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Milieux de vie et promotion de la santé : orientations futures

Mark Dooris

Un coup d’œil rétrospectif: réflexions

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En 1986, la Charte d’Ottawa (OMS, 1986) déclarait que «la santé est créée et vécue dans les divers cadres de la vie quotidienne : là où l’on apprend, où l’on travaille, où l’on joue et où l’on aime». La charte est bien connue pour avoir été le catalyseur du mouvement en faveur des milieux de vie promoteurs de santé –faisant de cette approche le point de départ des programmes de promotion de la santé de l’OMS, avec un engagement à «s’éloigner du modèle insuffisant de la santé en seuls termes de maladie pour s’intéresser au potentiel que constituent pour la santé les cadres sociaux et institutionnels de la vie quotidienne» (Kickbusch 1996 : 5).

Deux décennies plus tard, il est évident que cette approche par les milieux de vie a capturé l’imagination des organisations, des communautés et des décideurs à travers le monde. Depuis la Charte d’Ottawa, une pléthore de réseaux et de programmes nationaux et internationaux a vu le jour, couvrant des environnements aussi divers que des régions, des districts, des villes, des îles, des écoles, des hôpitaux, des lieux de travail, des prisons, des universités et des places de marché. Parallèlement à cela, le concept des milieux de vie promoteurs de santé s’est fermement ancré dans les politiques internationales de promotion de la santé. Par exemple, la Déclaration de Djakarta a fortement appuyé cette approche dans le contexte de l’Investissement pour la Santé (OMS, 1997) ; l’OMS a inclus le terme ‘milieux favorables à la santé’ dans son Glossaire

Mark Dooris Directeur Unité de Développement des milieux de vie en Santé Ecole de la Santé et de la Médecine universitaire du Lancashire Faculté de la Santé Université du Central Lancashire Royaume-Uni Email : mtdooris@uclan.ac.uk

de la Promotion de la Santé, le définissant comme «le lieu ou le contexte social dans lequel les individus s’investissent dans leurs activités quotidiennes et dans lequel les facteurs personnels, organisationnels et environnementaux influent sur leur santé et leur bien-être» (OMS, 1998a : 19) ; Santé 21, la nouvelle Politique-cadre européenne de la Santé pour Tous, comportait parmi ses objectifs un point spécialement consacré aux cadres de vie favorables à la santé (OMS, 1998b : 100) ; et plus récemment, la Charte de Bangkok (OMS, 2005) a souligné l’importance du milieu de vie dans le développement de stratégies de promotion de la santé ainsi que la nécessité d’une approche de politique intégrée et d’un engagement à travailler à travers les différents environnements.

Pourtant, malgré sa popularité et ses nombreux défenseurs, cette approche n’a sans doute pas eu autant d’influence qu’elle aurait dû en avoir – notamment en favorisant l’élargissement des politiques internationales ou en poussant des stratégies nationales de santé publique. À ce sujet, le point de vue d’Ilona Kickbusch, précurseur de cette approche peut nous éclairer. Elle suggère en effet que cette approche par les milieux de vie, du fait de sa logique non médicale, est plus facilement comprise par les membres d’une communauté et les responsables politiques que par les professionnels de santé (Kickbusch, 1996) ; ainsi, selon elle, les résultats qui découlent des initiatives en milieux de vie «s’intègrent difficilement dans un cadre épidémiologique de ‘données scientifiques’ mais doivent plutôt être analysés en terme de processus politiques et sociaux» (Kickbusch, 2003 : 386).

Un coup d’œil vers l’avenir: les défis

Lorsqu’on envisage, à l’avenir, d’accroître l’impact de cette approche par les milieux de vie, on se retrouve aussitôt confrontés à un certain nombre de défis liés les uns aux autres.

Clarifier la base théorique pour agir dans les milieux de vie promoteurs de santé Tout d’abord, des termes variés ont été utilisés et des conceptions et pratiques diverses ont été regroupées sous la ‘bannière’ des milieux de vie promoteurs de santé. Si des termes tels que ‘health promoting settings’ (milieux de vie promoteurs de santé) et ‘healthy settings’ (milieux de vie favorables à la santé) ont été de plus en plus utilisés de façon interchangeable, l’accent étant mis à la fois sur le contexte et les méthodes, il est cependant important de reconnaître les différences sémantiques entre les deux termes et l’influence éventuelle qu’ils ont pu avoir sur la compréhension et la pratique – le premier mettant plus clairement l’accent sur les personnes et le fait que le milieu de vie doive tenir compte de l’impact externe qu’il peut avoir sur la santé. Cela nous renvoie aux premiers travaux de Bari_ (1993), selon lequel les critères de référence devaient comporter trois dimensions clés – un cadre de vie et de travail favorable à la santé, l’intégration de la promotion de la santé dans les activités quotidiennes du cadre de vie, et l’établissement de liens avec la communauté.

À un niveau conceptuel, Wenzel (1997) a souligné la tendance à confondre «la promotion de la santé dans les milieux de vie» avec «les milieux de vie promoteurs de santé ’, indiquant que cette approche a souvent été utilisée pour finalement perpétuer des programmes traditionnels d’interventions isolées. L’article de Whitelaw et al. (2001) a abordé les divergences qui existent dans la conception et la pratique, en insistant sur la difficulté de traduire une philosophie en action et en présentant une typologie des pratiques mises en œuvre dans les lieux de vie. Quant à Poland et al. (2000), il se concentre sur les différences qui existent dans et entre les catégories de milieux – par exemple, les lieux de travail diffèrent de par leur taille, leur structure et leur culture ; et une « institution globale » comme un hôpital ou une école est très différente d’un environnement moins formel

Mots-clés

•milieux de vie • base des données probantes

comme une maison ou un quartier. Ces différences apparaissent encore plus lorsque l’on considère les milieux de vie à l’échelle mondiale et qu’il faut prendre en compte l’influence des différents facteurs culturels, économiques et politiques.

Toutes ces questions indiquent à quel point il est important de trouver un juste équilibre entre une certaine acceptation de l’hétérogénéité et de la différence avec comme objectif complémentaire de développer une compréhension conceptuelle commune de l’approche des milieux de vie. S’il peut effectivement y avoir une certaine forme de «tyrannie…dans l’affirmation ou la création d’un consensus» (Poland et al, 2000 : 26), l’articulation de la théorie peut être constructive pour orienter les pratiques futures. C’est à cette fin que Dooris (2005) s’est appuyé sur la littérature pour dégager trois caractéristiques essentielles de cette approche : un modèle écologique de la santé, une perspective systémique et une orientation axée sur le changement et le développement d’une organisation du système dans sa globalité.

Conserver une vue d’ensemble

Le second défi, étroitement lié à cette conceptualisation des milieux de vie, est d’avoir et de conserver une vision large. Même si les personnes évoluent dans différents lieux de vie (que ce soit de façon simultanée ou consécutive), il existe bel et bien un danger que l’approche par les milieux puisse encourager une certaine forme d’isolement et de fragmentation, et de détourner involontairement l’attention des grands facteurs sociaux, économiques et environnementaux qui influent sur la santé. Par conséquent, il est important d’établir des connections à la fois vers l’extérieur et en amont.

Les milieux de vie fonctionnent à différents niveaux et peuvent, comme des «poupées russes», s’imbriquer les uns dans les autres. C’est ce dont parlent Galea et al. (2000), qui estiment qu’il faut faire une distinction entre différents niveaux de milieux de vie «élémentaires» et «contextuels». Par exemple, un hôpital ou une école fera partie d’un quartier particulier, au sein d’une ville plus large, puis d’un district, d’une région ou d’une île. À l’instar des travaux de Bronfenbrenner sur l’écologie sociale (Bronfenbrenner, 1994), nous devons considérer les milieux particuliers comme faisant partie d’un ensemble plus grand – et travailler à améliorer leur synergie et à maximiser leur contribution au bien-être des communautés et des villes. Nous devons élargir notre point de vue et observer ce qui rend les lieux agréables et dynamiques, et en déduire un diagnostic pour l’appliquer aux environnements avec lesquels nous travaillons. Nous devons peut-être prendre le risque de perdre un peu du langage explicite de la santé, pour finalement libérer l’énergie qui va faciliter les changements novateurs et créatifs pouvant mener à un bien-être plus durable au niveau de l’ensemble du système.

Comme l’a souligné la Charte de Bangkok (OMS, 2005), il est également nécessaire de recourir au plaidoyer et au développement de politiques pour favoriser l’action pour aborder les déterminants de la santé dans le contexte de la mondialisation. Cela suppose de garantir une approche intégrée au sein des milieux de vie, approche par laquelle les connexions entre la santé et d’autres domaines sont connues et comprises ; de développer une responsabilité sociale plus large des entreprises comme partie intégrante de l’approche par les milieux de vie, en mettant ainsi en lumière l’impact institutionnel externe aussi bien qu’interne (Dooris, 2004) ; et de regrouper les différents milieux de vie en partenariats pour unir leurs voix et maximiser ainsi leur capacité collective à influencer les politiques régionales, nationales et internationales.

Développer la base des données probantes

Le troisième déficoncerne les preuves. Si l’approche par les milieux de vie est largement perçue comme ayant de nombreux avantages, et que les analyses d’évaluation et de preuves d’efficacité se concentrent maintenant aussi sur les lieux de vie (Union Internationale de Promotion de la Santé et d’Education pour la Santé, 2000 ; Rootman et al, 2001), il n’en reste pas moins vrai que : L’approche par les lieux de vie a été davantage légitimée par un acte de foi que par des travaux rigoureux de recherche et d’évaluation…Il est nécessaire d’accorder une attention beaucoup plus grande à la collecte de données probantes et aux leçons que l’on peut en tirer (St Leger, 1997: 100).

Il existe plusieurs problèmes spécifiques qui rendent difficile la constitution d’une base de données convaincante (Dooris, 2005). Premièrement, la manière dont est financée l’ évaluation et dont est constituée la base de données probantes destinée à la santé publique et à la promotion de la santé reflète la priorité que l’on continue à accorder à des maladies spécifiques et aux interventions sur des facteurs de risques individuels. Deuxièmement, la diversité des conceptions et des pratiques qui a été évoquée auparavant entraîne des difficultés évidentes à générer une quantité substantielle de recherches qui permette la comparabilité et la transférabilité. Troisièmement, il est complexe d’évaluer l’approche de promotion de la santé par les milieux de vie telle qu’on l’a définie, en termes d’approche écologique et d’une réflexion sur des systèmes – ce qui, comme l’a indiqué Senge (1990), constituerait un cadre permettant de considérer les interrelations et les modèles de changement plutôt que des ‘clichés’ instantanés et statiques. Cela requiert une approche non linéaire qui reconnaisse les interrelations, les interactions et les synergies au sein des différents milieux de vie ainsi qu’entre eux. Les chercheurs doivent également reconnaître les effets synergétiques qui résultent de l’association de différentes méthodes pour répondre à différentes questions de recherche et d’évaluation (Baum, 1995, Steckler et al, 1992) et pour combiner les mesures spécifiques ‘à la santé’ avec des mesures axées sur l’activité centrale propre à un milieu de vie particulier (Lee et al, 2005).

Il résulte donc de ces difficultés une tendance à évaluer des projets particuliers plutôt que des initiatives dans leur globalité, ce qui affaiblit la production de données probantes crédibles pour appuyer l’efficacité de cette approche en termes de ‘valeur ajoutée’ et de synergie. Il serait possible de progresser à ce niveau en s’appuyant sur l’expérience de «l’évaluation fondée sur la théorie», mais pour cela il faut clarifier au préalable la base théorique, engager le dialogue avec les décideurs

pour être certains que les données probantes vont être générées dans un but défini (de Leeuw et Skovgaard, 2005), et garantir un financement à long terme qui soit approprié.

Conclusion

Ziglio et al. (2000) soutiennent qu’en dépit d’une acceptation apparente largement répandue d’un modèle socio écologique de la santé, la promotion de la santé a continué à se focaliser sur des problèmes particuliers, ne parvenant ainsi à avoir qu’un faible impact sur les déterminants de la santé ou sur le développement de politiques. Ils continuent en laissant entendre que ces impacts n’auront pas lieu «tant que la création de la santé ne sera pas le point de départ des actions… [et] qu’on ne voudra pas admetre que les systèmes sociaux sont complexes et entrelacés, et que leur interconnexions sont cruciales pour créer de la santé.»

L’approche par les milieux de vie peut apporter une contribution très utile pour planifier et apporter de la santé et du bien-être d’une manière qui tienne compte de cette complexité, au sein des lieux mêmes où vivent les personnes. Pour cela, il est nécessaire de se pencher sur les difficultés mentionnées ci-dessus, en clarifiant la théorie, en ayant à lesprit une vision large et en produisant des preuves de l’efficacité des interventions.

L’UIPES est engagée dans ce processus et a précisément développé cette vision des milieux de vie promoteurs de santé ‘connectés’ les uns aux autres. Elle s’efforce de rassembler des preuves de l’efficacité de cette approche et d’encourager le dialogue et le débat dans le cadre des Conférences qu’elle organise ou auxquelles elle est associée –notamment la Conférence nordique de Recherche en Promotion de la Santé, en juin 2006, ainsi que les Conférences mondiales à Vancouver et à Hong Kong, en 2007 et 2010. Nous vous invitons à y apporter votre contribution et à y participer !

Remerciements

J’adresse mon plus vif remerciement à Christiane Stock, Jürgen Pelikan, Albert Lee et Catherine Jones pour leurs commentaires et suggestions utiles lors de l’élaboration de cet éditorial.

References

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