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Le Père Noël existe

Réflexions d’un psychologue sur ce personnage tout de rouge vêtu (ou pas), mythique, adoré et honnis.

À la question que me posent certains parents en thérapie, «comment dois-je gérer le mensonge du Père Noël», j’ai tendance à répondre qu’il n’y a pas de mensonge. «Oui, mais pourtant c’est bien nous qui achetons les cadeaux!» me répondent-ils. Il est évident qu’on puisse ressentir de l’ingratitude, voire de l’injustice, à se faire voler la vedette vis-à-vis de ses enfants. Oui, mais...

Cela nous amène à distinguer deux niveaux dans la question initiale: 1. Est-ce mentir que de faire croire à l’existence du Père Noël? 2. Est-il juste que nos enfants ne sachent pas que le cadeau, choisi et payé par nos soins, leur est offert par leurs parents? Et j’ajoute une question subsidiaire et essentielle: peut-on totalement dissocier la réalité de la fiction, du mythe ou de l’imaginaire?

Je vais tricher et répondre d’abord à la deuxième question: un certain nombre de parents ont déjà trouvé des solutions qui permettent une sorte d’intermédiaire: «Le Père Noël t’a amené ton cadeau (comment est-ce que j’ose utiliser le singulier en 2020?), mais c’est nous qui l’avons payé», par exemple. La croyance est maintenue et l’enfant peut aussi réaliser que ses parents y sont pour quelque chose dans ce qu’il vient de recevoir.

Fiction et réalité, une interpénétration

Passons à la première question. Est-ce un mensonge que de faire croire à son enfant que le Père Noël existe? Ma thèse est... que le Père Noël existe. Le sens que nous donnons à notre identité trouve ses origines, sa genèse, notamment dans les récits de fiction qui permettent d’habiller le réel de sens qui le dépasse, le transcende. Le réel est toujours teinté de subjectivité. Ca n’en reste pas moins le réel. Voici comment j’arrive à ce constat.

De quoi est faite la réalité (psychique)? Je joue sur les parenthèses, j’en conviens, mais existe-il une réalité en dehors de ce qu’on peut se représenter psychiquement? Sans doute, mais, comme le disait le philosophe Husserl, la réalité est toujours appréhendée par la conscience, ou mieux dit encore, la réalité est une réalité pour la conscience. Le sens qu'on donne à une chose est teintée de ce qu'elle représente pour nous.

Ainsi, la réalité dans sa globalité est faite de représentations et d’interprétations de la réalité, d’imaginaire, de pensées, de fantasmes (au sens large), et de zones d’ombres (inconscient et autres subconscients). Affirmer qu’une chimère (mentale), un délire personnel, existe est une supercherie, sans aucun doute. En revanche, affirmer que Tintin, Batman ou le Père Noël existent, ne me semble pas être problématique – je conviens ici que les sources de l’existence de ces personnages mériteraient un développement. Alors évidemment que se pose la question du statut ontologique, c’est-à-dire de leur état d’être dans la réalité, de ces personnages et du Père Noël. D’après moi, il y a plusieurs états d’être, et à partir du moment où un personnage de fiction existe dans l'imaginaire collectif, on peut dire que ça existe. Bien ou mal, là n’est pas la question. Évidemment qu’un personnage de fiction n’a pas le même statut d’être qu’une personne de chair et de sang. Pourtant, le personnage de fiction existe: sinon pourquoi serions-nous intéressés à son destin, à ses aventures, pourquoi ressentirions-nous autant d’émotions en lisant ou en regardant des fictions ? Je ne pense pas qu’on puisse tout réduire ou expliquer par les phénomènes – ô combien importants – d’identification. Bien sûr, nous nous identifions aux héros des aventures fictionnelles, mais il y a davantage. Quand arrive le dernier épisode de la série Friends et que la porte de l’appartement qui les a vus grandir et vivre tellement de choses se ferme, nous pleurons parce que ça nous renvoie aux séparations que nous avons vécues, à notre propre peur de grandir. Mais pas seulement. Nous sommes également tristes de perdre la compagnie de ces amis avec lesquels nous avons vécu – à travers notre écran bien entendu – tout un tas d’aventures. Ces amis imaginaires ont existé et ont fait partie de nos vies, ils ont un statut d’êtres de fiction qui enrichissent notre réalité et permettent de mieux nous comprendre et, dans le meilleur des cas, de donner du sens à notre existence.

Si Tintin existe, c’est parce qu’un Belge en a eu l’idée et lui a inventé des aventures dans des BD devenues célèbres. À partir du moment où ce personnage, ainsi que sa vie retracée dans ses aventures en bande dessinée, sont constituées en représentations communément partagées, alors on peut dire, selon moi, que Tintin existe. On ne peut ni le rencontrer, ni prétendre qu’il a une réalité équivalente à un être humain non fictionnel, mais il existe dans une réalité imaginaire partagée. La fiction et le réel sont séparés et liés: séparés parce que le statut d’être n’est pas le même et que la réalité psychique ne fait pas la réalité extérieure (je pense très fort depuis quelques temps à une licorne qui n’apparaît toujours pas); liés parce que la fiction au sens large constitue une partie de la connaissance du monde et de soi-même, et parce que notre esprit est constamment en train de produire des perceptions plus ou moins vraies et plus ou moins distordues de la réalité. En conclusion, nous pouvons dire à nos enfants que le Père Noël existe, et quand l’heure sera venue où ils entendront dire qu’il n’existe pas, on pourra leur expliquer qu’il s’agit d’une croyance populaire, d’un mythe doué d'enchantement dans la période hivernale où la lumière vient à manquer. Qu’il existe de la même manière qu’existent ses histoires quand il joue avec ses petits personnages dont on taira la marque. Ces histoires sont vraies parce qu’il s’y projette, parce qu’il les vit dans cet espace où le jeu est possible, dans l’imaginaire. L’imaginaire qui est à la réalité ce que la musique est à l’esprit, un ensemble de sensations, de sons et d’images reliés entre eux et qui forment une mélodie et une texture, bien réelles. Et si votre enfant vous en veut un jour de ce mensonge, vous pouvez toujours l’envoyer à notre cabinet...

Le Père Noël existe, ça ne fait pas l’ombre d’un doute. La fiction et la réalité ne se confondent pas, mais ne sont pas irrémédiablement séparées.

© photographies Tiina Törmänen

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