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Le selfie et nous
Le bien-être se trouve dans le selfie et le temps condensé
Que nous apporte le selfie dans notre monde pressé? L’assurance qu’on existe, qu’on est relié à des amis. Il est le garant de notre existence et de notre bienêtre. Cela sans aucun doute parce que le monde est désenchanté, dénué de mystère, terriblement concret et objectivable. La faute aux aînés qui ont failli à garder vivant un dieu qui oriente encore le sens de nos actes.
Soyons donc nos propres références et répétons à l’infini ces images, preuves de notre valeur. Et consommons, faisons des choses, puisque le manque, le vide et l’ennui sont proscrits et aussi désirables qu’une journée de pluie sans bottes ni redingote. Une patiente me disait récemment qu’elle n’avait pas besoin d’avoir toujours quelque chose à faire, mais que quand même elle ne se laissait pas vivre (au sens de se laisser aller). Glissement lourd de sens, l’importance actuelle de la performance ne laissant que peu d’espace pour le temps dilaté, pour la flânerie, pour une épaisseur du présent (j’y reviendrai).
Comme le dit Proust, seule la conscience du temps passé donne son unité au quotidien fragmenté.
Et alors soudain je doute: si ces selfies partagés (quel sens auraient-ils sinon?) manquaient à nous procurer du bien-être? Et si le secret se trouvait au-delà de l’apparence des choses? Écoutons Marcel Proust donner un début de réponse dans Le Temps retrouvé: «Ce travail de l'artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l'expérience, sous des mots, quelque chose de différent, c'est exactement le travail inverse de celui que, chaque minute, [l’amour propre et l’habitude] accomplissent en nous.» Il faudrait donc réenchanter le monde en abandonnant le selfie pour s’intéresser à soi, aux autres, et aux énigmes du monde. Pour ne pas seulement consommer de l’image de soi, mais pour goûter aussi à nos ambiguïtés, à nos contradictions.
Le philosophe Bergson rejoint Proust pour nous aider à dilater le temps avec sa notion de durée, le temps subjectif, qui décrit le présent comme épais, parce que toujours entrelacé avec le passé. Un peu théorique? Pas forcément, si on considère que les maux de notre époque sont liés à la succession épuisante des images et des informations, à la consommation, aux pertes de repères. Tout cela rétrécit le présent. Comme le dit Proust, seule la conscience du temps passé donne son unité au quotidien fragmenté. Notre travail d’artiste pourrait consister à devenir ce que nous sommes profondément grâce à notre mémoire, et ainsi à découvrir, comme Anton Ego dans Ratatouille, que le bonheur ne se trouve pas dans la réussite, mais bien dans le goût des choses et dans le jardin de notre mémoire. J’existe parce que je me souviens, et non pas parce que je partage des selfies.