ETAT DE LA QUES-
CRISE DU COVID-19 :
VERS UN NOUVEAU CONTRAT SOCIAL ?
Introduction
Si la compétitivité attise l’individualisation du rapport au travail, une grave crise sanitaire comme celle du Covid-19 a incontestablement attiré le regard sur des fonctions productives vitales et donc sur des groupes socioprofessionnels sans qui « rien ne serait possible ».
Et ces travailleurs sont précisément ceux que la société ne regarde pas en temps normal, estimant sans doute que les fonctions qu’ils occupent sont inscrites dans un « ordre naturel des métiers » et que le « confort social » qu’elles procurent ne saurait faiblir d’une manière ou d’une autre : la satisfaction des besoins primaires, le droit d’être soigné ou d’être « un potentiel soigné », le droit à la sécurité ou à la propreté de notre environnement.
La crise sanitaire est le surligneur, le miroir des inégalités socio-économiques. Non seulement elle a amplifié ces inégalités mais elle les a rendu plus visibles. Le présent Etat de la question tentera d’identifier quelles sont ces inégalités, y compris dans les mesures prises pour endiguer l’épidémie. Ensuite, nous nous interrogerons sur la valeur sociale du travail du care qui pourrait, nous l’espérons, être le ciment d’un nouveau pacte social.
1. De l’indifférence à la reconnaissance
Dans notre société, chaque individu est en quelque sorte renvoyé à lui-même pour produire sa propre existence sociale et c’est le travail qui canalise cette finalité. Mais, dans le même temps, nous avons tendance à juger la réussite - de soi-même et des autres - sur la base de critères extérieurs qui convergent tous vers ce qu’il est convenu d’appeler la « position sociale ».
Jusque dans les années quatre-vingt, on peut affirmer qu’il existait un effet « cliquet » dans les catégories socioprofessionnelles supérieures. Pour prendre un exemple, un cadre était presque certain de maintenir sa position et de faire carrière dans la même entreprise. Aujourd’hui, rien n’est moins sûr et on assiste souvent à des trajectoires professionnelles en dents de scie. Il n’empêche qu’au vu de sa qualification, le cadre - même au chômage - sera valorisé par le plus grand nombre tandis qu’une caissière de supermarché ne sera toujours « qu’une caissière », condamnée à le rester et le plus souvent à temps partiel … Au mieux, elle sera gratifiée d’une promotion mais invisible socialement et dans un secteur où les fonctions de responsabilité - déjà restreintes - sont très largement attribuées aux hommes, pourtant minoritaires, plutôt qu’aux femmes, largement majoritaires.
Si les travailleurs sont de plus en plus sensibles à la reconnaissance individuelle de leurs compétences à l’intérieur de l’entreprise mais aussi dans leur vie sociale et familiale, la crise a généré une prise de conscience collective de la valeur sociale du travail et des professions qui l’exercent.
Du haut des balcons, on applaudit le courage, entre autres, des professionnels de la santé dont on découvre soudainement l’importance sociétale et la charge de leur travail au quotidien. On redécouvre et on remet à l’honneur une foule de professions « invisibles » et peu valorisées : infirmiers, aides-soignants, aides familiales, personnel des magasins d’alimentation, chauffeurs de camion, coursiers, techniciens de surface, équipes de ramasseurs de déchets, facteurs, etc. On salue le courage et la créativité du secteur Horeca dont la fermeture a affecté nos habitudes de vie. Le bénévolat, l’engagement citoyen, notamment de beaucoup de jeunes, ont connu un franc succès pour venir en aide aux personnes qui rencontrent des difficultés de toute nature. Les solidarités se sont organisées par commune, par quartier et même jusqu’à l’intérieur des immeubles. Les administrations publiques ont multiplié les services aux citoyens. Dans un autre registre, la police est encouragée à verbaliser les « nouveaux inciviques » par ceux qui précisément la critiquait en temps normal.
2. Des inégalités qui se creusent
La crise sanitaire a mis en lumière une fracture sociale qui existait déjà mais qui décuple de façon inédite les inégalités socio-économiques, en même temps qu’elle les rend visibles et immédiates.
2.1. Exposition à la maladie et surmortalité
Les inégalités en matière d’exposition au risque de contamination sont évidentes pour les « travailleurs-clés », c’est-à-dire ceux et celles qui sont obligés de se rendre sur leur lieu de travail et qui se retrouvent donc en première ligne : tout le personnel soignant mais aussi toutes les professions qui s’attellent d’une autre manière à endiguer l’épidémie, qui assurent la continuité de la vie sociale en offrant des services « essentiels » à la population ou en lui venant en aide1
Comme nous le verrons ci-dessous (voir point 2.2.1.), ce qu’on appelle le travail du care est essentiellement féminin. Il y a donc aussi une inégalité de genre quant au risque de contamination.
Mais le risque est aussi beaucoup plus élevé dans des zones géographiques qui cumulent plusieurs facteurs dont l’intensité reflète des processus de ségrégation urbaine : trop forte densité de la population, piètre qualité de l’habitat, souvent inadapté à la taille des familles, développement de la précarité et de la pauvreté, nombre élevé de malades chroniques (personnes souffrant de diabète, d’asthme sévère, de maladie cardio-vasculaire …), manque d’infrastructures sanitaires, importance du commerce local dit « essentiel » et des échanges sociaux/ familiaux2, nombre de salariés contraints de se déplacer, etc.
Nous devons insister ici sur le fait qu’une région ne va pas nécessairement avoir un taux de contamination ou de surmortalité plus élevé parce qu’elle est a priori plus vulnérable à la pandémie. Pour savoir s’il y a une relation de « cause à effet », il faudrait d’abord tester toute la population (identifier les personnes asymptomatiques) pour ensuite - sur base d’indicateurs socio-économiques - comparer les zones infectées et mesurer une éventuelle surmortalité.
Il est toutefois frappant de voir que certaines zones géographiques défavorisées de plusieurs pays européens sont très durement touchées. Cela met directement en cause les processus de ségrégation urbaine. C’est le cas en France dans le département de la Seine-Saint-Denis3 mais aussi dans les banlieues pauvres de Londres, de Stockholm ou de Madrid. Le cas de l’Italie est particulier parce que l’épidémie a débuté dans les régions riches du nord mais, à défaut de leur mise en quarantaine, on imagine bien les ravages qu’elle aurait provoqués dans le sud. Outre-Atlantique, la mortalité s’avère catastrophique dans les quartiers défavorisés par exemple de New-York, de Montréal ou encore de Sao Paulo.
En Belgique, pour la période du 16 mars au 26 avril 2020, le pourcentage de surmortalité était de 107% à Bruxelles contre respectivement 63% et 57% pour la Wallonie et la Flandre4
Même si Bruxelles n’est pas comparable aux deux autres régions, il est certain que sa densité de population n’explique pas à elle seule sa très nette surmortalité. Quant à la différence entre la Wallonie et la Flandre, la densité de population qui est moins importante en Wallonie contredit une surmortalité qui est pourtant plus élevée qu’au nord du pays. Il y a donc une autre dimension que la densité de population, laquelle - au niveau méthodologique - devrait d’ailleurs être mesurée à une échelle territoriale beaucoup plus réduite pour pouvoir effectuer des comparaisons pertinentes.
Selon le Professeur Th. Eggerickx, de l’Université catholique de Louvain (UCL), « une étude récente (…) a démontré que les groupes sociaux défavorisés se caractérisaient par une espérance de vie plus basse que le sommet de l’échelle sociale. Cette différence se marque également au niveau de l’état de santé et des comorbidités, un facteur qui augmente le risque de mourir du Covid-19. On pourrait donc légitimement supposer que la surmortalité que l’on observe, dans le cadre de la crise sanitaire actuelle, concerne davantage les plus défavorisés que les personnes situées en haut de l’échelle sociale. De plus, ceux-ci sont proportionnellement plus présents en ville, dans des appartements avec une densité d’occupation plus importante, … Autant de facteurs qui influencent le risque de contagion et la possibilité de développer des formes sévères de la maladie. Cette crise sanitaire est sans nul doute un révélateur des inégalités sociales, mais va plus que probablement les exacerber »5
1 Il n’est pas possible de donner des statistiques quant au nombre de travailleurs contaminés (problème du dépistage) et quant au nombre de décès (la profession des personnes décédées n’étant pas relevée).
2 Dans les quartiers où d’ordinaire les gens se côtoient beaucoup, le risque (accidentel ou même volontaire) de ne pas respecter les règles de confinement et de distanciation est évidemment plus grand.
3 Voir l’article dans Le Monde du 17 mai 2020 - Coronavirus : une mortalité très élevée en Seine-Saint-Denis (étude réalisée par plusieurs journalistes).
https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/05/17/coronavirus-une-surmortalite-tres-elevee-en-seine-saint-denis_6039910_3224.htm
https://theworldnews.net/fr-news/coronavirus-une-surmortalite-tres-elevee-en-seine-saint-denis
4 Chiffres de l’Office belge de statistiques
5 Interview du Professeur Th. Eggerickx (UCLouvain) et de l’épidémiologiste R. Lagasse (ULB) dans La Libre Belgique du 9 et 10 mai 2020 - La surmortalité - Les Bruxellois davantage touchés
Si les inégalités sociales et sanitaires préexistantes sont autant de facteurs favorables à la propagation « horizontale » de l’épidémie, on peut se poser la question de savoir s’il n’existe pas aussi une « verticalité sociale » dans le mode de propagation du virus. Pour le dire autrement, le vecteur initial de la transmission du Covid-19 serait identifié auprès d’une population jugée « trop circulante ». Le pas est dès lors vite franchi pour désigner des boucsémissaires : ceux qui effectuent de nombreux déplacements professionnels à l’étranger (les cadres supérieurs et les dirigeants d’entreprise), les inconditionnels des sports d’hiver (les classes moyennes) et les touristes asiatiques. Ce n’est pas sans rappeler ce que l’on reprochait dans le passé aux vagabonds accusés de transmettre les maladies infectieuses ...
Nous devons refuser d’entrer dans cette logique qui oblitère le fait que la mondialisation a entraîné, depuis des décennies, une mobilité massive dont les réalités6 sont incompatibles avec une lecture sociologique « de qui est responsable de quoi ». Par contre, il est pertinent de s’interroger sur le concept économique et financier de « mondialisation ». En délocalisant des marchandises de base/vitales pour optimiser une production jugée « plus rentable », la mondialisation a lourdement contribué à la désespérance sanitaire due au Covid-19. Elle a démontré ce qu’elle est en réalité : une interdépendance sans solidarité. Le manque de matériel médical auquel nous avons fait face en est l’exemple le plus frappant mais, avant la crise, la problématique existait déjà avec la pénurie de médicaments7
2.2. Travail et conditions de travail
Personne ne contestera que les mesures pour protéger la population profitent essentiellement aux classes aisées. On le verra ci-dessous avec des cadres de vie et donc de confinement radicalement différents (point 2.3.) mais les inégalités se reflètent aussi dans le travail.
Pour certains, la présence physique au travail n’est pas une possibilité mais bien une obligation. Ce sont les travailleurs qui assurent des fonctions essentielles (le care, voir point 2.2.1.) mais aussi les travailleurs contraints d’exercer leurs prestations « en présentiel » parce que l’entreprise a décidé de maintenir l’activité, souvent au mépris des règles de sécurité. Pour tous les autres travailleurs, c’est le télétravail avec maintien du salaire ou le chômage temporaire, avec une chute brutale des revenus. Les différentes situations de travail rendent très visibles les inégalités quant au risque de contamination suivant la position que l’on occupe dans la ligne hiérarchique.
C’est bien dans des circonstances exceptionnelles où l’économie se montre sous un jour « simplifié » que les inégalités sont les plus visibles.
2.2.1. Travail du care
Apparue aux Etats-Unis durant les années 1980 et 1990, la notion de care, c’est-à-dire de « souci des autres »8 , a notamment été reprise par Pascale Molinier, qui l’a étudiée dans la sphère du travail9. De manière très générale, dans son sens initial tel qu’il s’est développé aux Etats-Unis, le care doit être considéré comme une activité générique qui englobe tout ce que les individus font pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », afin que nous puissions vivre le mieux possible.
Appliqué au monde du travail, il comprend des activités matérielles/physiques mais aussi une dimension émotionnelle (empathie10, adopter un comportement adéquat et adapté en fonction d’une situation donnée). Etudier le care, on l’aura compris, revient à s’intéresser à toutes ces professions très largement féminines, très peu valorisées sur le plan salarial et souvent moins protégées par les conventions collectives de travail (CCT). Toutes ces professions qui - virus ou pas virus - répondent aux besoins essentiels des êtres humains mais qui permettent aussi à d’autres professions de se maintenir et de prospérer. C’est bien parce que certains soignent, nettoient, accueillent, approvisionnent, …, que d’autres pourront poursuivre l’exercice d’un travail trop souvent jugé « supérieur » dans l’échelle des valeurs économiques.
6 Pensons aux voyages « low cost » qui - même s’ils sont critiqués et critiquables - ont incontestablement démocratisé l’accès à l’évasion et à la culture en dehors des frontières. Ceci ne signifie pas qu’une régulation n’est pas indispensable au niveau de la qualité et de la sécurité de l’offre.
7 Sous l’ancienne législature, l’Agence fédérale des médicaments a estimé une pénurie de l’ordre de 4,5% (soit environ 428 médicaments). En cause ? Des délocalisations (d’où des commandes plus espacées pour limiter les coûts), des exportations vers des pays où les prix sont plus élevés, une moindre régularité de la production quand celle-ci ne « rapporte pas assez », …
8 Aucun terme français ne permet de traduire efficacement le concept anglo-saxon de care. Le care est un condensé de notions telles que le soin de l’autre, la prévenance, l’entraide ...
9 Pascale Molinier, psychologue française et professeure de psychologie sociale à l’Université Paris XIII Villetaneuse (Sorbonne Paris Cité). Voir son ouvrage Le travail du care, La Dispute, coll. « Le genre du monde », 2013.
10 L’empathie est la capacité de se mettre à la place de l’autre et de comprendre ses sentiments tout en conservant une distance affective.
Dans notre introduction, nous avons largement cité ces professions « invisibles », celles qui « doivent être là … sans être là » mais que la société semble aujourd’hui considérer comme centrales et non plus comme périphériques. Le défi de la reconnaissance du care est politique, puisque le reconnaître c’est admettre sa nécessité vitale et par conséquent lui donner des conditions dignes pour son accomplissement.
Selon l’Observatoire belge des inégalités11, les métiers en première ligne face au Covid-19 sont les moins bien rémunérés. A l’exception des médecins, ainsi, peut-être, des cadres infirmiers et sages-femmes, des conducteurs de train et des cheminots, les salaires bruts de toutes les autres professions se situent en-dessous du salaire brut moyen en Belgique, soit moins de 2.920 euros. A titre d’exemple, les plus mal rémunérées sont les caissières et les ouvrières du nettoyage.
Si on examine les pourcentages de présence féminine dans les professions, les chiffres sont sans appel : 95,1% pour les gardes d’enfants, 93,4% pour les aides-soignantes, 90,7% d’ouvrières du nettoyage, 88,3% de femmes infirmières et sages-femmes, 82,5% de caissières, etc.
2.2.2. Télétravail
Le droit du travail a été construit par des modes hiérarchiques d’organisation de travail qui reposent sur le lien de subordination du travailleur.
La situation que nous vivons du fait du Covid-19 provoque incontestablement des mutations dans les relations de travail. Pendant le confinement, télétravail et travail à domicile sont devenus « la règle » (obligatoire puis hautement recommandée par le Conseil national de sécurité), du moins lorsque cela s’avère possible. Avant le confinement, le télétravail ne concernait que 17% des travailleurs, à raison d’un jour par semaine en moyenne, alors que la proportion de travailleurs occupant une fonction adaptée à cette forme de travail avoisinerait les 42%. Avec le confinement, beaucoup d’employeurs ont découvert l’intérêt du télétravail, qui est porteur de coûts moindres pour l’entreprise mais aussi d’une meilleure efficacité/rentabilité dans le chef de celui qui l’exerce. Pour le travailleur, il est indéniable qu’il permet une meilleure conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle. Remarquons tout de même que le télétravail n’a pas que des atouts et que le confinement - certes exceptionnel et temporaire - peut engendrer des effets négatifs sur les « temps de vie » que l’on ne soupçonnait pas, surtout pour les femmes12
Si le télétravail va certainement augmenter en importance dans les mois et années futurs, il ne faudrait tout de même pas oublier les travailleurs dont les horaires et l’organisation du travail demeurent fortement contraints et prescrits. La justice sociale exige des contreparties. Des temps de travail allégés13 ou des primes spécifiques doivent être définis par CCT, autant que les formes et degrés de l’expression de l’autonomie des autres travailleurs.
2.3. Le cadre de vie14
Les médias ne sont pas avares d’articles et de témoignages sur le « confinement heureux ». Il serait source de « décélération » du monde extérieur, d’introspection sur soi-même et de créativité. A l’ombre des jardins, les bienheureux du télétravail se prennent à réfléchir sur nos modes de vie puisqu’on leur répète inlassablement qu’après la crise « rien ne sera plus tout à fait comme avant ».
Malheureusement, les clivages socio-économiques qui conditionnent le vécu de la pandémie sont largement oblitérés par les discours sur ce qu’est « le parfait confinement ». L’expérience « romanesque » n’est absolument pas partagée.
Dans les quartiers populaires, le vécu du confinement s’apparente parfois à un enfer et peut être potentiellement explosif. En faisant abstraction des difficultés financières auxquelles les familles sont/étaient déjà confrontées, le confinement induit une souffrance qui n’est pas réductible aux seuls logements privés, souvent trop restreints par rapport à la taille des ménages. Le mal-être s’étend dans des quartiers où la densité de population est généralement
11 Covid-19 : les métiers essentiels surexposés, mais peu valorisés, Joël Girès, 25 mai 2020. https://inegalites.be/Covid-19-les-metiers-essentiels
12 L’idée (même inconsciente) selon laquelle « le travail de l’homme est plus important que celui de la femme » (et qu’il est donc normal que l’épouse ou la partenaire s’occupe davantage du ménage et des enfants) peut être très préjudiciable au niveau de la carrière professionnelle.
13 On sera réservé sur les « congés thématiques » qui profitent surtout aux catégories socio-professionnelles moyennes et supérieures.
14 Voir l’article dans La Libre Belgique (Débats Opinion) du 26 mars 2020 - Qui es-tu, toi qui est confiné ? (Geneviève Genicot, Docteur en sciences politiques, auteure de fictions).
très forte et dont les habitudes de vie sont pressurées par les règles de confinement et dedistanciation15 : accentuation des nuisances de voisinage dans des immeubles surpeuplés, restrictions drastiques dans les échanges familiaux et sociaux (pour une population qui circule d’habitude beaucoup au niveau local), absence ou rareté des espaces verts, étroitesse des trottoirs, etc.
N’oublions pas non plus les contrôles de la police, qui semblent jouer « à géométrie variable » et qui exacerbent les tensions avec une jeunesse pour qui, à défaut de jardin ou d’espaces verts accessibles, la rue est la seule échappatoire.
2.4. Le système éducatif et la parentalité
Les dégâts collatéraux se mesureront aussi dans la scolarité. La « mise sous cloche », même relative, de l’enseignement pendant de longues semaines, nourrit les inégalités.
Pour des raisons matérielles ou professionnelles, beaucoup de parents sont dans l’impossibilité d’assurer à leurs enfants un suivi pédagogique adéquat. Que dire aussi des parents qui n’ont pas l’instruction nécessaire ou une connaissance suffisante de la langue. La crise accentue le risque de décrochage scolaire. Des jeunes risquent tout simplement de disparaître des radars.
Enfin, elle surligne une fracture numérique qui n’est pas isolée des conditions matérielles d’apprentissage : suivre un cours sur un téléphone portable dans un espace partagé n’est évidemment pas la même chose que de travailler sur un ordinateur, de disposer d’une imprimante et d’une chambre à soi.
2.5. La vie domestique
Enfin, le confinement a été un catalyseur d’inégalités de genre et de violence.
Prétendre que le confinement est une « chance » pour les couples relève actuellement de la spéculation. Il est trop tôt pour tirer des conclusions mais il semble bien que le confinement pèse plus lourdement sur les femmes en termes de charge mentale et parentale (voir le point 2.2.2. sur le télétravail). A fortiori, la charge est encore plus forte dans un contexte de monoparentalité. S’il existe un « rééquilibrage des tâches », il faut identifier « quelles sont ces tâches », mesurer pour chacune d’entre elles la réduction éventuelle de l’écart de genre et tester la durabilité de celle-ci.
Par ailleurs, le couple n’est pas non plus une association binaire qui s’isole du monde. Par ses aspects coercitifs, le confinement s’attaque aux interactions indispensables au maintien d’un équilibre entre vie familiale et vie sociale.
Enfin, le confinement constitue aussi un terreau propice à la multiplication des violences conjugales et à la maltraitance infantile (promiscuité, incertitude professionnelle, problèmes d’alcool, …).
3. La valeur sociale du travail
A l’utilité du travail16, nous devons préférer le concept de « valeur sociale du travail ». Considérer qu’il existe une hiérarchie de l’utilité est dangereux car cela peut remettre en cause l’identité de la personne et sa raison de vivre quant à son engagement dans une activité, peu importe qu’elle soit marchande ou non marchande. En effet, toute personne au travail a besoin de se sentir utile et cherche naturellement à comprendre « pourquoi elle fait ce qu’elle fait » : subvenir aux besoins de sa famille, contribuer à la prospérité, à l’image de son entreprise, s’investir dans le collectif, l’art et la culture, l’environnement, l’aide aux migrants,…
Par contre, les constats de la crise du Covid-19 nous enseignent que la reconnaissance du care est fondamentale car c’est précisément sa valeur qui permet à la société de se maintenir dans ses fondamentaux.
15 On préfèrera les termes de « distanciation physique » à ceux de « distanciation sociale ».
16 A ne pas confondre avec « l’utilité de la personne au travail », qui est un jugement de valeur du travailleur lui-même. En fonction des moyens que l’on met à la disposition d’un travailleur pour atteindre un objectif, on évalue son efficacité.
Dans une interview accordée le 18 mai 2020 à EURACTIV.com, le Commissaire européen pour l’emploi et les droits sociaux, Nicolas Schmit, ne disait pas autre chose : « Nous devons réexaminer la valeur sociale des professions et non pas seulement avoir une hiérarchie des salaires qui parfois ne correspond pas à la valeur sociale »17
Dans la plupart des Etats membres de l’Union Européenne, les travailleurs de la santé sont sous-payés et sousévalués par rapport à leur impact social. Comme nous l’avons vu au point 2.2.1, la réflexion s’impose évidemment aussi pour toutes les autres professions du care. Et le problème n’est évidemment pas que salarial. Si on se satisfait d’une augmentation des salaires « en remerciement » du travail accompli pendant la pandémie, on occulte d’autres questions qui sont pourtant essentielles. Quelle division du travail ? Quelle organisation ? Quelle durée ? Quelle sécurité ? Quels droits sociaux ?
La question se pose aussi concernant l’apprentissage des métiers du care. Il faut mettre en garde contre une certaine « professionnalisation » qui pourrait être un vivier important d’emplois à même de relancer en partie la croissance économique. La « professionnalisation » est trop souvent appréhendée dans une logique productiviste, qui occulte la dimension de l’humain (affaiblissement de l’affect, déshumanisation). Elle repose d’ailleurs sur une forme de « morale utilitariste » (principes a priori permettant de déterminer les « bonnes conduites ») qui regarde d’un mauvais œil des approches qui seraient jugées trop « personnelles » sur le terrain. Or le care, c’est à la fois se soucier et prendre soin de l’autre. Il repose sur une éthique qui est contextuelle. Si ce travail est trop divisé et enseigné comme une répétition de gestes mécaniques, qu’il est exécuté sous haute pression - dans le cadre d’un rapport hiérarchique parfois violent -, il conduira à des burn-out et à une raréfaction du personnel, ce qui aura un impact très négatif sur l’avenir des professions et donc forcément sur l’ensemble de la société.
4. Conscience de classe ou conscience sociale ?
Il est permis de s’interroger sur le concept de « lutte des classes » dont certains disent qu’il est complètement dépassé depuis l’après-guerre mais que tente de réhabiliter une certaine littérature d’obédience marxiste, entre autres à l’occasion de la crise sanitaire. L’expression avait d’ailleurs également ressurgi, en France, lors de la crise des « gilets jaunes ».
La « lutte des classes », si elle existe, ne doit en tout cas pas être comprise au sens de son modèle ancestral, c’est-à-dire au sens de « classe en soi et de classe pour soi ». La raison principale réside dans le fait que la classe ouvrière a perdu en grande partie sa « centralité » pour se dissoudre dans la grande masse des travailleurs.
Un exemple de ce « déclin » est l’harmonisation progressive des statuts d’ouvrier et d’employé. Plus précisément, l’objectif est de mettre fin à des injustices et donc d’aligner le statut de ceux qui sont toujours confinés dans un statut archaïque (les « ouvriers ») sur celui de ceux qui ont obtenu au fil du temps le statut plus favorable (les « employés »)18. Aussi indispensable qu’est cette harmonisation - et même si on peut déplorer qu’elle soit à l’arrêt depuis plusieurs années -, l’opération répond aussi à une logique patronale pour qui il n’y aurait plus que des « salariés », des « producteurs de valeur économique », toutes catégories confondues. Mais, à la « hantise historique » des employeurs, se substitue désormais un nouveau clivage qui s’exprime notamment dans le bras-de-fer que se livrent les organisations patronales et syndicales sur le « comment » de l’harmonisation et - ne l’oublions pas - de la formation des salaires. Inutile d’ajouter que le patronat renvoie la solidarité aux professions « principalement intellectuelles » qui sont priées d’abandonner une partie de leurs droits acquis au profit des professions « principalement manuelles ». Il s’ensuit de nouvelles inégalités, les uns profitant peut-être d’une avancée mais qui est une régression par rapport à ce que d’autres obtiennent par leur position au sein de l’entreprise (individualisation des salaires, avantages extra-légaux).
Dans nos sociétés contemporaines soumises à la compétitivité et à la globalisation, il ne s’agirait plus de changer « l’ordre des places » mais de se faire une place dans l’ordre existant. Cette lecture est peut-être trop radicale. Si l’action collective et les solidarités ont tendance à s’estomper au bénéfice de la défense des intérêts particuliers, elles n’en demeurent pas moins présentes, mais sans doute très/trop segmentées.
La crise du Covid-19 a généré de nouvelles formes de solidarité dont la transversalité et la durabilité seront soumises à l’épreuve du temps. Un glissement semble s’opérer vers une prise de conscience « d’écarts entre des
17
https://www.euractiv.com/section/all/short_news/schmit-professions-social-value-to-be-re-examined-after-covid-19/
18 Même si, dans certains domaines, le statut d’ouvrier peut être considéré comme plus favorable à celui d’employé, comme au niveau des vacances annuelles.
situations collectives de vie » : le concept de « conscience de classe », qui suppose un antagonisme, est donc peu pertinent et il faut lui substituer les termes de « conscience sociale »19, dont fait partie la « conscience salariale ». Encore faudrait-il que cette conscience salariale ne se confine pas dans un esprit « corporatif », chacun défendant bec et ongles les seuls intérêts de « sa » profession ou de « son » statut.
On retrouve dans la crise actuelle plusieurs exemples de cette conscience sociale/salariale, y compris de la part de catégories socio-professionnelles qui - on l’a vu -, redécouvrent des métiers essentiels mais pénibles et mal payés. La plus emblématique de cette conscience est celle de tous les travailleurs des secteurs de la santé qui ont été et qui sont toujours les victimes d’une politique de santé publique contestée depuis des années. Ces travailleurs ne réclament pas que des revalorisations salariales mais aussi un changement de paradigme pour la santé. En réalité, la colère et le ras-le-bol actuels des professions soignantes prolongent et exacerbent une lame de fond d’autres revendications qui trouvent leurs racines dans les politiques d’austérité subies par tous les travailleurs et les allocataires sociaux.
Le mouvement des soignants pourrait/devrait rapprocher et fédérer d’autres acteurs économiques qui partagent des définitions similaires du sens à donner à leur activité productive : respect, salaire décent, soutenabilité, durabilité et intérêt général.
Conclusion
On songe, mécaniquement, « qu’après la pluie vient le beau temps ». C’est vrai, mais seulement si le Covid-19 est réellement l’occasion d’un examen de conscience collectif. Car, lorsque tout cela sera derrière nous, il faudra bien tirer des leçons de ce que cette crise sanitaire globale nous aura fait voir de si près.
A contrecourant de ceux qui estiment que la société est divisée entre des communautés irréconciliables (la fameuse « lutte des classes »), la prise de conscience de la société civile et la solidarité qui se sont manifestées pendant la crise peuvent mettre du « ciment social » et contribuer à bâtir un nouveau pacte pour une société plus inclusive, une société qui repose en somme sur les valeurs du care, c’est-à-dire sur le « souci de l’autre », le « vivre ensemble » et non sur l’indifférence ou le mépris.
Mais n’oublions pas non plus que le « post Covid » devra interpeller les inégalités et l’accumulation des richesses et donc de leur juste répartition en termes de revenus et de services collectifs, autant de sphères que le gouvernement a mis à mal avant la crise.
Cette crise aura permis d’éloigner, on peut l’espérer, le « nihilisme satisfait qui se répand dans nos sociétés, où la recherche sans limites d’avantages matériels va de pair avec un profond mépris pour l’intérêt général et le bien commun », comme l’écrit l’essayiste Nicolas Baverez dans son dernier ouvrage20
19 L’individu qui a une conscience sociale est conscient à quel point un environnement peut être favorable ou nuisible à l’épanouissement et à la prospérité des autres membres de la communauté. Il s’agit donc de la connaissance et du souci de la situation des autres.
20 L’alerte démocratique, Editions de L’Observatoire, essai paru le 5 février 2020.