspond à des évolutions technologiques et à l’agrandissement des navires afin de rester concurrentiel dans un marché économique mondialisé.

Le chantier naval de Penhoët en 1885, Victor Rozé, gravure extraite de l’ouvrage
grandes usines de Julien Turgan, Paris, Michel Lévy frères, 1885.

Projet de construction du bassin de Penhoët, huile sur toile, Jacques Alfred Brielman, 1876. À droite, le premier chantier John Scott de 1862 est représenté, alors que les trois formes de radoub ne seront construites qu’entre 1882 et 1885. Coll. CCI de Nantes-Saint-Nazaire.

Source : Saint-Nazaire Agglomération Tourisme - Écomusée.

1. Charles Auguste Jégou (1807-1880), ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, note dans son rapport en 1847 sur le projet du premier bassin à flot de SaintNazaire. Source : ADLA de Nantes, fonds du service des Ponts et Chaussées, série S 796.

2. Marthe Barbance, Saint-Nazaire, le port, la ville, le travail, Moulins, Crépin-Leblond, 1948, p. 45-66, 365-392.

3. Julien Turgan, Les grandes usines, Paris, Michel Lévy frères, coll. « Librairie d’éducation », 1885.

Une histoire industrielle ponctuée par des phases de croissance et de reconversion

L’émergence de la Saint-Nazaire moderne à partir du milieu du xixe siècle est due à la création ex nihilo de son port puis de son industrie navale, à partir d’une constante poldérisation des rives de l’estuaire de la Loire. Pourtant, les ingénieurs des Ponts et Chaussées chargés de construire un premier bassin à flot dans la vase de l’estuaire de la Loire et près du village d’origine notaient bien, dans leurs rapports, que le but était de seulement construire un avant-port pour Nantes, sans projet de construction navale 1 , pour rassurer des décideurs nantais qui craignaient alors une concurrence maritime et industrielle. La situation va évoluer tout autrement pendant la construction du second bassin à flot dans l’anse de Penhoët, à partir de 1860, où un vaste terre-plein de remblaiement est aménagé pour accueillir une industrie navale. Les frères Eugène et Isaac Pereire, deux banquiers très influents auprès de Napoléon III, sont à l’origine de cette décision. Ces derniers avaient obtenu de l’État la concession de lignes postales transatlantiques. Le port de Saint-Nazaire allait devenir une tête de lignes transatlantiques vers l’Amérique centrale, et Le Havre vers l’Amérique du Nord. Pour cela, les frères Pereire décident de créer une nouvelle flotte de navires en métal et non plus en bois. Leur choix d’implantation d’un chantier naval en France se porte sur le site vierge du bassin de Penhoët en construction. Ils opèrent un transfert de technologie en demandant au talentueux

John Scott de Greenock d’installer en 1862 le premier chantier naval de Saint-Nazaire pour y construire cinq paquebots transatlantiques avec des coques en métal et des propulsions mixtes, à la voile et à la vapeur 2 Le passage du bois au métal se fait auprès d’une main-d’œuvre briéronne encadrée par des contremaîtres écossais. Le chantier de John Scott à Saint-Nazaire a fait faillite en 1866 mais la greffe d’une métallurgie de la navale avait pris forme et la Compagnie Générale Transatlantique des Pereire devint propriétaire du site de Penhoët. Celui-ci fut totalement remanié à partir de 1881, grâce à un système de primes à la production octroyées par le gouvernement de la IIIe République naissante. Le chantier de Penhoët s’agrandit avec de nouvelles cales de construction et de nouveaux ateliers de fabrication pour continuer en priorité de construire des paquebots pour la Compagnie Générale Transatlantique 3. À proximité de celui-ci, un second chantier s’installe en 1882, celui des Chantiers de la Loire de l’industriel nantais Babin-Chevaye pour la construction de navires militaires commandés par l’État. Le socle originel de l’espace industriel de la construction navale est désormais établi jusqu’aux années 1930 avec ces deux chantiers voisins pourvus de douze cales inclinées perpendiculaires à la rive de l’estuaire de la Loire, de quais d’armement et de finition des navires du bassin de Penhoët muni de trois formes de radoub. Les deux chantiers possèdent leurs propres salles à tracer, leurs ateliers d’usinage et de formage des tôles pour la fabrication des coques et de grosses chaudronneries pour la motorisation des navires 4

Saint-Nazaire : des chantiers navals aux hydravions

Des Années folles à 1939, les chantiers navals nazairiens ont été des acteurs du développement du transport maritime par une nouvelle voie, celle des airs, avec la conception d’hydravions et de catapultes embarquées.

Dans l’estuaire de la Loire, les années 1881 et 1882 marquèrent un tournant dans la construction navale. Les Ateliers et Chantiers de la Loire furent créés à Nantes puis à Saint-Nazaire, ce dernier site construisant principalement des navires militaires, dont des cuirassés. À Saint-Nazaire également, la Compagnie Générale Transatlantique (CGT) reprit le chantier naval voisin, qui construisait depuis 1861 des paquebots pour son compte et était en cours d’extension avec un bassin à flot supplémentaire à Penhoët. Ces chantiers produisaient parmi les plus imposants navires de leur époque dans leurs spécialités respectives.

La construction de quatre paquebots, prévue à Penhoët avant la Grande Guerre, prit du retard pendant celle-ci. Elle ne fut relancée qu’avec difficulté à la fin du conflit, après des négociations entre la CGT et l’État, qui subventionnait la construction dans le cadre des conventions de transport postal. Le paquebot Paris, commencé en 1913 et achevé en 1916, ne fut exploité qu’à partir de 1921. Le coût des matières premières, notamment dans la métallurgie, et l’inflation dès 1919 entraînèrent des difficultés pour l’ensemble des chantiers navals. Ainsi, la construction du paquebot suivant, l’Île-de-France, ne démarra qu’en 1924, pour un lancement en 1926 et une mise en service en 1927 1 Ce contexte poussa les chantiers nazairiens à rechercher une diversification dans l’aéronautique, et en particulier dans l’aviation maritime. L’aviation ayant bénéficié d’importants développements technologiques durant le conflit, l’exploitation commerciale des avions et hydravions pour transporter rapidement marchandises de luxe, courrier ou encore passagers fortunés se développa dès 1919. La capacité d’amerrissage des hydravions, pour une escale ou en cas d’urgence, était perçue comme un avantage prépondérant durant l’entre-deuxguerres, lorsque de longues traversées par avion sans escale n’étaient pas encore réalisables. De plus, dans les années 1920, une politique de soutien de la part de l’État encouragea les avionneurs à innover dans les performances et les équipements, en créant des prototypes d’avions et d’hydravions 2. Cette démarche inclut aussi bien le transport civil sur les lignes aériennes régulières qui commençaient à se mettre en place que les armées. Par ailleurs, les vétérans démobilisés de l’aviation maritime de 1914-1918 constituaient un vivier de recrues potentielles expérimentées.

Nouvelles technologies

Le chantier de Penhoët s’inscrivit dans cette dynamique en réutilisant le savoir-faire disponible sur le chantier naval pour la construction de coques dans ce nouveau domaine technologique de l’hydraviation civile. Les Ateliers et Chantiers de la Loire tentèrent quant à eux de se diversifier dans l’aviation maritime en construisant des avions et hydravions militaires.

Le chantier de Penhoët s’attaqua en 1923 à la construction d’un hydravion à coque géant, le Richard-Penhoët, dans cette période de creux sans commandes de paquebot. Il fut conçu dans le but d’effectuer des liaisons aériennes régulières entre Marseille et Alger, avec quarante

← Brochure promotionnelle des chantiers aéronautiques de Penhoët. Dessinateur inconnu, imprimeur Risacher & Cie. Éditeur Chantiers de Penhoët. Coll. Saint-Nazaire Agglomération Tourisme - Écomusée.

1. A. Resche, L’exploitation de la ligne de l’Atlantique Nord par les compagnies françaises et britanniques (1890-1940), thèse de doctorat, université Bretagne Loire, 2016, p. 45-47.

2. E. Chadeau, L’industrie aéronautique en France 1900-1950. De Blériot à Dassault, Paris, 1987, p. 157.

Les gars des chantiers

La main-d’œuvre des

chantiers a longtemps été quasi exclusivement masculine et reconnue pour son savoir-faire. Au fil des décennies, la construction navale nazairienne a été profondément marquée par des mouvements sociaux et des luttes syndicales.

L’histoire commence par un pari : l’abandon des coques de bois pour des coques en métal, qui se concrétise par la création à Penhoët, en 1862, du premier chantier naval sous la direction de l’Écossais John Scott de Grenook. On change alors d’échelle et d’ambition : « Le développement de nouveaux matériaux de construction ainsi que l’apparition de nouvelles fonctions pour les navires firent passer les chantiers navals d’ateliers de charpenterie maritime employant cinquante travailleurs à des installations industrielles regroupant des dizaines d’ateliers et utilisant une main-d’œuvre de deux à trois mille ouvriers », rappelle l’historienne Leslie Schuster 1 Les chantiers recrutent alors en masse parmi les ouvriers briérons, formés et encadrés par des contremaîtres écossais.

Si certains peuvent faire valoir leur expertise d’anciens charpentiers de marine, exercée sur les chantiers traditionnels briérons de Méans et de Rozé, pour occuper des métiers spécifiques comme traceur de coque, charpentier fer ou riveur de coque, beaucoup sont recrutés pour des travaux de manutention et de levage de tôles à une époque où les machines sont encore rares. Pour la plupart d’entre eux, il est alors possible de continuer à vivre une « double vie », comme l’écrit l’historien Jacky Réault, « entre ville et îles, du métier et de la terre », de maintenir une petite production agricole dans les marais ou d’extraire la tourbe en été 2

La fermeture du chantier John Scott en 1866 met au chômage un millier de salariés. C’est la première crise économique et sociale que connaît Saint-Nazaire. Elle sera suivie de nombreuses autres, l’activité étant, par définition, extrêmement dépendante des commandes et du contexte concurrentiel mondial. Il faut attendre la fin des années 1880 pour que de nouvelles commandes passées par la toute jeune République viennent soutenir l’industrie navale. Le recensement de la main-d’œuvre réalisé par l’historien Daniel Sicard montre qu’au tournant du xxe siècle 60 % de la main-d’œuvre sont encore des briérons : « Les traceurs de coque forment des jeunes apprentis au sein de leur village, il y a un vrai transfert de compétences, des filiations de métier se mettent en place », précise ce fin connaisseur de l’histoire des chantiers 3

Des machines et des hommes : la difficile standardisation

Voulant rationaliser les méthodes, la direction des chantiers fait appel autour de 1910 à des ingénieurs des chantiers écossais de la Clyde pour standardiser le processus de production : « Le chantier cherchait à résoudre le problème de la main-d’œuvre en remplaçant les hommes par des machines, investissant dans une mécanisation plus ou moins bien adaptée, notamment pour la manutention ou le rivetage. On est aussi à une époque où chaque entreprise est fière de montrer qu’elle est à l’avant-garde du progrès », rappelle l’historien Roger Cornu 4

La standardisation des tâches et la division scientifique du travail dans les chantiers restent toutefois freinées par la complexité de la construction des paquebots, qui sont à chaque fois un modèle unique, et il était très difficile de se passer d’une main-d’œuvre qualifiée pour la

Un ouvrier procède à une coupe avec une machine à découper type chalumor lors de la construction du paquebot France (1962). Photographe inconnu. Coll. Saint-Nazaire Agglomération Tourisme - Écomusée. Fonds Chantiers de l’Atlantique.

1. Leslie Schuster, « Changer l’industrie navale : mouvement ouvrier et relations sociales à Saint-Nazaire, 1881-1914 », Revue d’histoire moderne & contemporaine, no 52-4 (4), 2005, p. 106-130.

2. Jacky Réault, « Les ouvriers nazairiens ou la double vie », dans Daniel Sicard (dir.), Saint-Nazaire et la construction navale, actes du colloque « Culture technique et organisation sociale », 2 et 3 février 1990, Saint-Nazaire, Écomusée de Saint-Nazaire, 1991, p. 110-125.

3. Voir, dans le présent numéro, la contribution de Daniel Sicard, p. 6-13.

4. Roger Cornu, « SaintNazaire, à l’avant-garde de la taylorisation (19161930) », dans D. Sicard (dir.), op. cit. note 2, p. 28-39.

« Monsieur Jean Dunand

a

distinguished French artist »

Jean

Dunand incarne la figure

rare

de l’artiste

total, tout à la fois sculpteur, dinandier, laqueur, ébéniste et peintre. Protagoniste majeur de l’Art déco, il crée aussi pour les paquebots transatlantiques, portant son art jusqu’au Nouveau Monde.

Jean Dunand, né près de Genève en 1877, est naturalisé français en 1922. Au début des années 1920, alors que sa notoriété comme maître des arts de la dinanderie et du laque est déjà solidement acquise en Europe, ce sont surtout ses impressions sur tissu, ses bijoux aux incrustations des matières les plus inattendues et ses chapeaux aux motifs laqués, conçus pour les grands couturiers parisiens, qui retiennent l’attention de la presse américaine. En janvier 1925, le journal The Brooklyn Eagle titre « De nouveaux modèles de chapeaux à Paris 1 », se faisant l’écho du travail du « peintre moderne » Jean Dunand pour Madame Agnès, la célèbre modiste de la rue Saint-Honoré. Le Pittsburgh Press présente la même année le portrait de Madame Agnès posant avec un bracelet « conçu spécialement pour elle par Jean Dunand ». Il y a aussi les meubles, dont le Daily Republican révèle la beauté : « Dunand, qui conçoit des meubles modernes extraordinaires qu’il recouvre d’une curieuse laque dans laquelle sont incrustés des morceaux de coquille d’œuf 2 » De son côté, le Pittsburgh Post offre à ses lecteurs le Portrait de Madame Charlotte, directrice de la maison de couture Premet, une « délicate peinture en laque sur fond de coquille d’œuf 3 » par « Monsieur Jean Dunand, un artiste français distingué ».

L’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de Paris, en 1925, va accroître de façon considérable la notoriété des artistes français outre-Atlantique. Bien que les États-Unis aient choisi de ne pas participer officiellement à l’événement, une délégation américaine, emmenée par Charles R. Richards, directeur de l’American Association of Museums, est envoyée comme observatrice à Paris. Le rapport de la délégation à son retour aux États-Unis souligne l’impact majeur de l’exposition et le rayonnement de la France en tant que place incontournable des arts. Dans le sillage de la manifestation parisienne, une exposition itinérante intitulée « French Art: 1900-1930 » est organisée en 1926 au Museum of Modern Art de New York et dans plusieurs musées américains, notamment au Cleveland Museum of Art et à l’Art Institute de Chicago. Jean Dunand y présente des paravents en laque décorés de motifs géométriques et des objets décoratifs en métal laqué. En rencontrant un extraordinaire accueil auprès du public, l’exposition « French Art: 1900-1930 » va faire date. Les expositions et les collaborations avec des artistes et des décorateurs français s’enchaînent alors aux États-Unis, entraînant des retombées commerciales considérables. En 1927, un choix d’œuvres de l’exposition de 1925 est présenté par la galerie Jacques Seligmann de New York. Les laques de Dunand y sont particulièrement remarqués au milieu des verres de Marinot, de Lalique, des sculptures de Pompon, Bugatti ou Desbois. En 1928, les grands magasins Lord & Taylor de New York décident de présenter, dans tous les rayons et à tous les étages, une grande exposition d’art décoratif français. Dunand y participe en envoyant plus d’une vingtaine de pièces. Dans un environnement dédié habituellement à la grande consommation, cette présentation quelque peu iconoclaste rencontre un immense succès auprès de la clientèle. Au même moment, à Brooklyn, les publicités des grands

Les Sports, Jean Dunand. Œuvre faisant partie des cinq panneaux créés pour le fumoir du paquebot Normandie sur le thème « Les jeux et les joies de l’homme », bas-relief constitué de quarante-cinq panneaux, laque dorée à la feuille, 1935. Coll. musée d’Art Moderne, Paris. © Photo GrandPalaisRmn / Agence Bulloz.

1. The Brooklyn Eagle, 13 janvier 1925.

2. The Daily Republican, 6 juillet 1927.

3. The Pittsburgh Post, 2 novembre 1926.

Salle à manger de première classe du paquebot

La Gascogne Photographe

inconnu. Coll. Saint-Nazaire

Agglomération Tourisme - Écomusée.

Jean-Baptiste Schneider

Gastronomie et arts décoratifs

À bord des grands transatlantiques français

En 1862, la Compagnie Générale

Transatlantique fonde à Saint-Nazaire un chantier naval qui produira les plus grands paquebots français. Ces navires

célèbrent le luxe et la gastronomie à la française, transformant la traversée de l’Atlantique en une véritable expérience culturelle.

En 1861, Émile Pereire, directeur de la Compagnie Générale Transatlantique, soumet à son conseil d’administration la proposition d’édifier sur le territoire national un vaste chantier de constructions navales « puissant et perfectionné […] offrant des éléments sérieux de concurrence et appelant à eux, comme les chantiers de la Grande-Bretagne, la clientèle de l’Ancien et du Nouveau Monde ». Voué à devenir « une reproduction des ateliers les plus perfectionnés d’Angleterre », ce projet se concrétise en 1862 par la création d’un imposant chantier naval sur la presqu’île de Penhoët, à Saint-Nazaire. Pendant près d’un siècle, les chantiers nazairiens assurent la construction puis la livraison des principaux paquebots mis en service par la société de navigation française, à l’instar des prestigieux transatlantiques France (1912-1934), Paris (1921-1939), Île-de-France (1927-1959) ou encore Normandie (1935-1942). Dès ses premières années d’activité, la Compagnie Générale Transatlantique accorde une place prépondérante à la qualité de la table destinée aux passagers de catégorie supérieure. Au gré de la mise en service de nouveaux paquebots, elle affine sa stratégie de différenciation jusqu’à créer un concept global qui célèbre en mer un art de vivre à la française et dont le service de repas festifs, agrémentés de vin à discrétion, constitue la clef de voûte. Proposer une prestation complète, incluse dans le tarif de la traversée, à une clientèle principalement américaine plus intéressée par une expérience culturelle que par la vitesse permet ainsi à la Compagnie Générale Transatlantique d’occuper une place de choix dans l’arène maritime où s’affrontent les sociétés de navigation. Dès lors, l’excellence de la cuisine et du service typiquement français dispensés durant la traversée joue un rôle majeur dans son développement. Cette singularité sur l’Atlantique Nord s’exprime pleinement au sein de la salle à manger de première classe des paquebots, dont l’agencement et le style décoratif évoluent au gré des époques. Avec l’augmentation du tonnage des grands transatlantiques mis en service dans la première moitié du xx e  siècle, ce vaste lieu public devient une scène privilégiée pour des artistes de renom, qui y voient l’opportunité de faire connaître et reconnaître leur talent au-delà des océans. De cette relation passionnée et parfois tumultueuse entre architectes, décorateurs et espaces maritimes naissent de véritables chefs-d’œuvre qui offrent à l’expression de la gastronomie française un brillant écrin.

Des repas festifs pour nourrir le corps et occuper les esprits

Face à la lassitude du paysage répétitif de l’eau à perte de vue, au manque de loisirs et à la crainte du naufrage, les salles à manger des paquebots mis

en service dans la seconde moitié du xix e  siècle constituent des points d’ancrage rassurants pour des voyageurs éloignés de leurs repères habituels. Dans le but de faire oublier aux riches passagers qu’ils ont quitté la sécurité du continent pour les aléas des océans, architectes et décorateurs reconstituent en mer l’atmosphère familière des grands hôtels et des salons des maisons bourgeoises habituellement fréquentés par cette clientèle.

La salle à manger de première classe des transatlantiques dits « les Provinces », comme celle du paquebot La Gascogne, mis en service en 1886, dispose ainsi d’une élégante cheminée factice en marbre garnie d’une pendule et de candélabres en bronze. Reflétées par deux miroirs qui donnent une impression d’infini, les disgracieuses épontilles qui soutiennent le pont supérieur prennent l’apparence de colonnes grecques ornées d’un chapiteau de style corinthien. La salle à manger bénéficie d’une claire-voie centrale et d’une série de lustres électriques à double branche, placés au-dessus des tables d’hôtes autour desquelles sont disposés de lourds sièges pivotants en fer, solidement boulonnés au sol. Les hublots se voient parés d’épais rideaux qui permettent d’occulter l’horizon vacillant, source fréquente du mal de mer.

Les multiples moments passés à table chaque jour, le spectacle offert aux convives durant le service, la présence du capitaine lors des dîners ou encore la consommation de boissons alcoolisées en communauté contribuent également à occulter l’appréhension du naufrage.

Liste des repas quotidiens proposés en 1887 à bord des paquebots de la Compagnie Générale Transatlantique

À partir de 7 h : petit déjeuner et soupe à l’oignon. Entre 10 h et 11 h 30 : déjeuner composé d’une dizaine de mets.

13 h : Lunch composé de viandes froides, de friandises, de sucreries et de confitures accompagnées de champagne et de sherry.

Entre 17 h 30 et 18 h : dîner composé d’une douzaine de mets.

20 h 30 : service de boissons chaudes accompagnées de biscuits.

Entre 22 h et 23 h : souper.

Si les repas servis quotidiennement à bord des transatlantiques mis en service dans la seconde moitié du xixe siècle permettent de répondre aux besoins alimentaires des passagers, leur multiplicité anime, rythme et structure les journées en pleine mer. Servis de façon régulière tout au long de la journée, ils sont autant de dérivatifs à l’ennui et aux conditions parfois éprouvantes de la traversée.

Le stockage des denrées sensibles à la chaleur comme les poissons, les fruits de mer ou les viandes s’effectue,

Mers, intérieurs

Des fauteuils Louis XVI aux salles de divertissement high tech, l’aménagement des paquebots construits à Saint-Nazaire s’est considérablement transformé en un siècle, suivant à la fois l’évolution de l’industrie et celle des désirs de la clientèle.

Pour les armateurs comme pour les voyageur·euses du début du xx e siècle, les paquebots sont beaucoup plus qu’un moyen de transport. Extraordinaires par leurs dimensions et leurs capacités techniques, ils le sont aussi par l’art de vivre qu’ils promeuvent ou l’avenir qu’ils promettent. Pour les compagnies maritimes, la compétition ne se situe donc pas seulement au niveau technique, mais aussi dans l’aménagement des navires. L’entre-deux-guerres marque en cela un tournant. Alors que le nombre des passager·es émigrant vers le Nouveau Monde diminue, le confort et le luxe deviennent l’atout commercial principal des lignes transatlantiques. Jusqu’à cette période, on copiait les styles anciens (Louis XVI, Belle Époque...) en les modifiant légèrement. Les cabines de luxe et les salons n’avaient alors rien à envier à l’hôtellerie terrestre. Mais, à partir de 1925, plus question de copier. Pour les décideurs comme John Dal Piaz, président de la Compagnie Générale Transatlantique, il faut désormais faire appel aux artistes décorateur·rices contemporain·es. Le paquebot transatlantique Île-de-France, lancé en 1927, ne fut pas conçu pour être le plus rapide ni le plus grand, mais il se distingue par le confort de ses cabines et ses intérieurs Art déco. C’est avec lui que naît une organisation du travail inédite : au lieu de passer des commandes distinctes aux différents artisan·es et artistes, la compagnie confie cette tâche à un seul homme, Jacques-Émile Ruhlmann, qui devient le premier ensemblier, assurant une meilleure cohérence esthétique à l’ensemble.

Rassurer

Pendant longtemps, rassurer fut le premier mot d’ordre de l’agencement des paquebots transportant des voyageurs. Les effets de la perte de repères, l’exiguïté des cabines, sans compter les craintes liées à l’océan ou à la propagation de maladies à bord... Dans les années 1920 et 1930, la traversée de l’Atlantique reste une aventure. Si les géants des mers rivalisent en performances techniques, lancés dans la course au Ruban bleu, qui récompense les traversées les plus rapides entre Bristol et New York, leur intérieur, lui, doit évoquer le calme, la stabilité, la maîtrise. En un mot, il doit faire oublier que l’on se trouve en mer, à des milliers de kilomètres de la terre ferme. Pour cela, les boiseries ont été pendant longtemps (sur)employées, tout comme les tapisseries et les soieries. Autant de matériaux apaisants mais aussi inflammables, qui ont causé des incendies dévastateurs...

Le Normandie, lancé à Saint-Nazaire en 1935, est l’un des premiers à allier prouesses techniques et décoration moderne. La déviation des conduits de cheminées permet une révolution intérieure : un dégagement sur six niveaux de ponts, qui laisse place sur 200 mètres à une enfilade de majestueux salons, aux volumes pour certains monumentaux, mais où tables de jeu et espaces de conversation ménagent des recoins intimistes. S’y déploiera un design intérieur à la fois somptueux et avant-gardiste, qui fera du Normandie un emblème de l’Art déco. Le temps de sa construction, le nombre de passagers transportés sur l’Atlantique Nord a diminué de moitié. Pourtant, la ligne vers New York reste la plus prestigieuse et le paquebot sera le seul construit à Saint-Nazaire à remporter le Ruban bleu, dès son premier voyage.

Le grand salon première classe du paquebot Normandie (1935), conçu par les architectes Bouwens de Boijen et Roger-Henri Expert. À l'arrière-plan, le panneau décoratif L’Enlèvement d'Europe est une œuvre dessinée par Jean Dupas. Coll. Saint-Nazaire Agglomération Tourisme - Écomusée. Fonds Chantiers de l’Atlantique.

L’hôtel Le Belvédère du rayon vert à Cerbère, Pyrénées-Orientales, 1928-1932, Léon Baille architecte. ©

et

Traversée immobile

Architectures « style paquebot »

Dressant leur silhouette majestueuse en mer ou bien dans les ports, les paquebots fascinent. Avec les Années folles, ils séduisent et inspirent durablement les architectes. Pour des raisons et avec des interprétations diverses.

Sévak Sarkissian
Photo Eric Tabuchi
Nelly Monnier.

L’immeuble « paquebot » du 3, boulevard Victor à Paris 15e, 1929-1934, Pierre Patout architecte.

©

Sarkissian, mars 2025.

1. Fabien Bellat, « Des paquebots et des architectes », dans Paquebots, à la croisée des arts décoratifs, musée Mathurin Méheut, Les Éditions de Juillet, 2022, p. 2-7.

2. Sarah Chanteux, « Quand les transatlantiques n’abolissaient pas les frontières », dans Paquebots 1913-1942, une esthétique transatlantique, in fine, Musée d’arts de Nantes, MuMa Le Havre, 2024, p. 58-81.

3. Simon Texier, GeorgesHenri Pingusson, Éditions du patrimoine, Infolio, 2011, p. 69-93.

Frappées par plusieurs conflits mondiaux, les premières décennies du xx e  siècle se révèlent une période d’intense bouillonnement intellectuel et artistique. L’influence des progrès techniques et industriels est considérable, particulièrement sur l’architecture. De nouvelles perspectives se profilent, volontairement plus optimistes et libérées des « nippes » du passé. Le développement important des transports établit des liaisons intercontinentales, notamment pour les classes aisées. La construction de navires transatlantiques – comme ceux des chantiers navals de Nantes et Saint-Nazaire – favorise les voyages, le rayonnement d’un art de vivre 1, mais aussi le partage et la diffusion d’inspirations nouvelles. Avec l’édition de très belles affiches publicitaires 2, œuvres d’artistes qui éblouissent par leur impact et leur modernité, la communication joue déjà un rôle essentiel.

Dans ce contexte, le « style paquebot » est protéiforme et assez paradoxal. Il associe architecture et construction navale, malgré leur nature opposée : immobile pour la première, en mouvement pour la seconde. À la charnière de l’Art déco et du modernisme, il mêle formes épurées et influence du Bauhaus. Né dans les années 1920-1930, ce style connaît une postérité diverse après 1945.

Mouvement

Le rapprochement entre le monde maritime et celui de la construction s’explique en premier lieu par des raisons esthétiques et techniques. Le paquebot suscite le rêve et porte un imaginaire vivace, renforcé par la popularité et le gigantisme des navires. Cet univers évoque le voyage, les horizons lointains, l’exotisme, la vitesse, la modernité, le progrès… Une des caractéristiques principales du « style paquebot » réside probablement dans la capacité des architectes à exprimer le mouvement dans leurs réalisations. En jouant sur le positionnement, l’imbrication et l’élancement de certains volumes, l’édifice exprime un dynamisme novateur. Entre 1929 et 1938, Willem Marinus Dudok en donne un bel exemple avec le Collège néerlandais de la Cité universitaire de Paris. La répartition des pleins et des percements, souvent traités en longs bandeaux vitrés, accentue les lignes horizontales. Parfois démesurément, comme à l’hôtel Latitude 43 de Georges-Henri Pingusson 3 , inauguré en 1932 à Saint-Tropez. Verticalement, les façades comportent des parties en saillie qui projettent certains espaces intérieurs en surplomb, au-dessus de l’espace public. Dans le linéaire des

Photo Sévak

Migrer pendant la Seconde Guerre

Un témoignage photographique de Germaine Krull

Les cargos mixtes de la filière martiniquaise, 1940-1941

Entre juin 1940 et mai 1941, plusieurs milliers de réfugiés ont emprunté les navires de la ligne reliant Marseille à Fort-de-France pour fuir l’Europe en guerre et les persécutions. Certains des passagers sont connus, comme le révolutionnaire Victor Serge, les artistes Wifredo Lam et André Masson, le cinéaste Jacques Rémy ou les écrivains André Breton et Anna Seghers. D’autres sont de parfaits inconnus.

Dans Les bateaux de l’espoir, j’ai dressé la biographie collective de cet exil, et analysé les modalités des départs, avançant l’argument qu’il s’agissait à la fois d’une expulsion et d’une opération de secours, ce qui souligne l’ambiguïté de cette dernière porte maritime toujours ouverte pour les réfugiés européens. En règle générale, les réfugiés, languissant dans le Camp des Milles ou en semi-liberté dans le Midi, placent la Martinique sur une liste de havres potentiels qui comprend aussi Shanghai, Casablanca et Lisbonne.

On enregistre deux traversées de navires remplis de réfugiés vers la Martinique entre juin et octobre 1940, puis quatorze autres de Marseille à la Martinique entre octobre 1940 et mai 1941. Hormis le Cuba, qui quitte Bordeaux in extremis en juin 1940, et l’Ipanema, les vaisseaux desservant la Martinique ne sont pas des paquebots à proprement parler mais plutôt des cargos mixtes, possédant une capacité limitée en passagers. Leur rôle de cargo se révèle au fil des nombreux jours de traversée – celle-ci prend environ un mois dans plusieurs cas en raison d’escales, de cabotage, et surtout de précautions contre les sous-marins. Ainsi le Winnipeg dégage-t-il une odeur d’oranges rancies car il avait précédemment transporté ces fruits. Le manque d’intimité à bord est patent, les sanitaires sur le pont n’inspirant pas confiance. Les parents ne sont pas plus rassurés : Renée Barth se remémore ainsi sa fille courant sur le pont du navire, avec pour toute protection deux fins câbles d’un mètre et demi de hauteur. Par ailleurs, sur les seize traversées, deux sont réalisées par le même vaisseau : le Capitaine Paul Lemerle effectue une traversée qui parvient à destination le 2 janvier 1941, puis une autre qui arrive le 20 avril 1941. Le nom des autres cargos mixtes invite à l’évasion : le Wyoming, le Winnipeg, l’Arizona, le Carimaré, le Mont-Angel, l’Arica, par exemple. Ces navires appartenaient à de multiples entreprises : l’Ipanema à la compagnie de Navigation France-Amérique ; le Wyoming, le Winnipeg, le Carimaré et l’Arica à la Compagnie Générale Transatlantique, la fameuse French Line ; le Capitaine Paul Lemerle, l’Alsina et le Mont-Viso à la Société Générale des Transports maritimes à vapeur.

Avec l’aimable autorisation d’Olivier Assayas et la participation d’Adrien Bosc.

éric JenningS est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Toronto.

« Une cuisine roulante où nous prenions notre gamelle collective, par huit, comme au régiment. »

Extrait du texte Sur un cargo… de Jacques Rémy. Coll. Olivier Assayas.

© Photo Germaine Krull.

Bibliographie

Adrien Bosc et Olivier Assayas (dir.)., Un voyage : Marseille-Rio, 1941, Stock, 2019.

Éric Jennings, Les bateaux de l’espoir. Vichy, les réfugiés et la filière martiniquaise, CNRS Éditions, 2020.

Anna Seghers, Transit, Autrement, 1995.

Victor Serge, Carnets (1936-1947), Agone, 2012.

Traverser les océans

Des paquebots aux croisières

Les paquebots ont transformé le voyage au long cours. Ils ont été les acteurs clés des grandes migrations et des empires coloniaux jusqu’à l’essor de l’aviation, et leur héritage perdure dans les navires de croisière.

Le Paulista, Marin Marie, gouache sur papier, vers 1930. Coll. Les musées d’art et d’histoire de la Ville du Havre, inv. no 2009.0.4 - don des chantiers Augustin Normand. © Adagp, Paris, 2025.

« Naufrage de Virginie », estampe extraite de l’ouvrage Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, Didot l’aîné, éditeur, Paris, 1806. © BnF, Paris.

1. Philippe Haudrère, « Heurs et malheurs des voyages maritimes sur la route des Indes orientales au xviiie siècle », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 2014.

2. Les fonds de l’Inscription maritime sont consultables en ligne sur le site des Archives départementales de Seine-Maritime.

3. Cian T. McMahon, The Coffin Ship: Life and Death at Sea during the Great Irish Famine, The Glucksman Irish Diaspora Series, New York, NYU Press, 2021.

Dans l’imaginaire populaire, la mer a longtemps suscité l’effroi. Entre les sirènes de L’Odyssée et le Kraken scandinave, on ne s’aventure pas sur les océans sans une impérieuse nécessité, soif de profits ou d’aventures, ou tout simplement pour subvenir aux besoins de sa famille.

Jusqu’à la fin de la première moitié du xixe siècle, le transport maritime repose sur la navigation à voile. Ce mode de transport, tributaire des conditions météorologiques, est lent, incertain et périlleux. Il est dominé par des initiatives privées, souvent commerciales et coloniales, sans régularité ni règles de sécurité. Les traversées maritimes sont donc synonymes d’épreuves : les naufrages sont fréquents, les maladies omniprésentes, la piraterie endémique dans les mers les plus reculées, et l’absence de standards techniques ou sanitaires rend les voyages particulièrement éprouvants.

Au fil du temps, de grands succès littéraires populaires comme les œuvres de Daniel Defoe (Robinson Crusoé, 1719), Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre (Paul et Virginie, 1788) ou encore Robert Louis Stevenson (L’Île au trésor, 1883) ancrent les représentations d’une mer dangereuse où se mêlent exotisme et malheurs. Et quand l’exceptionnel ne tue pas, c’est l’ennui qui ronge à petit feu les gens de mer et les passagers : au xviiie siècle, il faut compter huit mois pour un trajet entre l’Europe et l’Asie orientale 1

Hormis dans le cas des compagnies à charte, qui se développent en France à partir du début du xviie siècle, le transport maritime ne relève donc pas encore d’un système organisé, et il n’est accessible qu’aux voyageurs les plus téméraires (ou désespérés),

ainsi qu’à celles et ceux dont la mission impose cet éloignement (militaires, fonctionnaires et religieux). Surtout, on ne distingue pas encore navires pour passagers et navires de fret. Les archives de l’Inscription maritime et les rapports de mer montrent qu’il y a peu de passagers sur les voiliers, rarement plus d’une vingtaine 2 . Même quand il s’agit d’expéditions adoubées par l’État, les chiffres restent modestes : les deux navires de Pierre Dugua de Mons qui partent à la conquête de l’Acadie en 1604 n’embarquent que soixante-dix-neuf colons.

Les migrations vers l’Amérique : entre espoir et souffrances

À partir des années 1840, l’Europe connaît une série de bouleversements qui alimente des flux migratoires massifs vers le continent américain. Les démographes parlent des effets push et pull : d’un côté, des facteurs de répulsion – famine en Irlande (1845-1852), crises agricoles, surpopulation rurale, instabilité politique (révolutions de 1848), transition démographique en cours – poussent les Européens à fuir ; de l’autre, l’Amérique exerce une forte attraction avec la conquête de l’Ouest, la ruée vers l’or californienne (1848) et l’image idéalisée d’un Nouveau Monde riche en opportunités, du Canada à l’Argentine. Les conditions de voyage sont alors diverses. De nouvelles goélettes sortent des chantiers pour satisfaire ce marché en expansion, ou bien des baleiniers, des navires négriers ou de fret côtier sont hâtivement reconvertis pour accueillir les candidats à la traversée transatlantique. Les migrants, souvent issus des classes les plus modestes, embarquent sur des navires parfois surnommés coffin ships (bateaux cercueils). C’est le cas en particulier des Irlandais. Les conditions à bord sont exécrables : surpeuplement, manque de nourriture, hygiène déficiente, absence de soins. Le taux de mortalité y est élevé, pouvant toucher 50 % des passagers 3

Face à ces drames répétés, plusieurs pays imposent progressivement des réglementations sanitaires, et s’assurent de leur respect en sanctionnant davantage les capitaines négligents. En 1855, les législations américaine, hambourgeoise et britannique instaurent l’obligation de fournir une alimentation préparée à bord. En France, la présence d’un médecin à bord est exigée au-delà de cent passagers à partir de 1876. Ces mesures, couplées aux avancées techniques, permettent une amélioration progressive des conditions de voyage.

L’essor des paquebots modernes

La seconde moitié du xixe siècle marque un tournant. Les États, soucieux de développer leur influence commerciale et impériale, subventionnent la création

Entretien de Jean-Louis Kerouanton avec Laurent Castaing

« C’est ici que ça se passe. »

Les Chantiers de l’Atlantique aujourd’hui

Ingénieur en architecture navale, Laurent Castaing dirige les Chantiers de l’Atlantique depuis 2012. Si son parcours l’a mené un temps chez Alsthom ou à la direction du Port du Havre, c’est bien ici, aux Chantiers de Saint-Nazaire, qu’il a entamé sa carrière en 1985, à la tête d’une équipe de production. Une trajectoire qui fait de lui un témoin majeur de l’histoire récente des Chantiers.

Jean-Louis Kerouanton. Il y a quelque chose de fondamental dans la structuration et le sens du chantier, la base matérielle du chantier, la production, mais aussi l’imaginaire, la conception.

Laurent Castaing. Les Chantiers sont une industrie profondément enracinée dans leur territoire. C’est ici que ça se passe, et cela continuera à se passer ici. C’est extrêmement fort, c’est ce que j’ai appris pendant mes années d’apprentissage auprès des compagnons des chantiers. Effectivement, il ne s’y passe pas que la production mais aussi la conception et c’est notre force, cette alliance en un seul lieu. C’est pourquoi j’ajoute : tout se passe ici.

J-LK. Vous êtes depuis quarante ans le témoin d’une mutation spectaculaire des Chantiers. Qu’est-ce qui a changé, notamment en ce qui concerne la croisière et les paquebots ?

LC. Il y a quarante ans la construction navale ne permettait pas d’avoir une réelle perspective de survie. Les dirigeants d’alors ont fait le pari d’explorer un nouveau marché, celui des paquebots. Ce fut une prise de risques considérable. Les deux premières commandes ont été livrées en retard, avec des coûts bien supérieurs aux prévisions. Il était légitime de s’interroger : pouvait-on vraiment vivre en construisant des paquebots ? Et puis est arrivée une commande décisive, celle du plus gros paquebot du monde 1, qui nous a obligés à adopter une posture radicale. La mobilisation a été totale. C’était simple : soit nous réussissions, soit c’en était fini et il y a eu un petit miracle.

Mais le marché des paquebots a connu des hauts et des bas, avec l’arrivée de nouveaux constructeurs, des tentatives pour revenir à des navires comme les méthaniers – extrêmement sophistiqués pour l’époque – qui n’ont pas suffi. Finalement, nous sommes revenus aux seuls paquebots. Le chantier a eu beaucoup de chance, une chance que nous avons su provoquer par notre engagement collectif. La construction navale est un univers instable. Tous les vingt ou trente ans, des bouleversements peuvent survenir. Un dirigeant de chantier doit toujours être vigilant, inquiet de l’avenir.

← Le Sovereign of the Seas (Souverain des mers) quitte le port de Saint-Nazaire le 22 décembre 1987, carte postale. © Archives CHT, Fonds Hélène Cayeux. Photo Hélène Cayeux - Ouest-France.

1. Commandé par la Royal Caribbean Cruise Line en juillet 1985 et livré en décembre 1987, le Sovereign of the Seas a en effet été précédé du Nieuw Amsterdam et du Noordam, commandés en octobre 1980 par la Holland America Line et respectivement livrés en juin 1983 et avril 1984.

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