Pas un seul oiseau ne chante...

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Pas un seul oiseau ne chante ...

E.J PAUL


I. Le Malpas:Octobre 39 Furieux,hors de lui,il fuyait dans la nuit. S'éloignait de cette maudite commanderie, seul bâtiment encore éclairé dans le hameau . Il savait où aller, la faible clarté que dispensait la lune, éclairait le chemin. Dans la pénombre,il marchait vite, d'un pas décidé. Plus il approchait de son objectif moins on discernait les éléments du paysage. Sans hésitation, il traversa l'herme séparant le chemin de la voie ferrée. A l'extrémité du champ en friche,un talus abrupt où poussaient argelas, ronces et salsepareille, descendait vers la voie. Résolument, il s'engagea dans la pente. Les épines déchiraient sa tenue du dimanche. Lui , habituellement si fier de ses habits ne s'en souciait pas. Les buissons, qui poussaient particulièrement drus en ces lieux, ralentissaient sa progression . Rageusement ,sans prendre garde aux déchirures,il avançait. Dans la nuit,on entendait la locomotive s'approcher. Il savait ce qu'il avait à faire. Sans le moindre état d'âme, il se coucha sur les rails...​le train pouvait passer.


II. Rastignac des hautes terres Parti à l'aube du domaine familial de Pesseplane, Etienne marchait pieds nus ,il allait par routes et chemins ses chaussures autour du cou, liées entre elles par les lacets. Il était prêt à les enfiler à toute vitesse si par hasard il rencontrait quelqu'un . D'un pas alerte, il descendait vers la plaine . A la nuit tombée, il s'était abrité dans une cabane de charbonnier. Roulé en boule dans sa “blode” il repassait les événements de ce premier jour d'itinérance. Il revoyait les sentiers cheminant à travers les vertes collines vallonnées qui l'avaient conduit à La Salvetat . Dans l'église, il n'avait pas manqué de brûler un cierge en l'honneur d'Etienne, saint patron de la ville. En coupant à travers bois, il avait rapidement atteint Fraisse (qu'il avait traversé chaussures aux pieds). Il n'avait pas tourné à Coustorgues où vivait un cousin éloigné qui avait "manqué" la famille. Eviter le village de ce malotru lui avait coûté quelques heures de marche supplémentaires mais l'honneur de la famille voulait qu'on ne rencontre pas ce renégat. Etienne était un homme jeune,dans la force de l'âge. Ce paysan des hautes terres, infatigable, dur au mal, sûr de lui et de son destin n'avait pas fréquenté l'école mais son père, François lui avait appris la lecture.


Au bout de deux ans il déchiffrait et ânonnait les évangiles sur le missel familial . Bien plus tard alors qu'il était jeune homme, il s'était passionné pour l'Odyssée : livre relique dont on ignorait la provenance et qui trônait sur le buffet de la salle à manger . La nuit suivante, il avait égayé le quotidien du cousin Claret seul habitant du hameau d'Héric,lui donnant des nouvelles de la famille: Il avait évoqué avec émotion sa femme Louise et ses filles Marguerite et Thérèse restées à la ferme sous la protection de son frère aîné ,Ulysse: l'héritier de Pesseplane. Pour son troisième jour de marche ,il avait descendu la vallée de l'Orb, passé le col de la Vernède pour dormir près du Foulon, nuit agitée car la destination était proche. Demain, à Cazouls, il chercherait le Gleyzou,un gavach de Condax devenu depuis quelques années ramonet au domaine de Montmajou . Vers midi, alors qu'il cheminait depuis quatre jours, il arriva en haut de la côte du Rougeas d'où il voyait l'énorme bourg recroquevillé autour de son clocher. Il savait que dorénavant sa vie se déroulerait ici, qu'il vivrait dans ce village avec sa famille et qu'il y ferait fortune. ​C'était il y a bien longtemps ... avant la grande guerre. Le cousin Poudou. J’avais repéré une “lèbre” qui passait toujours dans le même creux, j’avais frotté mes mains dans la bruyère et tendu mon fer . J’allais m’éloigner , quand , venant de la lande, j’ai vu un type qui avançait à grand pas . A sa démarche et venant de


là ,ça ne pouvait être qu’un Pistre : un cousin avec qui ,nous les Poudou étions brouillés à mort. Je l’ai vu hésiter : le chemin qui passe par Coustorgues est le meilleur et le plus rapide pour descendre vers les plaines. Il a continué vers l’Est sans doute pour descendre par Heric où il s'arrêtera chez le Claret qui ,lui, ne se fâche avec personne. ​Louise Pistre née Barthès Pendant qu’Etienne travaille dans les vignes, je reste à Pesseplane. Ulysse en bon frère aîné s’occupe de nous mais ne nous laisse pas inactives. Pendant qu’il est aux champs et soigne les bêtes , mes filles Thérèse et Marguerite nourrissent les poules, font de l’herbe blanche pour les lapins, nettoient les cages… L’après midi , elles ramassent les glands et les castagnous pour engraisser les cochons. Moi, j’ai la charge du jardin et l’entretien des moutons. Sur le plateau, je jouis d’une très bonne réputation: personne ne m’égale en matière de tonte, il faut dire que je suis particulièrement rapide et organisée, mes “gous” (chiens) ont la dent particulièrement dure, ils ont tôt fait de ratisser les prés et de me ramener à la borie le troupeau au grand complet. Les filles sont parfaites pour ce travail. Thérèse, malgré sa patte qui traîne, trotte partout, trie les bêtes, elle est infatigable, efficace et ne se plaint jamais de rien. Margot est moins vive, moins rapide mais, comme toutes les filles Pistre , elle est forte comme un boeuf ,vous la verriez attraper les bêtes, les retourner et les plaquer au sol pendant


que je les débarrasse de leur toison. Sous sa poigne de fer, pas une ne bouge. Malgré que nous aillons un cheptel conséquent, je finis toujours la tonte avant les voisins. J’en profite pour les aider à finir avant le jour du convoi. Je fais ça gracieusement même si je sais qu’un jour de “Grand merci” * ils me le rendront au centuple. Dès que moutons et brebis ont été débarrassés de leurs peaux,Ulysse attelle les boeufs et organise le transport des balles de laine vers Labastide ou Mazamet. A la montagne la vie est rude. Etienne qui a de l’ambition a promis de revenir riche et de faire descendre toute la famille dans la plaine. Là bas nous vivrons mieux, je suis sûre qu’il réussira,il sait lire et compter: il est tellement intelligent ! *“Ce n’est pas un grand merci qui te le rendra” phrase par laquelle celui qui prononce ces mots devient l’obligé de celui à qui il le dit ,il se lie ainsi plus étroitement devenant inconditionnellement dévoué à la personne . III. Le phylloxera. Etienne était particulièrement vaillant,curieux et motivé. Engagé comme porteur, il avait fini à la vinification, à la cave. Là, il entendait les conversations entre son patron et les négociants. Tous les échanges portaient sur les ravages du phylloxéra. La survenue massive d'un puceron provoquait le dessèchement des sarments et des feuilles ,désorganisant totalement le vignoble. Le parasite était encore peu présent dans la région, il fallait se préparer à son arrivée imminente.


Pour l'instant, le patron se félicitait de la présence de ce fléau sur l'Est du territoire car les prix montaient. Sa survenue dans le Gard avait fait flamber le cours du vin. A la fin des vendanges deux solutions s'offraient aux propriétaires : replanter progressivement leurs domaines ou sulfuriser les pieds de vigne existants. Etienne ne remonterait pas chez lui de si tôt, il allait jour après jour, muni d'un long pal métallique , injecter dans les racines des souches le fameux sulfure de carbone. Travail fastidieux et épuisant mais bien rétribué. Si bien, qu'au printemps, entre les vendanges, la sulfurisation et la taille, ​il retournait chez lui nanti d'un petit pécule​. Auguste Roumégas (propriétaire de Montmajou) J’ai mis la main sur une vraie pépite, depuis qu’il est descendu de sa montagne, il n’a pas arrêté. Après sa journée de vendange ,il allait dans la cave pour monter la pressurée et surveiller la fermentation, il a vite appris. J’aurai presque pu le prendre comme chef de cave. On n’a jamais mis un gavach à ce genre de poste, ça serait mal vu au village. Avant que les feuilles ne tombent, je l’ai envoyé dans les plantiers pour injecter du sulfure dans les racines ça évitera que “la saloperie” vienne y pondre. Quand les bois ont été nus, je l’ai attelé à la taille où il se débrouille plutôt bien. Il sait ce que coûte une bête, il a compris l'intérêt de couper les bûches proprement et s’applique à tailler en godet pour que, pendant les labours ,le cheval ne se blesse pas en passant dans les rangées.


Le dimanche, après la messe,il ne va pas au bistro boire son bénéfice comme les autres ouvriers de la campagne; il mange un bout , se change et revient dans les vignes. A la cave, il a sa paillasse, il vit comme un moine et n’a aucun contact avec les vrais cazoulins. Avant qu’il remonte chez lui, je lui ai fait son compte, il a tout vérifié, il ne fait pas de cadeau. Il a même demandé que les quatre litres de vin auxquels il a droit chaque jour lui soient payés. Je ne fais pas de soucis pour la vendange de l’année prochaine, il m’a garanti une “colle” complète, la récolte sera vite rentrée, ils travailleront à préfait. -----------------------------------Il arrivait à la borie au bon moment,les travaux des champs: foins et moissons étaient en demande de bras jeunes et vigoureux. A la pause de midi, une fois le casse croûte englouti,ça parlait avec les jeunes de la "montagne". Surtout avec les puînés qui savaient très bien qu'ils n'hériteraient pas des terres, que leur avenir n'était pas ici. Ils palabraient, échafaudaient ensemble des stratégies. s'ils "descendaient” vers les plaines, Etienne qui était déjà introduit, servirait de tête de pont. Avec les formes, maintes circonvolutions et palabres, il fit le siège du vieux Barthès qui n’avait toujours pas débloqué la dot promise pour le mariage de Louise. Acculé ne pouvant plus reporter le versement , le beau-père avait cédé.


Possesseur d’une petite fortune, à la tête d’une petite armada de mountagnols, il avait, gonflé à bloc, repris, le chemin des riches plaines. Avec lui “descendaient” les Calvet, Costes et Rouanet de la Salvetat rejoints par Combes et Vidal de Nages ainsi que Bousquet et Granier du Banès. Il l'avait promis: à Cazouls, il se faisait fort de leur trouver travail et avenir. Sitôt arrivé,il s’était précipité (enfin pas trop car il ne fallait pas attirer l’attention.) chez Castelrine “le Garrel” : courtier en vins, maquignon, marchand de biens et prêteur sur gage, avec qui il voulait se “mettre” en cheville. Il lui avait longuement expliqué ses projets comptant dans les années à venir sur son soutien. En attendant la vendange proche, la fine équipe avait investi avec l’accord du propriétaire,une grangette à la sortie du village au bord du ruisseau de Monrecobre. Dans la seule pièce de la bâtisse, une cheminée permettait de faire cuire les repas, tout autour, le bois ne manquait pas, pour dormir ,rien de plus facile, ils avaient tous rempli leur bourrat d’herbe sèche se constituant une couche sommaire mais confortable pour ces hommes habitués à une vie rude. Cette promiscuité nécessaire ne leur posait aucun problème : ils s’étaient choisis, savaient que cette situation ne pouvait être que provisoire. Quand ils seraient riches... Pour l’eau et la toilette,la source coulait à quelques mètres Georges Calvet.


Je suis originaire de La Salvetat, de la borie du Couffignet pour être plus précis. Je suis le dernier d’une famille de neuf enfants ,sept garçons et deux filles. Ma part d’héritage, si un jour mon père lâche la ferme sera ridicule. C’est pourquoi, après mon frère Auguste parti travailler à Graissessac dans les mines, après ​Hypolite descendu sur Béziers pour construire le chemin de fer et François qui s’est exilé très loin, à la Grand - Combe, à mon tour, je tente ma chance . Pendant la moisson quand nous discutions entre nous , Etienne nous a expliqué les ravages du phylloxera. Il y a dans le Biterrois tout un vignoble à reconstruire et à cultiver. Dans les plaines, ils manquent de bras, alors, je vais tenter ma chance et essayer de faire “mon trou” dans la viticulture . Je n’aurai d’après Etienne aucune difficulté à trouver une place d’ouvrier agricole et comme je ne suis pas plus bête qu’un autre, je deviendrai vite ramonet. Pourquoi pas, si les choses tournent bien , devenir par la suite propriétaire et fonder une famille. Georges Castelrine :lou “Garel”. J’aime ce moment, cette ambiance avant vendanges . Devant leurs caves,les propriétaires alignent les comportes pour les étancher, les ramonets sortent le matériel,vérifiant le bon état général, “pals sémalhés” cirés, ciseaux bien aiguisés … les cuves sont prêtes, les bois des pressurées mouillés: une odeur spéciale qui n’est pas exactement celle du vin flotte sur le village.


Les rues s’animent, les colles descendues de la montagne s’installent petit à petit. Avant le repas du soir, les jeunes rodent dans le village évaluant du regard la jeunesse locale qui les regarde avec condescendance. Des “magasins” s’échappent des odeurs de cuisine différentes de celles auxquelles on est habitué: des parfums de la montagne. C’est pour moi le moment de me faire connaitre, je leur propose prêts, avances sur salaire ou coffre pour mettre leur argent à l’abri. Je pense avoir mis la main sur un bon client, il vient depuis hier de redescendre de La Salvetat , c’est la deuxième année de suite. Il a de la suite dans les idées ce Pistre: autour d’un verre nous avons âprement discuté, il m’a demandé des garanties, et m’a proposé de déposer son argent chez moi . Je suis par tempérament plutôt blasé mais j’ai été surpris quand il a posé sur la table une jolie petite somme. Il s’est ensuite battu comme un chien pour obtenir le taux que je ne fais qu’aux bons clients. J’ai palabré pour le principe mais j’ai fini par me rendre à ses arguments : une bonne affaire ne se laisse pas passer ,foi de “Garel”. En bon maquignon,je sais jauger les gens,j’ai le coup d’oeil, je sens que c’est un bon cheval. Nous avons convenu que ,quand elles se présenteront, je lui signalerai les bonnes affaires dont j’aurai vent : terrains, maisons, vignes … On ne la pas évoqué mais cela va de soi que sur toute affaire, je prendrai ma commission.


S’il ne fait pas que brasser de l’air, je vais avoir de nouveaux clients: il se présente comme un homme de parole et m’a certifié qu’il se portait garant de tous les emprunts que les “gavachs” venant de sa part feraient chez moi. IV. Coq de village. Fin septembre alors que la récolte n’était pas encore rentrée,le “Garel” avec des airs de conspirateur se manifesta​ ​ une première fois. Il proposait à Etienne l’achat d’un harmas de quatre hectares situé en bordure du village. Ce terrain inculte et à l’abandon appartenait aux Marquefabe,vieille famille du cru à l’aura déclinante et en manque cruel de liquidités . Cet achat écornait la dot de Louise mais constituait un investissement qui se révélerait vite productif. Etienne qui ne comptait pas cultiver ce champ divisa son achat en petites parcelles qu’il échangea à des proches contre les travaux de construction de sa maison ,d’écuries et d’une cave destinée à recevoir six cents hectos (autant voir grand dès le début) . Deux ans plus tard, pour fêter la venue de femme et enfants dans la nouvelle maison, toujours par l'intermédiaire de Castelrine,il se porta acquéreur de ses premières vignes. Elles ne lui avaient pas coûté cher: la “Mique”, loin, trop loin du village exigeait des levers à l’aube et des retours à la nuit. Cependant, il se raconte encore dans la famille qu’après une taille à “peto pels”, la première récolte pléthorique a largement remboursé la mise de fonds.Les anciennes vignes sur plans anciens perdant toute valeur se vendaient à vil prix.


Occasion rêvée pour Etienne qui rachetait , arrachait, et replantait sur porte greffe riparia ou rupestri, agrandissant ainsi son domaine , fournissant par là même du travail à de nouveaux gavachs descendus chercher fortune. Pour ces déracinés de la Montagne Noire, il était un véritable mentor offrant: travail, hébergement provisoire, et prêts qu’on qualifierait maintenant usuraires. Au village on ne l’appelait plus que : Counse (Maire) des gavachs. Pas intéressé par les propositions de l’édile d’alors, il négligeait la politique, préférant un rôle d'éminence grise, de faiseur de roi. Il était devenu en ce XXème siècle naissant, un personnage important,fortuné pouvait on dire. Il allait maintenant s’employer à mettre les filles à l’abri du besoin. Vers l’âge de quatre ans, la pauvre Thérèse avait contacté une terrible maladie, sans doute à cause d’une saleté qu’on trouvait dans l’eau. Son cou et son dos se raidissaient, elle avait des nausées quasi- permanentes ainsi que des difficultés respiratoires. Le médecin venu exprès de St Pons avait pensé à la polio Thérèse s’était remise mais les douleurs musculaires avaient duré,atrophiant certains muscles, créant d'importantes déformations qui lui paralysaient une partie du corps Etienne s’inquiétait pour elle: avec son infirmité, elle ne trouverait pas de mari et resterait sans descendance. Il a donc


pris des dispositions pour qu’à sa mort, les filles héritent chacune d’une propriété. La cadette, Margot aurait la Guiraude basse : “folie” du début du​ ​XIXème siècle à l’abandon, tombé à propos dans l’escarcelle familiale. Thérèse l'aînée disposerait de la “Mique” et des vignes environnantes rebaptisées Guiraude haute. Raymond Marquefabe. Je sors de chez le notaire, les poches lourdes. Voilà une belle affaire de faite. De tout temps, ma famille possédait un herme de plus de quatre hectares à la sortie du village route de Puisserguier. On n’y avait jamais rien planté,ces terrains n’avaient aucune valeur. Quand je dirai ça à mon beau-frère, il ne me croira pas, lui qui dit toujours à ma soeur que je suis un incapable et qui ne manque pas le dimanche lors du repas familial de me tourner en ridicule. Pourtant j’ai vendu cette friche à un “gavach” et ce pour une somme inespérée. Je ne sais pas comment il compte l’utiliser: ce n’est pas une terre à vigne mais il y a l’eau à moins de cinq mètres , il pourra toujours y faire du jardin. Si ce mountagnol a des sous, j’essaierai plus tard de lui vendre mes vignes de “la Mique” qui sont loin de tout et reviennent cher à travailler. V. Un gendre aventureux Venue d’on ne sait où, avant la grande guerre, la famille Paul s'était installée au village.


D’après leurs dires, ils avaient quitté la Lorraine en 70 pour ne pas être allemands. Discours qui a cette époque là faisait mouche.Jean, le fils avait aussitôt été​ ad​mis à l’école libre. Les Paul qui se faisaient parfois appeler Karbe ( cela faisait plus Lorrain) venaient en réalité de l’Aveyron, de Villefranche de Panat. Rose Bousquet ( Ecole Ste Bernadette) Voilà deux ans qu’il est arrivé au village et il n’a toujours pas d’amis, un peu hautain, il ne se mêle pas aux autres. Dans la cour, il ne joue avec personne , il sort avec un livre ou une revue et lit ne se laissant pas déranger par ses bruyants coreligionnaires qui crient et se poursuivent. Quand sa famille est arrivée de Lorraine, (une famille de bons patriotes) les bonnes âmes catholiques de la paroisse pourtant peu portées à accepter les étrangers ont appuyé son inscription. D’habitude nous n’acceptons que la bonne société cazouline.En classe, Jean est plutôt bon élève,vif en calcul,faisant peu de fautes d’orthographe et se montrant très intéressé par tout ce qui touche les sciences et les inventions. A vrai dire, je ne regrette pas de l’avoir accepté même si je trouve qu’il ne montre pas beaucoup de zèle en matière de religion. Né avec le siècle, Jean faisait partie des chanceux qui n’avaient eu 18 ans qu’après l’armistice. Il était brillant et beau-parleur. Il n’avait eu aucun mal à séduire Marguerite. Margot La guerre est finie, beaucoup des nôtres sont restés là haut dans les froides terres du Nord. La vie doit reprendre, les


gens marqués au fer rouge par cette boucherie aspirent à plus de légèreté .Toutes les familles ont été touchées, elles tentent de panser leurs plaies, de retrouver le goût de vivre sereinement après ces années de guerre et de privations. C’est le mois de Marie, c’est le mois le plus beau… Après le repas du soir, le gens sortent chaises et pliants et s’installent dans la rue, ils se réunissent par affinités ; on appelle ça les clubs il faut choisir ce qu’on veut entendre: chasse , pêche, cancans ou histoires drôles des “blagasis” . Pendant que les parents prennent le frais, les jeunes bénéficient de plus de liberté : les filles vêtues de leurs plus beaux habits​ ​vont à l’église pour le mois de Marie, les jeunes hommes, crient, s’interpellent et se regroupent en bandes joyeuses pour partir à la “pique” aux cerises, chapardage traditionnel et puéril toléré de tous, même des propriétaires de cerisiers . C’est l’année de mes dix-huit ans, à la sortie de la messe, Jean est venu me parler, il est beau comme un dieu avec ses cheveux courts et sa petite moustache.Contrairement aux autres , quand il sort, il est toujours en costume, une chainette de montre dépasse négligemment de son gilet. C’est un homme du monde: un vrai dandy. Avant de partir, il m’a donné rendez vous pour demain sous le porche de l’horloge. Thérèse ne me lâche pas d’une semelle, j’aurai beaucoup de mal à trouver un stratagème pour me débarrasser d’elle à la sortie de l’office. Il n’était pas issu du milieu viticole, n’avait jamais au grand jamais travaillé la terre et bien que n’ayant pas touché de sa


vie au moindre cep de vigne, il avait des certitudes sur tout, en particulier sur la production du vin. Ses nombreuses lectures le confortaient dans l’idée qu’il était possible de faire des affaires dans la viticulture. Il l’avait lu avec attention les travaux de Jules Emile Planchon et de Bazille sur le phylloxera: si la sulfurisation donnait des résultats ,elle tuait parfois la souche , de plus ce traitement s’avérait coûteux. Après maintes expérimentations beaucoup de tâtonnements et conseils de collègues ​ ​venus spécialement des Etats Unis ,les botanistes Montpelliérains préconisaient une solution traitant le mal par le mal, il fallait contrer ce parasite venu des amériques par un porte greffe lui aussi américain. Une autre expérience avait été testée avec de très bons résultats dans la vallée de l’Hérault: il suffisait de noyer les vignes une partie de l’année. Cette solution à moindre coût n’était applicable qu’aux abords d’un cours d’eau ou d’un marais. Jean l’avait calculé: l’endroit idéal pour expérimenter ses idées se trouvait autour de l’étang de Capestang: le système d’écluses permettrait d’inonder les terres à la demande et la gare ferroviaire de Nissan toute proche permettrait d’écouler la récolte. La ligne Béziers- Neussargues servirait à acheminer dans le centre de la France un gros rouge très prisé des bougnats. Ces idées avancées plaisaient au vieil Etienne qui avait passé sa vie à lutter contre le phylloxéra et qui était prêt à se laisser amadouer par ce “visionnaire”. Il accompagnerait Jean dans sa quête d’un domaine proche du marais de Péries.


L’achat de la Donadive, à cheval entre Aude et étang, leur était rapidement apparu comme une évidence. Cette “campagne”, propriété d’une famille autrefois fortunée, se délabrait par manque d’entretien, ils l’acquirent donc pour une “misère”. Jean et Margot se sont donc mariés, riches de terres. Etienne le patriarche pouvait mourir avec la satis-faction d’une vie réussie. Jean, maintenant grand hobereau terrien, pouvait se consacrer à la gestion des trois domaines. C’est tout naturellement à la “montagne” qu’il est allé chercher des ramonets. Sachant qu’ils se montreraient vaillants, fidèles et dévoués, il engagea pour ces tâches de responsabilité des fils Gleyzes , alliés avec la famille Pistre depuis des temps immémoriaux . Cette “engeance” proliférait dans les hautes terres, allez savoir pourquoi! Les vignes de Cazouls jeunes et vigoureuses étaient saines et produisaient de bonnes récoltes, il fallait faire porter les efforts sur les nouvelles acquisitions. Les premières années de production donnèrent raison à Jean qui avait vu juste: l’inondation annuelle évitait le développement des parasites. Alors que ses ouvriers “gavachs” remettaient le domaine et les locaux en état, il se mit à se comporter en châtelain, parcourant à cheval, avec son héritier, des vignes qui crachaient d’énormes quantités de vin d’Aramon. Un jour, montrant à son fils Etienne l’étendue de ses possessions, il lui déclara : “Mon fils, jamais tu ne travailleras.” VI. Octobre 39: le drame. (version officielle )


1939 : Voilà plus d'un mois que la drôle de guerre avait été déclarée. Sur le front de l'Est,les jeunes, partis les premiers restaient l'arme au pied. Les trentenaires savaient qu'ils ne tarderaient pas à être mobilisés à leur tour. En ce milieu d'octobre la récolte était rentrée, les rendements pour la deuxième année consécutive n'avaient pas été ceux escomptés. Jean, à cause de l'horizon qui s'obscurcissait ; à moins que ce ne soit à cause des affaires qui périclitaient, était maussade. Lui habituellement peu bavard dans la sphère privée se montrait encore plus taiseux et renfermé. Trois jours plus tôt ,il avait rendu visite au médecin et paraissait ,depuis, encore plus songeur et tracassé. ​Achille Cavailhes (Médecin à Nissan.) Les vendanges sont terminées et je viens de recevoir Monsieur Paul le propriétaire de la Donadive. Il m’a déclaré tout de go qu’il était atteint d’une maladie incurable. Je crois pouvoir dire qu’il n’en est rien, très déprimé il se monte la tête, ne se sent pas en forme et parait en permanence au bord de la crise de nerfs. Je lui ai fait faire quelques analyses, l’ai examiné de la tête aux pieds, je peux avec certitude affirmer qu’il n’a rien. Les causes de son mal d’après ce que j’ai entendu de ci de là ne sont pas médicales. Normalement, je ne devrais pas accorder d’attention à ce qui se dit dans le pays, car ce n’est pas le rôle d’un médecin de prêter l’oreille aux rumeurs qui courent dans le marais sur ses relations, son mode de vie. Je ne peux décemment pas lui dire qu’il devrait arrêter de “faire la vie”.


Ce n’est pas à moi de me mêler de ça , de lui faire la morale. Je l’ai rassuré sur son état physique et ne lui ai donné aucun traitement . Pour le reste, je me suis contenté de lui conseiller de se coucher tôt, mener un mode de vie simple et d’éviter les excès en tout genre . Ce soir là, à la Donadive, alors que la famille s'apprêtait à passer à table, il avait demandé à Etienne de préparer le cheval de monte. La tante Thérèse malgré sa curiosité maladive n'avait rien osé demander. Margot, résignée, étrangement absente n'avait rien dit. C'était le chef de famille et le pater familias n'avait pas à se justifier. Il avait quitté le domaine à la tombée de la nuit. Au lever du jour, arrivés de Capestang à bicyclette les gendarmes étaient venus annoncer la triste nouvelle. Tante Thérèse​. Je le vois faire, je ne suis pas naïve mais je ne peux rien dire, je me ferais une fois de plus remballer, il ne manque pas une occasion de me rappeler que je dois rester à ma place. Je ne comprends pas Margot qui fait comme si de rien n’était, comme s’il ne se passait rien. Ça parle autour de nous, j’aimerais bien en savoir plus mais dès que je m’approche les conversations s’arrêtent aussitôt. Il a une poule j’en suis sûre. De plus en plus souvent,il part tout seul à la nuit tombée et ne rentre qu’au petit matin le teint brouillé.Comme c’est un vrai tyran, il ne prend même pas la peine de se justifier. VII. Pendant la guerre. La guerre aussitôt commencée s’était terminée par la déroute de nos armées, Ces événements guerriers étaient pour le


moment un peu abstraits et bien lointains . Comme une bête blessée,la famille avait mis tout en oeuvre pour avant tout survivre à la honte. Les obsèques réglées,il fallait se réorganiser, revendre le domaine et se replier sur Cazouls pour y expier . Les rôles de chacun avaient été redistribués le plus naturellement possible. Simone allait sur ses dix-sept ans,c’était déjà une femme intelligente , vive, entreprenante et délurée. (un numéro disait on à cette époque). Fille forte ,elle allait gagner l’argent de la famille, les biens immobiliers ne manquait pas mais le numéraire faisait cruellement défaut. Sur Narbonne, elle avait eu vent de la vente d’un “tabac”qu’elle avait acheté avec les sous de la tante. En ces temps troublés générateurs de restrictions et de pénuries, ce commerce s'avérait être une bonne affaire. De retour au village natal, Etienne devait assumer le rôle de chef de famille, il avait quatorze ans, rien ne l’avait préparé à cette lourde charge,il n’était pas non plus compétent en matière de viticulture . Il lui incombait maintenant de s’occuper des Guiraudes : de la taille à la récolte. Margot sonnée incapable de se projeter dans l’avenir, complètement dépassée par les événements consacrait l’essentiel de son temps à s’occuper du petit. La tante Thérèse,elle, accompagnerait Simone à Narbonne, laisser une jeune fille de son âge seule en ville n’était pas convenable : ainsi, elle garderait un oeil sur sa nièce et … sur son placement . Etienne dans ses vignes était franchement débordé, sans connaissances particulières, il commettait beaucoup d’erreurs,ce qui en matière d’agriculture se paie


argent comptant.​ ​En plus du travail de la terre, il s’était fixé comme mission d’alimenter son petit monde. Son obsession, c’était manger et procurer de la nourriture aux siens. Entre Cazouls et la “montagne”, il mit en place un petit trafic . Là haut, ils ne manquaient pas d’animaux et récoltaient de grandes quantités de “patates” .En retour ils étaient très demandeurs de vin et de tabac . A vélo, rusant pour éviter la gendarmerie qui gardait un oeil sur ces échanges illicites, il attaquait le col de Fontfroide trainant dans sa carriole des bonbonnes de vin, le sac à dos rempli des feuilles de tabac. Il redescendait dans la journée, la petite charrette bourrée de pommes de terre, un agneau ou un jambon en bandoulière . Margot déprimait ,elle assumait difficilement la charge du petit dernier. En mai 1940 , de nombreuses familles suisses proposèrent d’accueillir bénévolement des enfants français : il s’agissait de secourir surtout les “enfants victimes de la guerre”. Le jeune Jacques qui remplissait les critères requis est donc parti jusqu’en 46 dans une famille Helvétique. Thomas Jeanneret été 40 Un dimanche à l'église le prêtre a parlé d’une action parrainée par la croix rouge: ​La Suisse, terre de paix, oasis de sécurité, se devait de devenir le lieu de refuge de toute l’enfance malheureuse d’Europe. De retour à la maison, avec ma femme , nous avons longuement discuté, pesé le pour et le contre. Pour nous catholiques c’était à l’origine faire preuve de charité et de générosité. Si nous accueillions un petit français nous pourrions lui offrir un cadre de vie agréable et épanouissant. En réalité, ma femme ne pouvant avoir


d’enfant, nous désirions en accueillir un pour l’aimer, nous en occuper, lui transmettre des valeurs et l’aider à devenir grand. Ce choix fort mettait en jeu la vie de notre couple, c’est pourquoi nous avons longuement mûri notre décision. Me voici donc à la gare de Lausanne ,le coeur battant, où un contingent d’enfants "victimes de la guerre” est attendu. Les services de santé toujours tatillons et craignant​ la propagation de maladies contagieuses ont mis en place une visite médicale préalable ainsi qu’une désinfection complète des habits et des souliers . De grandes tentes sont dressées sur les quais. Toutes les formalités accomplies, on procède à l’appel , Jacques un petit garçon orphelin de père, nous est confié pour une période indéterminée, il est dépourvu de tout bagage, mal nourri, un vrai chat maigre. Il ne semble pas impressionné, plante son regard dans le mien et répond à mes questions avec un accent charmant et rocailleux. A Cazouls ,dans les années qui ont suivie, grâce à l’élevage de lapins, poules et moutons, au jardin qui se mettait à “donner” et bien évidemment au tabac et au trafic avec la montagne, l’ordinaire s’améliorait. Dès quarante cinq, le conflit mondial prenait fin avec son cortège de privations . Partout l’optimisme se généralisait . Après ces années noires, le monde ne pouvait que se reconstruire meilleur. Sitôt la situation politique stabilisée , Simone se maria et quitta la région . Jacques un temps revenu parmi les siens, retourna en Suisse. Etienne à son tour épousa celle qui deviendrait ma mère. Tout rentrait apparemment dans l’ordre et les “évènements” semblaient ensevelis à tout jamais sous une chape de plomb.


VIII. Années 55 à 75 Je suis né un 29 avril, cinq ans après ma soeur, enfant pansement, j’ai été appelé Jean en l’honneur de mon grand père disparu. Robert pour faire plaisir à mon oncle Denjean : mari de ma tante Simone. (En réalité, mon père qui n’avait pas la moindre idée d’un deuxième prénom, pressé d’en fournir un par la secrétaire de mairie, véritable harpie , a donné en désespoir de cause le nom du saint du jour.) La légende familiale dit que je suis né dans la cuisine de la maison de famille, accouché par une matrone locale répondant au doux surnom de “la boule d’azur”. Pour s’occuper de moi,il fallait s’adjoindre les services d’une “bonne”. Ce fut chose faite . Après une prospection auprès de l’orphelinat de Rasiguères, Marie,une brave fille fut engagée pour tenir la maison et veiller sur moi. Marie 1959 Jean est à l’école , je vais pouvoir souffler un peu… Moi qui ai passé presque toute ma vie à Rasiguères j’ai la chance d'être employé chez Mme Paul. A l’âge de six ans , j’ai été placée en orphelinat où on m’a appris à lire et à compter, la vie était difficile pour l’enfant d’une fille mère. Ici, tout était réglé comme du papier à musique, du lever matinal au coucher. Dans l’établissement ,nous circulions en groupe, en silence et en rang. Les moments d’amusements se faisaient sur commande et en groupes. En dix ans de pensionnat, je n’ai jamais eu le moindre jour de vacances. À seize ans, j’aurai en principe dû quitter l'institution et me retrouver dans un monde dont


j'ignorais tout. J’étais très effacée ,arrangeante et je détestais les conflits ... Les bonnes soeurs m’ont alors employée comme fille à tout faire. Un matin de printemps, je m’en souviens : au dehors tous les vergers étaient en fleurs, Mme Paul et son père sur les recommandations d’une Dame de leur village,sont venus à l’orphelinat, ils cherchaient une bonne pour tenir la maison de Madame. Leur choix s’est porté sur moi et moi qui n’avais jamais mis les pieds dans la vraie vie, je suis partie pour un grand voyage dans leur belle automobile noire… Hier, j’ai fait une bêtise, c’était jeudi et le petit n’était pas à la maternelle, il dormait à coté de moi dans le panier à linge. Toute à mon travail de repassage, je n’ai pas vu qu’il s’était réveillé. Sans que je puisse faire quoi que ce soit, il a posé les mains à plat sur le fer. Avec le petit dans les bras, je me suis précipitée à la pharmacie où son grand père maternel lui a appliqué des tulles gras. J’espère que ce n’est rien et que Madame ne me renverra pas. Pauvre Marie qui avait beaucoup à faire avec un gosse,très entier, excessif et ombrageux qui ne laissait rien passer. Heureusement pour elle, on me mit à l’école maternelle dès deux ans,cela lui faisait pendant ce temps des plages de repos.Mon père avait dit:”A l’école, ils te dresseront!” Et là, même si je craignais,les monstrueux battoirs de Julie, la femme de service, les fessées qu’elle distribuait allègrement ne modifiaient pas en profondeur mon caractère difficile. En primaire,j’adorais l’école, les matières, les livres de bibli que je dévorais, les récrés qui commençaient en parties de gendarmes et voleurs, se terminaient par des échanges


d’horions pour se poursuivre à la sortie en véritables batailles rangées.Le jeudi était un jour très particulier: catéchisme dès huit heures. De neuf heures à midi je rejoignais papet Lucien à la pharmacie. Très fier de son petit fils, il me confiait les yeux fermés les analyses d’urines, le pesage du moût , l’organisation des stocks et le modelage des suppositoires à la glycérine. Après le repas, j’étais interrogé sur les citations latines du dictionnaire, les pays du monde… Vers quatorze heures,tous les garçons sans exception affluaient vers l’école de rugby animée par nos instituteurs laïques qui poursuivaient à travers ce jeu leur travail éducatif. Pendant les vacances, les après midi sur le stade étaient remplacées par des parties de pêche, de braconnage et par le dénichage des nids de pies: activité lucrative et chronophage pour les enfants de cette époque. La suite logique du primaire pour les enfants méritants était le Lycée où, dès la sixième nous faisions nos “humanités”.Au petit jour, un bus bringuebalant embarquait les élèves qui arrivés à la”Citadelle” se séparaient de façon bien distincte, filles :Lycée P Riquet ,garçons : Lycée Henri IV.Les cours,dispensés par des profs agrégés: la crème de la crème ne manquaient pas d'intérêt.Mais c’était le “midi”, pour les demis pensionnaires que nous étions, qui était un moment très formateur où nous découvrions des aspects de la vie que, dans nos villages,nous étions à mille lieux d’imaginer. Au nombre de mes nouveaux camarades se trouvait Georges qui tout de go m’avait dit:”Je suis juif, ça ne te gène pas?” Ignorant complètement ce mot, je n’avais su que répondre . Quelques “midis” plus tard , j’étais incollable sur Moshé


Dayan, les kibboutz et la guerre des six jours. Il y avait aussi Claude le pied-noir qui faisait des fautes d’orthographe impensables pour nous (Sans doute à cause de son accent). Je connaissais un peu les pieds noirs, je savais qu’on les appelait :les rapatriés, je savais aussi que ça avait un rapport avec De Gaulle. (une des multiples disputes des repas de famille.) Les seuls qui ne restaient pas à Midi étaient les externes , généralement fils de riches familles de la ville. Nous n’avions avec eux que peu d’atomes crochus.La grosse majorité des demis qui trainaient dans la cour , s’accoudant aux balcons surplombant l’Orb venaient des villages. Avec eux, le vécu était commun,qu’ils soient de Capestang,Cessenon ou St Chinian tous étaient chasseurs, pêcheurs joueurs de rugby et bien sûr , fils de viticulteurs. Georges Nedjar Juin 1967. Tu sais maman, je suis le seul demi pensionnaire de Béziers, tu m’as toujours dit qu’on habitait loin du lycée et que quatre trajets par jour, ça allait me fatiguer. Oui, je sais,que c’est le meilleur lycée de la région et que c’est là qu’il me faut aller pour devenir médecin avocat ou banquier. Mais non je ne me plains pas,j’aime bien cette situation, ça me permet de connaître tout un tas de gens . Mais non … Ils ne me traitent pas de sale juif, tu vas rire, ils ne savaient même pas ce que c’est un juif, je dois leur expliquer et crois moi ou pas, ils sont même très intéressés par ce que je leur raconte. Ne les traite pas de cul-terreux du biterrois, c’est insultant c’est devenu de très bons amis .Tu sais, tu dis toujours que je suis le plus intelligent mais dans la


classe, à part en musique, je ne suis jamais le premier. Après le repas, avant la reprise des cours , ça discute: chasse, pêche , filles, vie en bande, je dois dire que ça me fait un peu rêver, moi qui ne quitte jamais le jardin de la maison. Aujourd’hui, comme on avait les tenues de sport, on a fait un petit match de rugby, c’est de véritables fous, c’est un sport passionnant quoiqu’un peu violent et... tu vas être fâchée après moi, le polo Lacoste que je porte sous mon survêtement et bien, il n’a plus de boutons et le col a été arraché... J’avais établi avec Alain le “Quarantou” des relations qui allaient au delà de ces discussions destinées à passer le temps. Nous avions ensemble quelques divergences de vues, il était chasseur passionné, j’étais plus pêcheur , il était fou de grec, j’étais passionné d’histoire latine cependant, nous étions tous deux braconniers, amoureux de notre pays cathare et de son mode de vie.C’est tout naturellement qu’au fil de notre scolarité nous passions les fins de semaine: chez moi à Cazouls pour le traditionnel bal du samedi soir suivi le dimanche du match et de l’après match. Comme la saison de rugby était relativement courte, nous nous retrouvions aux beaux jours , chez lui , à Quarante au bistrot du village ​avec les filles du cru. (Jusqu'à 19 h uniquement. Après, une fille de bonne famille se devait de rentrer chez elle pour aider sa mère à préparer le repas du soir).​ ​De là, avec une joyeuse bande, nous partions en camionnette bâchée (conduite par la grande soeur d’Alain) au bouiboui d’Honoré où, après de mémorables parties de billard, nous mangions , buvions comme des trous et rentrions à point d’heure à travers bois et


vignes dormir chez les parents Poux qui avaient laissé portes ouvertes.Après BAC ,nous sommes partis à Montpellier,lui en Fac de droit, moi à l’Ecole Normale. IX. Le hasard est curieux.(1) ​Fin août 75 ,mon Certificat d’Etudes Normale en poche , je reçois enfin mon arrêté de nomination. Monsieur Jean Paul : poste élémentaire , Ecole Nissan Péries à titre définitif. Nissan, je vois très bien où c'est mais Péries… Sur la gauche, dans le seul virage d'une route désespérément droite, un chemin vicinal plonge vers le marais. Au bout de quelques kilomètres je "débouche" dans un hameau minuscule formé d'un groupe de caves viticoles suivies, après un étranglement d'un espace dégagé qui semble être la cour d'une immense construction massive à l'aspect rébarbatif. A peine garé, un homme d’un certain âge se présente à moi: les nouvelles vont vite. - Bonjour, on vous attendait impatiemment ,on languissait de savoir qui serait nommé sur le poste. J’avais donc stoppé mon véhicule sur l’épicentre du hameau , à la fois lieu de récré, place du village et accessoirement parking . La salle de classe que me présente mon amphitryon est spacieuse mais équipée de manière spartiate , pour les fournitures, les crédits ne sont pas limités. A la rentrée, j'aurai une douzaine d'élèves de cinq à quatorze ans dont les parents sont tous employés par "Madame" : c'est elle qui fait vivre le hameau. M. Vidal Il a l’air motivé le nouvel instit ; on a appris à la mairie sa nomination ce matin. Dès le début de l’après midi, il était là sur la place. Il me semble sympathique, c’est un jeune de par


ici,il a le même accent que nous, je redoutais un peu quelqu’un de la ville au parler pointu qui ne comprendrait pas notre façon de vivre, avec celui là on devrait bien s’entendre , nous serons sur la même longueur d’ondes. Sa famille est de Cazouls. Il m’a dit qu’il habiterait dans l’école jusqu’à Noël car, après, il doit se marier avec une fille de Béziers. Je lui ai donné les clés, il reviendra demain avec la liste de ce qu’il veut comme fournitures, comme mobilier. Ensuite on ira ensemble à la ville chez Clareton avec le fourgon. Comme ça, Il aura tout pour réussir sa rentrée. C’est un pécheur , je lui ai montré le marais à cent mètres de l’école. En voyant tout ce poisson, il était comme un fou. Je sens qu’il va se plaire chez nous. On a aussi parlé rugby, son équipe est dans la même poule que Nissan. On s’est quitté après avoir bu un vin d’orange . C’est bête… J’ai oublié de lui demander son nom. Après avoir longuement échangé avec mon hôte qui ne m’aurait plus lâché, surmotivé par le travail qui s'annonce passionnant , je rentre à Cazouls et présente la situation à mes parents. Mon père d'habitude indifférent à ce genre de choses se montre particulièrement intéressé et curieux de ce que je raconte .Alors que je parle de la grande maison qui domine l'école ,il me dit tout de go : La bâtisse carrée, avec des meurtrières à la place des fenêtres, c'est une ancienne commanderie de templiers. Lui qui n'a que très peu voyagé connaît sur Péries tout un tas de détails, ce qui ne manque pas de m'étonner. Alors que je l'interroge de façon plus pressante


sur sa connaissance précise de cette localité, il se mure dans le silence, se ferme comme une huître et quitte la pièce. X. ​Le hasard est curieux.​ (2) - Mon grand père aimerait te voir! Me dit Alain dans la semaine.Le grand père Poux chasseur impénitent a toujours quelque chose à nous raconter : un lièvre “affusté” dans un plantier de l’année, l’emplacement de nouvelles garennes sur ses terres , à moins qu’il ne compte sur nous pour lui construire un “amagata” pour la passée des tourdres.- On monte le voir à Puisserguier? - Non c’est mon papette Costesèque de “Pech Menel” qui aimerait qu’on vienne chez lui avant le repas.Drôle de demande. Ce samedi, avant d’aller manger chez Honoré, on passe donc prendre l'apéritif au domaine du Grand père.Dans la salle à manger encaustiquée, les verres et bouteilles, posés sur les napperons faits au crochet n’attendent que nous.Après nous avoir embrassé, le Papet, d’autorité nous sert un vin de noix . - Je t’ai vu jouer l’année dernière au Rougeïras . Un match dur où il valait mieux ne pas tomber. Notre petit Lacombe vous avait fait des misères. - Justement, ce soir, il mange avec nous à Cruzy. -Alain m’a dit que tu étais un Paul de Cazouls, Jean Paul, et que tu étais maintenant instituteur. Il parait même que tu as été nommé à Péries. - … -Tu y es allé? - …- Elle est où l’école? … - A côté de chez Mme Comte? - Vous connaissez le hameau? - Tu sais, quand j’étais jeune,d’ici à Péries ,en passant à travers l’étang, il n’y en avait pas pour longtemps. J’imagine qu’à ce moment là, son regard s’est embrumé. Je me persuade de ça maintenant, avec le recul. Quand on a vingt


ans, on ne pense qu’à soi, on n’est pas attentif aux états d’âme d’un ancien. Nous avons parlé de choses et d’autres , avons pris congé, sans nous poser plus de questions et … sommes partis au restaurant d’Honoré qui n’attendait que nous . Sur le moment, je ne me suis pas interrogé sur le but de cette invitation et n’ai pas cherché à approfondir cette envie de rencontre. Papé Costesèque . C’est quand même curieux le destin, si longtemps après: bientôt trente cinq ans ! Je pensais avoir mis un mouchoir sur cette histoire et en avoir fini avec ces évènements qui ont marqué ma jeunesse au fer rouge .Dans les jours qui ont suivi le drame ça a été la débandade à Périès. La survenue de la guerre a permis d’étouffer l’affaire et le souvenir de cette nuit tragique. Les gens, focalisés sur le conflit, ont préféré mettre de côté ce qui n’était pour eux qu’un fait divers. Mme Comte ,après avoir répondu aux questions des gendarmes , s’est retirée sur ses appartements de Montpellier. Je ne l’ai plus revue.Quant à moi, désemparé, rongé par le remord et le sentiment de culpabilité, je me suis replié sur Quarante. J’ai dû m’expliquer avec ma femme et ses parents, me faire pardonner du mal que je leur avais fait. Mon comportement avait donné au village une image déplorable de moi et par ricochet, de ma famille. J’avais été fou, cela ne se reproduirait plus, j’ai du faire amende honorable, je me suis fait petit, discret … Après la guerre qui avait changé les gens en profondeur, tout semblait oublié à jamais. XI. Les langues se délient.


Lors de l'enterrement de la tante Thérèse, j'avais repéré Yvonne entre deux caveaux, il fallait que je la fasse parler je savais que je n'aurais aucun mal, elle avait la langue agile et le verbe haut.- J'en connais un qui va être emmerdé pour l'éternité, il ne pouvait pas la saquer cette “cul bénie". - Vous parlez de mon grand père? J’ai appris depuis peu qu'il s'était suicidé. Il a été enterré “normalement", c'est bizarre qu’il ait bénéficié d’obsèques religieuses, surtout à cette époque . - Qu'est ce que tu crois, ta tante est allée voir le curé de l'époque : Cabane il s'appelait , elle lui a graissé la patte: elle avait des sous comme un chien a des puces.Une fois lancée ,Yvonne ne pouvait plus s’arrêter :- Au village on n'avait jamais compris pourquoi ils étaient partis là bas. Ton grand père était un orgueilleux qui voulait toujours plus. Les gens disaient autrefois qu'il avait fait à cette pauvre Margot un troisième enfant pour avoir la paix ,et que peut être , à Nissan, il avait quelqu'un .Papet Lucien qui avait suivi l'échange a enchaîné: - Je le connaissais depuis l’école “libre” (confessionnelle) , il avait deux ans de plus que moi, c’est vrai qu’il était orgueilleux et ne se mêlait pas, il se tenait à l’écart des calotins et des libres penseurs, son rêve c’était de devenir riche. A sa mort, au village, tout le monde savait qu'il s'était suicidé mais ce n’était pas la version officielle alors, plus personne n'avait parlé. Margot qui avait vendu à perte la Donadive, était revenue sur Cazouls. Ton père à quatorze ans avait repris les vignes des deux Guiraudes. Simone qui avait malgré son jeune âge le sens des affaires avait flairé un bon coup, chaperonnée par la terrible tante Thérèse , elle avait à


Narbonne ouvert un bureau de tabac. Contraint et forcé,ton père, lui qui ne devait pas travailler de sa vie, découvrait au fil des saisons le travail de la vigne et les vicissitudes de la vie. Pour faire la soudure et nourrir la famille en attendant la récolte, il devait, déchéance suprême, travailler pour le Comte d'Hauterives. Pour couronner le tout, comme c’était la guerre, le petit Jacques a été envoyé en Suisse dans une famille d’accueil. Yvonne Donnadieu (née Marquefabe) Quand je le voyais remonter les Mazels sur son cheval, les bottes bien cirées ,je me disais qu’il ne se prenait pas pour une queue de cerise. Il ne parlait pas avec les voisins, c’était un “monsieur”. Il ne se mêlait pas, les gens parlaient dans son dos. Ses aventures à Nissan alimentaient les conversations , c’était un vrai secret de polichinelle . Moi, plantée dès le matin devant ma porte, j’écoutais ce qui se disait , je savais tout. Papé Lucien. Ils auraient dû lui dire au petit, ils sont vraiment particulier dans cette famille, toujours à cacher quelque secret dont tout le monde se contrefout. Il aurait compris le gosse, il n’est pas bête. Pourtant,il ne m’a jamais demandé pourquoi il n’a qu’un seul grand père, c’est bizarre qu’il ne se questionne pas plus. Je devrais avoir honte de profiter de cette situation mais ça m’arrange un peu, dès qu’il a un moment, il est toujours avec moi et j’aime ça. XII. A propos d'une nuit d'octobre 1939.


(André Vidal.“maire” du hameau de Péries.) Mon père était "payre",avant la guerre, on logeait dans la métairie. Cette nuit là, j'ai tout vu, j'étais petit et curieux,le spectacle se déroulait dans la cour du château , seul endroit éclairé à des kilomètres à la ronde.Madame menait grand train. Entre deux séjours à Paris,elle recevait ses soupirants . Deux étaient plus assidus que les autres: le propriétaire de la Donadive et un "richot" qui venait de Quarante en traversant le marais.Tous les soirs, le champagne coulait à flot, ils jouaient des sommes folles lors d'interminables parties de cartes qui duraient jusqu'à point d'heure. Parfois on les voyait partir au théâtre de Béziers dans l'automobile de Madame conduite par un chauffeur en habit et gants blancs. Dans les vignes, mon père et les ouvriers ne parlaient que de ça. Le soir à table, mes parents disaient que cette vie de bamboche n'amènerait que des ennuis. Ce fameux soir, on a entendu des cris: Madame était dehors avec ses deux tourtereaux. Soudain sans qu'on sache pourquoi, l'un d'entre eux a sorti des liasses de billets et les a jetées en l'air en hurlant. L'argent volait en tous sens. A l'affût derrière les volets, on n'en perdait pas une miette. Je pense que dans les dépendances, les ouvriers écoutaient aussi , installés aux premières loges. A un moment, le Monsieur de la Donadive a sorti une arme, Madame l'a supplié de ne pas faire de folie, son ami a tenté de s'interposer mais une bourrade,l'a propulsé dans un buisson.M Paul, puisque c'était son nom, et alors parti seul vers le marais, vers la voie ferrée . Son domaine était pourtant à l'opposé . Au petit


matin, le hameau était en ébullition chacun proposant aux gendarmes sa version du drame. (Année 1976; André Mangin gendarme à Capestang au moment des faits , témoigne .) C'était mon Premier poste, j’étais en place depuis un mois ou deux quand on a été appelé sur place. Nous avons vu la scène , interrogé le cheminot complètement effondré ainsi que les gens du hameau, et avons sans peine conclu au suicide . Avec mon brigadier, on est monté à la Donadive annoncer la nouvelle, je n’en menais pas large; mon collègue pourtant plus aguerri , non plus. Sur place, pas de grands cris , pas de manifestation d’émotion, tous se taisaient: c’était un clan très fermé. Je m’en souviens encore, ça a été la dernière “affaire normale” avant que le métier ne change, ça a marqué la fin d’une époque. Dans les années qui ont suivi, comme c’était l’occupation, nos missions étaient différentes : il fallait rassembler les jeunes concernés par le STO, beaucoup ne venaient pas aux convocations,il fallait alors les rechercher, et les arrêter. Il fallait aussi qu’on récupére le plus rapidement possible les tracts jetés par avions, lancés dans les rues, placardés sur les murs… On faisait des tournées pour enquêter sur les parachutages ou les largages d’armes. Personne ne pouvait nous sentir, les rapports avec les gens étaient en ce temps là très tendus. A la libération, on a vite détruit toutes les archives, on repartait à zéro. Tu ne trouveras plus traces de documents officiels de cette époque. Par tempérament, je ménageais la chèvre et le chou,ce qui m’a permis de passer entre les gouttes et de rester en poste à


Capestang jusqu’à la retraite. Comme j’étais natif de Cazouls, je n’ai jamais oublié cette affaire du pont de Péries bien que plus personne n’en ait jamais reparlé.



Décembre 2017 depuis le début de la semaine mon père est très perturbé. Très bavard,contrairement à son habitude il se montre particulièrement agité. Dans le couloir qui mène à sa chambre, les aide-soignantes m’ont prévenu : depuis ce matin, il n'arrête pas, il raconte de vieilles histoires et parle avec d’anciens amis qu’il voit dans sa chambre. - Approche toi, il faut que je t’engueule. Tu m’avais pas dit que René était ici. - Mais papa il est mort depuis presque dix ans. - Ne fais pas l’innocent,tout le monde le dit, mais c’est pas vrai, je sais qu’il est ici, je l’ai vu, il est dans la chambre de l’autre côté du couloir. Il m’a dit que tu étais passé le voir avec tes petits et que tu lui avais demandé ce qui s’était passé avec mon père.

C’est bien qu’il t’ait raconté... moi, je n’aurai pas pu te le dire.


Quelle famille n’a pas ses secrets ? Elevé dans un milieu structuré autour d’un non-dit , où l’absence de communication tenait lieu de fonctionnement, j’avais besoin de savoir qui étaient les miens.

Le temps apaise les blessures. C’est ce qu’on dit...


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