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Le vin et la psychologie

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Éditorial

Éditorial

Une relation intime et inavouable? La dégustation de vin en pleine conscience peut conduire à un épicurisme éclairé.

Habituellement, les psychologues s’expriment sur la consommation du vin (et de l’alcool en général) du point de vue de l’addiction, des méfaits des excès de consommation de ce dernier. Or, je pense qu’il existe des éclairages positifs sur le vin par la psychologie, au-delà de ces questions importantes de santé publique. Je vais d’abord exposer mon point de vue sur le vin en tant que produit social et culturel, ensuite je vais présenter les apports d’une réflexion psychologique sur le vin et sa dégustation. Certains points sont valables pour l’alcool en général, d’autres pas. Je vais traiter du vin parce que c’est cet alcool qui m’intéresse en particulier, et parce qu’il est différent, ne serait-ce que par l’importance de la surface qu’il occupe sur notre territoire. Contrairement à d’autres boissons locales, les cépages de vigne sont enracinés dans nos terres helvétiques. En outre, notre rapport au vin est à mon sens un très bon exemple du fonctionnement de notre mémoire, de nos attentes, des influences contextuelles et sociales en général.

Le vin comme produit social et culturel

Tout d’abord, on boit du vin parce que dans nos contrées le vin a une dimension sociale forte. Pas si facile d’y échapper si on veut partager la convivialité du groupe, la pression sociale rend difficile la notion de choix, et rend à mon avis aussi plus difficile l’appréciation du vin. On parlerait ici du vin comme liant social, qui met peu en jeu le plaisir de la dégustation, mais qui permet le plaisir du partage, dimension essentielle du vin. Évidemment que cette consommation sociale peut conduire à une addiction, tant la conscience de sa consommation dans ces moments-là est peu favorisée et peut amener ainsi à des automatismes puis à une addiction psycho-physiologique. À mon avis, il n’est pas si aisé de distinguer le fait de boire du vin (sans attention particulière) de celui de déguster du vin (en conscience).

De là à stigmatiser la consommation du vin, c’est à mon sens une erreur qui fait fi des dimensions culturelles de l’être humain! Surtout, ce qui me semble problématique à notre époque est l’excès d’hygiénisme: la préservation de la santé ne devrait pas conduire à une diabolisation de la consommation de produits non nécessaires à la vie. J’ai lu récemment dans un livre psy qu’une consommation d’un verre de vin, même occasionnelle, pouvait favoriser le cancer. Soit, mais avec cette information, deux attitudes sont possibles: dénier ou dénigrer cette information et continuer à consommer de l’alcool, ou arrêter toute consommation pour ne prendre aucun risque. À mon sens, la santé est à envisager de manière globale, et une bonne hygiène de vie devrait tendre à un équilibre entre, notamment, une alimentation saine, une pratique d’activité physique et une écoute de ses sensations corporelles pour retrouver le bon sens par rapport à ce qui nous fait du bien et ce qui est moins bon pour nous. Le constat de la perte de contact de nos sociétés avec la nature et des individus avec leur nature profonde (mais ça, ça reste encore à définir!) conduit certains courants de pensée à des idéologies qui véhiculent des messages essentiels sur le fond, mais extrêmes dans la forme.

Notre rapport au vin est à mon sens un très bon exemple du fonctionnement de notre mémoire, de nos attentes, des influences contextuelles et sociales en général.

Je ne banalise pas les méfaits d’une consommation problématique d’alcool et je prends au sérieux les problèmes rencontrés avec l’alcool par mes patients. Pour autant, n’oublions pas que l’être humain est un être biologique et culturel, manger et boire ne peuvent pas être réduits à de simples actes pour notre survie. Boire du vin ne sert pas à s’hydrater et n’est pas nécessaire pour le bon fonctionnement du corps, c’est vrai. Mais un grand nombre de choses que nous faisons (et ingérons) ne servent pas a priori la préservation de la vie et de la communauté. Boire un (bon) verre de vin en conscience, tout en sachant que le liquide ingéré n’est pas anodin, peut être comparé, selon moi, à apprécier un beau paysage ou une œuvre d’un peintre qui nous plaît. Ou alors il faut aussi se demander si l’art sert à quelque chose, si on peut s’en passer. Question abyssale, même si mon parti pris est que la créativité et l’imagination humaine qui produisent du sens permettant de dépasser le réel et/ou de se l’approprier sont nécessaires à l’existence.

Les apports de la psychologie à la dégustation du vin, une revalorisation de l'intériorité, non pas pour nourrir le corps, mais pour nourrir l'âme

La psychologie s’intéresse à la mémoire, aux anticipations, aux sensations, à l’influence du contexte sur la pensée, aux comportements et aux émotions. Tous ces domaines d’études peuvent éclairer les phénomènes à l’œuvre lors de la dégustation du vin. Le self – entendu comme conscience de soi – et le vin partagent des similitudes troublantes. Tout d’abord, tous deux ont une identité plurielle : différentes facettes, différentes saveurs. Ensuite, tous deux comportent des inévitables équivoques : même si l’on cerne quelqu’un ou bien un vin, il reste toujours des ambiguïtés, des sens cachés, des zones d’ombre, des choses à découvrir lors de rencontres successives. Enfin, tous deux sont soumis à la loi des affinités, appréciations subjectives, également influencées par le contexte, qui nous font tant souffrir (pas tellement les vins à ce que je sache), on ne peut pas être aimé de tout le monde.

Quand je parle de boire en conscience, j’entends une attention à ses sens, en particulier la vue, l’olfaction et le goût. Tous ces sens sont soumis aux traces en nous : les expériences gustatives que nous avons faites jusqu’ici et qui vont influencer notre perception d’un vin. J’entends également une attention à l’effet de la rencontre entre ce verre de vin et notre organisme, à la manière dont la palette des saveurs défile et nous surprend, puis s’entremêle de sensations, de souvenirs, d’images qui viennent à l’esprit, enrichis des échanges avec les autres dégustateurs. Sans vouloir faire de la dégustation du vin une pratique contraignante qui demanderait trop de discipline, je pense qu’on peut associer un moment convivial de dégustation avec un certain ancrage : se centrer sur le moment présent en essayant de ne pas trop réfléchir, accepter ce qui vient, ce que ça nous fait.

On sait aussi que le contexte influence beaucoup nos perceptions et nos attentes. Que penser de l’influence de l’étiquette : une belle bouteille fait-elle un bon vin ? Le récipient dans lequel est versé le vin influence-t-il son goût ? La réponse à la première question est évidemment non, la réponse à la deuxième est évidemment oui. Un certain nombre d’études (en particulier celle des Français Morrot, Brochet et Dubourdieu, 2001) ont montré l’influence des attentes sur les perceptions du goût du vin. À tel point que les dégustateurs prenaient pour un grand vin, un vin de bas de gamme mis dans une bouteille prestigieuse, et l’inverse également. Ils ont aussi pu montrer qu’en faisant passer du rouge pour du blanc et du blanc pour du rouge, les dégustateurs se sont fait prendre au piège du leurre (dans des verres noirs et à l’aveugle, cela va sans dire). On appelle ça le biais de confirmation d’hypothèse: notre imaginaire, nos attentes vont orienter l’appréciation du produit ingéré.

En outre, les dégustateurs ont utilisé, lorsqu’ils pensaient qu’il s’agissait de vin rouge (alors que c’était en fait du blanc), un vocabulaire propre au vin rouge, – fruits rouges, tannique, corsé, etc. Et inversement. Faut-il en déduire que nous sommes totalement dépendants des codes sociaux et que l’objectivité du goût n’existe pas ? Je ne crois pas, ce sont des thèses de ceux que je qualifie de sceptiques, auxquelles je n’adhère pas. Cela dit, je pense que les sceptiques ont raison sur l’influence du contexte et des attentes, ce d’autant plus que le vin est un breuvage qui détermine en partie – consciemment ou non – le rang social. Ce n’est pas politiquement correct, mais je pense que c’est une réalité. Avoir accès à la complexité d’un grand vin peut être ressenti comme une manière d’avoir accédé à un certain rang dans la hiérarchie sociale. Dès lors, il peut être difficile de s’avouer qu’on n’aime pas un vin coté ou qu’on aime un vin dit de bas de gamme.

L'importance des attentes, des expériences passées et du contexte

Ce type de recherches sont importantes pour nous aider à mieux comprendre les phénomènes à l’œuvre lors de dégustations. En psychologie, on sait que le sens donné aux perceptions et aux sensations est influencé par les traces mnésiques (les expériences préalables) ainsi que par ce qu’on s’attend à y trouver. Ainsi, différents processus cognitifs (de traitement de l’information par la pensée) vont attribuer des qualités à la réalité qui ne s’y trouvent pas, et donc prendre du vin blanc pour du vin rouge par exemple. Cette « distorsion » de la réalité est omniprésente dans notre quotidien, les stimuli sensoriels étant interprétés notamment par notre système nerveux central, qui projette ainsi sur la réalité un sens préalable pour donner forme à la réalité. Nous n’avons pas besoin de reconstruire tous les jours dans notre esprit le fait que quatre pieds, un siège et un dossier forment une chaise. Ces processus bien pratiques pour le quotidien s’avèrent plus délétères lorsqu’il s’agit de revenir aux surprises de la sensation, sans a priori. Il en va ainsi de la difficulté d’évaluer un vin objectivement sans tenir compte du prix que nous a coûté la bouteille ou de tout ce qu’on a pu lire ou entendre à propos de ce vin.

Sous influence? Et alors?

J’émettrai deux réserves quant aux constats de ce type de recherches et quant aux affirmations qu’on entend souvent de la part des amateurs de vin sur notre tendance à évaluer un vin en fonction de l’étiquette ou du prix. Tout d’abord, je pense que c’est une bonne chose d’être influencé par nos préjugés, nos expériences, pour autant qu’on puisse les relativiser au moyen d’une approche qui nous permette de retrouver de la surprise dans l’instant de la dégustation. Toute forme d’art (ou presque) prend une autre dimension quand on est influencé par les critiques, lorsqu’on en acquiert les codes esthétiques, les significations, qui nous permettent d’aller un peu plus loin que le permet notre goût – j’aime ou je n’aime pas. La complexité de l’expérience s’en trouve augmentée. Si je ne suis pas un connaisseur de Bordeaux et qu’on me donne à boire un grand cru, j’aurai davantage de plaisir à le déguster en étant introduit dans l’univers du domaine et dans les images prêtées pour en faire une expérience plus riche. Quitte à réévaluer mon expérience dans l’après-coup.

Et comme toute forme d’art, il n’est pas vital pour le corps, mais nécessaire pour l’esprit, en ce qu’il nous permet de transfigurer le réel, d’en augmenter la saveur et le sens.

En ce qui concerne l’expérience mentionnée ci-dessus, j’apporte un bémol quant à la portée des résultats. Une dimension très importante me semble éludée : ne trouve-t-on pas seulement ce qu’on y recherche ? Des experts œnologues demandent à des dégustateurs moins expérimentés, dans un contexte de formation en œnologie, de se déterminer sur leur appréciation du vin. À partir de là, je fais l’hypothèse que ce que les élèves dégustateurs ont décrit était influencé par deux mécanismes. D’abord par l’envie et le besoin même de croire que des experts ne mentent pas, ainsi que l’envie d’aller dans leur sens, puisque leur formation – et donc leur future identité professionnelle – dépend des qualités de leurs formateurs. Sentir des qualités complexes dans un vin de table révèle à mon sens, au moins en partie, l’adhésion à l'avis des dégustateurs plus expérimentés, à un contexte de formation sérieux et doué d’expertise. J’irais jusqu’à dire que ceux qui ont qualifié le vin de bas de gamme de bon vin sont des bons élèves. Il leur manque peut-être encore de l’autonomie de pensée. L’autre mécanisme qui a pu jouer un rôle dans la déformation des sensations gustatives est l’effet de l’influence du groupe : quand quelques étudiants ont commencé à donner des descriptions erronées – par rapport à la réalité objective, mais pas par rapport à la réalité subjective (j’approfondirai cela dans un article à venir), – il est d’autant plus difficile de retourner à ses sensations et de les écouter, au risque de contredire ses professeurs et ses collègues. Essayez de faire l’expérience, une fois que vous percevez un goût de bouchon dans un vin après que la personne qui a dégusté – qui est plus expérimentée que vous – a dit qu’il était bon, de contredire cet avis, au niveau des sensations (se dire à soi-même qu’il a le goût de bouchon), et puis au niveau de la dynamique du groupe (le dire aux autres). Pas impossible, pas si simple.

Alors, la psychologie, une aide à une appréciation plus objective et réaliste du vin?

Oui, si elle propose de travailler sur les mécanismes de traitement de l’information ascendants : depuis les sensations, en conscience, en acceptant la surprise des goûts et leur évolution au fil du temps ; ainsi que descendants, depuis les connaissances acquises sur le vin dégusté, à partir de la mémoire de nos expériences de dégustation – du même vin et des autres vins – et en s’enrichissant des impressions et connaissances des autres dégustateurs. Autrement dit, être à l’écoute de ses sensations en buvant, et puis tenir compte des connaissances et des expériences. Avec l’expérience, l’alternance des deux niveaux d’appréciation est facilitée, pour autant qu’on garde à l’esprit que le vin est toujours le produit d'une rencontre entre un breuvage et un sujet, influencé par le contexte et les dégustateurs qui partagent cette expérience. Et c’est bien ainsi, le vin c’est l’échange et le plaisir. Il m’arrive de ne pas reconnaître un vin que j’ai déjà dégusté (même millésime, même température). J’en conclus habituellement que c’est moi qui ai changé, la rencontre ne se fait alors pas au même endroit, pas avec les mêmes personnes, le temps ayant transformé quelque chose qui rend la rencontre dégustative unique.

Ouvrage de référence

MORROT, G., BROCHET, F. & DUBOURDIEU, D. (2001) The color of odors. Brain and language.

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