Pierre Grise : Extrait

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Extrait


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ISBN 978-2-490647-47-7 EAN 9782490647477

Editions Kelach Collection Bois des Héros Série Orobolan

2 Éditions Avril 2021


Chapitre 1

Arckriel le Postulant Lorsqu'il arriva à proximité du Château de Pierre Grise, Arckriel possédait encore une once de la belle résolution qui l'avait exalté en quittant son village, quelques jours plus tôt. Paladin… Le mot lui en tournait en tête depuis des années mais il l'obsédait depuis ces dernières semaines. Il allait devenir Paladin, un soldat inflexible au service des peuples, les défendant contre les incursions des démons et des créatures malfaisantes qui erraient dans les ténèbres. Il n'avait pour cela qu'un dernier virage à passer pour découvrir la grande forteresse au sein de laquelle il pourrait être formé. Pour le moment, il ne voyait que les fumerolles des cheminées qui sabraient le ciel bleu de leur grisaille mais après le promontoire rocheux… — Ôte-toi donc de là, p'tit gars ! entendit-il soudain dans son dos. Se retournant en vitesse, le jeune homme s'écarta pour laisser passer un bœuf et son chariot. Le vieux conducteur sur le banc de conduite se contenta d'un signe de tête qui renfermait à lui seul tout ce qu'il pensait de la nouvelle génération. De la bleusaille qui arrivait à Pierre Grise, il en avait vu passer. Le printemps les attirait au château comme des mouches autour d'un rayon de miel et les maîtres Paladins rendaient au monde de véritables guerriers. Arckriel resta un long moment à regarder les gens passer derrière la roche, disparaître pour un lieu dont il avait tant rêvé. Il y avait là des convois de nourriture, acheminés pour faire face à l'explosion démographique printanière du lieu, mais également quelques chariots de textiles, de bois pour les nuits encore rudes à passer, de métaux, bruts ou travaillés, d'armes, d'outils, de parchemins. Une dernière carriole passa, emplie de pierres de taille pour remplacer les moellons attaqués par le gel et le jeune homme se 11


retourna de nouveau. Il n'hésitait pas à faire les quelques pas qui le séparaient encore de son destin. Il savourait cet instant, cette impression si particulière de se tenir au milieu d'un carrefour improbable. Dans son dos, s'étendait son passé d'enfant, de paysan, de rêveur. Devant lui, attendait son avenir d'homme, d'apprenti, de héros. — Quand il faut y aller… Arckriel réajusta sa sacoche sur son épaule. Il n'emportait pas grand-chose de son village. Une dague, qui avait besoin d'un affûtage sévère, une pierre gravée à l'effigie du corbeau de Polinas, des vêtements et une couverture. Il lui restait quelques provisions et de la menue monnaie dont il se débarrasserait en arrivant, en une offrande ou un don pour les plus pauvres. Il arrangea tant bien que mal sa mise, épousseta ses vêtements de cuir empoussiéré par la marche dans la montagne, attacha ses longs cheveux auburn d'un lacet et prit une grande inspiration. Il était plus que temps à présent. Arckriel contourna enfin le promontoire de pierres. À quelques centaines de pas, les chariots qui l'avaient doublé passaient le pont-levis et, sous la herse de la place forte, semblaient se faire avaler par la bouche d'une gigantesque créature minérale. Le château tirait son nom des pierres locales, au gris imperturbable, qui avalaient les taches de boue, de sang, de feu pour regagner leur teinte initiale. Le lieu semblait immuable, creusé à même la roche par endroits, aux tours s'appuyant sur des crêtes, aux remparts aussi solides et massifs que les monts alentour. Sur le chemin de ronde, vigilants, plusieurs soldats en arme veillaient. Ils ne regardaient toutefois pas le chemin et sa cohorte de marchandises, fouillés par des frères d'armes plus bas, mais les sommets dentelés et le ciel, comme si un danger pouvait provenir plutôt des pics et des nuages que de la route. Une armée humaine, pour autant qu'elle aurait résisté aux avantpostes fortifiés qu'Arckriel avait déjà croisés plus tôt dans la semaine, se serait tant allongée sur l'étroit chemin que la larder de flèches ou faire une sortie depuis les portes pour les envoyer dans le vide en contrebas aurait été d'une facilité enfantine. Depuis les deux siècles d'existence de Pierre-Grise, nul ne s'était risqué d'ailleurs à un tel assaut ou un siège en ordre, et nul n'en avait l'utilité. Les Paladins étaient riches, cela n'était pas un secret, mais des trésors réputés maudits n'étaient que de peu d'attrait. L'ordre n'avait aucune

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revendication territoriale, si ce n'était ce château, aucune volonté politique. Il n'existait que pour protéger le monde des démons et des créatures que les Ténèbres recelaient. Arckriel continua sa progression avec lenteur, profitant de ces derniers pas. Les relents des cuirs tannés du dernier convoi flottaient encore dans l'air froid, des tintements de métal, des éclats de voix et de rire se faisaient entendre. Tandis qu'il approchait du gouffre et de son pont, il apercevait l'intérieur de la première cour avec ses étendards aux symboles des cinq branches de l'ordre. Il reconnut d'emblée celui des rôdeurs, un cercle sable sur fond brume, pour l'avoir entraperçu sur les affaires de son mentor, à Ferron. Il devinait les autres : l'épée stylisée des guerriers, le cœur auréolé des guérisseurs, le cercle de flammes des invocateurs et le dernier, une feuille de chêne, correspondait forcément aux forestiers. — Nouveau postulant ? l'interpella un des paladins de faction devant le pont-levis. — Oui. Messire, ajouta Arckriel. Le jeune homme n'avait aucune idée de la façon dont on s'adressait à un Paladin, se rendit-il compte. Il avait déjà entendu un des vieillards de Ferron utiliser le terme de frère pour parler avec Erick, mais sans savoir si le titre était familier ou lié au propre passé du vieil homme en question. Face à ce Paladin en armure, heaume à la visière relevée, épée ceinte sur son flanc gauche, lance à la main, il se sentait impressionné. Il avait beau lui rendre une tête et demie, le même nombre d'hiver également, à peu de choses près, son interlocuteur possédait dans l'attitude une prestance qu'il doutait d'afficher dans la même tenue et dans les yeux une gravité qu'il redoutait de posséder à l'issue de sa formation. En deux mots, ce soldat venait de lui remémorer les enjeux. À Pierre Grise étaient formés les hommes et femmes qui parcourraient inlassablement les quatre continents pour protéger les peuples des démons. — Oui, messire, répéta Arckriel d'une voix plus assurée. Le Paladin hocha la tête. — Tu peux encore faire demi-tour, tu sais ? — J'en ai eu l'occasion de nombreuses fois depuis que j'ai quitté mon village, messire.

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— Alors si tu ne saisis pas cette dernière chance, Herald va t'accompagner. D'un signe de tête, le soldat appela un de ses frères d'armes en vêtement de cuir et celui-ci s'approcha. D'un geste, le nouveau venu invita Arckriel à le suivre. — Malgré tout ce que j'ai contemplé, franchir le seuil de Pierre Grise est une décision que je n'ai jamais regrettée, reprit le Paladin. Tournant la tête vers le garde, Arckriel voulut le remercier, mais l'homme ne lui accordait déjà plus aucune attention. Les yeux noirs rivés sur la route, il semblait perdu dans ses pensées. Arckriel rattrapa le dénommé Herald dans la cour puis longea les murs à sa suite pour finalement emprunter un escalier descendant dans les sous-sols du château. Des torches étaient allumées à intervalles réguliers, embaumant l'air de leur odeur âcre si particulière et projetant des ombres mouvantes sur les murs. Les deux hommes descendirent quelques volées, dépassèrent la limite entre les pierres taillées et le roc originel de la montagne, puis débouchèrent dans une nouvelle salle dotée de grandes colonnades. Un seul homme s'y trouvait, assis derrière une table de bois minuscule en comparaison des dimensions de la pièce, grattant un livre à la lueur d'une bougie. Arckriel n'osait pas poser de questions au Paladin. Il ne savait pas quel était son statut : était-il encore un jeune homme qui pouvait retourner bêcher les champs et faucher les blés à tout moment ou avait-il la légitimité de se considérer comme un postulant ? Sûrement le conduisait-on devant un maître des lieux pour qu'il soit inscrit dans les registres du château ou que son existence soit consignée d'une manière ou d'une autre. Les pas des deux hommes résonnaient et les échos s'amplifiaient à chaque rebond contre les hautes voûtes. Ils ne moururent que longtemps après qu'Herald et Arckriel se soient immobilisés devant la table. Le scribe qui y officiait était dans la force de l'âge. Il portait des spalières et des gantelets de mailles qui devaient alourdir respectivement ses épaules et ses mains mais il maniait une plume avec dextérité. Il n'écrivait pas mais à renforts de touches pointilleuses, enluminait de noir une page. Arckriel ne pouvait voir le dessin dans son ensemble, masqué par le poignet de l'homme mais ce

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qu'il en discernait le mettait mal à l'aise. Il y avait là trop d'yeux, de cornes et de dents pour un corps humain normalement constitué. — Deux postulants la même journée, Herald ? demanda l'homme sans relever la tête de son travail. Il traça deux grands traits supplémentaires, posa la tige de la plume en équilibre sur l'encrier et seulement après avoir soufflé sur son œuvre, leva la tête. — Oui, messire, répondit alors Herald en s'inclinant. Celui-ci se nomme… — Arckriel, messire, intervint le postulant. — Je vous laisse avec lui, reprit le garde en faisant demi-tour. Arckriel soutint le regard du scribe quelques instants. Il trouva dans ces yeux noirs un écho du regard du premier soldat, au pont-levis. Le même sérieux au-delà des mots, comme si aucun sourire ne pouvait naître sur cette face et faire pétiller ces prunelles. Dans son dos, la porte de bois claqua. Le rai de lumière qui provenait des torches du couloir s'éteignit avec le battant, ne laissant que la lueur faiblarde de la chandelle pour éclairer la scène. — Sais-tu qui je suis, jeune homme ? — Non, messire, répondit le postulant. — Eh bien, je suis celui qui se tient entre ton statut d'enfant naïf, à peine dégrossi par les années et ton destin en tant qu'homme armé d'un but. Mon nom est Rodrick, prêtre du Saint-Ordre des Paladins. Le prêtre quitta son siège et vint se placer entre la table et Arckriel, plongeant son visage et celui du jeune homme dans l'ombre. — Maintenant que tu sais qui je suis, laisse-moi voir qui tu pourrais être… Arckriel vit la main du Paladin se lever et se porter devant sa face. Alors que les doigts se rapprochaient, crochus comme des serres, le postulant hésita sur la conduite à tenir. Il était conscient de passer une épreuve et sûrement était-ce pour jauger sa réaction. Puisque cet homme allait vraisemblablement décider de son avenir au sein de l'Ordre, il décida de lui faire confiance. Quand les phalanges se posèrent sur ses paupières, son front et sa bouche, il ne bougea pas plus qu'au commencement. Quand le dénommé Rodrick entama un chant étrange, il resta tout autant immobile. Quand, enfin, les doigts

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du vieil homme se mirent à lui cuire la peau, il tenta de se défaire du masque de chair qu'on lui imposait et se retrouva libre, et intact, constata-t-il en touchant son visage, l'instant d'après. — Tu m'as l'air d'un étrange personnage, commenta Rodrick en retournant s'asseoir comme si de rien n'était. Tu ne recules pas quand un étranger s'approche de toi, tu ne réagis pas quand j'incante à tes oreilles et c'est seulement lorsque la douleur commence à poindre que tu t'esquives. — Et… qu'est-ce que tout cela est censé démontrer ? — La première chose - et la plus importante à mes yeux - est que tu n'es pas un démon. Si tu décides, à la fin de cette journée, de rester à Pierre Grise, tu apprendras bien assez vite l'histoire de ce lieu et pourquoi ce test est nécessaire. Notre passé est ponctué par les assauts brutaux de nos ennemis ou leurs tentatives d'infiltration. Cela fait plusieurs années qu'aucune créature maléfique n'a cherché à se faufiler parmi les postulants que le printemps nous amène, mais la vigilance est de mise. Il suffirait d'un seul qu'aucun Paladin n'examine pour mettre notre Ordre en péril. Comprends-tu ? — Je comprends, messire. Ma connaissance des sortilèges est réduite à ce que j'en ai entendu mais pourquoi toute cette mise en scène si vous étiez rassuré sur ma véritable nature dès la fin de l'incantation ? Car il s'agissait bien d'une incantation ? — Oui, acquiesça Rodrick en reprenant sa plume. Je voulais en savoir un peu plus sur ta personnalité. On ne juge pas un homme ou une femme en quelques secondes, mais je me fie toujours à ma première impression. J'arrive sans trop de mal à deviner les spécialités que choisiront les postulants dès notre première rencontre. — Et qu'avez-vous perçu pour moi ? — Pourquoi n'as-tu pas reculé quand je me suis approché ? préféra demander le Paladin plutôt que de répondre à Arckriel. J'aurais pu être un démon, après tout. Et peut-être le suis-je, d'ailleurs. J'ai bien essayé de te blesser. Le jeune homme laissa passer un instant avant de prendre la parole. Il avait le sentiment, à la tournure que prenait la discussion, qu'il avait réussi cet entretien de recrutement. Dans ce cas, avait-il le droit de cacher son passé ou de mentir à un de ses supérieurs ? Certainement pas.

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— Je n'ai pas reculé car si vous aviez été, ou si vous êtes, réellement un démon, alors Herald l'est également, lui qui m'a mené ici sans percevoir votre soi-disant nature maléfique et si deux créatures sont dans Pierre Grise, alors le château et l'ensemble de ses résidents sont condamnés. Peut-être, ne somme-nous d'ailleurs, marchands et postulants, qu'une source de nourriture qui vient se présenter à vous d'elle-même mais il n'en est rien de toute façon. Si Pierre Grise tombait, peu importe les secrets qui ne manquent pas d'être abrités ici, alors les quatre continents sont perdus. Je n'ai pas reculé, messire, car si vous aviez été un démon, tirer l'épée ou brandir les poings n'aurait servi à rien. J'ai vu les ravages qu'un seul de ces êtres pouvait provoquer. Même un village uni ne pouvait rien contre lui… Ce fut au tour de Rodrick de garder le silence. Il trempa la pointe de la plume dans son encrier, fit tomber le surplus d'encre d'un index sec et reprit son enluminure macabre. Pendant un long moment, la pièce voûtée n'accueillit pour seul bruit que le grattement du scribe sur le parchemin. — Je n'ai rien perçu, pour toi, Arckriel. Je te le dis avec franchise, tu es le seul depuis que j'ai été ordonné Paladin pour lequel je ne me risquerais pas à faire un pronostic. J'ai le sentiment que ton nom est toutefois appelé à briller dans les annales de notre ordre. Sors, à présent, j'ai à faire. À la manière d'Herald avant lui, Arckriel s'inclina devant le Paladin et rebroussa chemin. À la faveur des tremblotements de la flamme de la bougie, les ombres de piliers semblaient receler des bêtes prêtes à jaillir et ce fut avec un réel soulagement qu'il quitta la pièce et retrouva les escaliers menant vers la cour du château. Le jeune homme s'y engagea, luttant contre son envie de grimper quatre à quatre les marches et ce ne fut qu'en émergeant à l'air libre qu'il se rendit compte qu'il avait retenu sa respiration tout du long. Sa poitrine lui faisait mal, ses mains étaient moites, son front en sueur et il n'était plus aussi fier après ces quelques mots que durant son approche de la place-forte. Rodrick avait raison, se rendait-il compte. Malgré ce qu'il avait déjà vécu, il était un enfant naïf en entrant ici. Il ne savait pas si le prêtre lui avait fourni un but à proprement parler, mais il sentait sa

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détermination renforcée par cette entrevue, tout comme une lame en train d'être forgée ressort plus forte d'un trempage dans l'eau froide. — Alors, qu'a-t-il prévu pour toi ? Arckriel sursauta et se retourna vivement. Herald attendait, appuyé contre le mur. Le postulant l'avait dépassé sans s'en rendre compte, trop heureux de s'exposer au soleil et au vent. — Il n'a pas voulu me le dire, répondit-il. Est-ce que c'est un mauvais signe ? — Non, mais ce n'est pas courant, répondit le garde en haussant les épaules. Ne t'inquiète pas, quoi qu'il en soit. Le seul mauvais signe en ce lieu est une épée qui sort de ta poitrine. Je dois te poser une dernière question, avant d'aller plus loin. Souhaites-tu repartir… ou vouer ta vie à la cause des Paladins ? Ne réponds pas, ajouta Herald quand il vit son interlocuteur ouvrir la bouche. Les mots ont moins d'importance que les actes chez nous. Quand tu seras prêt, rejoins-moi dans le hall du château ou passe par le réfectoire. Ils te ravitailleront pour ton voyage de retour jusqu'à chez toi. Sans plus de cérémonie, Herald le quitta et se dirigea vers le second mur d'enceinte de Pierre Grise. Décidément, se dit Arckriel, c'est une manie ici de couper court aux conversations aussi brusquement. Le jeune homme n'avait beau avoir rencontré que trois paladins jusque-là, le garde aux yeux gris, Herald et le prêtre Rodrick, il commençait à croire que tous étaient forgés dans le même moule. Sûrement la tâche qui leur incombait et dont il allait prendre conscience de plus en plus au cours de sa formation rendait-elle les hommes taciturnes et distants mais Arckriel se jura de ne pas tomber dans ce travers. Si jamais il sortait vivant des années qui se profilaient. Ou simplement en état de parler. Il prit le chemin du nouveau pont-levis qu'avait emprunté Herald mais, laissant passer un chariot vide, s'arrêta. Sa décision, il l'avait prise depuis des lunes. Il l'avait mûrement réfléchie en laissant sa vie derrière lui, il l'avait examinée sous toutes les coutures durant les jours qu'avait duré son voyage. Les quelques heures qui restaient jusqu'au coucher du soleil n'allaient pas changer sa résolution. Que pouvait-il faire si ce n'était aller de l'avant ? Poser des questions à d'autres postulants ? Dans quel but ? Interroger des Paladins ayant

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achevé leur formation ? Il ne venait pas pour découvrir cet ordre comme on part visiter la capitale. Il pensait être conscient des missions et des créatures à affronter. Arckriel ne savait pas s'il avait en lui les tripes pour le faire, mais c'était le genre de réponses qu'on ne trouvait que confronté à la mort incarnée en crocs et griffes. Finalement, le sort en décida autrement pour le jeune homme en la personne d'un tout jeune garçon qu'il surplombait de deux ou trois têtes. — Tu es un postulant ? lui demanda-t-il tout de go. Arckriel hésita face au gamin. Le visage de celui-ci était constellé de taches de rousseur qui faisaient comme un tapis de braises dans son visage blanc. — J'imagine que je ne le suis pas tant que je n'ai pas atteint le second parvis. — Tu attends quoi pour y aller ? — Je te trouve bien impudent, gamin. Pour un mioche de ta taille avec de telles manières, tu dois être sacrément rapide pour esquiver les baffes qu'on a voulu te mettre. — On me croit rapide, mais c'est seulement parce que les lourdauds dans ton genre sont trop lents. Les deux jeunes gens éclatèrent de rire en même temps et le plus jeune tendit finalement la main à son aîné. — Je suis Orthos, dit-il. Je viens de Bénézit. — La capitale, rien que ça, répondit Arckriel en serrant la main d'Orthos. Je suis Arckriel, je viens d'un village un peu plus loin au sud. Je suis passé devant un prêtre, un peu plus tôt. Il m'a annoncé qu'il y avait un deuxième postulant arrivé avant moi, j'imagine qu'il s'agit de toi. Je ne savais pas que des enfants aussi jeunes pouvaient se présenter. — Habituellement, non, les Paladins les renvoient chez eux. Mais le fameux prêtre, ce Rodrick, a été obligé de m'accepter. Arckriel vit le garçon frissonner, sans savoir si cela provenait du souvenir de sa rencontre avec le prêtre ou du vent froid qui descendait depuis les montagnes environnantes. — Tu ne me demandes pas pourquoi, reprit finalement Orthos. — Non. Je me doute que tu n'attends que ça, morveux. Fais ce que tu veux, mais je vais ne pas rester ici plus longtemps. Je ne sais

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pas à quelle heure on mange dans cette forteresse mais je ne voudrais pas sauter un repas. Côte à côte, les deux jeunes gens franchirent la cour de Pierre Grise et se dirigèrent vers Herald. Les yeux gris du garde ne reflétèrent aucun jugement quand ils s'approchèrent. Ce ne fut que lorsqu'ils le dépassèrent qu'ils entendirent sa voix : — Bienvenue, frères en devenir… Arckriel et Orthos suivirent un nouveau guide dans la seconde partie de la forteresse jusqu'à un dortoir temporaire, aménagé sous les arcades d'un passage couvert. Ils y trouvèrent d'autres hommes et femmes de tout âge, Orthos restant tout de même le plus jeune, s'y présentèrent et furent accueillis avec joie et amitié. De ce qu'ils apprirent, les Paladins de Pierre Grise ne commençaient la sélection et l'initiation des postulants que lorsque vingt d'entre eux étaient réunis au sein du château. Avec l'arrivée des nouveaux venus, ils étaient enfin le nombre nécessaire pour former ce que les résidents appelaient une cohorte. La plupart des postulants s'était présentée tôt dans le mois, que ce soit par envie de passer à une nouvelle vie au plus vite ou à cause de leur long trajet qui les avait fait prendre une marge importante. Certains avaient patienté derrière les cols, attendant leur ouverture par le dégel, d'autres avaient entrepris de longues traversées pour prendre les routes maritimes réputées plus clémentes sur le début du parcours. Toutes les ethnies humaines, tous les continents d'Orobolan étaient représentés dans le groupe. Arckriel regardait ces personnes se servir à boire, profiter des dernières lueurs pour jouer aux cartes. Il essayait de mémoriser leurs noms, leurs origines, de capter des fragments de leurs histoires qui s'échappaient à travers leurs postures et leurs intonations de voix, des sujets dont ils parlaient et de ceux qu'ils évitaient. Il devait s'efforcer de les considérer comme sa nouvelle famille. Une cohorte, se répéta-t-il. Il ne portait pas de jugement sur le terme qu'avaient choisi les Paladins pour leur groupe. Ils allaient devenir des soldats des royaumes mortels, des militaires, sûrement ce mot était-il le plus à même de désigner l'esprit commun qui allait les animer durant leurs prochaines années de formation. — Ça y est, ça devient réel… entendit Arckriel dans son dos.

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Se retournant, le jeune homme découvrit Orthos, dans son ombre, demeuré silencieux jusque-là. Il ressemblait à un feu follet avec ses cheveux emmêlés, petit être effacé loin du garçon forte tête qu'il était quelques minutes auparavant. Il fallait dire qu'il y avait de quoi être impressionné : certains adultes faisaient le double de sa taille et le triple de sa largeur d'épaules, comme Elester, un ancien forgeron et d'autres devaient faire le quadruple de son âge. — Qu'as-tu dit, Orthos ? — Les Paladins. Ils arrivent pour nous mettre à l'épreuve. La cohorte est complète, ils n'ont pas plus de temps à nous accorder. En effet, ce fut une compagnie de quatre soldats, précédée par Rodrick, qui se présenta face aux vingt postulants. Tous se redressèrent alors, sur le qui-vive, mais hésitant sur la conduite à tenir face à un chef militaire. La déférence et le respect étaient de mise, mais quel était le protocole ? En existait-il seulement un ? Le visage du vieil homme ne laissait de plus aucun indice sur son éventuelle approbation de ses nouvelles recrues. — Bonsoir à tous, dit-il d'une voix qui résonna sous les arcades. Certains n'ont pas eu l'occasion de me croiser depuis leur arrivée entre ces murs, sachez que mon nom est Rodrick et que je suis prêtre du Saint-Ordre des Paladins. Une impression de déjà-vu se saisit d'Arckriel. Rodrick allaitil leur tenir le même discours que celui auquel il avait eu le droit plus tôt ? — Suivez-moi, ordonna un des soldats. Les recrues se mirent aussitôt au pas, se laissant passer, se bousculant et Arckriel eut honte du spectacle qu'ils donnaient. Il avait l'impression d'être dans un troupeau d'oies que l'on mène d'une place à une autre. Ils étaient tout aussi désordonnés que les volatiles et n'avaient pour eux que d'être silencieux. Les Paladins prirent chacun une torche et se positionnèrent à plusieurs pas d'écart au milieu de la cour, délimitant ainsi un carré dans lequel se placèrent les postulants. — Alignez-vous, sur quatre lignes de cinq ! reprit l'homme ayant déjà donné un ordre plus tôt. Une fois que tout le monde eut pris place, Rodrick vint se placer devant les rangs et les contempla. S'il reconnut Orthos et

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Arckriel, côte à côte dans la deuxième rangée, il ne leur montra aucunement. — Vous vous tenez devant moi pour deux raisons. La première est que vous avez voulu devenir Paladin et la seconde est que nous avons bien voulu vous laisser une chance : celle de nous prouver que vous êtes capable de supporter la charge de Paladin. Car Paladin est un devoir avant d'être un titre. Quiconque se réclame de notre Ordre a prouvé sa valeur et sera votre frère. Même sans lui avoir jamais parlé, même sans l'avoir jamais vu au sein de Pierre Grise, même sans n'avoir jamais rien entendu à son propos, si vous rencontrez un autre Paladin en Orobolan, alors vous saurez que vous pouvez lui accorder votre pleine confiance, que vous pouvez lui confier votre vie et lui saura la même chose de vous. Toutes les créatures qui marchent en notre monde sauront ce que vous êtes et ce dont vous êtes capable. Voilà ce que vos instructeurs et maîtres s'efforceront d'obtenir de vous : une indéfectible force même dans le chaos et les ténèbres les plus absolues. Vous serez appelé à être le pilier contre lequel s'adosse les peuples, le phare qui les guide, l'épée qui les protège. Vous serez le bouclier qui se fait déchirer par les démons pour donner aux faibles le temps de s'enfuir et de trouver leur protecteur suivant. Rodrick marqua une pause et regarda les visages de l'assemblée. Il passa quelques instants à fouiller les prunelles de ceux qui leur faisaient face et leur accordaient à tous la même attention et la même intensité. Pour la seconde fois de la journée, Arckriel se sentit retourné par la puissance de cet homme et il ne désirait qu'une seule chose en cet instant : lui prouver qu'il avait eu raison de le laisser accéder à Pierre Grise et qu'il pouvait devenir, qu'il deviendrait, un soldat tel qu'il venait d'en décrire. Le postulant avait bien compris le message caché de la dernière phrase. Maintenant qu'il était engagé dans cette voie, il ne devait plus s'attendre à être protégé des démons comme il l'avait été par le passé. Il deviendrait ce protecteur qui meurt, anonyme, pour des gens qu'il ne connaissait pas. — Souvenez-vous de mes mots. Souvenez-vous des premiers que j'ai prononcés. Vous êtes là car vous l'avez voulu et parce que les Paladins l'ont voulu. La volonté est ce qui fera de vous un être capable d'affronter des monstres que vos cauchemars ont eu peur d'enfanter. Que vous soyez fort, intelligent, rusé, que vous soyez jeune ou vieux,

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que vous soyez aveugle, sourd ou en pleine possession de vos sens, la volonté de protéger est ce qui vous portera. Elle vous remettra sur pied quand vous vous écroulerez, elle vous fera lever votre épée quand votre bras sera brisé, elle vous fera voir le bien dans le plus noir cœur mortel et elle vous réchauffera quand votre esprit vacillera. Tout cela vous arrivera mais vous ressortirez plus puissant de chacune de vos épreuves. Et maintenant, nous allons éprouver votre volonté. Comme nous sommes bientôt frères, nous resterons avec vous. — Postulants ! tonna un des quatre soldats. Gardez votre position jusqu'à ce que le soleil éclaire nos faces ! — Et si le ciel n'est que nuages, comme il l'est maintenant ? demanda quelqu'un derrière Arckriel. — Alors, répondit Rodrick, nous resterons tous debout, unis dans cette épreuve, tout comme nous restons auprès de ceux qu'un démon pourchasse jusqu'à ce que les ténèbres soient repoussées. Le silence revint sur cette déclaration et les Paladins éteignirent leurs torches à même le sol. La nuit s'installait définitivement dans le château de Pierre Grise et Arckriel pouvait sentir ses doigts glacés transpercer sournoisement ses vêtements. Lorsqu'il pliait les jambes pour en chasser l'engourdissement et que sa peau touchait le cuir de son pantalon, le froid le réveillait aussitôt. Il portait toujours ses habits de marche, mais ceux-ci convenaient pour une journée d'effort pas pour affronter le vent glacé de ces montagnes sans bouger. Si seulement il avait pu deviner qu'on lui imposerait aussi vite une telle épreuve ! Il secoua la tête pour chasser ces pensées. Il devinait le but du prêtre. Peut-être extrapolait-il, seul, perdu dans ses pensées, mais il voulait retirer de cette nuit une leçon. Il devait forcément y en avoir une. Peu importait le niveau de préparation, peu importait les difficultés, les Paladins devaient faire face en toute situation. S'il venait un jour à se retrouver désarmé face à un démon, que lui importait de pester contre son équipement si sa volonté faiblissait ? Il n'était pas seul de plus. Maintenant qu'il avait perdu la vue, il entendait la respiration de ses compagnons autour de lui, le bruissement des pieds contre la terre, les mains qui frottent l'une contre l'autre.

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Arckriel se força à prendre une grande respiration pour chasser le sommeil qui pesait sur ses paupières. Il entendait de plus en plus de bruits mais les sons avaient perdu de leur humanité au fur et à mesure de l'épaississement de la nuit. Ce reniflement, qui venait de devant lui, pouvait autant être le fruit d'un humain en train de s'enrhumer que d'une bête. Le vent qui soufflait sur chaque parcelle de sa peau à nue, il s'agissait à présent d'un essaim de milliers d'insectes de glace qui crissaient contre lui, qui le piquaient et finissaient par partir en murmurant d'incompréhensibles mots impies à ces oreilles. La lueur qui sourdait de derrière un volet, n'était-ce pas plutôt un gigantesque œil rouge qui venait de s'ouvrir dans le mur ? Le jeune homme se sentait perdre pied. Il chancelait, de fatigue, d'énervement contenu, d'inaction. Il avait beau mobiliser sa volonté, il tenait plus par son orgueil. Il ne pouvait décemment pas flancher quand le gamin Orthos à ses côtés ne faisait aucun bruit, quand le vieux Rodrick endurait une nuit de veille dans ses conditions pour leur apprendre le sens du mot confrérie et quand tous ces inconnus luttaient également sans faiblir. À peine avait-il formulé cette pensée qu'Arckriel entendit quelqu'un s'agiter derrière lui. Il lui semblait entendre des mots murmurés, une supplique. L'ambiance de Pierre Grise était propice à la peur, à n'en pas douter et sûrement d'autres que lui ressassaient de sombres évènements de leur vie en ce moment même. Qu'avait ordonné le Paladin déjà ? De garder position, ni plus ni moins. — Ce n'est rien d'autre que le vent et le froid, dit-il. Ces mots sonnaient étrangement dans le linceul de silence qui avait englouti la cohorte mais ils modifièrent malgré tout l'atmosphère. Il entendait les gens souffler, croyait voir leurs ombres se redresser devant lui. — Une petite nuit à la fraîche, reprit un autre homme, y a rien de tel pour vous faire apprécier un bain chaud quand il fumera devant toi ! Une femme émit un petit rire sur la gauche et tout sembla plus lumineux aux yeux d'Arckriel. Il croyait voir Orthos sourire à son tour à côté de lui, la silhouette de Rodrick un peu plus loin. — Puisque vous vous êtes mis à parler plutôt que de croire aux illusions de vos esprits, laissez-moi vous raconter une histoire,

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commença justement le vieil homme. Elle ne vous emmènera pas jusqu'à l'aube, mais elle vous donnera matière à réfléchir pour quelques heures je l'espère. Entre nous, nous l'intitulons la Dureté des Apparences.

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Pierre Grise aux Editions Kelach


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