Les trois coups du spectre : Extrait

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Les trois coups du spectre Extrait

Louise Roullier


CONTES NIPPONS

VANESSA ARRAVEN HENRI BÉ ANTHONY BOULANGER AUDREY CALVIAC CLÉMENCE CHANEL LAURENT COMBAZ VÉRÈNE DEVENTHÉRY FRÉDÉRICGOBILLOT ÉGLANTINE GOSSUIN ÉLODIE GREFFE RODOLPHE LE DORNER NIMU DOLA ROSSELET LOUISE ROULLIER MAUD WLEK


LES TROIS COUPS DU SPECTRE Louise Roullier

Japon – Régence du shogun Ienari Tokugawa, 1835.

Maître Ejima – détenteur du titre de Meijin1 et précepteur de go attaché au shōgun2 – se penchait sur sa partie. L’angoisse lui tordait le ventre. Le chaos régnait sur le goban. Son adversaire, le jeune Gosu, fixait sur le plateau un regard indéchiffrable. Cela faisait dix heures, désormais, que les deux joueurs s’affrontaient, et en dix heures, Gosu n’avait laissé transpirer ni crainte, ni joie, ni colère, rien, rien que l’énigme de ces yeux noirs, flottant d’un point du goban à l’autre. Ce prodige du go ne devait pas avoir vingt ans. Il avait quelques tics, des manies d’excellent joueur : le bout de son index s’agitait légèrement, à mesure qu’il prévoyait les prochains coups, et il secouait régulièrement la tête, pour rejeter mentalement des calculs erronés. Son visage effilé semblait étrangement pâle. Ses doigts étaient fins comme des baguettes. Son kimono lâche devait masquer des membres maigres, un peu tordus, aussi blêmes et osseux que ses joues. Il respirait fort et, à plusieurs reprises, il avait été pris de quintes de toux violentes. Deux mois plus tôt, Ejima n’avait encore jamais entendu parler du jeune Gosu. C’était tout récemment qu’on le lui avait présenté comme un joueur de talent, certes issu de l’école de go rivale de la sienne, mais qui admirait sincèrement le maître. On avait demandé au maître la permission d’échanger des lettres… Qui, déjà ? Quelle 1 Titre exceptionnel, signifiant « maître », « grand homme accompli », « être d’exception », aboutissement de toute une existence dédiée et sacrifiée à l’art. 2 Général.

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personne avait mis en contact Gosu et Ejima ? Tout en comptant ses maigres points sur le goban, le maître fouilla sa mémoire. Il ne se rappelait plus bien. S’agissait-il d’un joueur ? Non, c’était à la cour ; ils étaient plusieurs, des hommes, un groupe d’hommes, de ces dilettantes qui évoluaient dans l’entourage du shōgun, et qui se croyaient experts en go parce qu’ils fréquentaient des joueurs professionnels. L’un d’eux avait mentionné le nom de Gosu… Lequel ? Ejima tenta de se remémorer son nom, en vain. Il se souvenait vaguement de son visage, rond, un peu gras, fendu d’un fin sourire, les yeux petits, perçants. Le noble lui avait tendu des lettres, et, poussé par un instinct fatal, Ejima les avait prises. Dans ces missives, tracées d’une main déliée quoique un peu tremblante, Gosu avait sollicité une entrevue. Le maître la lui avait accordée. Il s’était présenté à lui, jeune, pâle, fragile, escorté de deux élèves de l’école rivale qui semblaient lui servir de garde-malades. Humblement, le prodige s’était agenouillé devant le maître, incliné jusqu’à terre et avait imploré le Meijin de lui accorder une partie officielle. Ejima avait accepté. Pourquoi pas ? Il avait l’occasion d’instruire un jeune homme prometteur. Et puis, il prouverait à nouveau sa supériorité sur l’école rivale. Peut-être pourrait-il convaincre Gosu de la quitter. Il ne craignait pas la défaite : le monde du go était petit, les rumeurs y couraient vite ; si le talent du jeune Gosu égalait vraiment celui du maître, il ne serait pas passé inaperçu jusqu’ici. Lorsqu’il avait posé sa première pierre sur le goban, Ejima se sentait sûr de gagner. Il lui avait fallu vingt coups pour prendre peur. Gosu, l’inconnu, se révélait d’une force inconcevable. Les pierres noires écrasaient de toutes parts celles, blanches, d’Ejima. La partie tournait au combat furieux, et le maître allait perdre. Au jeu de go – aussi simple en apparence que réellement profond – il est tout à fait possible de gagner de façon pacifique. On joue à deux, noir, blanc, chacun son tour, en posant un pion, une « pierre », sur l’un des croisements du goban, grille de dix-neuf lignes par dix-neuf lignes. Les pierres restent immobiles. On les accumule jusqu’à ce qu’il ne reste plus de bons coups à jouer. C’est un jeu qui procède par dépôt et par fixation, calme comme la création d’une plage par un grain de sable déposé, jour après jour, par les vagues. Mais la vague peut devenir tempête. On peut tuer au go. Si une pierre (ou un groupe de pierres) est totalement entourée par des pions adverses, elle est prise, et on l’ôte du goban. C’est un 126


soldat tombé sur le champ de bataille, dont on retire le corps. Le jeu ne s’arrête pas pour autant. Car le but des joueurs n’est pas de tuer le plus de pierres adverses, mais d’entourer la plus grande partie du goban, sans perdre trop de pions. À la fin de la partie, quand les deux joueurs estiment qu’ils n’ont plus de coups intéressants à jouer, ils passent, et on compte les intersections contenues dans les parties entourées, ou « territoires ». Celui qui en a le plus gagne. On peut donc remporter la partie en essayant, sereinement, d’entourer un peu plus de territoire que l’autre. Tel n’était pas le style de maître Ejima. Au contraire, il aimait les parties combatives. Avec une puissance magistrale, il attaquait, déstabilisait, menaçait de tuer les pierres adverses. Il ne mettait pas forcément ses menaces à exécution ; il cherchait plutôt à placer l’adversaire devant une alternative : le laisser prendre le dessus, ou voir mourir ses pierres. Il n’hésitait pas à se lancer dans des batailles complexes pour arracher l’avantage. Souvent, ses parties entraient dans des phases indécises où des amas de pions flottaient sur le goban à la façon des spectres. Puis, quand l’adversaire paraissait sur le point d’anéantir Ejima, d’un coup, la situation se renversait. Ses groupes, qui paraissaient morts, ressuscitaient soudain au cœur de combats acharnés et se retournaient contre les pierres adverses, qui devaient reculer ou mourir. À ce jeu-là, Ejima s’était révélé invincible, du moins jusqu’à présent. Les pierres noires de Gosu avaient infligé à Ejima un revers cuisant en début de partie, dans une séquence très complexe où le jeune homme avait joué un coup absolument brillant. Noir avait volé à Blanc le coin du goban où il comptait faire des points. À présent, Gosu attaquait sans merci un grand groupe de pierres blanches, qu’Ejima ne pouvait pas se permettre de perdre. D’autres groupes de pierres blanches pouvaient se trouver en danger dans un coup ou deux. La situation était délicate, presque désespérée. Et le maître s’acharnait, s’escrimait à réfléchir, à anticiper des suites de dix, vingt, trente coups, qu’il passait en revue dans sa tête migraineuse, pour les rejeter aussitôt, car toutes étaient mauvaises. Et on le regardait ! Certains de ses propres disciples, des élèves de l’école rivale, d’autres maîtres de go, moins brillants que lui, assistaient sans mot dire à ce commencement de débâcle. Sans compter que Gosu n’avait que le rang de 7 dan, deux niveaux endessous du Meijin. Ejima ne devait pas perdre : il en allait de sa réputation, et de sa réputation dépendaient son présent et son 127


avenir ! S’il perdait, comment pourrait-il survivre à cette humiliation ? Dehors, le ciel devait rougir. Des rayons du crépuscule frappaient les fenêtres. Ils coulaient sur le sol de la pièce comme pour dessiner des traînées sanglantes. Un des organisateurs, qui notait la partie, commença à dire d’une voix très douce : « Ejima Meijin, Gosu 7 dan, pardonnez-moi de vous interrompre, maîtres, mais la nuit tombe. Peut-être désireriez-vous vous reposer ? » Gosu leva la tête et reporta le regard sur le maître, qui avait la préséance et dont c’était le tour. « Repoussons la suite de la partie à demain, je vous prie, dit Ejima. — Bien sûr, maître », répondit Gosu avec une déférence mécanique. Il se dressa sur ses pieds avec lenteur ; il semblait vaciller au moindre mouvement un peu brusque. Les deux joueurs quittèrent la pièce, laissant en l’état le goban chaotique. Pendant que Gosu regagnait péniblement sa chambre, Ejima sortit de la salle. Pour assurer aux deux joueurs un terrain neutre, en ces temps de rivalité politique entre les écoles de go, la partie ne se déroulait pas à Edo. Elle se tenait dans la demeure d’un seigneur proche du shōgun, vieille de deux siècles, isolée dans la montagne. Ravi d’héberger les champions des deux grandes écoles de la capitale, le seigneur avait réservé la salle d’audience pour leur affrontement. Le goban trônait ainsi sur les tatamis, au milieu d’étagères chargées de céramiques chinoises, là où, jadis, les nobles nouaient leurs alliances militaires, faisant et défaisant les shōgun dans des tractations silencieuses. Les joueurs étaient logés un peu plus loin, par-delà un jardin en pente, sillonné d’escaliers de pierre et surplombé par un petit sanctuaire. Pour se détendre, Ejima se promena quelques minutes dans le jardin, accompagné d’un camarade, Yujin-san. L’automne flétrissait les arbres rougeoyants. Un vent rageur s’était levé depuis quelques jours, et des feuilles mortes s’écrasaient en rafales sur les étendues d’herbe. « Maître, on m’a dit quelque chose de la plus haute importance, pendant que vous jouiez le début de la partie, souffla Yujin lorsqu’ils furent éloignés des autres spectateurs. Savez-vous qui 128


vous envoie Gosu ? — L’école rivale, qui veut défier la nôtre, s’efforça de répondre Ejima, qui ne parvenait pas vraiment à détacher ses pensées de la partie. — Pas seulement, dit Yujin d’un ton alarmé. Vous savez, ce jeune homme est le protégé de Seki 8 dan ! — Seki ? répéta le maître, arraché à ses réflexions par ce nom. — Il ne décolère pas à l’idée que vous ayez été nommé précepteur du shōgun à sa place. Selon lui, on n’aurait pas dû vous attribuer le poste sans organiser une nouvelle partie entre vous deux. Il se prétend meilleur que vous ! — Comment ose-t-il ? Je l’ai battu il y a trois ans », gronda Ejima. À présent, il entrevoyait le piège dans lequel il était tombé. Gosu était une arme, l’instrument de la vengeance de son rival jaloux. On l’avait formé, entraîné, conditionné dans le but d’infliger à Ejima une humiliation publique. Seki l’avait envoyé comme appât et le Meijin avait mordu. « Vous savez, continua Yujin à voix basse, il y a une rumeur, sur ce jeune Gosu… — Dites-moi, Yujin-san.

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Relectures : Cécile Durant Corrections : Cécile Durant, Anaïs Hay, Clémence Teixeira-Leveleux Couverture : Julia Pinquié Illustrations : Romane Gobillot Maquette : Cécile Durant

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Dépôt légal : août 2020

ISBN : 978-2-490647-20-0 Les Lutins de Kelach La Peyrelle 6 rue de Rivaillon 16260 Chesseneuil-sur-Bonnieure Collection Nouvelles Graines

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