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Les loyautés familiales
Considérations cliniques
Les loyautés familiales ont été développées théoriquement et cliniquement dans le champ de la thérapie familiale systémique. Elles sont une manière de décrire les rapports entre les membres d'une famille, sur plusieurs générations. Les loyautés impliquent un respect des engagements explicites et implicites entre les membres d'une famille. En outre, l'impact des loyautés sur les enfants est lié aux attentes qu'ils perçoivent de leurs parents. L'enjeu pour eux étant de respecter autant que possible ces loyautés sans trahir leurs parents, mais sans se trahir eux-mêmes non plus. En effet, il y a un risque de tiraillement, voire de désaccords, lorsque les choix d'un membre d'une famille vont à l'encontre des attentes de celle-ci. Alors, les désirs de se réaliser comme adulte sont vécus comme une trahison. À partir de là, il y a deux choix possibles: restreindre sa liberté d'être par peur de perdre les liens familiaux, ou devenir qui l'on souhaite être et prendre le risque de se mettre en port-à-faux. Voire de perdre les liens familiaux. Peut-être le défi est-il pour chacun de trouver un juste équilibre entre le respect de ses convictions et le respect des attentes de sa famille? Dès lors, comment peut-on penser les loyautés familiales dans le travail thérapeutique, notamment dans leurs aspects destructeurs, sans que cela soit vécu comme une déloyauté envers nos origines? Comment donner du sens à ces liens si puissants, visibles et invisibles, et permettre de nous libérer de ceux qui nous enferment? En tant que psychothérapeute, je souhaite apporter un éclairage qui puisse être utile tant pour les professionnels que pour toute personne en quête de «mieux-être».
La loyauté se définit également comme la fidélité à tenir nos engagements. Dans nos relations, nous sommes toujours en attente de réciprocité et d’équité. Nous gardons en mémoire ce que l’on reçoit et ce que l’on donne, afin de pouvoir maintenir un équilibre entre notre besoin de justice et notre besoin de reconnaissance. Cette «comptabilité» nous permet ainsi de faire perdurer les liens auxquels nous tenons. Dans cette perspective, la loyauté peut se considérer comme l’engagement que nous prenons de venir en aide à ceux qui nous ont aidés.
Prenons l’exemple familial classique de rendre à nos aînés, quand ils perdent en autonomie, ce qu’ils nous ont donné en nous permettant de devenir nousmêmes des adultes autonomes. Lorsque le choix de nous occuper de nos aînés peut être vécu avec un sentiment de reconnaissance, alors on peut parler de légitimité constructive (on reçoit dans le fait de donner). On fait ainsi l’expérience que les relations peuvent s’appréhender de manière saine et équilibrée, et nos loyautés peuvent dès lors représenter un moteur pour s'accomplir. À l’inverse, lorsque le choix de nous occuper de nos aînés n’aboutit pas à un sentiment de justice et de reconnaissance, la loyauté se manifestera de manière indirecte, sous forme de symptômes, psychiques ou physiques (exemples plus loin dans le texte). On parle alors de légitimité destructrice, c’est-à-dire d'une exigence à réclamer son dû, se traduisant par une attaque directe ou indirecte du lien. Il s’agit ici d’une forme de vengeance dirigée contre la personne qui nous a lésé, ou bien d’une vengeance déplacée contre un proche, ou encore contre soi, sous forme d’auto-sabotage.
Ainsi pour exemple, une personne souhaitant venir en aide à un parent qui se montre ingrat, voire maltraitant, pourra s'épuiser dans une recherche de reconnaissance. Ce genre de situation génère bien souvent aussi dans le fonctionnement de l'individu, un besoin de perfection, tout en dévalorisant ce qu'il fait. Les conséquences de ce déséquilibre dans les échanges peuvent alors se traduire par une attaque contre l’autre, par exemple à travers une relation conflictuelle sans fin, avec son parent, son conjoint, ses enfants ou encore d’autres proches. En effet, n’ayant pas obtenu la réparation attendue, nous mettons en place, plus ou moins consciemment, des fonctionnements emprisonnants et destructeurs, exprimant notre souffrance: «je ne serai jamais reconnu dans ce que je fais, c’est injuste, et donc je peux me permettre de dire et faire ce que je veux». Une autre manière de manifester notre souffrance peut se traduire par une attaque contre soi, par des symptômes psychiques, comme par exemple à travers une dépression (tristesse, sentiment d’impuissance et de culpabilité, perte d’estime de soi...: «quoi que je fasse, ça ne sert à rien, je ne vaux rien»), ou physiques (troubles du sommeil, de l’appétit, douleurs physiques diverses – maux de dos, de ventre, de tête...: «je souffre mais on ne le voit pas, je n’ai pas le droit de me plaindre, ni de laisser tomber ma famille, donc mon corps parle pour moi, il exprime mon mal-être»).
La psychothérapie peut aider à comprendre les origines et le sens de ces résistances, à mettre en perspective ce que nous souhaitons garder ou non de nos différents héritages.
Nous rencontrons souvent des difficultés à nous défaire de ces schémas douloureux, par crainte d’enfreindre les règles que notre famille avait établies et que ce conflit de loyauté génère une rupture des liens avec nos proches. Cela entraîne une résistance aux changements et peut freiner le processus d’autonomisation. Ainsi pour exemple, la situation d’une jeune patiente en âge de quitter le domicile familial, qui s’est convaincue qu’elle devait rester à la maison auprès de sa mère, atteinte d’une maladie grave et dans une relation toxique avec son nouveau conjoint. Malgré d’importants conflits avec ceux-ci, cette patiente était persuadée qu’elle n’avait pas d’autres choix. Elle n’a alors pas tenu compte de son propre besoin d’émancipation, espérant qu’en s’engageant pour prendre soin des membres de sa famille, elle pourrait enfin obtenir la reconnaissance de sa mère. Besoin renforcé par son vécu d’orpheline, et le manque de considération de sa mère depuis le décès de son père. Ce sacrifice n’a cependant pas eu les effets escomptés. Dans un climat conflictuel empêchant toute communication saine, la patiente s’est montrée agressive envers elle-même et les autres, ce qui l’a amenée à se trouver dans la position de «celle qui pose problème» (la patiente désignée), et à renforcer son sentiment d’être incomprise dans sa souffrance. Comment dès lors l’aider à comprendre que son comportement destructeur était, dans le fond, une forme de loyauté à ses origines, et lui permettre de répondre différemment à son besoin légitime de reconnaissance?
La psychothérapie peut aider à comprendre les origines et le sens de ces résistances, à mettre en perspective ce que nous souhaitons garder ou non de nos différents héritages. Mais gardons à l’esprit que la simple relation thérapeutique est en elle-même une source potentielle de déloyauté, dont il faut tenir compte pour que la thérapie n’échoue pas. N’importe quelle démarche thérapeutique peut menacer l’équilibre familial parce qu’elle aboutit à des changements dans les relations entre les membres de la famille, et ceux qui ne sont pas en thérapie peuvent conduire à son échec. Il est donc fondamental de nommer ces risques, afin de pouvoir accompagner les patients dans leur demande de changement, dans un juste équilibre entre la réassurance et la confrontation.

L’espace thérapeutique peut constituer un lieu sécure d’élaboration et d’expérimentation, où la relation peut être vécue sous forme d’expérience correctrice permettant d’appréhender le monde de façon différenciée. On amène ainsi les patients à mettre leurs récits en perspective, avec de nouvelles clés de lecture de leurs difficultés, en particulier en les aidant à donner du sens à leurs symptômes. Il est donc important de pouvoir nommer les interdits, ainsi que les risques du changement, en mettant notamment en lumière les demandes et les attentes paradoxales de la famille, ainsi que les rôles investis par chacun des membres de la famille dans leurs fonctions de maintien du système familial. En validant à la fois les vulnérabilités et les ressources de l’individu et de sa famille, nous pouvons les accompagner dans une juste répartition des responsabilités. C’est à partir de là que des changements éventuels peuvent être envisagés, la loyauté pouvant alors être appréhendée comme source de liberté.
Nous voyons qu’il est possible d’être libres d’adhérer à d’autres règles, d’autres valeurs, d’autres habitudes, en trouvant le moyen de manifester différemment notre loyauté envers notre famille.
Dans l’exemple ci-dessus, un travail psychothérapeutique individuel a permis à la patiente d’être légitimée dans sa souffrance et a favorisé son processus d’autonomisation par la mise en sens : de son vécu d’abandon par ses parents (décès du père, désinvestissement de sa mère, générant un fort besoin de réparation), de son mode de fonctionnement (besoin de contrôle pour pallier à son sentiment d’insécurité, difficulté dans la gestion des émotions qui la submergent, et qui dès lors se retournent contre elle ou contre les autres), de ses symptômes (expression de sa souffrance), et des raisons de ses difficultés à s’en détacher (notamment sa peur de perdre le lien à sa famille). Elle a ensuite pu renouer la relation avec sa mère en s’appuyant sur son côté sécurisant, ainsi que sur la solidarité dans les épreuves traversées. Par ailleurs, des entretiens mère-fille ont permis de nommer les conflits et les peurs, d’encourager chacune à assumer sa part de responsabilité, et de soutenir le processus d’autonomisation de la fille sans crainte mutuelle de perdre le lien. Ainsi, nous voyons qu’il est possible d’être libres d’adhérer à d’autres règles, d’autres valeurs, d’autres habitudes, en trouvant le moyen de manifester différemment notre loyauté envers notre famille.
Les loyautés se logent donc au cœur de tout individu, dans la construction de son rapport à lui-même et aux autres. Elles peuvent être source de construction identitaire ou source d’enfermement. Le concept de loyauté apparaît comme une clé de lecture pouvant affiner la compréhension des problématiques vécues par les patients. Il permet d’ouvrir le champ de vision du système familial en donnant la possibilité de saisir le sens de certains fonctionnements et ainsi d’élaborer de nouvelles façons de se positionner au monde, tout en restant loyal à sa famille.
Nous proposons de poursuivre cette réflexion et mise en perspective des aspects théoriques et cliniques des loyautés dans le cadre de notre espace d’enseignement.
Marie-Laure Roulin Psychologue-psychothérapeute FSP, superviseuse pour les professionnels
Ouvrages de référence
BOSZORMENYI-NAGY I. & SPARK G.(1984) Invisible Loyalties. New York: Brunner & Mazel.
DUCOMMUN-NAGY C.(2006) Ces loyautés qui nous libèrent. Paris: JC Lattès.