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Le paysage symbolique
Une image du monde est un cadre philosophique, une structure mentale qui apporte de l’ordre et diminue le chaos. C’est comme si on lançait un appel au secours à un ami pour qu’il nous aide à comprendre ce qui se passe. Le chaos, aussi bien intérieur qu’extérieur, acquiert ainsi une certaine familiaritéet prédictibilité, afin qu’on se sente plus en sécurité. Notre cadre de pensée permet de comprendre qui nous sommes, comment nous fonctionnons, comment fonctionnent les autres et comment fonctionne le monde. Il éclaircit les causes et les conséquences. Les êtres et les sociétés qui ont des idées fausses sur les causes et les conséquences, risquent tout simplement l’anéantissement, la destruction. Le Communisme et le Nazisme ont finalement sombrés. Les Aztèques croyaient que leur fin était due au mécontentement de leurs dieux. Voilà pourquoi ils pensaient qu’il fallait construire davantage de temples. Pour cela ils avaient besoin de quantités de bois de plus en plus importantes, ce qui a entrainé la destruction de la forêt vierge, ce qui a mené à son tour à la disparition de leur culture. N’ayant donc pas de compréhension adéquate des causes et des conséquences, ils ont couru à leur perte. Ceci souligne que le modèle du monde dont nous nous servons, est de la plus grande importance pour notre bien-être et notre survie. L’abandon d’une référence, d’un ordre familier, engendre toujours un certain degré de désordre. Ce désordre peut toutefois être la nourriture d’un nouvel ordre. Dans le bouddhisme on dit : « De la boue jaillit la fleur du lotus. » Cela signifie que la boue est aussi importante et nécessaire que la fleur de lotus. Sans boue il n’y a pas de fleur de lotus. La fleur de lotus retourne finalement à la boue et fournit à nouveau de la nourriture pour de nouvelles fleurs de lotus. Le philosophe A. N. Whitehead disait: « La clé du progrès est la préservation de l’ordre dans le chaos et du chaos dans l’ordre. » Un modèle du monde où la souffrance est vue comme un chemin de purification, va engendrer de la souffrance sous la forme de mal-être. Si nous apprenons qu’être malheureux est un signe d’amour, alors on se doit d’être malheureux pour montrer qu’on aime l’autre. Ceci ne fait toujours que deux personnes malheureuses. Ce même modèle nous suggère aussi que le degré d’inconsolabilité est un signe de sensibilité et d’amour pour le défunt et que l’intensité des émotions montrées est un signe de profondeur et d’authenticité du vécu du décès.
Nos représentations et images ne sont pas la réalité même, mais des symbolesde la réalité. Elles s’y réfèrent. En outre nous pouvons concevoir des symboles qui n’ont aucun équivalent dans la réalité matérielle. Ainsi l’amouret la justicesont des concepts qui n’existent que dans notre conscience. Ils ne se réfèrent pas à des entités matérielles du monde extérieur. Notre réalité vécue est toujours notre réalité imaginée. Nous ne vivons pas avec la réalité, nous vivons avec nos images de la réalité. Nous vivons pour ainsi dire dans une réalité virtuelle. Une grande partie de notre vie consiste à manipuler des symboles de la réalité.
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C’est ce que nous appelons réfléchir. De la même façon qu’un enfant manipule des blocs de lego pour découvrir comment ils s’emboîtent et jusqu’à quelle hauteur il peut les empiler, nous manipulons dans notre imaginaire, dans notre réalité virtuelle, des symboles de la réalité pour voir ce que pourrait en être le résultat.
Les imagessont des représentationsde la réalité. Elles y ressemblent. L’image d’un chien dans notre imaginaire ressemble à un chien dans la réalité. Les paroles,par contre, sont des symboles abstraitsde la réalité. Elles n’y ressemblent pas. Le mot chien n’a aucune vraisemblance avec un chien, pas plus que le mot néerlandais hondou le mot anglais dog. Nous réfléchissons en paroles et en images et notre pensée est structurée en grande partie par, et est presque impossible sans, les possibilités logiques et combinatoires de l’instrument le plus symbolique dont nous disposons, c’est à dire la langue. Notre langue donne forme à notre pensée en catégorisant, en conceptualisant et en structurant les expériences concrètes. Jacques Lacanremarquait déjà que l’inconscient est structuré comme une langue. Tout ce que nous pouvons penser a la forme d’un langage et la langue détermine ce que nous pouvons penser. Penser c’est faire des scénarios qui mettent en scène « et si » (« what if»)pour examiner ce qui se passerait sans devoir le faire dans la réalité. Nous essayons de nous imaginer ce qui se passerait si nous invitions Paul et Pierre en même temps, pour décider si ce serait une bonne idée. L’avantage est clair. Le philosophe de la science Karl Popper(1902-1994) d’origine Autrichienne et Britannique, l’a décrit de façon concise: « L’homme a une conscience pour que ses idées puissent périr sans qu’il doive périr lui-même. » Le processus de réflexion dans notre espace imaginaireest important parce que les paroles, les récits et les représentations sont intimement liés aux émotions. Les paroles que nous utilisons sont rarement des descriptions pures de la réalité mais sont presque toujours des jugements avec une charge émotionnelle. La méconnaissance de la différence entre une observationet un jugement est à l’origine de beaucoup de malentendus et de problèmes. L’utilisation de mots, qui en soi portent déjà un jugement, évoque fatalement des émotions, qui, à leur tour, comme on l’a vu ci-dessus, mènent à des actions. Notre description de la réalité est presque toujours colorée par des jugements (préjugés), par des croyances et par notre mémoire autobiographique – notre expérience – qui forment comme un voile entre la réalité et nous. L’utilisation irréfléchie et donc imprécise de la parole est à la base de la manipulation et de l’induction en erreur d’autrui et de soi-même. Ainsi, les politiciens de parties adverses « dénoncent » invariablement les propositions de leurs opposants comme des « jeux politiques», arguant pour eux-mêmes qu’ils sont dans la vérité. Ceci n’est, de toute évidence, pas une observation objective mais un jugement ayant une charge émotionnelle négative. C’est une utilisation manipulatrice de la langue. De même, les déclarations sur les intentions des autres sont souvent des préjugés, puisque que nous ne pouvons de toute façon jamais réellement observer les intentions des autres. Nous éviterions beaucoup de conflits si nous utilisions un langage plus descriptif au lieu de tels préjugés, voir des insultes.
L’homme vit donc beaucoup plus dans la réalité subjective de son imagination que dans la réalité objective. L’importance de ce constat contre-intuitif ne peut pas être surestimée et est presque une nouvelle tournure copernicienne, une transition vers un nouveau mode de pensée. En effet, nous sommes spontanément et intuitivement convaincues que nous appréhendons la réalité telle qu’elle est, de la même façon que nous voyons intuitivement le soleil « se lever » et « se coucher ». Pourtant, ce n’est pas le cas. Nous voyons une projection de la réalité. L’homme n’a pas une relation avec la réalité, mais avec son
image de la réalité. Nous n’avons pas une relation avec notre conjoint, mais avec l’image de notre conjoint. Nous n’apercevons pas le monder tel qu’il est, au contraire : ce que nous observons se plie à notre représentation préexistante de comment sont les choses26. Celui qui ne comprend pas cela, ne peut pas comprendre l’homme. Chez l’homme les émotions sont en effet beaucoup plus déterminées par les images du monde intérieur que par les images du monde extérieur. Pour les émotions il n’y a aucune différence que les images trouvent leur origine dans le monde intérieur ou dans le monde extérieur. Cela rend compte du fait que l’excitation érotique peut être induite par des images de nature sexuelle. Le fait qu’un homme puisse être excité par la vue d’images de femmes dénudées, est une illustration parfaite de ce processus. En effet, on peut quand-même difficilement croire que l’émotion ou l’excitation sexuelle vienne de l’image même, qui n’est au fond que de l’encre imprimée sur du papier. En ce sens, les animaux sont évidemment plus réalistes que l’homme : ils réagissent toujours à la réalité d’ici et de maintenant, même s’ils peuvent l’apprécier de façon erronée.
Imagination (penser, les idées) = > émotions = > action
Comparez cette vision des choses avec l’histoire décrite supra, de l’homme qui a une crevaison. Voici une histoire Chinoise:
Dans la Chine ancienne il y avait un paysan dans un petit village de campagne. Les habitants du village le considéraient comme quelqu’un qui vivait plutôt bien, car il avait un fils et un cheval pour cultiver ses terres. Un jour le cheval s’enfuit. Ses voisins et ses amis vinrent le voir pour dire à quel point ils trouvaient cela dommage et pour le réconforter. Mais l’agriculteur répondit seulement : « Peutêtre bien, peut-être pas. » Après quelques jours le cheval revint et amena avec lui dix chevaux sauvages. Les voisins et les amis trouvèrent cette coïncidence formidable et vinrent le féliciter de cet évènement heureux. Mais l’agriculteur répondit seulement : « Peut-être bien, peut-être pas. »
26 Les lecteurs plus formés philosophiquement vont sans doute reconnaitre en ceci la pensée de Kant.
Kant parlait de la tournure copernicienne.