L'Auberge des Quatre Chemins (Extrait)

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Extrait de la nouvelle L'Auberge des Quatre Chemins


CÉCILE DURANT

Terre Mère AUDREY BERGERAT ANGE BEUQUE RAVEN BLACKY MATTHIEU CLERJAUD ELSA COUDERC MARINE GAULIN CHRISTOPHE GERMIER ANAÏS HAY JEANNE LECLÈRE LINA LEPETIT MINUIT JULIA PINQUIÉ ANTONIN SABOT PAULINE VETTER KELACH ÉDITIONS


L’Auberge des Quatre Chemins Minuit

On lui donne bien des noms. Ici, elle est Gaïa, là, elle est Tellus Mater. D’un côté, elle est Cybèle, d’un autre, Ama Lur. Pour ceux-ci, elle est Ninhursag, pour ceux-là, Kishar. Ailleurs, on la connaît sous le nom de Jörd ou de Nerthus. Là-bas, on la nomme Bhūmi, Dharti ou Prithvi. Plus loin, elle s’appelle Phra Mae Thorani, Etügen, Asintmah, Coatlicue, Pachamama, Assasse Ya, Ala… Elle répond donc à de multiples noms, celle qu’on surnomme communément la Terre Mère. Créatrice de matières et de mondes, elle insuffle la vie là où, sans elle, tout ne serait qu’inertie. Protectrice de la faune et de la flore, elle incarne la roue du temps, le cycle de la vie, la succession des saisons. Sans s’en rendre compte, les humains se sont souvent mis en travers de son chemin et, de plus en plus fréquemment, ne prennent même plus le temps de s’arrêter pour la regarder passer. Mais même si on ne se préoccupe plus d’elle, elle est toujours là, Mère Nature, Gaïa, Tellus, ou peu importe comment vous l’appelez de votre côté. Divers noms pour un seul être. Oui, bien des noms lui sont donnés. Mais en réalité, personne ne sait qui elle est en vrai…

w L’auberge du Père Paulin se situait très exactement à l’embranchement de deux routes qui se croisaient à la perpendiculaire. L’établissement avait-il été construit là après les chemins ? Ou bien, au contraire, les chaussées avaient-elles été tracées de manière à 9


converger vers l’auberge ? À en croire le Père Paulin, sa bâtisse avait toujours existé, même au temps où les Hommes et les animaux partageaient la même langue, même au temps où la roue n’existait pas, où ni le cheval, ni l’âne, ni le buffle n’étaient domestiqués, et où l’on devait se contenter de ses pieds pour avancer… Bref, selon le tavernier, l’auberge était ici depuis l’aube du monde, elle était née en même temps que la Terre elle-même. Or, vous savez aussi bien que moi qu’il faut se méfier des radotages d’un vieil aubergiste qui adore colporter des ragots auprès des nouveaux clients – et même des habitués. Toujours est-il que la demeure était fort ancienne, de même que les routes, et nul n’aurait su dire ce qui avait précédé quoi. L’auberge, ainsi placée à l’intersection, se voyait le pivot central de quatre chemins, qui divisaient l’endroit en quatre sections de taille identique, conduisaient vers quatre destinations, quatre points cardinaux. Chaque quartier avait ses particularités : dans le premier s’étalait une forêt touffue, dans le second un champ de blé, le troisième abritait les eaux paisibles d’un lac, le quatrième se mamelonnait gentiment de douces collines. L’auberge se trouvait à un endroit stratégique puisque tout voyageur qui empruntait l’une des quatre routes s’y arrêtait immanquablement pour se sustenter, se rafraîchir le gosier ou même prendre un lit pour la nuit. En raison de sa position – et parce qu’il n’avait pas beaucoup d’imagination –, le Père Paulin avait baptisé son établissement L’Auberge des Quatre Chemins, et en dessous de la pancarte, il avait ajouté la devise : « On y boit, on y dîne et on y dort bien ».

b Un soir – c’était la fin de l’automne –, Virgile, le neveu du Père Paulin qui travaillait chez son oncle depuis la mort de ses parents, épluchait des pommes de terre, assis devant le seuil de l’auberge. Il avait régné, toute la journée, un calme assourdissant. Personne ne s’était présenté aux Quatre Chemins. Pas un seul client à l’auberge. Ni voyageur, ni égaré, ni joueur, ni habitué. Virgile, songeur, laissait son regard se perdre à l’horizon. Le soleil couchant baignait les eaux du lac d’une couleur de mandarine. Les arbres de la forêt portaient encore leurs feuillages automnaux aux teintes d’or et d’ocre. Pourtant, le lendemain, ce serait l’hiver ! La belle saison s’éternisait cette année, et la période des frimas semblait peu décidée à arriver. 10


Le jeune homme était si profondément plongé dans ses pensées qu’il ne la vit pas tout de suite arriver. En réalité, il ne sut pas très bien par quelle route elle était venue… Peut-être celle qui menait à la futaie ? Restait qu’elle était bel et bien ici, maintenant, arrêtée devant la pancarte. Virgile, au mouvement de ses yeux légèrement plissés, devina qu’elle déchiffrait l’enseigne : AUBERGE DES QUATRE CHEMINS On y boit, on y dîne et on y dort bien Après un laps qui sembla terriblement long au garçon – il s’était tellement ennuyé pendant toute la journée ! –, elle leva enfin son regard vers lui. Elle, c’était une vieille femme plus ridée que le tronc d’un chêne noueux. Ses jambes étaient torses et son dos un tantinet bossu, de sorte qu’elle se tenait légèrement voûtée, comme si elle portait le poids du monde sur ses épaules. Ses mains, tavelées de taches de vieillesse, se terminaient par des doigts plus tortueux que des racines. Par ailleurs, elle s’appuyait sur un bâton non moins biscornu, de telle sorte qu’on n’aurait su dire où commençait la chair et où finissait le bois. Virgile n’aurait pas été étonné de voir des feuilles au bout de ses doigts ! Du reste, la vieillarde était vêtue de bric et de broc : sa garde-robe se composait d’un mélange de fourrure cotonneuse, de cuir brun et de mousse verte… Par endroit, ces guenilles composites laissaient entrevoir un morceau de peau nue. Sur son visage parcheminé s’étirait un sourire pareil à un croissant de lune plein de cratères – il lui manquait quelques dents. Ses yeux, enfoncés dans leurs orbites à cause des cernes profonds qui les entouraient, pétillaient d’un éclat bienveillant. Une longue chevelure neigeuse, où était accrochée une multitude de grigris – plumes de corbeau, glands et noisettes, petits coquillages –, cascadait sur ses épaules anguleuses. Virgile aurait pu être terrifié à la vue de cette femme qui, avouons-le, ressemblait peu ou prou à une sorcière. Cependant, le jeune homme ne ressentit pas la moindre once de frayeur devant cette étrange voyageuse. Non pas qu’il fût particulièrement courageux – il sursautait chaque fois qu’un client brisait un verre par mégarde et courait chercher son oncle quand une rixe menaçait d’éclater entre deux ivrognes –, mais il se dégageait de cette vieillarde une aura mystérieuse, pleine de bonté et de beauté. 11


Aidée de sa canne, la nouvelle venue franchit les quelques pas qui la séparaient du garçon. Un parfum d’humus et de feuilles mortes embauma l’air. « Bonsoir, mon petit ! le salua-t-elle d’une voix chevrotante – elle l’avait appelé “petit”, bien que Virgile la dépassât presque d’une tête tant elle était courbée. Sais-tu si on pourrait nous donner à manger ici, et s’il resterait une petite chambre pour nous ? » Son interlocuteur s’étonna du « nous » employé. C’est alors que son regard fut attiré par un mouvement aux pieds de l’inconnue et ses yeux tombèrent sur le deuxième voyageur. Il s’agissait d’un chat au pelage flamboyant de mille nuances d’or et de roux. Ses prunelles, qui recelaient une infinie sagesse, dardaient leur éclat sur le jeune homme, attendant visiblement qu’il réponde à la question. « Sûr ! répondit celui-ci en retrouvant ses esprits après être resté un moment silencieux. Mon oncle s’f’ra un plaisir d’vous préparer un bon r’pas pendant qu’j’apprêt’rai une chamb’ pour vous ! » Il était tout joyeux d’accueillir enfin des clients et son oncle le serait probablement tout autant. Cependant, alors qu’il affichait désormais son sourire le plus jovial, les lèvres de la vieillarde s’étaient figées et son regard s’était voilé. « C’est que… précisa-t-elle d’une voix rauque. Je n’ai pas de quoi payer… » Virgile eut une courte hésitation. Devait-il chasser sans états d’âme cette mendiante et son matou ? En même temps, la journée avait été si longue, si vide, si ennuyeuse… D’une morne monotonie… Il n’avait nulle envie que la soirée se déroule de la même manière ! Son oncle, probablement, ne cracherait pas non plus sur un peu de compagnie. « Bah, bah ! fit-il. On trouv’ra bien un moyen d’s’arranger. V’nez, mamie ! Restez pas dehors plus longtemps, la nuit va p’us tarder à tomber. » Il prit le bras de la vieillarde pour l’aider à rentrer dans l’auberge et cria : « Père Paulin ! J’nous amène d’la compagnie pour c’soir ! » Derrière eux, le chat se glissa par l’entrebâillement juste avant que le jeune homme referme la porte. (...)

La suite dans Terre mère


Comité de lecture : Floriane Derain, Cécile Durant, Anaïs Hay, Gabriel Honoré, Georges Milton, Julia Pinquié, MCV, Constant Vincent Direction éditoriale : Cécile Durant Corrections : Cécile Durant, Constant Vincent Couverture et illustrations : Julia Pinquié Graphisme de couverture : Lina Lepetit Maquette : Cécile Durant

Retrouvez Terre mère sur editions-kelach.com © Éditions Kelach Dépôt légal : octobre 2021 ISBN : 978-2-490647-61-3 9782490647613 Les Lutins de Kelach La Peyrelle 6, rue de Rivaillon 16260 Chasseneuil-sur-Bonnieure Collection Nouvelles Graines

Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5 (2° et 3° a), d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.



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