En écoutant les autres.

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E​n écoutant les autres.

E.J PAUL Illustrations: Arthur, Lili, Mani et Timéo


Deuxième opération à trois mois d’intervalle, le professeur orthopédiste a fait des miracles. Nanti d’un document de plus de huit pages à l’usage des thérapeutes du centre de rééducation, je fais face au comité d’accueil médical qui m’examine et met en place un protocole de soins. Véronique la kiné sera mon référent et pilotera le suivi médical.


Claude dit “la boule”. Arrivé en même temps que moi dans la chambre double, Claude est tout sauf attirant. 130 kg sans ses jambons, posé sur son fauteuil roulant, il est chauve comme un oeuf et a les yeux cernés de ceux qui sont chargés aux antidouleurs: il a été amputé depuis moins d’un mois,”bouffé” par le diabète. Il n’a aucune volonté, aucune hygiène de vie. Pour ce premier contact, il se montre hargneux, de sa voix de fausset, il me prévient: - Je ronfle - C’est pas grave, moi aussi. - La nuit, je coupe le chauffage! - Parfait et on peut aussi ouvrir la fenêtre . Il a été facile à amadouer. Depuis que je lui ai, de tête, calculé sa quote part télé il me suit partout . Répondant ensuite à toute les questions de “SLAM”: un jeu télé, je n’ai eu aucun mal à passer à ses yeux pour un génie. Alors, lorsqu’il rencontre un résident il se croit obligé de faire mon panégyrique. (Ce qui me donne une certaine aura au sein de l’établissement.)


Les aides-soignantes nous ont couchés ,c’est l’heure des confidences. - Vivement samedi! Avec mon copain Henri, on part à La Jonquera au “Paradise”. Depuis presque un an, on y va tous les samedis, l’entrée est à 15 euros, j’ai mes habitudes avec une prostituée bulgare de vingt et un ans: Iliana. Elle ne parle ni français ni espagnol ni catalan, elle ne fait jamais de difficulté, avec elle tout est simple je paie 60 euros pour 30 min et 5 euros pour les draps. En bas, je règle à la caisse comme ça la fille n’a pas d’argent sur elle... Sa voix devient pâteuse, un puissant ronflement ébranle la chambre: le lexomil vient de faire son effet


Giselle Torres​ n’est pas très vieille. Pourtant, elle a toute l’apparence d’une mamie frisottée . Maquillée à la truelle, les joues flasques, les cheveux teints d’une couleur incertaine, elle arbore une paire de boucles d’oreilles qui ne brillent pas par leur discrétion. Petite ou grande, je ne saurais le dire. Son allure générale se rapproche plus du pot de tabac que de la poupée Barbie. Je la croise souvent dans les couloirs , accentuant sa claudication , boudinée dans son jogging molletonné Decathlon . Dans le centre, elle connaît tout le monde mais tout un chacun l’évite, redoutant par dessus tout de se faire coincer et assommer par ses confidences ​. Je ne suis pas très malin: dans l’antichambre de la salle de kiné, elle m’a acculé, je n’ai pas su (pas pu) m’échapper. - C’est terrible me dit-elle, j’ai du interrompre ma sieste, J.C, tu sais, le jeune kiné tout craquant, doit mobiliser ma cheville. La porte du cabinet ne s’ouvre toujours pas. - Je t’ai pas encore expliqué ma présence ici.


Je travaille à la mairie, dans les bureaux . Il y a un mois de cela, on m’a envoyée inspecter les espaces verts de la ville. Voilà- t-il pas que je pose mon pied sur un asperseur, tu sais les asperseurs à demi-enterrés sur les pelouses. Crac la cheville: accident de travail ! Comme ça ne guérit pas, je suis là . Elle prend un air machiavélique pour me dire. - Logée nourrie, blanchie, je rentre chez moi tous les week-ends. J’ai droit à six mois de “caisse” c’est comme si j’étais en thalasso. Le vantail s’ouvre: JC commencera par un autre patient. Damned, je suis refait! Gisèle ne va pas me lâcher comme ça. - Je suis mariée depuis vingt ans, mon mari est très planplan, ce n’est pas une bête de course mais ça me va très bien. Notre vie est confortable et rassurante. Quoi qu’on en dise, la routine a du bon. Tous les soirs, on s’affale sur le canapé devant la télé, on est bien comme ça, on récupère de la journée, crevés à cause du boulot, des enfants, du chat. Tous les ans, on pose nos vacances pour le mois d'août, on laisse les enfants aux grands parents et on part s’éclater en croisière. La survenue du kiné m’épargne le probable récit de la soirée karaoké à la table du commandant...


Sylvie Durand​ est une belle fille. Un nez fin, droit au milieu d’un beau visage ovale encadré de cheveux de jais coupés au carré, donne une impression d’impertinence. Mince, elle se tient très droite, le dos bien droit ,les épaules dégagées. Elle porte avec élégance des vêtements de sport de marque, toujours bien coupés. Ce qui frappe , bien avant le fait qu’elle soit clouée sur un fauteuil, c’est la moue amère de son visage. Ici tout se sait: amputée suite à un cancer, un monde s’est écroulé. Elle qui misait beaucoup sur son physique a reçu un terrible coup au moral. Depuis elle se montre particulièrement agressive avec les autres, surtout avec les femmes, la moindre remarque, même la plus anodine la met en rage. Immédiatement, elle “monte sur ses grands chevaux”. C’est le premier samedi du séjour, les toubibs ne nous ont pas permis de rentrer chez nous. Dans la grande salle de soins, sous la haute direction du kiné de garde, équipés de nos cannes anglaises, nous évoluons côte à côte sur le parcours aménagé. Nous échangeons quelques banalités quand, tout de go, presque brutalement: - Tu crois que je pourrais avoir à nouveau une vie affective, avoir des relations sexuelles. J’étais désarçonné. Ne partageant ni la même table ni les mêmes thérapeutes, on ne s’était jamais adressé la parole. - Si par le plus grand des hasards, le prince charmant se présente ! Est ce que je vais lui dire de suite que j’ai une


prothèse ou je vais attendre qu’il le découvre lui même? Si je le mets en garde, il risque de me fuir, effrayé. Si je ne dis rien, ça pourra être perçu comme une forme de trahison. Tout est fini pour moi, finis les amours, finies les relations. Je n’ai rien rétorqué ​:​ elle n’attendait pas de réponse.


Didier Didier fait parti du groupe de sportifs particulièrement choyés dans cet établissement. A le voir déambuler dans les couloirs, promenant sa grande carcasse svelte, rien ne laisse présumer pourquoi il est là. Son allure se rapproche de celle d’un mousquetaire: cheveux longs, mouche,fines moustaches. A l’évidence, ce n’est ni un rugbyman ni un athlète. - Tu sais, me dit il, en attendant l’ouverture de la piscine, je suis danseur; j’avais après l’entraînement, toujours des douleurs atroces dans le dos. A la consultation, on m’a décelé une fracture de fatigue. Alors que généralement, on traite ça par du repos, on m’a recommandé une prise en charge chirurgicale. De sa voix de baryton,il poursuit ses confidences. - Je suis encore au lycée; ​dans la journée, je n'ai que quatre heures de cours avec seulement les matières essentielles : français, maths, anglais, histoire, et espagnol. Le reste du temps, six heures par jour, est consacré à la danse. Ca peut paraître


énorme mais je ne me lasse pas de répéter des mouvements encore et encore. Tard le soir, en plus des cours de la journée, je m'entraîne pour être toujours plus près de la perfection. Depuis peu, et c'est très déstabilisant, ma prof ne loupe pas une occasion de se rapprocher de moi, de se coller, de me toucher pour rectifier mon geste. Dans l’établissement les rumeurs disant que nous sommes amants se propagent vite. Pour ne pas me disperser, j'essaye tant bien que mal de ne pas prêter attention à tous ces cancans.


John...​ ny? athan? Hé! L’intello, la “Boule” m’a dit que tu étais un cerveau. C’est onze heures, tu veux pas me montrer ce que tu vaux, y a “Motus” à la télé. N’ayant aucun atelier avant le repas, je l’accompagne à la cafét ou une bande de larves est bouzée devant la télé. Le jeu repose sur la recherche de mots. Les mots doivent contenir le bon nombre de lettres et être correctement orthographiés, les lettres bien placées sont coloriées en rouge, les lettres présentes mais mal placées sont cerclées de jaune. Fin du premier jeu. Ma “case virtuelle” est plus rouge que celle de la télé. - Taisez vous les mecs c’est la Super partie, il va vous montrer! Fin de la partie. - Putain la Boule avait raison! John est un kéké, une vraie synthèse. Je peux sans me tromper affirmer qu’il est vraiment con. - J’allais régulièrement en boîte, c’est là que j’ai rencontré ma femme. C'était une habituée du “Poivrier”, tu sais, la discothèque de Valras. Elle


était en cheville avec la direction, elle dansait sur les cubes. Un vrai canon, toujours vêtue d’une mini jupe et d’un petit haut, louboutins aux pieds, bien maquillée, la classe, un peu comme Rihanna mais blanche, attention, blanche. On s’est plu, on s’est mis ensemble. Quand on a détecté ma polyarthrite rhumatoïde, elle ne m’a pas laissé tomber. Malgré sa grande gueule, c’est une tendre, c’est moi qu’elle a choisi, elle ne me lâchera pas. Tu verras cette bombe, je te la présenterai samedi quand elle viendra me voir: attention les yeux!


Adèle Gilet de Chalonge. Posée au milieu de la salle d’activités,trône une belle femme d’un âge certain, elle est vêtue de vêtements de prix qui n’arrivent pas à adoucir un caractère qu’on devine sec et austère. De son regard brillant d’intelligence elle sonde l'âme des personnes évoluant dans cette pièce.Sa façon de se tenir avachie sur son fauteuil n’est aucunement signe de laisser aller et ne correspond en rien à l’aura qu’elle dégage. Présente en ces lieux toute la matinée, elle n’est jamais prise en charge par aucun thérapeute. On l’entend de temps en temps marmonner pour elle même des remarques acerbes . Ma kiné ,sous le sceau du secret (les kinés sont de vraies pipelettes.) m’a expliqué que le bassin de la patiente était en miettes et que, malgré les efforts déployés par son chirurgien, la greffe présentée comme un ultime recours, ne prenait pas.


C’est moi qui lui ai proposé un café. Un peu interloquée elle a accepté me prévenant par avance qu’elle n’avait pas prévu cela et que je devrais le lui offrir. - Cette salle est la seule que je fréquente de la journée, mon état général plutôt médiocre ne me permet ni de participer aux activités piscine ni d’aller en cryothérapie ou au restaurant. Nous ne nous voyons donc que lors de ces moments où je regarde les autres vivre, je vois bien que de votre côté vous observez avec attention les gens qui vous entourent. Je présume que comme tous les hommes de ce centre,vous êtes sensible au charme de la belle Yolanda, l’ostéo au port de reine qui rayonne et se pavane au milieu de tous ces handicapés. Et Sylvie, l’ex reine de beauté qui en veut au monde entier laissant de façon intempestive éclater sa rancoeur,comment la trouvez vous? Véronique, la kiné, avec son air de chien battu ne manque pas de charme non plus. Qu’en pensez vous? Mon interlocutrice commençait à se trémousser sur sa chaise, rester concentrée aussi longtemps l’avait épuisée. Une A.S passant par là, l’a d’office ramenée dans ses appartements et je ne l’ai plus vue de la journée.


- Hep vous, je vous dois un café! Je sais que sauf circonstances exceptionnelles, je ne vous reverrais jamais, je vais vous dire quelque chose qui me tient à coeur et qui pèse sur ma conscience. J’espère néanmoins que vous ne me jugerez pas mal Je réside dans le Lunellois, pour le plaisir et éviter l’oisiveté, j’ai proposé, à qui le souhaitait, des cours de calligraphie. C’est là, qu’il y a deux ans, j’ai rencontré une femme, nous sommes tombées en amour-amitié l’une avec l’autre, comme foudroyées. Nous avons beaucoup parlé, nous nous sommes bien confiées l’une à l’autre et avons ressenti, l’une pour l’autre, une très forte attirance. Elle était terrorisée, n’assumait pas ses sentiments. Deux fois, elle a quitté son mari, avant de se remettre avec lui et de tenter de mener, selon ses propres termes, une vie normale. Depuis que je suis ici, je ne l’ai plus revue. Je n’ai pas d’enfants, pas d’amis, personne pour s’inquiéter de mon sort, si ce n’est ma nièce de Paris qui me téléphone de temps en temps, gardant un oeil sur l’héritage qui ne manquera pas de tomber.


La kiné: Véronique - Vous pourrez rester après 17h , en dehors de mon travail ici, je suis en stage pour être ostéo, la direction me permet de me faire la main avec les patients qui l’acceptent. Véronique sanglée dans sa blouse blanche emblème de sa profession, est ma kiné référente. Bonne professionnelle, elle offre à ses patients un visage enjoué et se montre toujours d’humeur égale. Elle affiche aujourd’hui un air triste, paraît mélancolique, abattue, anéantie.


- La journée a été dure? Vous avez l’air épuisée. - Je viens de me faire larguer: quinze ans de vie commune qui partent en fumée. Jusqu’à l’année dernière, je travaillais avec lui, on avait monté un cabinet privé à Lattes. J’étais son bras droit. Dans les débuts, il était charmant, flatteur, à l’écoute et sûr de lui, prêt à rendre service, attirant... Son attitude a ensuite changé. Avec les autres, il était tout le contraire de ce qu’il était avec moi : ouvert, séducteur, beau parleur... Il savait flatter les gens. Avec moi, il se montrait froid, méprisant et dédaigneux. Et moi, pauvre cruche, j’ai quitté le cabinet, suis venue travailler ici, voilà où j’en suis.


M Piquemal: clerc de notaire Nous sommes à midi, vis à vis de table: il doit étendre sa jambe gauche et moi aussi.Je ne lui ai jamais vu le bas du corps; et pour cause, il est toujours en avance et prend son temps après son café. - Un repas doit être pris sans précipitation, c’est bon pour la santé ne manque-t-il pas de rappeler. Lorsque je prends place face à lui avec précaution, il a déjà la serviette autour du cou, ses couverts ont été réorganisés à sa convenance, le verre a été re nettoyé par ses soins. Si je devais le décrire, je dirais qu’il a un look à la Hercule Poirot. (celui des séries TV) Dimanche, repas spécial pour les reclus, ceux qui n’ont pas droit de sortir, sur la table trône une bouteille de “Montpeyroux” ; l’ambiance est à la confidence. - Je n’aime pas les gens hâtifs qui prennent des décisions à la va-vite. Par dessus tout, dans ma vie


de tous les jours, j'évite les réactions spontanées parfois malvenues qui peuvent coûter cher ! C’est ainsi que j’ai choisi ma femme. J’ai fait un beau mariage, c’est une femme de la haute société. Elle est très réservée, d’un tempérament calme et possède un sens de l’observation à toute épreuve. C’est une personne digne de confiance, quelqu’un d’ apaisant à qui on peut raconter tous ses tourments. D’une grande moralité, il y a peu de risques qu’elle cède un jour à une quelconque tentation.

Sur ces belles paroles, délivrées comme un message, Monsieur Piquemal plie consciencieusement sa serviette, hèle son aide soignante et regagne sa chambre.


Jacques Sanchez Avant qu’il n’ait ouvert la bouche on sait qu’il est pied-noir, ses premiers mots confirment le diagnostic.​ ​Un aspect physique à la Tartarin, un verbe haut, accompagnée d’une gestuelle caractéristique annoncent le rapatrié d’Algérie. Loin de moi l’idée de voir en tout ​pied-noir un antipathique colon cousu d'or, exploiteur d'indigènes qui s'accapare tout. Mais il faut bien le reconnaître , conformément aux clichés répandus, Jacques Sanchez se montre: grande gueule, excessif et extrémiste dans ses propos. Nous nous retrouvons le soir à la même table: les handicapés du bas pouvant très bien aider ceux qui ont des problèmes avec le haut de leur corps (remplissage des verres, découpe d’aliments…)


M Sanchez à qui l’on vient de poser une prothèse d’épaule est un passionné d’histoire et de géo ce qui ne manque pas d'entraîner d’interminables discussions au cours desquelles chacun campe sur ses positions. Ce soir c’est la soirée nostalgie. Aie aie aie qu’il était beau mon pays. Ce dont je ne disconviens pas: mon ami Robert dit Roro de Bab El Oued a souvent évoqué avec passion les beautés de cette région. - M Paul, je suis d’Oran et on dit que les filles d’Oran sont les plus belles et les plus chaudes du monde. Avant les évènements, Oran était la ville de tous les excès, l’alcool coulait à flots et les filles étaient faciles. A Oran, la nuit, les noceurs invétérés écumaient les cabarets et les boîtes de nuit de la Corniche. Les bons pères de famille venaient aussi s’y encanailler. Les autorités actuelles tentent de gommer cette réputation prétendant qu’il s’agit de préjugés tenaces datant de la colonisation. J’ai quitté mon pays depuis maintenant bien longtemps, malheureusement, mais je puis affirmer haut et fort que c’était bien vrai et d’après mes informations que je reçois encore, ça l’est plus que jamais .


M de Vincentis​ porte beau. C’est un quinqua plutôt grand au crâne dégarni. Sa démarche et son pas décidé annoncent le sportif. Après maintes tergiversations, il a dû se résoudre à se faire placer une prothèse d’épaule. Début d’après midi, les patients digèrent à la cafet ou font la sieste. Assis côte à côte, lui pédalant sur le vélo d’intérieur, moi poussant la presse pour entretenir mes cuisses, nous devisons. Avec son accent toulousain bien marqué, il m’explique que, cadre EDF en pré retraite, il a voulu se lancer dans l’humanitaire. Ses compétences particulières l’ont tout naturellement orienté vers : ”Electricité sans frontières”. - Mes premières missions plutôt courtes m’ont conduit au Kazakhstan, le pays est rude et magnifique, mon travail consistait à mettre en


place l’approvisionnement d’une zone sauvage destinée à devenir un centre industriel. Une fois les infrastructures en place, j’ai laissé la main à des cadres locaux et je suis rentré chez moi. L’année suivante, j’ai été envoyé pour superviser un barrage sur un affluent du Mékong. Ma femme étant restée à la maison, je me suis plié aux coutumes locales qui consistent le temps du séjour à prendre une compagne indigène. Sans trop de remords, je me suis laissé tenter, les asiatiques sont tellement belles. Les débuts de la liaison étaient pleins de charmes, ma nouvelle compagne était très douce, très prévenante, me donnant toute illusion d’un amour passionné, j’étais sur un nuage. N’allais je pas rester et refaire ma vie là bas? Au bout de longs mois d’un bonheur sans nuages, la rumeur de mon départ a couru dans la colonie, nouvelle confirmée par l’arrivée de mon remplaçant. Voyez vous cher monsieur, on apprend à vivre à tout âge. Sitôt la nouvelle de mon départ confirmée, ma concubine m’a ignoré, s’est montrée distante, elle n'avait consenti à vivre avec moi que par intérêt, sans amitié ni amour et n’a pas tardé à s'acoquiner avec le nouveau. Je suis rentré en France détruit et complètement désabusé.


Mme Roumajon:​ 75 ans au moins. - Si tu avais vu la tête du toubib quand il m’a fait déshabiller et qu’il a vu mon tatouage Qu’est ce qu’il croit le toubib : que depuis ma ménopause, je n’ai plus de désir ? Que parce qu’il me voit vieille, je n’ai plus de vie sentimentale? La passion reste une partie importante de ma vie. La sensualité ne disparaît pas avec l’âge, elle se modifie. Je me parfume volontiers et achète de la lingerie fine. Je me sens à l’aise avec mon corps qui vieillit. L’apparition de nouvelles rides, de cheveux blancs ou mon gain de poids ne me rendent pas moins attrayante. Madame Roumajon est ce qu’on pourrait appeler une mamie dynamique, toute de fluo vêtue, cheveux


teints en rouge, crocs bariolés aux pieds, elle me tient le “crachoir” avant la séance piscine . Tu as vu comme elle était coincée l’ergothérapeute quand elle a abordé le chapitre des relations sexuelles. Le nez dans ses chaussures, elle n’osait regarder personne pour nous faire ses recommandations: Laissez votre partenaire être plus actif, évitez les mouvements luxants. Tant pis à mon retour,avec mon canard, on fera moins d'acrobaties.


Monsieur Poujol​ attire immédiatement la sympathie. De sa voix ferme, teintée d’un léger accent cévenol, cet octogenaire ridé, hâlé, à la poigne de fer évoque ses souvenirs de jeunesse. Il y a bien longtemps, je boxais pour gagner ma vie. Dans la région, j’étais une vedette, j’ai même fait mon service au bataillon de Joinville. Poids moyen, je me produisais dans les gymnases et les salles des fêtes. En ce temps là, on ne se préoccupait pas de gestion de carrière, un challenger se présentait et on acceptait le combat. Plus on était connu plus les adversaires étaient nombreux. L'entraînement était des plus rudimentaire, on fonctionnait surtout sur nos qualités naturelles : force, puissance, dureté au mal. Les rencontres tenaient plus du combat de rue que du noble art.Pour tenir et pour me donner du coeur au ventre, je prenais des vitamines, des fortifiants,mais aussi de l’alcool. Mon entraîneur me faisait des piqûres de coramine qui me -


stimulaient, il m’injectait aussi dans les muscles de l’huile camphrée. Avant de monter sur le ring, je respirais de l'éther, ça me rendait euphorique. Après ces inhalations, je n’avais peur de rien. Le match terminé, je me saoulais à la bière pour éliminer tout ça. Maintenant, tous les jeudis je pars en dialyse je pense que tout ce que j’ai pris ne m’a pas arrangé. J’attends un rein mais, vu mon âge, je ne pense pas être prioritaire. Je ne me plains pas, j’ai bien vécu. Quand j’ai arrété je suis revenu chez moi à Lasalle où on m’a proposé une place de garde champêtre. Grâce à ma réputation, le calme régnait dans cette partie de la Cévenne: les braconniers allaient ailleurs, les mineurs interrompaient leurs bagarres quand je me pointais. Un jour, j’ai vu apparaître des traces de sang dans mes urines: insuffisance rénale a dit le docteur. Mes reins étaient foutus, je devenais dépendant de la dialyse. Quatre à cinq heures, trois fois par semaine, c’est lourd. Ma voisine qui m’a toujours admiré est venue vivre à la maison, elle partage ma vie et m’apporte beaucoup de tendresse.


Jimy:​ Jeune rugbyman: - Croisés ? - Oui, je suis en phase de réathlétisation.Tu es un ancien du gaz comme dit mon préparateur physique? - Oui mais, rien à voir avec ce que tu vis, je jouais en série inférieure, un rugby dont les anciens doivent te rabattre les oreilles. Un sport où le temps de jeu ne dépassait pas les vingt minutes, où faute de caméra tu pouvais en douce éteindre le seconde ligne adverse d’un marron sournois, où on rentrait en mêlée avec un élan de malade et où ​ victoire ou défaite étaient fêtées lors de sanglantes troisièmes mi-temps. Bien campé sur ses cannes anglaises, survêtement officiel de son club, il accompagne le moindre de ses mouvements d’un fumet de déo Axe Musc pas forcément désagréable. Une coupe de cheveux soignée surmonte un visage encore poupin. Jimy est beau gosse. Étrangement, pour un sportif, il se montre


lors des exercices proposés, peu joueur, avare de ses efforts et un peu trop, vu de l’extérieur, gestionnaire de son corps . - A l'âge de douze ans j’ai été détecté, j’ai passé mes années lycée à la section sportive ensuite au centre de formation, j’ai décroché un pré contrat pro, tu comprends que je ne dois pas faire n’importe quoi. Je ne vis que par et grâce au rugby. On a trois modules d’entraînement par jour. Avec un passage quotidien en salle de musculation; pas forcément pour de la musculation lourde. On a aussi des séquences vidéos, visionnage des matchs, évaluation stats... Pour la partie technique, on appelle ça les skills, on fait nos gammes. Les préparateurs physiques veillent à ce qu’on prenne de la masse en gardant de la vitesse . En dehors de l'entraînement, on doit avoir une hygiène de vie irréprochable, la récupération prend énormément de place: Bains de glace, massage, étirements, décrassages. On a aussi un suivi médical personnalisé et nos repas sont préparés par une diététicienne qui peut décider si nécessaire une supplémentation alimentaire. - Et les filles ? - Tu sais, j’ai vingt ans et je saute sur tout ce qui bouge, je dois dire que j’ai un certain succès mais je ne veux pas me disperser, j’ai une carrière à gérer c’est pour ça que j’ai mis un coup de rabot à mes relations comme aux troisièmes mi-temps .


- Putain, c’Êtait mieux avant! Te diraient les anciens du club house.


Gisou est arrivée ce matin, c’est une habituée des lieux. On lui a fourni d’office: des chaussures orthopédiques et des couverts adaptés à son handicap. Cette jeune femme, tordue de toutes parts, inspire la pitié, elle est atteinte d’une maladie orpheline dite: maladie de l’homme de pierre. Vers l’âge de six ans elle commencé a ressentir des raideurs anormales des muscles de la nuque. Cette tétanie s’est développée au niveau du cou, puis, s’est poursuivie progressivement le long du dos pour atteindre les articulations des bras et des jambes rendant tout mouvement douloureux et difficiles. Seuls les muscles cardiaques, la langue et le diaphragme sont épargnés. Gisou sait qu’elle ne vivra pas au delà de 40 ans. Malgré ses douleurs quasi permanente, elle fait preuve d’une étonnante joie de vivre et d’un dynamisme incroyable.


- Tu connais Raymond de St Génies, c’est un sacré bricoleur: avec mon frère, ils m’ont aménagé une petite calèche. Quand ils ont le temps, ils attellent ma jument et je peux partir avec le berger et le troupeau. J’adore les animaux. Parfois, le berger passe par des endroits inaccessibles, ce qui énerve mon frère: il n’aime pas que je reste longtemps seule. Moi, je ne me plains de rien tant que je vis au grand air entourée d’animaux. H​eureusement que j’ai l’amour de mes bêtes car je sais qu’aucun garçon ne s'intéressera jamais à moi.


Grégoire - Je menais une paisible vie d’étudiant studieux. Je n'avais jamais eu de petite amie. Jamais. Ce n'est pas que ça ne m'intéressait pas, je pense aimer les femmes. Deux fois, je suis tombé amoureux en secret, mais j’ai été dévasté dans les deux cas. Je n’étais pas le genre de type à flirter. Je n’ai jamais couché avec une femme et ne sais pas comment m’y prendre. Avant mon accident, ma sexualité était au point mort, je ne regardais jamais un film porno ni n’accompagnais mes amis dans les bars à hôtesses. Je ne connaissais rien de la vie et un jour funeste une voiture m’a fauché. Grégoire​ est une sorte de pré ado dégingandé, cloué sur un impressionnant fauteuil roulant. Renversé il y a de longs mois par un véhicule fou, il souffre de fractures multiples. ​Le personnel du centre touché par la jeunesse et la gentillesse du personnage s’active à le rendre le plus autonome possible. Kinés et toubibs mettent un point d’honneur à le “réparer” espérant un jour le voir marcher à nouveau.


Philippe Chaptal: - Je suis atteint de la maladie des os de verre, je viens ici régulièrement pour des remises en forme. Administrateur à l'hôpital de Montpellier je n’ai pas trop le loisir de faire du mouvement. - Je suis venu cette semaine en stage de redynamisation avant un séjour à la neige. - Tu arrives à skier? - Maintenant toutes les stations sont équipées de barquettes montées sur un mono ski et mettent à disposition un guide qui nous conduit sur les pistes et nous assiste dans les descentes. Philippe Chaptal,​ ​regard intelligent, volonté de vivre comme les autres, ​est sanglé à côté de moi dans sa cage pour sa séance de pouliethérapie


Loin d’inspirer la pitié, Philippe est une personnalité hors norme, toujours en éveil, il croque la vie à pleines dents. Malgré un handicap terriblement lourd, il ne s’interdit rien: il conduit, travaille, fait du sport, à une vie de famille et participe même en temps qu’élu à la gestion de sa commune. Nous sommes donc, chacun dans notre box grillagé équipés d’un système poids-poulies qui diminue ou annule l’effet de la pesanteur. Cette technique permet de réaliser une mobilisation passive sans effort. Ainsi le patient réalise le mouvement seul. Nos deux kinés respectifs après nous avoir présenté nos plans de travail, nous ont laissés là pour vaquer à d’autres tâches. Nous gérons donc à notre guise en toute décontraction, volume de travail et durée de récupération. - Malgré ​ un physique, loin d’être dans les normes. À l'âge adulte j’ai eu une relation avec celle qui est devenue ma femme. Elle admirait, disait elle mon intelligence et ma​ volonté,​ mon handicap devenait une force de séduction. C’est grâce à elle que je suis encore vivant aujourd’hui. J’ai compris qu’on pouvait être handicapé et vivre parmi les personnes valides.


Epilogue Un jour, j’ai pu laisser fauteuil roulant et cannes anglaises. J’allais remarcher normalement et pourquoi pas : refaire du sport. J’allais abandonner morphine et anti douleurs, dont je devenais peu à peu dépendant, et quitter ce centre, fonctionnel certes ,mais sans âme et sans beauté. J’ai rangé mes affaires personnelles, jeté tout le reste: programmes, emplois du temps, comptes rendus, revues médicales… et, j’ai quitté ces lieux sans le moindre regret, sans nostalgie.



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