Sourtha : Extraits

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Extraits


Avertissement _____

Ce roman fait partie de l’ensemble de tous ceux issus de l’univers d’Orobolan, créé par Mestr Tom. Il s’inscrit donc dans une grande saga et ne représente qu’un petit morceau de cet univers. Cependant, il peut être lu indépendamment des autres tomes. Néanmoins, si vous désirez en savoir plus sur l’univers d’Orobolan, vous pouvez consulter le site qui lui est consacré, à cette adresse : www.orobolan.fr. _____


Prologue La nuit venait d’étendre sa grande cape de velours parsemée de clous d’argent sur le Saint Royaume. Les gardes procédaient à leur tâche rituelle, rallumant une à une les torches du palais, ce qui créait dans le sanctuaire une atmosphère crépusculaire. Il leur aurait été bien entendu aisé d’allumer simultanément les flammes de tous les flambeaux fixés aux murs de pierre ou chevillés dans les nombreux trépieds de métal aux formes complexes qui étaient disposés à travers les salles et les couloirs du temple, mais le protocole traditionnel de ce soir exigeait qu’ils agissent en tant que simples gardes ; les coutumes ancestrales étaient plus ancrées ici que l’usage et les progrès de la magie. Dans sa chambre, la Grande Prêtresse brossait ses longs cheveux. La Matriarche de la Maison de la Justice prenait un plaisir particulier à démêler sa chevelure grise ; cette activité avait la particularité de la plonger dans un état proche de la transe, et tandis que ses doigts à la peau marquée par les premières taches de vieillesse allaient et venaient, que la brosse en écume de mer glissait ses dents entre ses mèches, encore et encore, selon la fréquence de sa propre respiration, la méditation s’imposait naturellement à elle. C’était un moment privilégié. Le seul, en vérité, durant lequel dame Caliope se retrouvait – enfin ! – véritablement seule, et pouvait laisser libre cours à ses pensées. Elle avait tant de responsabilités ! Et, tandis que l’instrument changeait de main selon un mouvement machinal et totalement inconscient, la vieille Matriarche ressentit soudain un courant d’air, porteur d’une fraîcheur inhabituelle. Son regard délavé, jusque-là perdu dans quelque souvenir lointain, se fixa sur la fenêtre de la chambre. Elle constata, non sans surprise, qu’elle était ouverte. D’ordinaire, les servantes ne prenaient pas l’initiative d’entrebâiller l’un des volets sans lui demander la permission. Plus étrange encore, Caliope était dans ses

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quartiers personnels depuis plus d’une heure, et n’avait pas remarqué que la fraîcheur de la nuit s’insinuait dans la pièce. Intriguée, – et vaguement gênée – elle ne put s’empêcher de penser que la vieillesse semblait finalement la rattraper, elle se leva de sa chaise en ayant conscience du craquement de ses os, et s’approcha de l’ouverture. Le rideau ondulait doucement sous la caresse de la brise nocturne. La prêtresse scruta les ténèbres. Dehors, il n’y avait rien d’autre que la nuit. Une nuit sans lune. Dame Caliope ferma le battant de la fenêtre, s’assurant que le mécanisme du verrou n’était pas usé, ce qui en aurait expliqué la mauvaise fermeture. Il n’en était rien, mais, avant même de se retourner, elle sentit une autre présence dans la chambre. La Matriarche de la Maison de la Justice n’était pas arrivée jusqu’à son âge ni ne s’était hissée à son statut actuel sans affronter bien des obstacles, et ce n’était pas encore aujourd’hui qu’elle perdrait son sang-froid. Avec tout le calme de celle qui contrôle parfaitement la situation, elle fit volte-face. L’ombre de son visiteur dansait à la lumière des torches, trahissant les mouvements souples d’une cape. « Qui êtes-vous ? » demanda-t-elle à l’intrus. Puis, sans attendre la réponse, une autre question traversa ses lèvres marquées de rides : « Comment êtes-vous entré dans le temple ? » De nombreux systèmes de sécurité, sans compter les rondes assurées par les gardes, garantissaient effectivement au sanctuaire d’être préservé de toute intrusion. Du moins jusqu’à présent. « Je suis venue pour vous », se contenta d’énoncer la propriétaire de la silhouette, dont la gravité de la voix ne dissimulait pas la féminité. « Que me voulez-vous ? Comment osez-vous pénétrer ici ? — Mon nom est Kashira. Je suis l’Assassin à la Rose. » Kashira. Ce nom était familier à Caliope. Mais la Grande Prêtresse dissimula sa surprise comme ses intentions par une autre question :

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« L’Assassin à la Rose… Celui-là même qui sévit depuis quelque temps en Sourtha ? » Dès qu’elle eut prononcé le nom du Saint Royaume, la Matriarche enchaîna sur une incantation ; ce vieux stratagème offensif, qui misait sur l’effet de surprise, était devenu un réflexe lorsqu’elle était menacée, ce qui lui avait sauvé la vie plusieurs fois. Elle fut rapidement interrompue par la voix flegmatique de Kashira : « C’est inutile. Votre magie sera inefficace. Mes pouvoirs sont supérieurs aux vôtres. C’est impossible. » Quelle femme pouvait donc se targuer, pensa Caliope, d’être à la fois l’assassin le plus craint de Sourtha, et une détentrice de facultés supérieures aux siennes ? La réponse s’abattit sur son âme comme le couperet d’une guillotine. « Non. Rien n’est impossible pour une fillette jadis menée au temple, par une matinée glaciale. Sa mère lui avait promis qu’il s’agirait du plus beau jour de sa vie. Mensonge… — C’est… c’est impossible », répéta Caliope, en proie à un doute effroyable. « Nous t’avons jetée dans la Fosse Infernale. — J’en suis sortie. Je suis ici pour te raconter comment. Et lorsque j’en aurai terminé, j’épargnerai peut-être ta vie. »


Partie I : Nekheb (1) Chapitre 1 Nekheb jouait à la poupée dans la cour du temple, sous la surveillance d’un eunuque armé d’une hallebarde. La présence du garde n’avait aucune importance pour la fillette ; le vœu de silence qu’il avait prononcé, tout comme son stoïcisme, n’en faisait rien de plus qu’une statue, un élément de décor aussi froid que les murs de pierre jalonnés de colonnes délimitant la place. La jeune Nekheb se sentait, une fois de plus, seule. N’ayant d’autre compagnie effective que la poupée de chiffon avec laquelle elle s’inventait des histoires, elle s’ennuya bien vite. C’était une journée chaude, et le soleil, haut dans le ciel, inondait la cour de ses rayons de feu ; la sueur perlait au front de la petite fille, et la chaleur engourdissait ses sens, ajoutant encore, si c’était possible, à l’atmosphère lourde et pesante de sa solitude. Elle décida de retourner dans ses appartements, sans en avertir le garde ni même lui lancer le moindre coup d’œil. L’eunuque la regarda s’en aller d’un air amusé ; après tout, il n’était là que pour la protéger lorsqu’elle quittait le temple, et pour l’escorter quand elle se rendait à l’école. La moiteur estivale s’était insinuée dans sa chambre et, bien qu’il y fît meilleur que dans la cour, Nekheb ôta sa robe et s’allongea, uniquement vêtue d’un pagne de soie, sur sa paillasse. Le temps s’étira tandis que la fillette rêvait, à demi endormie, laissant errer son imagination à travers les mondes merveilleux et ludiques dans lesquels seuls les enfants semblent avoir la faculté de se projeter. Soudain, une trompette résonna dans les couloirs du palais.

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Nekheb fut aussitôt tirée de sa rêverie ; la curiosité prenant le pas sur la sagesse – mais n’était-ce pas une autre condition tout enfantine –, elle sauta de son lit et sortit de sa chambre, abandonnant sur les draps roulés en boule sa poupée de chiffon. L’eunuque l’aperçut, naturellement, et entreprit de courir derrière elle afin de la rattraper : la petite était presque nue ! Une telle insouciance risquait fort de lui retomber dessus ! ***** Une étrange procession venait d’envahir la place principale du temple ; une dizaine de personnes avait fait son entrée, et s’était disposée en ligne. Deux d’entre eux brandissaient fièrement de longues trompes, sur les hampes desquelles pendaient des oriflammes colorées, mais dénués d’armoiries ou de quelques broderies que ce soit. Un énorme tambour était harnaché à un troisième musicien. Près de lui se tenait un porte-étendard, lequel transpirait à grosses gouttes sous le poids de la bannière qu’il brandissait, et sur laquelle étaient cousus de nombreux symboles et écritures aux couleurs criardes. Ces dessins en encadraient un autre, plus grand, qui représentait le visage d’un homme dont la bouche était grande ouverte ; la figure d’héraldique, certes singulière, n’était pas inconnue de Nekheb : c’était celle du crieur public. Les suivants qui l’accompagnaient portaient différents matériels tels que bardas, outres, rouleaux de parchemin et autres babioles. Les colporteurs qui accompagnaient le crieur étaient des voyageurs confirmés, qui ne restaient jamais plus de deux jours au même endroit. La préceptrice de Nekheb lui avait expliqué un jour, avec toutes les métaphores dont la petite fille était friande, que ces gens-là n’avaient d’autre toit que la voûte étoilée, et que leur vie était pareille à celle des oiseaux migrateurs. Ils allaient et venaient à travers le monde, et se faisaient les porte-parole de tout le Royaume. Le crieur lui-même se tenait au centre de ses accompagnateurs. C’était un homme à l’allure excentrique : son imposante silhouette était enveloppée d’une robe aussi ample qu’un drap de lit, teinte de couleurs criardes et ourlée de fioritures grossières. Ses mains étaient dissimulées dans de larges manches

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évasées qui se terminaient par des pointes lestées de grelots, à l’image des collerettes de bouffons, et un bonnet à longue capuche pointue pendait dans son dos. Ainsi, pas une seule partie de son corps n’était visible, hormis son visage ; totalement glabre et rond comme la lune, celui-ci était outrageusement maquillé. Les joues fardées de blanc, les paupières peintes de pourpre et la bouche démesurément agrandie par des lèvres roses de deux pouces d’épaisseur… Ce masque insolite et quelque peu inquiétant était celui du cri fait homme ! Les deux sonneurs portèrent à nouveau les becs de leurs trompes à leurs bouches, et poussèrent une longue plainte. Les citoyens, qui avaient commencé à se rassembler de façon chaotique sur la place à la première sonnerie, semblèrent retrouver alors un semblant de calme. Les pavés, qui quelques heures plus tôt n’étaient inquiétés que des quelques pas effectués par une fillette et un eunuque, étaient à présent foulés par des centaines de personnes qui trépignaient de curiosité ; de là où elle se tenait, c’est à dire perchée sur le piédestal soutenant l’une des grandes colonnes encadrant la cour afin de voir par-dessus les têtes, Nekheb avait l’impression qu’aucun espace ne demeurait libre. La foule recouvrait chaque centimètre carré de la place, excepté l’espace vide qui entourait le crieur et sa suite, comme un cercle de protection. Les colporteurs étaient pareils à des pestiférés dont personne ne souhaitait s’approcher à plus de cinq ou six pieds. Une jeune vestale, qui se dévissait littéralement le cou afin de ne pas rater une miette de ce divertissement inopiné qui venait d’interrompre le temps de prière, commentait ce qu’elle distinguait à ses consœurs de plus petite taille : « C’est le crieur ! Pour qu’il se déplace jusqu’ici, dans l’enceinte du temple, la nouvelle qu’il apporte doit être très importante ! » C’était effectivement le cas, comme tout un chacun s’en aperçut bien vite : « Dames, damoiselles, messieurs. Chères prêtresses, chers prêtres », déclama le crieur avec une voix grave que soulignait un jeu théâtral inspirant la tragédie.

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« Sa Majesté le Roi Nabathan, huitième du nom, connu également sous celui du Valeureux, annonce en ce jour le décès de son épouse, la Reine Anémis. Un couvre-feu sera établi et tous les temples demeureront clos. De plus, aucune cérémonie religieuse n’aura lieu pendant les quatre jours de deuil. » Une rumeur naquit dans la cohorte constituée de citoyens en pèlerinage, de prêtres, de gardes et autres badauds rassemblés sur la place. Elle enfla rapidement, jusqu’à devenir un incoercible brouhaha au travers duquel il fut difficile de percevoir la fin de la déclamation du crieur : « Les représentants de l’ensemble des Maisons du Conseil assisteront au départ de la Reine pour la nécropole... » Le reste fut tout bonnement noyé dans le tumulte constitué de hurlements de détresse, de soupirs exagérés des dames tombant en pâmoison, et des voix de prêtres et de gardes s’évertuant de maintenir le calme et intimant l’ordre de respecter le silence qu’exigeait la coutume lors d’une si triste nouvelle. Nekheb avisa une domestique, tout près de sa position, et la héla. « Est-ce que tante Anémis est morte ? lui demanda- t-elle sans trop comprendre. — Oui, lui fut-il répondu. Votre tante est morte. Mais ne restez pas là. Il faut vous habiller… — Mais je veux voir ma mère… — Vous ne pouvez pas la voir ainsi dévêtue ! » L’eunuque qui était parti à la suite de la fillette réapparut à ce moment-là. Il balaya la foule du regard, tout en peinant pour reprendre son souffle. Finalement, il aperçut Nekheb. Il s’approcha lentement, ne sachant trop comment la convaincre de le suivre jusque dans ses quartiers… Sur un signe de tête salvateur et complice de la servante, il mena Nekheb par le bras, d’une main ferme, mais non agressive. Naturellement, la domestique et luimême seraient sévèrement punis s’ils laissaient la fille de la Matriarche de la Maison des Prêtres du Vent se montrer dans cette tenue. Et les circonstances ne se prêtaient absolument pas à ce genre d’écart.

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Une heure plus tard, et non sans mal, la petite avait été ramenée dans ses appartements, ou cinq servantes l’avaient apprêtée en prenant une attention particulière à lui faire porter les marques du deuil ; les bracelets et le diadème funéraire, sculptés dans l’ébène et finement ouvragés, ornaient à présent les poignets et le front de l’enfant. « Où est ma mère, maintenant ? — La Matriarche s’est rendue au Palais, seule. La nouvelle de la mort de votre tante l’a profondément affectée. Vous ne pouvez pas la voir tout de suite. Soyez patiente ; elle sera probablement de retour dans la soirée. » La réponse était loin de satisfaire Nekheb, qui bouda tout le reste de l’après-midi. ***** La mère de Nekheb était rentrée au temple dans la soirée, et la nuit était déjà bien avancée lorsqu’elle avait rejoint la fillette dans sa chambre. Comme épuisée d’attendre, celle-ci s’était finalement endormie sur sa paillasse. L’arrivée de la Matriarche l’avait tirée quelques instants plus tôt d’un sommeil léger et sans rêve. À présent Nekheb était assise sur le bord de son lit, et observait sa mère avec un mélange de colère et d’incompréhension ; elle aurait sans doute aimé être prise dans ses bras, dorlotée et bercée dans le sein de la femme, mais savait que ce genre d’attitude était le privilège des jeunes gens du peuple, loin des convenances qui seyaient à une Matriarche et à son enfant. « Mon enfant, dans trois jours, tu me suivras jusqu’à la nécropole pour dire au revoir à ta tante. — Lui dire au revoir ? Tante Anémis n’est-elle pas morte ? — Son enveloppe charnelle est morte. Il faut dire au revoir à son esprit. — Ah, répondit Nekheb dans un soupir. » Elle n’était pas sûre de bien comprendre ce que signifiait le mot « esprit ».

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« Et tu tâcheras de te bien conduire. Ce matin, tu m’as fait honte. J’ai dû donner congé à ton garde. Demain, c’est un nouvel eunuque qui assurera ta surveillance et ta sécurité. — Bien, mère » La remontrance aurait pu la blesser, mais il n’en fut rien. Au contraire, la fillette éprouvait un étrange sentiment de satisfaction à apprendre que son comportement avait été connu de sa mère. Mieux, qu’il avait eu des conséquences directes sur ses relations au sein du temple. Elle voyait dans le renvoi du garde une sorte de victoire sur l’autorité et la froideur de sa mère. « Bientôt », reprit la Matriarche dont les yeux fixèrent soudain le lointain, comme si elle regardait à travers le miroir du Temps, viendra le plus beau jour de ta vie. Mais nous en reparlerons. Plus tard. » Et, sur ces paroles énigmatiques, sans un seul regard ni la moindre marque d’affection pour sa fille, elle quitta la chambre de Nekheb. L’enfant se rendormit en se demandant à quoi pourrait ressembler le plus beau jour de sa vie.

Fin du premier Extrait (...)


Partie II : Mogdolan Chapitre 4 Mogdolan s’ennuyait. Elle était seule, aujourd’hui encore. Désespérément seule. Ses camarades, bien qu’ils fussent plus âgés qu’elle, lui manquaient terriblement. À tel point qu’une boule se formait au fond de sa gorge tandis qu’elle pensait à Élenia et à Tholl. À six ans, on ne sait pas vraiment ce qu’est l’angoisse, mais on peut déjà en connaître les désagréables symptômes. La chose qui nouait son estomac s’accompagnait d’une envie de pleurer, et ne disparaîtrait pas avant plusieurs heures ; du moins jusqu’à ce qu’elle trouve une occupation qui lui fasse oublier à quel point l’absence de ses amis lui pesait. La matinée s’étirait avec une effroyable lenteur ; Mogdolan demeurait seule, ne nourrissant aucun intérêt pour les jeux de construction en bois ou les marionnettes aux formes amusantes qui auraient amusé n’importe quelle autre petite fille de son âge, et qui restaient bien rangés sur les étagères des murs de sa chambre. Elle fit les cent pas pendant un moment, se donnant le défi de sauter à cloche-pied d’un bout à l’autre de la pièce, sans conviction. Elle prit un pantin qui traînait sur son lit, le dévisagea, et le reposa. Puis elle attrapa une poupée de chiffon, tenta de converser avec elle, en vain. Cette poupée-là n’avait rien à dire. Elle ne connaissait que son étagère, tout comme ses congénères. Elle la reposa, puis lui demanda, frustrée : « Pourquoi ne parles-tu pas ? » Mais, naturellement, la poupée de chiffon ne répondit pas. Après quoi la petite fille alla se poster devant le grand miroir de sa garde-robe, où elle entreprit d’exécuter un enchaînement de grimaces et de poses théâtrales. Mais aujourd’hui, elle ne trouva 27


aucune satisfaction, aucun amusement, à voir ses épais cheveux roux péniblement rassemblés en nattes, ou les pans de sa robe verte virevolter autour d’elle. Le tintement de la chaînette qui retenait le fermoir de sa jolie ceinture dorée n’avait aucun intérêt non plus ; et lorsqu’elle loucha, ses yeux couleur de jade ne rirent pas devant son reflet qui se dédoublait sur la surface froide de la glace. Elle abandonna ce jeu ; il était inutile d’insister. Mogdolan continua de s’ennuyer, pensant à Élenia, qui était au temple et devait déjà, à l’heure actuelle, apprendre les leçons que lui dispensait une nourrice au regard sévère, pensant à Tholl qui aidait encore les hommes de son père, au débarcadère. Cela faisait plus d’une heure que la fillette rêvait, plongée dans de bien mélancoliques pensées – mais si on le lui avait demandé, elle aurait répondu sans mentir qu’elle avait l’impression que dix heures, au bas mot, s’étaient écoulées – lorsqu’elle vit passer plusieurs serviteurs dans le couloir. Ils avaient les bras chargés de ce que l’odorat de Mogdolan analysa sans hésiter comme étant de la nourriture : elle reconnut l’odeur caractéristique du porc salé et le parfum plus fort du fromage. Elle s’approcha d’un moucharabieh afin de regarder à travers les formes géométriques du grillage de bois de quoi il retournait. Peut-être oublierait-elle, quelques instants, sa solitude. Les domestiques étaient en train de préparer des bagages. Deux paniers en osier furent remplis de victuailles, tandis qu’un barda était rempli de ce qui semblait être des peaux de bêtes, des tapis, et un manteau de fourrure. Ce dernier était bien connu de Mogdolan. C’était l’une des capes que portait sa mère lorsqu’elle s’absentait ; Pandore, la Matriarche de la Maison des Invocations, ne dormirait pas au temple ce soir. Cette découverte acheva de saper le moral de la fillette, qui sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle tenta de les réprimer, mais lorsque les silhouettes s’affairant dans le couloir devinrent floues à travers l’écran salé de son chagrin, elle se détourna et rejoignit son lit. Elle y attrapa le pantin, qu’elle envoya bouler dans l’étagère aux poupées. La solitude était sa seule compagnie. Mogdolan pleura.

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Les parents de ses deux camarades de jeux étaient sévères, c’était un fait, mais ils allaient embrasser leurs enfants à la nuit tombée. La mère de Mogdolan, elle, s’absenterait une fois de plus sans même avoir dit au revoir à sa fille. Sans même l’avoir vue de toute la journée. Midi vint, mais Mogdolan refusa de manger, au grand dam des serviteurs chargés de s’assurer de la bonne prise de ses repas. Puis les longues heures de l’après-midi entamèrent leur lente, si lente, progression… La fillette trouva finalement refuge dans son univers intérieur, et avec celui-ci s’envolèrent, du moins pour le moment, ses angoisses : elle rêvait d’un compagnon. Un grand frère. Un grand frère, qui viendrait la border tous les soirs et lui lirait de jolies histoires. Ce rêve était si fort qu’il emporta l’imagination de la fillette jusqu’au crépuscule, et lorsque la nuit tomba, Mogdolan en était arrivée à la conclusion que si sa mère n’avait pas pu lui donner un compagnon, une autre personne, en revanche, le pouvait toujours : le Seigneur de la Tour de Krystal. Le Patriarche de la Maison du Savoir aurait d’ailleurs été parfait lui-même dans le rôle d’un grand frère. Après tout, il n’était âgé que d’une vingtaine d’années… La fillette se déshabilla et se prépara pour dormir. Elle n’avait pas besoin de trois nourrices, comme Élénia, pour l’aider à enlever ses vêtements. Il faut dire que sa robe était beaucoup moins compliquée que celle de la belle adolescente. C’est en pensant à ce compagnon illusoire que la petite fille s’endormit. ***** Le lendemain, Mogdolan fit part de son désir à ses deux amis. Un franc sourire se dessina sur le visage au teint cuivré de Tholl. Élénia, quant à elle, se moqua aussitôt d’elle, tentant de la résonner : « Un grand frère, c’est ennuyeux ! Tu n’as que six ans… Tu verras, quand ta mère t’obligera à te rendre chez un précepteur, tu

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devras apprendre tes leçons, et grand frère ou pas, tu devras bien le faire. Après tout, Mogdie, tu es notre future Grande Invocatrice ! — Mais je ne veux pas être une Invocatrice, tempêta la petite fille. Je serai chevaucheuse de dragons. Et puis d’abord, j’ai presque sept ans ! — Ce que tu es sotte ! Une femme ne peut pas chevaucher un dragon ; c’est impossible ! », répondit Tholl, railleur. Puis, le jeune homme voyant couler les larmes sur les joues de son amie se pencha vers elle, soudain complice : « D’accord… Même si mon père n’est pas d’accord, je te trouverai un dragonnet et te fabriquerai une petite selle verte pour le chevaucher. » La fillette sécha ses larmes d’un revers de manche, regarda l’adolescent dans les yeux, et lui demanda : « C’est vrai ? Je pourrai chevaucher un petit dragon ? Et puis tu m’aideras à avoir un grand frère ! — Mais, je suis quoi, moi ? lui rétorqua Tholl, lequel entretenait tout de même un lien fraternel avec Mogdolan. Ne suis-je pas une sorte de grand frère pour toi ? — Toi, tu es mon amoureux. Tu ne peux pas être mon grand frère », répondit-elle avec une naïveté et une innocence dans la voix qui n’avait d’égale que l’évidence de la logique enfantine qu’elle déployait. « Je veux un vrai grand frère, quelqu’un qui me raconte des histoires le soir. » L’adolescent, quelque peu gêné par cette soudaine déclaration, répondit : « Et comment veux-tu que l’on te trouve un grand frère ? Un grand frère, cela ne s’achète pas au marché ! — Je sais : il faut aller à la tour de Krystal. Là-bas, il doit bien y avoir une recette pour fabriquer les grands frères ! » Aucun des deux adolescents n’éclata de rire à cette idée, qui aurait sans doute fait pour le moins sourire n’importe qui ; mais ils connaissaient bien Mogdolan, et savaient que si son vocabulaire demeurait celui d’une petite fille de six ans, ses réflexions en revanche étaient pleines de pertinence. En écoutant parfois les adultes discuter entre eux, Tholl et Élénia avaient souvent entendu

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parler des formules magiques –les fameuses « recettes » de Mogdolan – qui étaient gardées dans la grande tour qui s’élevait sur le continent de Tialora. Et naturellement, ils avaient toujours rêvé de s’y rendre à l’insu de leurs parents… C’est ainsi que les rêves de fraternité de la fillette se révélèrent soudain très séduisants… « Élénia s’enflamma aussitôt Tholl, mes parents sont invités au Temple du Paon ce soir… Personne ne remarquerait mon absence… » Un grand sourire fleurit sur les lèvres charnues de la belle Élénia. Ses yeux verts brillaient de malice : « Mes parents aussi sont invités là-bas. D’ailleurs, si tous les Patriarches sont conviés, la tour sera vide ; il sera plus facile de la visiter… » L’espoir renaissait sur le visage de Mogdolan, qu’un sourire timide éclaira.

Fin du second Extrait (...) L'intégralité dans le roman

Sourtha


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ISBN 978-2-490647-02-6 EAN 9782490647026

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