Mobilité égalitaire ou mobilité équitable - vers un nouveau paradigme

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SOMMAIRE 1 Égalité versus Equité 2 2 Changement de Paradigme 2 3 Primauté au collectif 3 4 Et la participation de tous les acteurs 4

Introduction

Les catastrophes vécues partout dans le monde cette année (incendies, sécheresse, orages, inondations, etc.) nous prouvent encore une fois que la transition écologique n’est pas une option. Cet exercice éminemment urgent suppose de bouleverser la manière dont nous nous déplaçons, nous habitons le monde, nous mangeons et exploitons les ressources.

Ce bouleversement dans la manière dont nous nous sommes organisés impose deux conditions fondamentales pour la réussite de la transition écologique : 1) faire le choix du collectif et 2) y inscrire des mécanismes de cohésion sociale… Deux impulsions fondamentales de l’écosocialisme qui doivent être inscrites dans notre politique publique de mobilité.

Avant de s’attaquer aux modalités, la question de la mobilité est fondamentalement philosophique, qu’elle soit régie par un principe agrégatif visant à maximiser le bien-être total ou par un principe distributif visant à une distribution juste des ressources1. Pour poser ses principes, une lecture de cette mobilité à travers les courants de la justice sociale est nécessaire.

Cette note est issue d’une contribution au dossier n°121 de la revue Politique : « MOBILITÉS ET INÉGALITÉS,Quellesvoieschoisir?» paru en décembre 2022.

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D. Maguain, « Les théories de la justice distributive post-rawlsiennes », Revue économique, vol.53, p. 165-199, https://bit.ly/3Qk4Fdm.

1 Égalité versus Équité

Appliquées à la mobilité, les inspirations utilitaristes qui projettent la logique du marché sur toute notre organisation, cherchent à maximiser l’utilité de l’ensemble des individus en favorisant les déplacements les plus valorisés (par exemple le tout à la voiture, la desserte des zones économiques et commerciales en priorité). Cette approche évalue la mobilité à travers le gain de temps et la rentabilité des trajets, deux indicateurs profitables aux personnes à hauts revenus en excluant les plus défavorisés. Suivant au contraire les pensées de John Rawls, la mobilité, étant un moyen pour atteindre d’autres ressources, devrait contribuer à résoudre les problèmes d’exclusion sociale et à assurer un accès égal aux « biens premiers ». Les retombées d’une politique de mobilité plus égalitaire se manifestent par le renforcement de l’accessibilité globale et plus encore de l’accessibilité des plus défavorisés. Dans la même optique, une mobilité d’inspiration « senienne » (Armatya Sen) rejoint la vision de Rawls concernant la prise en compte des catégories les plus défavorisés mais elle insiste de surcroît sur la nécessité d’intégrer la « capabilité » des individus à se déplacer. Ceci consiste à opter pour des politiques visant à favoriser la capacité des personnes à accéder aux services et biens offerts et à prendre en considération la diversité des besoins et préférences des individus2

L’approche utilitariste a construit le modèle actuel de mobilité caractérisé par la domination de la route et la place de la voiture dans nos modes de transport. Au fil des années, ce modèle n’a cessé d’entraîner des problèmes économiques et environnementaux et de creuser les inégalités sociales. En effet, la dépendance à l’automobile a provoqué une dispersion dans l’espace de l’habitat, des services publics et des activités tertiaires et économiques qui est allée de pair avec l’étalement urbain, la disparition d’une partie des services de proximité et la fragilisation de la santé économique de nombreux villes et villages. Les logiques de marché se sont ainsi imposées en cherchant à maximiser la rentabilité via la demande plutôt que de répondre aux besoins.

Par conséquent, les investissements sont alloués en priorité aux infrastructures qui concentrent les trafics les plus importants, laissant en marge certaines infrastructures collectives (fermeture de certaines lignes de transports en commun ou de guichets jugés inefficaces).

Outre les problèmes environnementaux entraînés par la prédominance de l’automobile (pollution atmosphérique, secteur du transport responsable de 24 % des émissions belges), les conséquences socio-économiques de ce modèle de mobilité sont sans équivoques. D’un côté, les moins riches sont les plus exposés aux nuisances induites par cette prédominance, telles que la congestion, la pollution, les bruits, etc. D’un autre côté, les conséquences sociales sont perceptibles à travers l’hypermobilité fortement contrainte pour certaines catégories qui sont obligées de multiplier les déplacements en raison du manque de flexibilité, pensons à l’exigence de présence sur le lieu de travail, horaires et lieux de travail non adaptés à l’offre de transport en commun. Cette catégorie très mobile des travailleurs précaires présente une forte vulnérabilité face à la hausse du coût des déplacements, provoquant des protestations sociales dans des pays comme le Brésil (2013) ou la France (2018). Par ailleurs, les inégalités touchent l’accès à la mobilité proprement dite car les ménages à modestes ou faibles revenus sont souvent les moins motorisés et les plus soumis à une organisation spatiale imparfaite des transports collectifs dans les zones périurbaines et rurales. Par conséquent, ils se déplacent moins, en limitant ainsi leur vie sociale et l’accès aux différentes ressources, notamment à l’emploi et à la santé.

2 Changement de Paradigme

Au regard des différents courants, plutôt qu’une mobilité égalitaire, l’écosocialismeprôneuneéquité en mobilité qui aille au-delà de la stricte égalité et agisse directement sur l’exclusion sociale . En prenant en compte la situation d’exclusion physique ou spatiale de certains groupes sociaux, la notion d’équité implique de mettre en place une mobilité inclusive permettant d’accéder aux services, à l’emploi et aux territoires. Cette vision invite à changer de paradigme dans les politiques de la mobilité et des transports en les orientant vers des gains d’accessibilité plutôt que vers la performance et des

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2 R. H. M. Pereira, T. Schwanen et D. Banister, « Distributive justice and equity in transportation », Transport Review, vol. 37, p. 170-191, https://bit.ly/3D7x03p.

gains de temps. Une telle logique permet de porter la réflexion sur la densification des ressources et leurs emplacements, le type de ressource à y accéder, les bénéficiaires et les perdants des nouvelles politiques et des nouvelles infrastructures de transport3

Un changement de paradigme axé sur la notion d’accessibilité permet aussi d’avoir une vision plus globale et intégrée d’une mobilité réinscrite dans l’intégralité de notre mode d’organisation. De ce fait, l’objectif politique « d’accessibilité » reviendrait à renforcer la capacité des individus à accéder facilement aux ressources fondamentales – santé, éducation, emploi, alimentation, culture, sport, commerce, loisir – à coût raisonnable et dans un temps raisonnable4

Par ailleurs, les actions politiques peuvent se porter conjointement sur 1) l’amélioration de coordination entre les différents modes de déplacement, surtout pour les ménages les moins riches et 2) sur la planification territoriale visant à examiner/réguler le développement des lieux de vie (services, emploi, loisirs) et à établir des liens « personnes- ressources ». La proximité et la diversification des services deviennent par conséquent les enjeux majeurs auxquels les politiques de la mobilité et de l’aménagement du territoire doivent répondre. Associée à une modification de notre rapport de travail (télétravail, réduction du temps de travail), une telle politique intégrée réduit les besoins de déplacement sans pour autant opter pour une politique financièrement pénalisante et/ou excluante de certaines catégories de ménages.

3 Primauté au collectif

Comme évoqué plus haut, une mobilité équitable fait le choix des transports publics collectifs, impliquant un réinvestissement dans ce mode de transport, un renforcement de l’offre et un accès universel au transport en commun, c’est-à-dire tendre vers une gratuité totale des tarifs. Se pose alors la question des voies graduelles à suivre pour atteindre la gratuité complète puisque des tarifs ciblés selon les catégories démographiques et les catégories socio-économiques sont déjà appliqués en Belgique. Une réflexion doit être menée pour identifier les différentes opportunités qu’une telle mesure pourrait créer en termes d’intermodalité et de renforcement de la gratuité au niveau des agglomérations où se concentre l’essentiel des déplacements pour le travail et la vie sociale.

Si l’on s’inspire de la logique de Amaryta Sen, une mobilité équitable doit aussi renforcer les capacités des individus pour bénéficier des différents services offerts. Un tel renforcement peut s’illustrer en agissant contre le phénomène de non-recours à travers des campagnes d’information et d’accompagnement destinées aux bénéficiaires des aides à la mobilité.

Le choix du collectif tout en renforçant la cohésion sociale se distingue aussi par la participation des différents acteurs dans la mise en œuvre d’une mobilité équitable. Ainsi, administrations, entreprises, écoles peuvent organiser des ramassages collectifs réduisant non seulement le coût de déplacement mais aussi la congestion et les émissions atmosphériques associées. Parallèlement, les services de minibus et de taxis à la demande, à prix raisonnable ou gratuits, doivent être renforcés et étendus dans les lieux les moins habités, notamment en zone rurale. En outre, avec l’engouement de la mobilité partagée (auto et vélo partagés et micromobilité), il convient d’analyser les besoins à l’échelle des quartiers et des communes pour une mise en œuvre efficace de ces plateformes.

En avançant les arguments environnementaux, certains choix politiques s’orientent vers l’électrification du parc automobile et l’interdiction des véhicules thermiques. Les deux solutions ignorent les réalités socio-économiques des ménages les moins riches qui seront confrontés à la difficulté de remplacer leur ancien véhicule par un véhicule plus récent ou électrique. Pour y remédier, la fiscalité doit intégrer le critère de durée de vie des voitures obligeant les constructeurs automobiles à proposer des véhicules moins vite obsolètes et en renforçant le potentiel de recyclage. Rappelons aussi que l’efficacité environnementale du « tout électrique » est à remettre en question. En effet, l’usage des véhicules électriques pourrait être neutre en carbone à condition d’utiliser des énergies renouvelables pour la recharge des batteries. En revanche, la production de ces véhicules entraîne une pollution et une dégradation des ressources subie par des populations locales en dehors des pays européens.

3 Voir : https://bit.ly/3QsygkG

4 Voir : https://bit.ly/3D8px4j

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Sous l’angle éthique, le droit à la durabilité ne doit pas s’arrêter à la frontière européenne… Le droit à un environnement sain est universel

4 Et la participation de tous les acteurs

D’autres alternatives peuvent être mises en place pour une mobilité socialement accessible et écologiquement efficace, comme la régulation de la publicité automobile, la suppression du régime de voiture de société, la mise à contribution des entreprises dans la gratuité des transports en commun, la taxation du kérosène, etc.

Enfin, une mobilité équitable, basée sur une logique de planification intégrée, cherche aussi à réduire les inégalités d’exposition aux problèmes environnementaux causés par le transport routier. Ainsi, outre les mesures évoquées ci-dessus pouvant atténuer les émissions atmosphériques, les infrastructures nouvelles (ou l’entretien des plus anciennes) doivent intégrer la notion d’adaptation au changement climatique en « renaturant » le sol et en optant pour des matériaux drainants et réfléchissants. De telles mesures pourraient avoir des impacts positifs divers (réduction du ruissellement, réduction des îlots de chaleur, réduction de la pollution atmosphérique, amélioration du cadre de vie, etc.).

Conclusion

Pour conclure, instaurer l’équité en mobilité revient à définir cette dernière comme un moyen permettant d’accéder aux biens essentiels nécessaires à l’épanouissement personnel. Ainsi, elle ne doit pas être soumise à une logique marchande mais plutôt à des modalités collectives de services publics. Une telle logique implique la participation de tous les acteurs concernés : politiques, administrations, entreprises, citoyens, etc., pour essayer de répondre aux besoins et intégrer les enjeux économiques, sociaux et environnementaux.

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