Oraison terrestre : extrait.

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Extrait de la nouvelle Oraison terrestre


CÉCILE DURANT

Terre Mère AUDREY BERGERAT ANGE BEUQUE RAVEN BLACKY MATTHIEU CLERJAUD ELSA COUDERC MARINE GAULIN CHRISTOPHE GERMIER ANAÏS HAY JEANNE LECLÈRE LINA LEPETIT MINUIT JULIA PINQUIÉ ANTONIN SABOT PAULINE VETTER KELACH ÉDITIONS


Oraison Terrestre Audrey Bergerat

Le chant des Dévouées m’éloigne de la cuisine tiède du temple, des cuillères en bois usées, de mon univers simple et confortable. Les mots qu’elles prononcent colorent mes pensées, rendent mes gestes mécaniques. Et puis les paroles de Gaëlle cisaillent mon inconscient, me ramenant au milieu des hommes avec qui je travaille. Je secoue mes doigts maladroits qui manipulent les bols en céramique. Les remplir de pommes de terre semble pourtant une tâche facile à exécuter. J’envie ceux qui les enfouissent sous la braise puis les pèlent avec un couteau. Assis à côté du feu, ils bavardent et rient. Devant moi, le vent fait danser des voilages bleus qui masquent le groupe des Dévouées. Je n’ai jamais été aussi près de celles qui incarnent la Terre. Dans la cour, elles projettent leurs voix, dispensant la prière journalière. Je les imagine courbées au milieu des bosquets, emmitouflées dans les châles dont elles s’affublent parfois lorsqu’elles sortent du temple. Personne n’assiste à la cérémonie, mais tout le quartier entend les chants qui s’élèvent entre les colonnes. De nouveau, un frisson court le long de ma nuque qui oscille au rythme des déclamations. Leurs voix s’entrecroisent comme pour bercer notre monde. « Alors, Victor, première fois au temple ? » Autour de moi, l’environnement se matérialise avec violence. Les yeux de mon frère crépitent. Sa bouche plissée exprime de l’amusement mêlé de mépris. Pour Marcus, les prières sont inutiles. Beaucoup sont de son avis. Tout est une question de symbolique, nous apprend-on à l’école. Moi, je n’en sais rien. Je sais juste que ces


femmes se chargent d’un fardeau pour éviter que le chaos ne nous reprenne. Si cela peut marcher, je suis prêt à remplir leurs bols de légumes tous les matins. Marcus s’empresse de remplir les récipients, me bousculant dès qu’il peut, alternant entre remarques désagréables et gloussements puérils. Qui dirait que ce grand gaillard approche la trentaine ? « J’espère être affecté à une tâche différente, la prochaine fois, ça me fera des vacances. — Arrête de mentir, petit frère, je sais que tu ne peux pas te passer de moi ! » Il me frappe avec le dos d’une cuillère et un bout de pomme de terre s’en échappe pour se coller dans son œil. Les filles qui emportent les plateaux pouffent et je m’esclaffe à mon tour. Devant nous, la voix de Gaëlle se fait plus forte, la prière touche à sa fin. Ses mots sont les mêmes que ceux d’hier et pourtant j’ai l’impression de les entendre pour la première fois, comme s’ils étaient vêtus d’une nouvelle couleur. J’ai pleuré face à la haine, Face à la bêtise humaine. Mais les larmes de la Terre ont tardé À éteindre les flammes qu’ils ont allumées Et le brasier étendu nous a ravagés. La lamentation de Gaëlle s’estompe à mesure que les bouches des Dévouées cessent de vibrer. Elles frappent leurs cuisses et leurs joues avant que leurs cordes vocales ne prennent le relais. Alors le chant de la rédemption perce mes tympans.

Face à la colère, Gaëlle s’est levée ! Au cœur de la tempête, ses pieds sont fichés Dans celle qui nous accueille avec tant de bonté ! Gloire à la Terre, qui nous a pardonné ! Je termine de récurer le plat et bientôt un nouveau plateau chargé de légumes disparaît. Le trouble qui m’habite s’estompe à mesure que les oiseaux recommencent à pépier. Une cloche aigrelette sonne. Mes heures de travail pour la communauté s’arrêtent là et j’aperçois déjà l’équipe suivante qui vient nous relever. Mon frère s’éclipse dans les couloirs, et je lui emboîte le pas, me


hâtant de rejoindre la place puis les ruelles de Pruniers. Il bifurque en direction de la salle de lutte, où il s’entraînera jusqu’à ce qu’il soit l’heure de siéger au Conseil. Moi, je suis libre. Je lève le nez vers le ciel où quelques nuages s’étirent, annonçant le début de l’automne. Mon grand-père était enfant lorsque les dernières fusées ont décollé pour Mars. Les puissants de cette Terre ontils réussi leur mission ? Sont-ils arrivés à créer l’atmosphère qu’il y manquait pour vivre ? Ou se sont-ils embourbés dans des guerres civiles et des révolutions fangeuses, répétant les erreurs commises avant le Grand Abandon ? Usant de fusils, de glaives puis finalement de doigts ensanglantés ? Je suis minuscule, sous les cieux en pleine expansion, pourtant je me sens grand aussi, car je suis le descendant des rescapés. De ceux qui, guidés par Gaëlle, ont rétabli l’Équilibre au milieu du chaos écologique. J’émerge au milieu des bruits ménagers qui s’échappent des fenêtres. Devant moi se dessine la maison où Marcus et moi avons grandi comme deux graines plantées trop près : partageant la même eau mais cherchant à s’épanouir dans leur propre rayon de soleil. Je revois brièvement nos escapades dans la chênaie et les punitions que nous avons partagées avant que l’école ne nous sépare. Sur le pas de la porte, ma mère m’alpague. « Victor ! Comment s’est passée ta matinée ? » Elle a un poing fiché sur la hanche, comme un air de défi. « Comme d’habitude. Tu sais que le travail communautaire me plaît, peu importe la tâche que l’on me confie. » Comme Marcus, elle s’acharne à faire démarrer en moi une flamme qui n’existe pas ; mais pour une fois, elle n’insiste pas. Elle sait que j’accueille avec gratitude ces trois heures par jour où je me plie aux décisions du Conseil qui m’affecte aléatoirement aux champs, au bois ou au temple. Comme je les plains, elle et Marcus, de ne pas accueillir ce sentiment de bien-être général que me procurent ces travaux ! La parole de ma mère s’adoucit : « J’ai appris qu’à la prochaine rotation, je serai affectée au temple, aux horaires de soirée. Tu seras du matin à la chênaie, on devrait pouvoir s’arranger pour les repas du soir. » Je pénètre dans la maison qui sent le levain et les pâtons qui gonflent. « Marcus ne peut pas s’en occuper ? » Elle chasse un insecte imaginaire avec le dos de sa main et me


tourne le dos, faisant mine de ranger la cuisine. « Tu sais bien que depuis qu’il est au Conseil, il n’a plus de temps libre. Et puis il a le club de lutte. — Je sais, maman. Mais moi aussi, j’ai une activité qui me prend du temps. — Penses-tu ! La musique ! Tu pourras décaler tes cours de flûte, et puis les cérémonies sont moins fréquentes en hiver, tu ne devrais pas être débordé. » Je la regarde prendre la défense d’un fils qu’elle dit admirer mais dont elle a secrètement peur. La force de caractère de Marcus le rend parfois agressif, mais ma mère refuse de voir à quel point la colère d’avoir perdu sa femme ronge son corps. Au club de lutte et au Conseil, il s’épuise à trouver du sens à l’adversité et se prive de moments simples, comme border sa fille. Malgré tout, j’ai de la tendresse pour les invectives qu’ils m’adressent, pour leurs provocations qui cherchent à me faire enrager. Elles traduisent à quel point ils ne comprennent pas mon calme lorsqu’eux sont en colère ou mon absence d’envie d’avoir plus que ce que je n’ai déjà. Plus de temps libre, plus de pouvoir. Oui, j’ai de la tendresse pour les maladresses qu’ils cumulent, car je sais qu’ils souhaitent mon bonheur, sans réaliser que je l’ai déjà atteint.

É Et puis, le jour se confond à la nuit, la semaine s’accroche à la suivante comme les maillons de la chaîne du temps. Le matin, les paroles des chants glissent sur ma peau, l’après-midi, je perce des flûtes avec ma nièce, Abby. Bientôt, ma mère est obligée de charger la cheminée pour que les nuits ne transissent pas son petit corps encore fragile. Sur la longue table, les assiettes sont disposées et j’apprends à Abby à peler un navet sans se couper. Lorsque ma mère entre, un peu du soir glacial la suit dans la pièce. Le bas de son manteau est trempé. Certains chemins auraient besoin d’être comblés, mais Marcus nous a dit que le Conseil veut attendre le printemps. Attablée, ma mère regarde Marcus embrasser sa fille puis me sourit brièvement. Mon envie de fonder une famille n’est pas assez rapide pour elle. Je suis presque sûr que parmi les bijoux qu’elle va vendre au marché, il y a un médaillon ou un bracelet qu’elle conserve pour son prochain petit-enfant. Nous finissons à peine de manger le gâteau aux poires que Mar-


cus se lève et s’adresse à ma mère : « Une session extraordinaire du Conseil a lieu ce soir. — Ce n’est pas la soirée mensuelle de combats au club ? » Marcus ébouriffe les cheveux d’Abby que j’ai tressés plus tôt. « Si, j’y passerai après la réunion, ne m’attendez pas. » Ma mère acquiesce et prend sur ses genoux la petite, qu’elle entreprend de faire rire à force de chatouilles. Mon frère s’engouffre sous un rideau de pluie, sans souhaiter bonne nuit à sa fille. Je charge le feu pour rendre notre soirée agréable. Ma guitare accordée, je pince les cordes et guette une réaction sur leurs visages. Celui de ma mère s’orne d’un sourire et elle s’installe confortablement à côté de moi, tout en couvant Abby du regard. Cette dernière sautille d’excitation. Mes mélodies ne résonnent jamais aussi bien que dans ses yeux, comme si elle y décelait une vérité que j’ignore moi-même. Abby se calme enfin et se pelotonne contre ma cuisse comme un chaton. Il y a tout de même un peu de fierté dans les yeux de ma mère. Alors que j’ai presque épuisé mon répertoire de ballades, Marcus passe de nouveau sa tête renfrognée sous le chambranle de la porte. Je suis le premier à briser notre cocon musical. « Alors, Marcus, on s’est pris une raclée ? » Il hausse les épaules, puis s’assoit à table. « Je n’y suis pas allé. Gaëlle m’en a coupé l’envie. » Abby s’est endormie et ma mère la porte jusqu’à son lit avant de nous rejoindre. Marcus poursuit, la voix rauque : « Gaëlle est malade et souhaite nommer celle qui la remplacera. » Le silence qui suit nous met au défi d’afficher nos craintes. « La Désignation aura lieu dans une semaine. » Les mots tranchent mes dernières espérances. Toute parole est superflue. Je laisse ma fierté s’effilocher et accueille mon impuissance : une jeune fille devra quitter son foyer pour prendre la relève. La nuit est interminable. Marcus la passe à entretenir le feu dans lequel j’essaie de perdre mes sens. Comment l’annoncer à Abby ? Comment lui expliquer qu’elle peut nous quitter comme cela, que les promesses de grandir auprès de sa famille peuvent être trahies ? Comment dire à une fillette qui n’a pas connu sa mère qu’elle peut être arrachée à la chaleur des bras de son père ?

à suivre dans Terre mère...


Comité de lecture : Floriane Derain, Cécile Durant, Anaïs Hay, Gabriel Honoré, Georges Milton, Julia Pinquié, MCV, Constant Vincent Direction éditoriale : Cécile Durant Corrections : Cécile Durant, Constant Vincent Couverture et illustrations : Julia Pinquié Graphisme de couverture : Lina Lepetit Maquette : Cécile Durant

Retrouvez Terre mère sur editions-kelach.com © Éditions Kelach Dépôt légal : octobre 2021 ISBN : 978-2-490647-61-3 9782490647613 Les Lutins de Kelach La Peyrelle 6, rue de Rivaillon 16260 Chasseneuil-sur-Bonnieure Collection Nouvelles Graines

Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5 (2° et 3° a), d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.



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