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L'Arche Royale

Y.H-M. En effet, c’est la grande vertu des Anglais, c’est même la grande vertu des Britanniques. Néanmoins, je pense qu’il y a une grande différence avec ce qui se passe aujourd’hui, car on évolue toujours dans un milieu culturel dominant. Ainsi aujourd’hui, même si la pratique religieuse tombe en désuétude, être en milieu protestant ou en milieu catholique, ce n’est pas la même chose. Les Suédois, aujourd’hui, ont une pratique religieuse de 1 à 2 % : ils sont quasiment une société post-chrétienne, mais cotisent volontairement à 75 % à l’Église luthérienne. C’est-à-dire que ce sont des adhérents non pratiquants. On avait déjà des pratiquants non croyants avec les Polonais, du temps du régime communiste qui, pour embêter le gouvernement, allaient aux processions alors qu’une partie ne croyait pas en Dieu. Désormais, on a cette nouvelle catégorie et donc il ne faut pas que notre formulation ferme, il faut qu’elle ouvre. Comme le corpus maçonnique s’est construit progressivement, la définition de l’Art Royal ne peut être qu’ouverte. On peut définir les principes, mais en les laissant accueillants si j’ose dire. Nos amis anglais y arrivent très bien. En France, on est souvent dans le binaire, c’est-à-dire blanc ou noir.

Olivier Badot Au rituel, à la mythologie, je vais ajouter la dimension sociologique et économique, pour plus de contingence profane. Je vais le faire à partir d’un témoignage parce que je fréquente la Maçonnerie en Angleterre, en particulier à Londres et je trouve que le rituel est stable, le corpus mythologique n’a pas beaucoup changé mais en revanche, au plan sociologique et économique, j’y trouve une énorme plasticité. Par exemple, le Grand Temple accueille beaucoup d’événements de mode, des films, etc. Et parfois en les hybridant avec des symboliques maçonniques, y compris auprès de populations jeunes et féminines. Quelle extraordinaire modernité et occasion d’ouvrir notre confrérie sans pour autant toucher aux fondamentaux rituels !

J-F.V. Mais c’est simplement le lieu qui est loué !

O.B. Peut-être, mais selon moi, cela montre une certaine plasticité sociologique et économique. Voilà une façon d’évoluer sans trahir les fondamentaux.

Y.H-M. En effet, les Anglais y sont contraints. Pour les 200 ans du Royal Arch Masonry, un service a été organisé à la cathédrale de Canterbury. La nouveauté, c’est que le culte était dirigé par la révérente Sheila Watson. Il faut s’adapter.

O.B. Oui, mais ça fait partie aussi de la question je trouve. Je n’ai pas dit que c’était ce qu’il fallait faire, mais enfin ça donne un benchmark : voilà ce que font les Anglais. Ils ne touchent pas au rituel, ils ne touchent pas à la mythologie, mais ils innovent à la périphérie...

Antoine Faivre Je pense aux États-Unis où j'ai vécu deux ans et demi. J’ai fréquenté des Loges, j’ai bien connu, notamment, une Loge de Berkeley, étant professeur à l’université du même nom. La visibilité, la connexion avec le monde extérieur, se faisait notamment de la façon suivante : dans la Loge, tout le rituel était pratiqué par cœur. Mais pas de planches… En revanche, ce qui tenait lieu de ce que nous appelons les Agapes, c’était un dîner avant la Tenue rassemblant, d’une part, tous les Frères et d’autre part, des profanes choisis, pour nous parler de thèmes purement profanes. Il y avait un exposé à la suite duquel les Frères s’entretenaient avec l’invité durant de longs moments. Je ne dis pas que c’est un modèle, mais cela va un peu dans le sens que tu évoques, Olivier. Par exemple, nous eûmes un exposé très intéressant fait par un spécialiste des chemins de fer : "La situation des chemins de fer aux ÉtatsUnis" à ce moment-là. Une autre fois, ce fut une sociologue, qui nous a parlé de "L’enseignement primaire en Russie". Je m’en suis entretenu plusieurs fois avec le Vénérable de la Loge qui m’a dit, à peu près en ces termes : "Oui, c’est notre ouverture à nous sur le monde" !

O.B. On est dans le sujet, comment éviter l’hémorragie? Comment regagner des candidats qui seraient intéressés par la Maçonnerie de tradition compte tenu des changements du monde ?

A.F. Aux États-Unis, en Angleterre aussi, mais surtout aux ÉtatsUnis, il y a cette visibilité de la Maçonnerie, cette sorte d’ancrage sur la culture extérieure. Ce n’est tout de même pas pour rien qu’une des grandes avenues de San Francisco s’appelle Masonic.

J-F.V. Autres questions : en quoi a-t-on besoin d’être fermé pour pratiquer l’initiation ? Cette fermeture de la Loge est-elle étanche aujourd’hui ? Est-elle encore possible à l’heure de Wikipédia ? Dans un sens ou dans les deux sens ? À quoi sertelle au sens profond c’est-à-dire en quoi est-elle constitutive du fonctionnement initiatique ?

Jean Staune C’est symbolique. Prenons les mystères grecs d’Éleusis, prenons les églises roumaines en forme de huit, on voit très bien, dans la forme même de l’église, que les catéchumènes ne pouvaient pas mettre les pieds dans la première partie de l’église. Le rituel orthodoxe est magnifique là-dessus. Avec des images, des représentations, l’iconostase ferme la porte au moment de la transsubstantiation. Tout est là, toutes les traditions sont là. Un rituel profond ne se fait pas sur la place publique, dans l’agora.

B.P. Le premier devoir d’un Franc-maçon, c’est de vérifier que nous sommes à couvert.

J.S. Ce n’est pas propre à la seule Franc-maçonnerie, c’est le fait de toutes les traditions initiatiques. Elles ne se déroulent pas dans l’Agora, elles se font à couvert.

Y.H-M. Je suis d’accord, même si dans les traditions initiatiques, tu en trouveras toujours une qui fait exception (c’est ce qui fait leur charme). Par définition, on ne peut pas imaginer que le processus initiatique se déroule sur l’Agora. C’est impossible. Même l’idée de le filmer est pour moi profondément choquante.

J-F.V. D’accord, allons plus loin alors. Lorsqu’on assiste à une cérémonie de baptême pour adulte de l’Église catholique, ça se fait à la Veillée pascale avec le grand cierge, sur le parvis, on voit vraiment des structures d’ordre initiatique, avec des symboliques de l’eau et du feu. C’est comme cela qu’est

accueillie dans la communauté des chrétiens cette nouvelle personne venue au monde des baptisés, avec un rituel et ça prend effectivement à une forme d’initiation puisque ça correspond à un changement d’état et ça se fait publiquement. Excusez-moi, c’est public ce n’est absolument pas fermé. Aujourd’hui je voudrais votre réaction.

J.S. Dans mon article du cahier Villard no 100, j’insiste sur le fait qu’encore au IIIe siècle, il pouvait y avoir des adversaires du christianisme qui pensaient sérieusement que les chrétiens se réunissaient en privé pour manger de la chair et boire du sang humain parce que l’initiation chrétienne était justement gardée secrète. L’eucharistie que tu vois aujourd’hui à la messe dans toutes les églises le dimanche matin, fut pendant des siècles le secret le mieux gardé du christianisme. Ce qui est aujourd’hui public a pu être secret pendant très longtemps.

J-F.V. Je ne dis pas le contraire. La question s’adresse à la Maçonnerie aujourd’hui. Le fait de garder le secret est-il consubstantiel et absolument nécessaire à la forme initiatique maçonnique ? Vous pensez bien que ce n’est pas une plaidoirie. Au contraire, je vous demande de vous exprimer.

Y.H-M. Pour apporter une réponse équivoque, l’initiation doit être mise en rapport avec la société à laquelle on est initié. Il peut y avoir des formes d’initiations publiques dans certaines sociétés africaines qui néanmoins demeurent fermées.

L’Église romaine, en l’occurrence, n’est pas présentée comme une société fermée. Pourtant, le baptême est devenu public après avoir été longtemps pratiqué dans les catacombes, ou à couvert. Je n’ai pas assez de connaissances en anthropologie pour être catégorique, mais je dirais qu’aussi bien dans le temps que dans l’espace, à peu près toutes les sociétés dites "fermées" pratiquent au moins une partie de leur initiation à couvert. Sinon cela ne fonctionne pas, c’est-à-dire que les trois termes de l’initiation n’opérent pas. S’ils sont totalement publics, l’enlèvement de l’impétrant de l’endroit d’où il vient, son processus de "marginalisation" et son intégration ne peuvent être totalement opératoires. Il y a forcément un moment où il faut que cela se passe discrètement.

O.B. Au Rite Français, la réception se fait symboliquement dans le portique. C’est entre les colonnes et l’entrée du Temple. À ciel ouvert. C’est ce que le rituel raconte.

Y.H-M. C’est paradoxal. En même temps, tout est sinon public, du moins connu. Tu vas dans n’importe quelle bonne librairie, tu sais tout, au niveau du corpus, mais rien au niveau de l’essence.

O.B. Bruno rappelait que le premier devoir d’un Maçon, c’est de vérifier que la Loge est couverte (bien fermée, à l’abri des intrusions profanes), Dans plusieurs rituels on ajoute "intérieurement et extérieurement", parce que l’espace est multiple. Il y a la Loge, le Temple et le portique où se passe finalement la cérémonie.

J-F.V. Les avis sont donc unanimes pour dire que le schéma initiatique a besoin, pour se développer, se concrétiser, d’avoir lieu (le terme est choisi) dans un espace séparé, différent du monde ambiant.

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