J'ai la fièvre (extrait)

Extrait de la nouvelle J'ai le Fièvre

CÉCILE DURANT

Terre Mère AUDREY BERGERAT ANGE BEUQUE RAVEN BLACKY MATTHIEU CLERJAUD ELSA COUDERC MARINE GAULIN CHRISTOPHE GERMIER ANAÏS HAY JEANNE LECLÈRE LINA LEPETIT MINUIT JULIA PINQUIÉ ANTONIN SABOT PAULINE VETTER KELACH ÉDITIONS

J’ai la Fièvre Pauline Vetter

Comment est-ce que ça arrache quelque chose ?

La vitre écrase mon front ou mon front écrase la vitre, je ne sais pas.

Il y a trop de lumière dans le train.

Par terre c’est sale. Par terre.

J’écoute la musique. La musique qui me rappelle qui me donne le sentiment le sentiment familier, tu sais. Ça fait comme des rebonds, des vertiges, des anguilles.

J’ai pas les mots.

C’est juste, je crie et je m’entends crier. Et ça ne me fait pas peur.

C’est tendre.

Moi, quand tout le monde crie en même temps, je ne m’entends plus. Je n’entends plus mon propre cri.

Anesthésie.

J’ai le goût de la salive de quelqu’un d’autre dans la bouche.

Prochain arrêt J’ai tendance à dormir dans le train.

Tout le monde dort dans le train. Tout le monde dort.

J’aimerais danser dans le train. Le wagon s’y prête si bien.

Pas oublier de descendre.

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Trois euros le cookie sans gluten de la gare. Le bruit de ma propre mastication me gêne. Sous mes dents, le chocolat se désagrège.

Les passagers m’écoutent manger.

Je les vois guetter les moindres galipettes de ma mâchoire.

Voix de femme robotisée.

Nous vous souhaitons la bienvenue dans notre train à destination de Je n’ose pas bouger. Je n’ose pas activer ma langue dans cette jubilation de biscuit.

Je n’ai pas été fait pour cohabiter. « Vous êtes seul ?

— Oui. — Vous êtes accompagné ?

— Non, je suis seul. » Avant, j’aimais être seul.

Maintenant, je dérange.

Je suis cet individu-là qui attend le train. Je n’arrive pas à m’imaginer en train d’attendre le train. Pourtant, je suis là. Il fait froid, je ferme ma veste, une femme parle fort au téléphone, c’est le quai de la gare au matin.

J’ai une image de rosée au bout des feuilles d’un frêne. De ronces violettes et de pins gigantesques. Des cygnes sur l’eau.

Je ne sais pas ce qu’il y a derrière les vitres du train.

Je dors.

Un homme fait du bruit et tout le monde grimace.

Un tunnel.

J’ai des réminiscences d’un petit pont de pierre.

Un autre tunnel.

J’imagine le bruit des sabots de chevaux le long de la route, le clac-clac-clac sur les rails.

J’aperçois les tags sur les murs, les tatouages du béton.

Les immeubles sont des containers.

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Deux enfants jouent à cache-cache derrière des barils de fioul.

Le ciel s’effiloche.

C’est cubique et c’est creux et ça a des couleurs néonesques.

Le soleil se reflète sur les boucles d’oreilles des passants et sur les matraques des flics. À travers les fenêtres, les rayons jaunissent.

Un air de guitare. Je ferme les yeux.

Tout est brillant.

Les pneus grincent sur le bitume.

Moteurs échos écocides.

J’ai oublié ce que je faisais ici.

Où sont les pépiements des oiseaux ?

Je passe devant une vitrine. C’est moi. C’est moi dans la glace.

C’est moi décomposé en vaguelettes. C’est mon visage neutre derrière le visage heureux d’une affiche publicitaire.

On ne fait plus la différence entre la nuit et le tunnel. Ça sent l’essence.

Les lampadaires sont des loupiottes.

Des cœurs dorés dans une membrane cousue à même la lumière.

Quelqu’un éternue.

Dans la nuit, l’eau est un brouillard de paillettes. À vos souhaits.

Le bruit électrique des freins quand le train s’arrête.

Ce que j’entends passe à travers une clepsydre.

Ouverture des portes. Une brise dans mes cheveux.

Je croise le regard de quelqu’un, comme ça, dans la rue. Je sens que je l’ai heurtée, cette personne, avec mes yeux. Mes yeux sont 87

des insultes.

L’écoulement de la pluie dans les canalisations.

Ma chemise pleine de transpiration colle dans mon dos.

Je sens cette odeur rance qui est la mienne et qui me dérange.

Une femme est assise sur un banc, ne remarque pas l’homme qui marche autour en rectangle, ou alors elle fait semblant.

Elle ressemble à ma copine Manon. Sur ses épaules, la veste en moumoute donne envie de se pelotonner.

Un rire me prend la gorge mais personne n’écoute à cause du bruit.

On ne s’entend plus penser.

Quelqu’un ramasse un mégot et le met en bouche.

Depuis quand il y a autant de monde sur le quai ?

Je suis comme lui, comme elle, comme ceux-là.

Je ne suis personne.

J’attends que le train démarre.

La suite dans Terre mère

Comité de lecture : Floriane Derain, Cécile Durant, Anaïs Hay, Gabriel Honoré, Georges Milton, Julia Pinquié, MCV, Constant Vincent Direction éditoriale : Cécile Durant Corrections : Cécile Durant, Constant Vincent Couverture et illustrations : Julia Pinquié Graphisme de couverture : Lina Lepetit Maquette : Cécile Durant

Retrouvez Terre mère sur editions-kelach.com © Éditions Kelach Dépôt légal : octobre 2021 ISBN : 978-2-490647-61-3 9782490647613 Les Lutins de Kelach La Peyrelle 6, rue de Rivaillon 16260 Chasseneuil-sur-Bonnieure Collection Nouvelles Graines

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