La Gazette de la Lucarne n°57 - 15 mars 2013

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no 57

ean-Marie

Renaud

C

e matin le thé est bon. La radio vaporise un Vivaldi légèrement acide en accord avec le Earl Grey. Le fleuve a refoulé ses brouillards nocturnes, sauf une grosse bouffée qui masque opportunément la vilaine grue plantée hier dans le paysage. En émerge un élégant esquif très british mené par un rameur aux gestes d’automate. De ses avirons, il creuse dans l’eau de petites blessures symétriques sitôt refermées. J’étais allé tôt me soulager. La matière fut abondante et louable. Cela dégage aussi l’esprit et vous aide à partir du bon pied. La somme de ces petits bonheurs réunis en a­ ccord parfait, créent une discrète euphorie qui m’enveloppe soudain. Je ne bouge plus, respire à peine pour retarder l’éclatement de cette bulle fragile. Il faudra pourtant bien entamer la journée. Les affaires courantes seront vite expédiées. Plus ardues, je saurai tout de même les mener à bien. Celles qui se présentent malaisées, rétives, seront résolument remises au lendemain. Je me tourne alors vers quelque bricolage d’aucune urgence mais dont la vertu est d’anesthésier la mauvaise conscience. J’en garde plusieurs en réserve. Je peux même ne rien faire ou pas grand’chose :

Boire et déboires

me tourner les pouces, peigner ma girafe, guetter le passage de la ­comète, bayer aux corneilles. Pourquoi ne pas ressusciter la magie de l’aurore en rassemblant comme pour une recette, les mêmes ingrédients ? Je reprends une tasse de thé, passe un C.D. de Vivaldi et du balcon guette les canoës. Mais la sauce ne prend plus : le thé est devenu âcre. Les ritournelles de Vivaldi trop semblables, me lassent. Arrosée de lumière par un soleil déjà haut, la grue se pavane au point fort de l’image. Le fleuve est envahi d’écoliers venus s’entraîner. En formation dense comme un troupeau de moutons, ils le massacrent joyeusement à grands coups de rames. Le moniteur sur son boudin à moteur, nautique chien de berger, les rassemblent en aboyant dans un porte-voix. Comme un accès de mauvaise fièvre, le sens du devoir m’envahit irrésistiblement : j’irai bosser.

Armel Louis

À vous qui ne m’avez pas vu vos vouvoiements valent des meurtres à vous qui ne m’avez pas bu vos ivresses restent des flirts à vous qui ne m’avez pas cru vos exaspérations me heurtent à moi que vous avez perclus vos caresses fanent vos fleurs à moi que vous avez reclus vos louvoiements font mes douleurs à moi que vous avez déchu vos foudroiements sont mes doux leurres à nous qui n’avons rien vécu ma servitude est crève-cœur à nous qui n’avons rien connu votre fierté rude est vainqueur à nous qui nous sommes déçus nos solitudes restent malheur 9

emmanuelle Sellal

MatinaleJ

15 mars 2013


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