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Schémas destructeurs et self
Comment sortir de nos schémas répétitifs et destructeurs, un éclairage par une nouvelle approche du self
La question des schémas répétitifs et destructeurs (ou toxiques) est évidemment la question de fond de la psychothérapie, et la plus difficile à résoudre cliniquement. Je considère la psychothérapie comme une manière privilégiée pour gagner en liberté, et donc en bien-être (et non pas l’inverse!). Nous avons tous vécu des situations ou des relations dans lesquelles nous savions être dans le faux dès le début, dans lesquelles pourtant nous sommes restés, malgré nous (vraiment?). Pourquoi répétons-nous les mêmes erreurs qui parfois nous font seulement perdre du temps, mais souvent nous font souffrir profondément en nous amenant à faire des mauvais choix, de conjoint, de travail, financiers (dettes), entre autres?
Malgré l’impression que nous relatent nos patients de tourner en rond, de foncer contre un mur alors qu’on l’avait vu venir ou encore de devenir fou parce qu’on savait que ce n’était pas bon pour soi, en général ces répétitions de schémas menant à la souffrance et à la culpabilité sont des tentatives de s’en sortir. Ce qui manque, c’est évidemment le chemin vers la sortie et vers le bien-être. Il s’agit presque toujours, paradoxalement, de tentatives de reprendre le dessus, d’avoir un rôle actif dans le déroulement des événements de sa vie. Mais, à la manière d’un acteur qui joue sa partition dans une pièce de théâtre, nous savons comment cela va se dérouler et nous continuons à jouer notre rôle jusqu’à la fin, ce d’autant plus que nous nous sentons comme des marionnettes et non pas comme des acteurs.
Pourquoi s'accroche-t-on à ces schémas de fonctionnement qui nous font souffrir?
Parce qu’ils ont fini par nous définir ou, plus radicalement, parce qu’on a fini par devenir ces schémas; parce qu’on ne connaît que ça; parce qu’on pense ne pas mériter mieux. Un peu de tout ça, parfois tout ça, et encore d’autres choses, ces mécanismes sont si complexes que chacun peut avoir ses raisons d’animer ces scénarios et d’être entraînés par eux. Et même parce qu’ils ont fini par devenir, ô combien paradoxal, notre zone de confort... Des explications tirées des différentes traditions psychothérapeutiques sont utiles et même nécessaires pour nous aider à aider nos patients. En résumé, quelques points de vue sur ces mécanismes en bonne partie inconscients: tout d’abord, la compulsion de répétition, qui pousserait le sujet à répéter une situation, souvent traumatique, parce qu’elle a débordé les capacités du psychisme à être intégrée, métabolisée (voir aussi la notion de «au-delà du principe de plaisir» de Freud). Ce qui est oublié (qui n’est plus accessible à la conscience du sujet) est alors répété à l’infini, jusqu’à ce que le sujet en retrouve les traces mnésiques et lui donne un autre sens, une autre destinée qu’une répétition stérile. Ensuite, les loyautés familiales destructrices, qui nous conduisent (inconsciemment) à sacrifier notre bien-être et notre liberté au profit de l’équilibre et de la survie du système familial; ou les transmissions intergénérationnelles; et enfin les schémas de pensée enfermants. Toutes ces considérations théorico-cliniques apportent un éclairage sur ce qui nous pousse à répéter à l’infini des scénarios douloureux. Comme si on y tenait et qu’on s’y identifiait. Ou alors, comme si on y voyait (inconsciemment, bien entendu) une opportunité pour échapper à notre liberté fondamentale: si je n’avais plus ces freins, alors tout serait ouvert à moi. D’où jaillit l’angoisse existentielle du tout est possible. Une nouvelle approche basée sur mon travail de thèse de doctorat en psychologie du développement sur le self sera mise en lien avec les approches psychanalytique, systémique et existentielle pour nous aider à dépasser les impasses cliniques de la répétition.
Une nouvelle approche thérapeutique du self
La nécessité de créativité en clinique est plus que jamais importante dans un monde désenchanté et en crise environnementale urgente, qui génère une angoisse existentielle et flottante de fin du monde (quand est-ce que ça viendra? d’où ça viendra? du terrorisme, d’un virus ou de l’effondrement par le dérèglement climatique?). Mon approche novatrice et éclectique, qui emprunte aux approches mentionnées plus haut, se fonde principalement sur mon approche du self – entendu comme sens et conscience de soi au fil du temps. Celle-ci fait le constat que les histoires de soi, les histoires que l’on (se) raconte, représentent une des sources essentielles de notre self, de notre sentiment d’exister, de ce qu’on peut aussi appeler notre identité. L’acte de parole, l’accès à la mémoire (en particulier la mémoire des épisodes biographiques), ainsi que la relation à l’autre, sont au fondement de notre self. Les schémas répétitifs destructeurs sont des échecs du self à trouver un sens à lui-même, à ses actions et à sa relation à l’autre. Il est donc question de qui nous sommes et de ce qui nous empêche de répondre à cette question en toute liberté.
Les résultats de ma thèse sur le développement du self chez l’enfant ont montré que ce qui permet un sens de soi satisfaisant (parlons de bien-être) réside dans la faculté à créer et maintenir, au moyen de la narration, de la mise en récit, un sens de soi suffisamment complexe et riche, au fil du temps. Ces facultés dépendent de la mémoire épisodique (une des mémoires à long terme), ainsi que de la mémoire au travail. La mémoire au travail est une mémoire vive – entre la perception et la mémoire à long terme – comportant une frange de passé et d’anticipation dans le traitement du présent (Schenk, Leuba & Büla, 2013). Notre faculté d’avoir conscience de notre environnement, de nous-même et des autres dépend notamment de la relation entre cette mémoire au travail et la mémoire épisodique. La mémoire au travail traite et organise ainsi les stimuli en fonction des projets du sujet, de la manière dont il investit son environnement, en fonction de ce qu’il connaît déjà, de sa position subjective. La narration (les histoires de soi) peut favoriser un remaniement du sens de soi, notamment via une modification des systèmes mnésiques et, partant, du sens de soi – corporel et réflexif. Le présent, tout comme le self, n’est pas une succession d’instantanés vaguement réliés entre eux. Le présent intègre des franges de passé et d'anticipation, et comporte donc une épaisseur rendue possible par le travail de nos mémoires. Il en va ainsi de la mémoire au travail, qui fournit une certaine épaisseur au présent en ramassant le juste passé et en tenant du compte du juste à venir. Cette dernière pourrait être obstruée, empêchée dans son travail de mise en commun, non pas seulement par les stimulations du quotidien, mais plus fondamentalement par les schémas de répétition qui rétréciraient l’épaisseur temporelle et donc le champ de personnalité, le champ du self, le champ des possibles.
Parler du self, c’est aussi parler de notre besoin de nous identifier: à des figures emblématiques, à nos parents, à nos héros, à nos semblables, à qui on attribue des qualités. Ce besoin de s’identifier fait éprouver au self un écart entre lui et l’autre: de soi à l’autre, comme de soi à soi, il n’y a jamais coïncidence identitaire, il y a toujours de l’altérité dans le même. C’est cet écart qui est souvent soit vécu douloureusement, soit réduit: je suis comme ceci, réduisant ainsi la complexité des différents self qui co-existent.
Sentiment d'être soi (self) et maintien de la cohabitation des différentes facettes de notre self, des processus fondamentaux en souffrance lors de répétitions traumatiques.
Les résultats de ma thèse ont aussi montré un développement de la conscience de soi, chez les enfants de 6 ans à 9 ans, ainsi qu’une complexification des écarts entre soi et soi, et entre soi et les autres. En d’autres termes, les enfants plus âgés ont montré une plus grande faculté à raconter une histoire, à effectuer des tissages de sens complexes entre les différents chapitres de l’histoire qui leur a été soumise, ainsi qu’à rendre compte plus clairement des liens et des différences qu’il y avait entre ces chapitres. C’est cela que j’appelle l’écart, relier les choses sans les réduire. Les tissages narratifs plus complexes entre les différents chapitres révèlent une plus grande faculté à se situer dans l’espace et le temps, ainsi qu’une plus grande souplesse dans les va-et-vient entre ces différents lieux et ces différents temps. Dit autrement, le self dépend principalement d’une épaisseur du présent de la conscience (intégration du passé, du présent et de l’avenir), ainsi que de la faculté à créer et maintenir un écart entre soi et soi, et entre soi et les autres. Le constat fondamental de mon approche est que le self est toujours constitué d’un ensemble de self (certains parlent d’identités multiples) plus ou moins bien rassemblés ou organisés et cohérents dans un travail de mise en sens de soi, et qui ne s’annulent pas entre eux. La notion d’écart apporte la prise en compte du fait qu’entre soi et soi, il y a toujours un écart, une équivoque, une polyphonie. Cet écart est garant d’un bien-être et d’une bonne santé psychique. Les schémas répétitifs signent l’échec, partiel ou total, du déploiement des sens possibles, comme si le self subissait un écrasement, une réduction du champ des possibles.
Ce qu'il y a à travailler pour sortir de ces schémas destructeurs
La «triade temporelle» passé-présent-futur serait ainsi une entité dynamique (changeante) sollicitant tour à tour la mémoire, la perception du présent et la projection dans le futur, assurant au sujet d’être le même au fil du temps, en intégrant les changements. La permanence dans le temps n’est alors plus l’identité (rester toujours le même), mais bien une identité relationnelle: le lien entre les histoires que le self (se) raconte et le sentiment de permanence qu’il arrive à maintenir. Encore cette fameuse notion d’écart. La plupart des patients sont familiers avec le fait d’avoir plusieurs facettes: s’éprouver comme différent au travail ou en famille est relativement commun. En revanche, il est souvent plus difficile au début d’une psychothérapie d’envisager que toutes ces facettes (y compris celles moins conscientes) sont le self, nous constituent, même celles que l'on aime moins. Et donc participent aux problématiques qui amènent les personnes à consulter. En particulier en ce qui concerne les facettes qui entrent en contradiction avec les valeurs du patient, celles qui pourraient amener à perdre une relation importante – si j'écoute la part plus affirmée au fond de moi, je prends le risque de perdre mon conjoint et de menacer la vie familiale –, mais plus encore, celles qui l’amènent à répéter à l’infini les mêmes scénarios aliénants.
Cette méthode se centre sur la narration, la mémoire au travail, la mémoire des épisodes autobiographiques et le développement du sens de soi, des potentialités du self.
Mais donc, quoi? Il faudrait encourager nos patients à se raconter en séances et à apprivoiser les facettes moins acceptables d’eux-mêmes? Rien de nouveau sous le soleil!? En partie ce n’est pas faux, je ne propose pas une approche révolutionnaire (qui le peut, toute nouvelle approche est un faisceau de lumière qui éclaire un peu mieux ou un peu différemment une réalité connue). J’utilise une méthode issue de mes recherches sur le self afin de favoriser les deux mouvements essentiels du self: la mise en lien, en sens, et la mise en écart (ne pas se résumer à je suis ceci, Sartre dirait à un en-soi). Cette méthode se centre sur la narration, la mémoire au travail, la mémoire des épisodes autobiographiques et le développement du sens de soi, des potentialités du self. Si l’écart est au centre du self (le je n’est pas le je – ce qui n’est pas tout à fait la même chose que «je est un autre»), il est évident que le lien l’est aussi. Le lien renvoie au self comme réflexivité, c’est-à-dire comme lien entre soi et soi, et entre soi et l’autre. Le lien n’est pas une dimension du self, il en est constitutif: sans lien, il y a ce qu’on a appelé un écrasement, et qu’on pourrait rapprocher d’un défaut de symbolisation, qui rendrait l’accès à soi et à l’autre difficile. En effet, l’altérité comme internalisation symbolique de l’autre est constitutive du self (Grossen & Salazar Orvig, 2011). Un défaut de symbolisation équivaut alors à un défaut d’intersubjectivité et à un potentiel trouble de l’identité.
Le risque de la réduction de l’écart, c’est l’univocité du self (avoir des caractéristiques restreintes et figées, être ceci et c’est tout); le risque de la réduction du lien, c’est l’écrasement du sens, et donc de soi, ainsi que de l’autre pour soi. La mise en écart et la mise en lien sont au cœur du self et permettent d’en saisir la fibre et les processus. La thérapie du self est une thérapie de la complexité de l’être humain.
En aidant nos patients à se raconter et ainsi à donner du sens à ce qu'ils vivent et à ce qu'ils ont vécu, on fait apparaître progressivement un lien entre leurs différentes facettes, et on favorise ainsi une mise en sens des équivoques, des paradoxes, des contradictions, pour gagner en liberté et en complexité. La prise de conscience progressive des écarts du self, ainsi que des origines des répétitions destructrices, peut permettre un sens de soi renouvelé, et le patient peut alors oser, progressivement, assumer sa liberté fondamentale d’être. Comme la parole n’est pas toujours suffisante, la centration sur les émotions dans le hic et nunc de la séance, ainsi que des techniques d’ancrage sont aussi utilisées. Je suis convaincu que le changement ne peut s’effectuer que grâce à une compréhension, une saisie par le corps et l’esprit des origines de la matière de notre self. C’est au prix de cette exploration, véritable aventure intérieure, que les schémas répétitifs et enfermants peuvent être dépassés. En se réinventant et en modifiant les mémoires de soi dans le processus psychothérapeutique.

Ouvrages de références
GROSSEN, M. & SALAZAR ORVIG, A. (2011) Dialogism and dialogicality in the study of the self. Culture and Psychology, 17(4) 491–509.
SCHENK, F., LEUBA, G. & BÜLA, C. (2013) Du vieillissement cérébral à la maladie d’Alzheimer, Ed. De Boeck.