MatthieuBobin


Cinquième épisode
Roman
Pendant Agdath, je suis tombé sur un parchemin de Pauléanor: «Frères, tout ce qui est vrai et noble, tout ce qui est juste et pur, tout ce qui est digne d’être aimé et honoré, tout ce qui s’appelle vertu et qui mérite des éloges, tout cela, prenez-le à votre compte. Et le Bien sera avec vous.» Ces mots pourraient être inscrits sur le pavois des chevaliers et dames guerrières des temps post-modernes. Car – Kadergôm! –les idéaux ne sont pas morts.
Mais la vertu sans amour n’est qu’une armure vide. Puissent les arklans de Magarcane nous ouvrir à l’entraide. Puissent les élans de communio nous stimuler à quérir le soutien d’En Haut.
Quant au désespoir et à l’envie de renoncer: JAMAIS! La Vie sera la plus forte. Relève-toi, chevalier! Debout, dame guerrière! Le monde a besoin de toi.
Et que la route vous soit belle!
Bribes manuscrites des événements passés, récit d’un jeune ménoine
La guerre si longtemps pressentie entre la Quadrentente et les royaumes sudarions a fini par éclater. C’est le roi Kel Féasîn Abîndaniel qui a entraîné l’armée de l’Agneau d’Or à la bataille. Après plusieurs escarmouches, Ébanestal a remporté l’affrontement final sur les plaines de Chant-de-Roc. Mais le bilan est lourd et l’issue des combats ressemble davantage à un statu quo entre les forces en présence qu’à un triomphe d’Ebanestal. Le roi, trahi par l’aide de camp du général Théafur, est emmené prisonnier. La reine Isha Sanaë, entrée dans la mêlée pour arracher la victoire aux Birgwois et à leurs ours de guerre, en ressort gravement blessée. Et on craint pour la vie de son enfant, unique héritier du trône. Pour le royaume, des jours sombres s’annoncent.
En revenant au pays après avoir accompli la quête qui leur était dévolue, Andugal et son arklan pouvaient apporter une lueur d’espoir. L’épée du vœu se trouvait désormais entre les mains des chevaliers du roi-berger. Mais le père d’armes de Farëanor, le chevalier à la Volonté de Mithril, a préféré garder secret le retour du charme de puissance. Même à Théafur, il n’a pas osé en parler, de peur de troubler plus encore son ami que la capture du roi Féasîn avait profondément atteint. En cette période où les élections d’un régent devaient se dérouler, Andugal opta pour la prudence et la discrétion.
À l’autre bout de la Quadrentente, et même au-delà de ses frontières, la mission de l’arklan de Farëanor et de Méléanna a débuté dans l’épreuve. Kel Shassareï Azer, roi de Gandagost, avait ordonné aux guerriers-serviteurs du Bien de reconduire les prisonniers orcs à la tribu des Rives-Brunes et de jeter les bases d’une relation de confiance. L’espoir était à terme de bâtir une alliance entre les deux races. Mais l’arklan s’est heurté à la violence des prisonniers orcs. Après la fuite et l’exécution de l’un d’eux, on emmena le deuxième, un dénommé Darkrag, meurtrier notoire, sous une garde renforcée.
Mais si les orcs furent sans pitié, les hommes ne se montrèrent pas moins cruels. Des factions de la noblesse gandagostienne s’opposèrent par tous les moyens à la prise de contact avec les tribus orques de la Chaîne Protectrice. Le seigneur Sabraël, ancien ennemi d’Andugal, avait reçu le commandement de la délégation de paix. Il
offrit sa vie à la Passe du Mont Noir pour protéger Méléanna. Ce fut donc à quelques dizaines d’éloines seulement de Keldaras, le dernier village fortifié au nord du royaume des rois-bûcherons, que Farëanor se trouva catapulté bérakhel. Son inexpérience et sa jeunesse lui firent douter d’être à la hauteur de la tâche. Le seigneur Belf, bourgmestre de Keldaras au grand jour mais kobolt des arklans dans le secret, accepta de l’accompagner et de le conseiller. Malgré son caractère autoritaire, il devait être un appui pour le début du voyage.
La rencontre avec Brémor, le baërg des Rives-Brunes, c’est-à-dire leur chef, fut pour les arkels un temps de réconfort et d’encouragement. Ce grand guerrier lutterait de toutes ses forces pour la paix, ainsi que Fravalgar l’avait prédit à son sujet. À Féramkt, premier village orc au sud des montagnes, on débuta donc les tractations d’alliance dans la joie, même si quelques membres de la tribu orque se dressèrent pour critiquer la décision de leur chef. À Fravalgar, la grâce fut accordée de présider la célébration de la Coupe. Et par son entremise, le Bien luimême remplit le calice d’un vin succulent, signe qu’il agréait et accompagnait cette volonté d’alliance entre les amoratios.
Pour Farëanor, ces soutiens étaient précieux. Il avait toutefois aussi besoin d’être secondé. De forte insistance, il obtint de Méléanna qu’elle devînt son alsarath. Mais le jeune chevalier ne s’était pas arrêté là. Au pied de la Montagne de Cristal, il demanda sa main à la dame qu’il aimait.
Arklan d’Andugal
*Faldia, dame guerrière de l’aurore, experte dans le maniement de l’épée. Elle est devenue alsarath du groupe depuis la mort de Térènte. Elle en a l’étoffe et la force de volonté.
*Vresk, nain du royaume de Fortdorure. Spécialiste de la hache, comme nombre de gens de sa race. Sa barbe et ses cheveux blonds adoucissent son caractère taillé au burin.
*Evelra, elfe du royaume sylvestre de Feuille-Argent. D’âge plus avancé, elle demeure une redoutable éliate. Elle est aussi la plus ancienne de l’arklan d’Andugal.
*Sémir, le plus jeune et le dernier arrivé du groupe. Bon archer et excellent pisteur, son rôle d’arklan est celui de déceleur.
Arklan de Farëanor et de Méléanna
*Tunk, nain guerrier du royaume de Fortdorure. Il est devenu l’ami de Farëanor pendant la mission qu’ils ont accomplie ensemble pour les potiers d’Oriflamme. Doté d’un franc-parler et d’un goût prononcé pour le combat, il est un allié de poids pour le fils d’armes d’Andugal.
* Azure, noble elfe du peuple de Forêt-Pure. Envoyée par son peuple en mission diplomatique auprès du roi de Gandagost, elle a accepté d’accompagner l’arklan dans sa mission d’alliance avec les orcs. De caractère distant, ses talents de séraphîm restent précieux pour le groupe autant que sa dextérité aux sabres et à l’arc.
*Mécifal est un chevalier de noble lignée. Fils de la cité des roisbûcherons, il manie la hallebarde aussi bien que le verbe. Ses derniers faits d’armes dans l’arklan lui ont permis de retrouver plein honneur, après une incartade qui a failli l’exclure du groupe.
*Fravalgar, chevalier de bronze, il est le frère aîné de Farëanor. Meurtri par son passé, il a repris peu à peu confiance en lui au service de Maërwan l’apothicaire, puis au sein de l’arklan. Ayant vécu plusieurs années chez les orcs, il sert d’interprète aux arkels et travaille à la transmission mutuelle des cultures entre les hommes et les orcs. Le cœur résolument tourné vers le Bien, c’est par ses mains que le Vin advient dans la Coupe de l’Alliance.
Guerriers accompagnant l’arklan
*Orkabur est le second de Brémor. Envoyé par son baërg à la cour du roi-bûcheron pour faire connaître les intentions de paix de la tribu des Rives-Brunes, il conduit l’arklan vers les siens et sert comme Fravalgar d’interface entre les deux races. Orkabur manie aussi bien la masse d’armes que la hache ou le fléau.
*Dacielle est la puînée de Mécifal. De haute lignée et de non moins haut caractère, elle s’est aventurée seule dans la forêt de Guéden G’Bar pour suivre le groupe de son grand frère et de son amie, Méléanna. Son arme de prédilection est le bâton d’armes, comme nombre d’ancêtres de sa famille.
*Xîn, dame guerrière de l’aurore, une vétérane de l’armée, experte aux sabres, et Ybjak, chevalier de bronze, jeune officier et ancien Vil Maraud, ont été envoyés par le royaume de Pommelac pour soutenir l’Alliance.
*Randart, éliate accompli et chevalier d’argent, a été mandé quant à lui par Richeterre. Un tatouage bleu court sur son visage comme une flamme. Malkîn, également ancien Vil Maraud, devenu chevalier de bronze du même royaume que Randart, aurait dû faire partie de l’expédition. Mais ayant frôlé la mort à cause d’un poison, il est demeuré à Keldaras dans la maison du bourgmestre Belf et de son épouse Tiĝna.
* Guentar est un soldat de l’armée de Gandagost. De basse extraction mais de carrure massive, il supporte mal l’autorité. Il a pour surnom «Le Défonceur», parce qu’il se bat aussi bien des lames que des poings.
Soutiens pour la délégation de paix
* Brémor est le baërg de la tribu des Rives-Brunes. C’est lui qui est à l’origine de la tentative de conciliation des peuples. Il a recueilli Fravalgar alors que celui-ci venait combattre les orcs. Guerrier d’exception, il est aussi orkéliate.
* Kidrig est l’homologue de Brémor pour la tribu des Dénarks. Cette tribu orque vit sur le Mont Topaze, dans la forêt de Barbebelle. Taciturne, même pour un orc, il est pourtant le premier baërg à avoir rejoint Brémor dans son projet de racheter les esclaves humains pour les libérer.
* Belf, pour le grand nombre, est un chevalier d’or exerçant la charge de bourgmestre à Keldaras. Depuis des générations, il défend d’une main de mithril ce bastion frontalier contre les invasions orques. Mais le seigneur Belf est aussi un kobolt, un intermédiaire secret entre le Bien lui-même, les rois de la Quadrentente et les différents arklans chargés d’œuvrer dans l’ombre. Farëanor devra compter avec lui pour mener sa mission à terme.
* Quelques chevaliers keldariques accompagnent la délégation. Meilleurs connaisseurs des montagnes, ils sont là pour renforcer les rangs des guerriers de l’arklan.
L’homme et la jeune femme avançaient dans le souterrain, lui devant elle pour être le premier face à un danger éventuel. Dans le noir, ils laissaient leurs mains effleurer les murs pour se diriger.
– Ce qui se dit, est-ce que c’est vrai?
Un infime espoir teintait la voix de la jeune femme. Elle pensait encore que la vérité était en deçà, ou que peut-être ses supérieurs avaient déjà trouvé une solution. L’homme connaissait parfaitement l’objet de sa demande. Tout comme la réponse qu’elle redoutait.
– D’après vous?
Point n’était besoin d’en dire davantage: l'affaire était entendue. Marchant à tâtons dans l’obscurité, la guerrière avait compris qu’elle devait laisser mourir son espoir et entrer dans le réel. L’espérance était à ce prix.
– Si messire Féasîn est effectivement le prisonnier de Kadarîm et que la reine est mourante, que pouvons-nous faire?
– J’aimerais justement avoir votre avis sur la question.
Alsarath. La jeune femme était alsarath et se devait de soutenir de sa propre réflexion les décisions de son bérakhel. Elle ne mit pas longtemps à parler.
– Avec ce que nous avons en notre possession, nous pouvons délivrer notre roi de sa geôle sans passer ni par les tractations ni par la rançon. Kadarîm ne mérite pas les ifs d'or qu’il réclame. Deux ou trois guerriers de plus avec notre arklan, et je suis sûre que nous pourrions investir la citadelle de Bragast.
– Sur ce point vous avez raison: il va nous falloir recruter de nouveaux arkels, à tout le moins un bon séraphîm. Ainsi qu’un épéiste de mêlée et un archer.
– … Mais sur l’autre point?
Ils étaient arrivés au bout du souterrain et le bérakhel ne chercha pas à répondre immédiatement. Après avoir tourné deux poignées, il poussa lentement, avec son épaule, la porte qui, de l’autre côté, se révélait être une étagère chargée d’ustensiles de cuisine. Bien accrochés, ceux-ci brinquebalèrent bruyamment pendant l’ouverture du passage
secret. Dans la pièce où le chevalier et sa seconde entrèrent, un couple de vieillards attendait, à la lueur d’une chandelle. Ils se levèrent pour aider les arrivants à replacer le meuble contre le mur. Les instruments de cuisine reprirent leur joyeux tintamarre. Alors la femme dont les cheveux blancs et le visage chargé d’ans forçaient le respect s’adressa à eux avec déférence:
– Seigneur Andugal, dame Faldia, désirez-vous passer nuitée chez nous avant de repartir? Vous savez qu’il y a suffisamment de place et que vous êtes toujours les bienvenus.
– Mon épouse a raison, renchérit le vieillard, plus petit et courbé qu’elle, le crâne presque chauve mais la voix encore énergique.
– Chers amis, votre bonté est grande.
Le bérakhel consulta son alsarath du regard: elle était prête à tout, au confort comme à la dureté.
– Nous acceptons votre proposition et repartirons dès demain avec votre charrette de légumes. Mais à une condition: Faldia dormira dans votre chambre d’amis et moi, ici, sur une de vos épaisses couvertures. Pas question que vous abandonniez pour moi votre lit.
– Mais, seigneur… commença le vieillard.
– Albarik, l’interrompit doucement mais sûrement l’ancien père d’armes de Farëanor, la discussion est déjà close. Il est temps de prendre repos. Et nous n’avons que trop empiété sur votre sommeil.
Le vieil homme se tourna vers sa femme, qui lui sourit. Puis, après un dernier temps d’hésitation, il regarda de nouveau ses hôtes et respira profondément.
– Eh bien, je crois que nous venons de passer un cap!
Le vieillard se dirigea vers sa chambre où un coffre de bois attendait d’être ouvert.
– Je vais vous installer près de l’âtre, comme cela vous n’aurez pas froid, annonça-t-il en levant déjà le couvercle pour retirer une fourrure de kalok aux poils bruns.
– Merci, Albarik.
– Venez, dame Faldia, invita la femme au beau visage de sagesse. Je vais vous montrer vos quartiers.
La jeune guerrière la suivit de bon gré, tandis que, derrière elle, le vieil homme tentait une dernière sortie.
– Nous aurons toute la vie pour nous reposer, seigneur Andugal. Ne voulez-vous pas nous accorder le plaisir de vous offrir un bon lit pour
la dernière fois?
Ce fut au tour d’Andugal de sourire. Il posa la main sur l’épaule de celui qui l’accueillait.
– Cher, très cher Albarik. Peu de chevaliers de bronze auront servi le roi comme vous l’avez fait, Eriana et toi. Maintenant, il faut que vous preniez soin de vous. Considère plutôt que, pour cette nuit, c’est enfin moi qui peux vous rendre la pareille. Permets-moi de vous faire cet humble cadeau d’adieux, à toi et à ton épouse.
– Ah! souffla encore longuement le vieillard. Cela sent vraiment la fin! Savez-vous que vous êtes le troisième à nous jouer le tour en une lune?
Andugal sentit son cœur se serrer. Toute leur vie, Eriana et Albarik avaient hébergé les alliés du roi, toute leur vie ils avaient caché, nourri et soutenu des guerriers et guerrières pour le bien d’Ebanestal. Et voilà qu’ils étaient devenus trop âgés pour la tâche. Pourtant, même si leur corps était fatigué, la vigueur de leur âme était intacte. Ils auraient désiré se battre encore, à leur manière. Après une vie de services, la douleur était grande, autant pour elle que pour lui. Comment renoncer à ce qui donnait sens et valeur à leurs jours? Comment renoncer à faire eux-mêmes le bien qui les rendait heureux et permettre à d'autres de l’accomplir à leur place?
– Il faut bien mourir un jour, n’est-ce pas? déclara Albarik avec nostalgie.
– Oh! Mais vous avez encore de nombreuses années devant vous, assura le chevalier à la Volonté de Mithril.
– Pardonnez-moi, mais je ne parlais pas de cela, seigneur.
Le chevalier inclina la tête. Il venait seulement de comprendre.
– Bien, conclut Albarik. Si c’est votre souhait de nous offrir ce cadeau, nous le recevons avec reconnaissance.
Les deux femmes revinrent dans la pièce. Le vieillard parla avec un respect encore plus marqué.
– Vous aurez toujours été un hôte fort courtois, seigneur Andugal, et de haute conversation. Nous vous regretterons. Pas vrai, ma chérie?
La vieille femme sourit à nouveau.
– Lorsque vous partirez, expliqua-t-elle avec une émotion paisible, vous n’oublierez pas de prendre la gibecière.
Elle désigna une sacoche en peau, gonflée de victuailles, qui pendait par sa lanière à un long clou planté dans le mur de pierre.
– Nous n’en aurons plus l’usage, précisa-t-elle. Vous pouvez donc la garder.
Andugal se frappa du poing la poitrine et s’inclina devant le couple de vieillards.
– Votre souvenir nous sera précieux. Infiniment merci aux maîtres de céans. Merci pour aujourd’hui et merci pour chaque fois.
Les yeux d’Eriana s’embuèrent. Elle salua ses hôtes et les quitta rapidement. Elle ne voulait pas qu’ils la vissent pleurer. Albarik ne s’attarda pas beaucoup plus. Juste de quoi offrir une chance de se revoir.
– Rondelard connaît le lieu où nous nous rendons pour finir nos jours. Si vos pas vous y menaient, votre passage nous procurerait bien de la joie. En attendant, gardez-vous du mal et que le Bien vous bénisse.
– Qu’il vous bénisse aussi, cher Albarik, ainsi que votre épouse.
Le vieillard s’inclina et s’en fut. Lorsque la porte se referma sur le couple fidèle, d’un commun accord, Andugal et Faldia demeurèrent silencieux le temps d’un hommage. Ces deux chevaliers de bronze les précédaient, et de loin, sur le chemin du don de soi. Cela offrit au chevalier d’or une opportunité de repenser aussi au jeune homme qui s’était engagé sur le même chemin et pour lequel il entretenait grande affection.
Farëanor, son ancien fils d’armes, était en vie! Théafur, malgré toutes ses inquiétudes pour le souverain et le royaume, avait pensé à le lui dire. La nouvelle avait fait à Andugal l’effet d’un altan majeur d’exultation. Mais à cause de la gravité de la situation, il s’était efforcé de minorer ses sentiments et d’écouter avec attention son vieil ami et général. Celui-ci avait reçu d’heureuses nouvelles de Maërwan: «la dernière recrue» – sous-entendu «du roi-berger» – était arrivée à bon port. Et le jeune homme semblait avoir «du caractère.» Après un premier test de combat étilial avec l’apothicaire – les frais de destruction de matériel accompagnaient la missive – Maërwan l’avait envoyé accomplir une tâche délicate et avait obtenu satisfaction. «Le reste du projet» suivait donc son cours.
Un poids avait alors quitté le cœur du chevalier d’or. Il demeurait persuadé qu’un événement important avait eu lieu et que le lien de filiation dans les armes était rompu. Il ignorait toujours de quoi il s’agissait. Mais au moins il savait que son cher Farëanor était en vie, car les nouvelles dataient d’un temps ultérieur au soir où il avait éprouvé la disparition du lien. Et de surcroît le garçon avait réussi à se faire recruter par ce terrible kobolt de Maërwan. Oui, la relève était assurée! Albarik et Eriana pouvaient prendre repos.
Le chevalier à la Volonté de Mithril revint aux affaires qui concernaient directement Ebanestal. Il s’assit à la table de bois et son alsarath l’imita de l’autre côté. À voix basse, ils reprirent la conversation au point exact où le bérakhel l’avait suspendue.
– Sur l’autre aspect de ce que vous affirmez, je suis partagé.
Faldia fut soulagée de l’entendre. Elle avait eu peur d’avoir été ridicule en proposant une expédition. Sauver messire Kel Féasîn des griffes des dresseurs d’ours n’avait rien d’une évidence. Or, comme Andugal n’avait pas répondu avant de pousser la porte qui menait de chez Rondelard à la maisonnée des bons vieillards, elle avait supposé que sa remarque était si sotte que le chevalier avait préféré ne pas la relever. La vérité était que Faldia admirait sans mesure son bérakhel. Sous ses dehors de franche tireuse, elle craignait de ne point être à la hauteur comme seconde et conseillère.
– L’épée du vœu est un atout de taille pour percer l’entrée d’un château-fort, reprit le chevalier d’or. Mais il n’est pas dit qu’elle suffise pour nous glisser jusqu’à ses cachots et qu’ensuite elle nous en fasse ressortir. Un haut espion serait nécessaire pour nous introduire dans la place. Mais même en imaginant être accompagné du meilleur guide, doublé du meilleur plan d'extraction, je doute que Kadarîm traite notre roi comme un prisonnier de bas étage.
Le feu sifflait doucement dans la cheminée. Comme à son habitude, Albarik avait laissé grand ouvert le tirant d’air, de sorte que les bûches se consumassent rapidement et que l’air des lieux gagnât quelques degrés pour le coucher de ses hôtes. Il fallait seulement veiller à remettre des bûches de temps en temps et à refermer le tirant avant d’aller dormir.
– Et une telle expédition serait à double tranchant, ajouta la jeune guerrière. Je me trompe?
Un coude sur la table, les doigts contre la tempe, Andugal regardait droit devant lui. Faldia avait raison. Si le sauvetage échouait et que l’épée du vœu tombait aux mains des Birgwois, la situation deviendrait catastrophique. Pour l’instant, elle était seulement dramatique.
Comme le bérakhel gardait le silence, l’alsarath continua de réfléchir à haute voix.
– Mais l’enjeu semble en valoir la chandelle. Est-ce que l’affermissement du roi sur son trône ne doit pas être la priorité absolue de tous les arklans?
– Non, finit par dire le bérakhel sans la regarder pour ne pas la mortifier. Obéir au roi, c’est d’abord servir ses intentions et non pas
plaquer sur lui nos propres idées. Si messire Féasîn était dans cette pièce, il ne s’inquiéterait pas pour sa personne, mais pour ses sujets.
Faldia ne se laissa pas désarçonner.
– Ebanestal a peut-être plus besoin de son souverain que lui-même ne l’imagine. Et son discernement n’est pas infaillible. Que peut faire un royaume sans un souverain pour le guider?
– C’est la deuxième raison qui nous lie les sabots. Le Grand Conseil va se réunir dans une lune. Or, de la valeur de notre régent dépendra le sort de beaucoup en Quadrentente.
– Si votre présence peut peser dans la balance, votre devoir est de rester à Ebanestal, n’est-ce pas?
Vivement, Andugal tourna la tête vers la jeune femme. Ses yeux brillaient et Faldia comprit qu’elle devait guider son esprit.
– Exact! Et c’est pourquoi vous allez gagner sans moi la citadelle de Bragast et préparer la venue de notre arklan.
– Je vous demande pardon?
Devant lui, elle se tenait droite, femme, tour de guet, élancée au milieu de la neige.
Le visage de la dame guerrière de l’aurore s’illumina. Le chevalier eut le souffle coupé devant sa beauté. Elle avait l’arcade sourcilière gonflée, à peine recousue. Et sa peau tout autour avait revêtu les couleurs d'Emilond. Mais ses yeux restaient des cristaux de pureté, ses lèvres un tissu de soie rouge, son cou un coussin d’albâtre dans lequel il aurait voulu déposer un long baiser. Il voulut attirer son sein contre le sien. Mais il eut fallu d’abord qu’elle agréât sa demande.
– Je ne peux pas.
La voix de la jeune femme était douce, mais sans appel. Une ombre s’immisça entre Farëanor et le soleil.
– Mais… Tu…? Je ne comprends pas.
Dans son cœur implosèrent mille sentiments contradictoires. Et, bien qu’il n’en eût pas conscience, il en allait de même chez Méléanna. Elle venait d’accepter la lourde responsabilité d’alsarath. C’était déjà beaucoup. La surenchère affective de Farëanor s’élevait au-delà de ce qu’elle pouvait décider en un si court laps de temps. Elle aurait voulu lui céder. Pour être fidèle à elle-même, elle trouva le courage de lui résister. Le chevalier d’argent allait trop vite.
– On se connaît à peine! Cela fait quoi, cinq lunes qu’on s’est rencontrés? Et tu me demandes de t’épouser pour toujours. Je suis désolée, mais ma réponse est que je ne suis pas prête à te dire «oui».
– Pas prête à me dire «oui», répéta-t-il.
La colère de l’humiliation naquit subitement chez le jeune homme. Il aurait voulu être raisonnable. Il aurait voulu écouter ce qu’elle avait à dire, ne pas se braquer comme lors de leur dernière algarade. Ce lui fut tout simplement impossible.
– Pas prête à me dire «oui»! murmura-t-il encore dans un grondement.
Il lui lâcha les mains et se détourna d’elle, battant déjà la neige de ses pieds.
– Farëanor, attends!
Il ne l’écouta pas. La lave en fusion menaçait en lui. Longtemps, il l’avait maintenue enfermée. Mais s’il ne partait pas sur le champ, il ne pourrait plus l’arrêter. Par respect, par prudence, par mission, il fallait qu'il s'éloigne. Méléanna ne le comprit pas. Elle commit l’erreur de le rattraper et de poser la main sur son épaule. Obligé de se figer sur place, ses muscles se tendirent. Mais il ne se retourna pas. Ce fut elle qui se déplaça jusque devant lui.
– Que ce soit trop tôt pour moi, c’est un fait. Mais je ne t’ai pas dit «non». Loin de là. Je t’en prie, ne sois pas en colère.
– Mais je ne suis pas en colère. Tu es parfaitement libre de tes choix. C’est déjà merveilleux que tu aies accepté d’être mon alsarath et je t’en remercie.
Alors même qu’il avait envie de hurler, il était parvenu à maintenir un ton calme. Mais s’il ne s’en allait pas maintenant, elle serait empor- tée par un cataclysme. À nouveau, il se détourna d’elle et partit dans une autre direction. N’importe où valait mieux que sa présence.
– Tu ne vas pas me laisser seule comme ça? l’interpella-t-elle avec du désespoir dans la voix.
Il paraissait la quitter. Pour Méléanna, la tentation était forte de se livrer à celui qu’elle aimait pour le retenir, de s’abandonner au désir qui la brûlait elle aussi. Elle résista pourtant, au nom même de son amour pour lui. Elle voulait avoir le temps de le choisir vraiment, cet amour. Mais en voyant Farëanor partir si brutalement, au lieu de le laisser se retrouver avec lui-même, elle lui saisit le bras et le retint une deuxième fois.
– J’ai besoin de toi!
La roche se fendilla et une première explosion la frappa.
– Je ne suis pas ton petit chien!
La jeune femme ouvrit de grands yeux étonnés. Le volcan poursuivit son œuvre de feu.
– Tu ne peux pas me dire «oui» un coup, cria-t-il, m’embrasser, me dire que tu m’aimes, et un autre coup m’envoyer m’empaler sur les pics d’un guerganit.
D’ordinaire, la jeune guerrière ne se laissait agresser par personne. D'une phrase bien sentie, elle disait le fond de sa pensée et remettait en place son interlocuteur. Cette fois le choc fut trop brutal: Farëanor, l’homme chéri, le frère de cœur à l'âme si droite, était passé du calme au feu en à peine un instant. Et elle ne comprenait même pas pourquoi. Elle encaissa toute la tirade, les yeux si grands ouverts que son arcade se rouvrit. Un fin filet de sang coula le long de sa joue.
– Ça veut dire quoi «pas prête à me dire oui»? continua-t-il de la fustiger. Soit tu m’aimes, soit on en reste là.
Une voix au-dedans de Farëanor le suppliait de se taire, mais cela lui parut au-dessus de ses forces. Il laissa l’éruption le dominer et il ne fut plus lui-même.
– Des semaines que je me tue à guider le groupe! Je fais tout pour te respecter, pour te donner une place, te mettre en valeur. Et toi tu n’es pas prête? Tu veux quoi, que je me mette à genoux?
Des pleurs commencèrent à se mêler au sang de Méléanna.
– Farëanor.
Mais elle l’appela si faiblement que le jeune homme ne l'entendit pas.
– D’accord! fulmina-t-il. Mettons-nous à genoux!
Il enfonça un genou dans la neige, le visage déformé par la colère.
– Ou alors tu préfères quelqu’un qui soit mieux né que moi? Pourquoi pas un type de Gandagost, par exemple?
Même les secrètes scories d'inquiétude attachées à son âme depuis les retrouvailles avec Mécifal, Farëanor les avait jetées à la figure de Méléanna. Mécifal n'avait rien à voir là-dedans mais le volcan était devenu incontrôlable. Le chevalier de bronze n’en prit conscience que trop tard. Méléanna se détourna de lui pour pleurer abondamment, la tête penchée sur ses mains. Des rivières de peine répondirent aux fleuves de lave. Il était trop tard. Cependant, toujours à genoux devant elle, Farëanor ne parvint pas à se laisser atteindre par sa tristesse. Il envisagea un instant de la prendre dans ses bras pour la consoler, pour se faire pardonner. Mais c'était impossible. La manière dont elle venait de l’éconduire tout en le retenant près d’elle l’insupportait. Le magma violent emporta tout, réduisant à néant sur son passage le moindre havre de compassion. Le jeune homme se releva et se détourna de Méléanna pour la troisième fois. Puis il partit en courant, ivre de colère.
Tel un cheval fou, le jeune guerrier foula la neige sur des centaines de loyes. Il avait l’impression d’avoir brisé de ses mains l’espoir qui le faisait vivre. C’était comme lancer un objet précieux et le voir, impuissant, voler en éclats sur le mur du salon. Le pire était qu’il ne se reconnaissait pas dans ses réactions. Tout avait été démesuré: ses propos, son ton, ses gestes. Si elle disait qu’elle n’était pas prête, il lui aurait suffi d’attendre. Pourquoi avait-il explosé de la sorte?
Il courait toujours dans la poudreuse. La traverser à cette vitesse était épuisant. Il exorcisait sa rage. Lorsqu’il fut incapable d’aller plus loin, il s’écroula vers l’avant et resta un long moment, la face dans le sol glacé, à souffler comme un étalon. Puis il se retourna sur le dos et regarda vers le ciel. Il était au milieu de nulle part, égaré, seul entre de hautes montagnes. Sa poitrine se levait et s'abaissait au rythme d'un tambour de triste retraite, comme des chevaux tirant une charrette de blessés à la fin d'une bataille. Il avait l’impression d’avoir tout perdu.
Il la quittait, la fuyait, l’abandonnait. Relevant la tête, Méléanna regarda Farëanor qui courait en lui tournant le dos. Elle ne comprenait pas le soudain revirement du jeune homme. Mais elle l’aimait. Elle savait combien les dernières semaines avaient été pesantes pour lui. Elle savait qu’il avait consumé toutes ses forces pour faire aboutir la mission. Et pour la respecter, elle. Elle savait qu’il avait lutté âprement, renoncé à lui-même bien des fois. Même pour un guerrier de sa trempe, cela avait été trop d’exigences en si peu de temps.
La jeune femme porta le poing à son cœur, pleurant tout son saoûl. Elle aussi était épuisée. Elle aussi s’était engagée et livrée corps et âme. Elle aussi avait renoncé à Farëanor pour l’en aimer davantage. Elle se laissa tomber au sol, à ses genoux. Elle avait juste besoin de pleurer, de pleurer beaucoup. Sa poitrine lui faisait mal, ainsi que les éclats de lames enfoncés dans son esprit. Tous ces mots durs de Farëanor. Ses regards. Son départ. Comment pouvait-il encore prétendre qu’il l’aimait?
«Tu le connais, Méléanna! déclara à haute voix la jeune femme. Il vaut bien mieux que ce qu’il vient de te faire! Évidemment qu’il t’aime!»
Le combat était rude car la douleur était aiguë. Avec les larmes, des gouttes de sang tombaient dans la neige.
«Oh! Farëanor! Reviens-moi vite et donne-moi raison.»
*
Plus que triste, le jeune homme était effrayé. Sa colère le rendait capable d'abattre sans pitié un ennemi, cela il le savait déjà. Mais il venait de se montrer odieux avec Méléanna. Il était donc capable de
blesser celle qu’il aimait le plus au monde. Sa faille se révélait plus profonde qu’il ne l’imaginait. À la réflexion, il n’aurait pas dû en être surpris: ce n’était pas la première fois qu’il s’emportait contre elle. Il se demanda s’il ne valait pas mieux se condamner à vivre loin d’elle pour s'empêcher de l'atteindre?
C’était sa faute à elle aussi! Elle ne l’avait pas laissé partir. Et le jeune homme avait bien essayé de lui cacher son dépit, de retenir l'explosion de feu. En l'obligeant à rester à ses côtés, Méléanna l’avait forcé à l’éruption.
Cela n’excusait rien. C’était lui qui avait craché, pas elle. De toute sa vie, Farëanor ne s’était jamais senti aussi mal. Tout s'écroulait donc? Après tous ces efforts?
Alors seulement, le chevalier d'argent se rappela qu’il n’était pas seul. Mais son dépit était tel que le Bien ne devait pas s'attendre à une prière faite de mièvrerie.
«Comment as-tu pu me laisser faire ça? lança-t-il vers le Ciel. Je me crève! Je me crève pour Toi, pour l'arklan, pour l’alliance, pour tout le monde et Toi tu me laisses tomber! Ça sert à quoi de croire si on n'est pas meilleur que les autres? Ça sert à quoi de te prier et de passer sa journée à faire le bien si après ça on tombe encore plus bas? Tu peux m'expliquer?»
Il avait mis du temps à y venir, du temps à se tourner vers le Bien. Ces cris le soulagèrent, intimement. Il jetait toute l'angoisse de son âme vers Celui dont il savait qu'il l'écouterait. Et à force de vives paroles vers le Haut, des mots plus justes et un ton plus respectueux revinrent à ses lèvres. La paix faisait son chemin, comme une douce pluie qui chantait sur la lave pour l’entourer d’un nuage d’eau. Elle cristallisait la matière en fusion en touchant le mont cracheur. L'important était de rétablir le contact avec Celui qui se tenait au-delà de la barrière de feu et de brume. Le jeune chevalier n'entendit aucune réponse de vive voix. Il n'aperçut aucun phénomène extérieur particulier. Il n'y avait que les montagnes et la neige. Mais à présent il savait exactement ce qui lui restait à faire. On le lui avait soufflé du dedans. Sautant sur ses jambes, il les prit à son cou: l’amoureux faisait volte-face. Sa nouvelle course fut si soudaine que ses muscles manquèrent de lui désobéir.
«Fais que je la retrouve! Oh! Toi, le Bien, fais qu’il ne soit pas trop tard! Fais que je la retrouve!»
La peur ne l'avait pas complètement quitté, mais une voie s'était ouverte. Grâce à la douceur de l’eau. Désaltérant son âme embrasée, elle avait offert une réponse à son angoisse: «Aime-la et tu l’aimeras.» Alors la lave avait retrouvé son lit et le volcan s’était calmé.
Le chevalier d’argent courut à s'en rompre les mollets. Il retrouva l'endroit où il avait abandonné la dame guerrière. Malheureusement, elle ne s'y trouvait plus. Et des gouttes de sang y avaient teinté la neige.
Lorsqu’il arriva chez les orcs, au village de Féramkt, Farëanor avait retrouvé contenance. Par sécurité, il se composa un visage où ne devaient pas paraître ses atermoiements, un visage de bérakhel, solide. Il en eut besoin sur le champ.
Belf, le chef des chevaliers keldariques, et Brémor, le baërg de la tribu des Rives-Brunes, l'attendaient debout, les bras croisés. Kidrig, le meneur des Dénarks, était là aussi. Quant à Méléanna, elle se tenait près d’eux, en retrait. À les voir tous les quatre, le jeune homme eut un éclair de stupidité et pensa que Méléanna avait parlé de leur mésaventure. Mais un tonnerre de bon sens y succéda: un événement grave s’était produit.
– Que se passe-t-il?
Brémor, l’orc gigantesque qui dirigeait ses guerriers dans un esprit pacifique, consulta Belf du regard. Celui-ci, dont le visage dur n’était que peu adouci par son bouc taillé et son catogan, accorda d’un mouvement de tête la préséance à son homologue.
– Veuillez me suivre sous ma tente, invita l’orc.
Tous lui emboîtèrent le pas. Farëanor vint se placer sans hésiter à la gauche de Méléanna, qui marchait derrière les trois autres chefs. Il se tourna vers elle. Elle lui rendit son regard, sans attendre. Ce fut tout ce que le bérakhel et l’alsarath s’autorisèrent. Mais pour Farëanor, c’était plus qu’il n’en avait espéré. «Quelle femme!» songea-t-il.
Ils traversèrent le campement. La nuit était près de tomber. Autour d’eux, les gardes des Rives-Brunes allumaient les torches de veille. Dans cette pénombre, les orcs étaient terrifiants: massifs et sombres, avec leurs deux cornes pointées vers le ciel. Les arkels avaient eu l’opportunité de s’habituer aux impressions sauvages qui se dégageaient d’Orkabur. De sa présence dans l’arklan, Farëanor et Méléanna retiraient maintenant les fruits. Ils avaient appris à résister à la crainte que des siècles de violence avaient incrustée dans les strates profondes de la conscience des hommes, des nains et des elfes. Mais à la vue de ces profils cornus qui se découpaient dans la pâleur et le froid du soir, le bérakhel comprit, sentant monter en lui une appréhension proche du trouble, qu’il n’était pas sorti indemne du passé des races. Puisque en 23
lui tout n’était pas tranquillité, il sut qu’il n’était pas guéri de toute haine.
– Entrez, je vous prie.
L’expression que Brémor avait utilisée était celle du parler humain. Ce qui aurait pu paraître une banale courtoisie à la cour d’Ebanestal revêtait ici une valeur décisive pour le jeune homme, une balise dans ses méandres intérieurs. Brémor était de leur côté. Il avait sauvé son frère; il avait libéré de l’esclavage des membres de la Quadrentente; il avait accueilli l’arklan et les chevaliers keldariques à cœur et bras ouverts. Brémor était un orc à qui l’on pouvait se fier.
Méléanna avançait désormais derrière le jeune homme. Le sachant, il se demanda s’il allait la laisser entrer la première. Un fiancé l’aurait fait, un bérakhel non. La dame guerrière de l’aurore trancha pour lui. Elle avait perçu son hésitation et posa la main sur les reins de Farëanor. Ce contact fut pour lui une deuxième balise. Une telle familiarité lui fit un bien fou. Elle ne l’avait pas rejeté. Sans aucun doute, une femme taillée dans ce bois serait un soutien de choix pour la bérakha. Ce n’était pas par hasard qu’il l’avait choisie pour alsarath. Il n’en demeurait pas moins qu’il avait hâte de pouvoir s’expliquer avec elle.
Le groupe des chefs entra dans la hutte tribale. Pour les humains, c’était la première fois. Au fond de la tente ronde, on retrouvait le même lit bas et les coffres de rangement qui avaient été alloués aux hôtes des Rives-Brunes. Mais ce qui marquait d’emblée les visiteurs, c’était les deux hautes statues qui encadraient un coussin couleur émeraude posé sur le sol. L’une des statues était de bois, l’autre… était blanche. Il fallut quelques instants à Farëanor pour comprendre qu’il se tenait devant une sculpture en os. Il frissonna. Mieux valait ne pas savoir à qui ils avaient appartenu. En tout cas, les statues représentaient des héros de la tribu, sans doute de l’ancien temps.
Brémor s’adressa à Kidrig dans leur langue:
– Frère, m’aiderez-vous?
L’orc acquiesça de la tête et les deux guerriers aux muscles de colosse déplacèrent les sculptures auprès des parois de la tente, de sorte que tous pussent s’asseoir entre elles. Inconscients qu’il s’agissait là d’un grand honneur, les deux jeunes gens, qui étaient restés toute la journée exposés à la bise glaciale, apprécièrent davantage la chaleur de l’épais tapis de fourrure. Ils eurent aussi le temps d’échanger un nouveau regard. La confiance et l’inquiétude s’y mêlaient.
Brémor entra dans le vif du sujet.
– Trois familles de ma tribu nous ont quittés précipitamment la nuit dernière.
Le jeune chevalier sentit son rythme cardiaque s’accélérer. L’orc poursuivit.
– Vous vous souvenez sans doute que certains guerriers m’ont pris à partie lors de votre banquet de bienvenue, le premier soir.
– Certes.
– Même si le Puissant a confirmé notre alliance en faisant apparaître du vin dans la Coupe, ces orcs ont refusé d’entrer en amitié avec ceux qu’ils jugent comme des ennemis héréditaires. La Coupe que vous nous avez offerte à partager n’était rien pour eux. Le vin qui y est apparu sans aucune intervention de l’étil n’a pas signifié davantage. Au contraire, ils ont cherché à faire des émules dans leur refus de l’alliance, puis ils ont plié bagages. Leurs traces indiquent qu’ils se dirigent droit au nord vers Raktan Mor, la plaine au-delà des Monts Saorg.
Fravalgar précisa que les hommes de la Quadrentente l’appellent la plaine de «Fureur-Raslom», tandis qu’ils appellent les montagnes «la Chaîne Protectrice». Après avoir versé un thé fumant et tendu des tasses chaudes, Brémor acheva de dire ce que tous avaient compris:
– Il y a fort à parier que ce groupe de dissidents s’en est allé mettre en garde les autres tribus contre la proposition impie que vous êtes venus faire aux orcs.
– Quelle est leur chance d’influence? interrogea le bérakhel.
– Grande, à n’en pas douter. Mais les coursiers que j’ai envoyés une semaine avant leur départ ont aussi la leur. La langue des miens sera au moins aussi aiguisée que celle de vos détracteurs, car ils se préparent depuis longue date et portent en eux un feu d’espoirs nouveaux pour notre race. Mais les orcs ont toujours préféré se mesurer à des ennemis plutôt que de traiter avec eux. La bataille des mots ne sera donc pas chose aisée.
Les muscles de la mâchoire de Méléanna se détendirent. En toute innocence, elle prit la parole sans y être invitée:
– Nous aussi nous sommes prêts à relever le défi, seigneur Brémor, à batailler par les mots, et par les armes s’il le faut.
Les quatre chefs braquèrent leurs yeux sur la dame guerrière. Ceux de Belf étaient particulièrement durs. Alors qu’ils discutaient, une alsarath avait osé intervenir. La vivacité de Farëanor y répliqua sans nuance.
– Mes seigneurs, Méléanna reçoit de ma bérakha le droit de s’exprimer en mon nom. Vous la considérerez donc comme ma porte-parole, et ce, autant en ma présence qu’en mon absence. C’est mon droit légitime et j’entends qu’il soit respecté.
La foudre des yeux de Belf passa de la jeune femme au jeune homme. Brémor, lui, montra un visage attristé.
– Jeune chef, déclara-t-il d’une voix pesante, tu viens de charger cette femme d’un fardeau qui dépasse ta connaissance. En la désignant comme ta bouche, tu viens également d’en faire ton bras armé.
Farëanor ne comprit pas. Le colosse à peau verte répondit à sa muette question.
– Désormais les chefs des tribus orques auront le droit de réclamer un combat singulier avec elle plutôt qu’avec toi. C’est une pratique fréquente dans notre peuple, car nous ne faisons alliance qu’avec celui que nous respectons. Or, pour nous, la force est l’élément déterminant. Les chefs, s’ils l’apprennent, feront tout pour la tuer à la vue de tous.
Un éclat de terreur passa dans le regard de Farëanor. Qu’avait-il fait? Mais la jeune femme ne permit pas qu’il perdît pied devant ses égaux.
– Je ne crains ni le fer ni les cornes de vos maîtres de guerre. S’ils n’ont pas peur de mourir de la main d’une amoratianne, qu’ils me provoquent donc!
La détermination de Méléanna résonna avec tant de vaillance sous la tente de toile que les cœurs auraient pu s’apaiser. Mais Brémor ne leur permit aucune illusion.
– Vous ignorez tout de la puissance de ces guerriers. Je redouterais moi-même d’affronter certains d’entre eux.
Le chevalier d’argent déglutit. Il se rappelait tout ce que Fravalgar avait dit au sujet de Brémor. Et lui-même, qui l’avait affronté en combat amical, avait perçu un abîme de pouvoir dans lequel l’orc n’avait pas daigné puiser pour leur duel. Farëanor eut alors l’intuition qu’il venait d’envoyer Méléanna à la mort.
– Point ne sera donc besoin, intervint froidement Belf à l’adresse de Farëanor, de réitérer votre déclaration. Si Sabraël a fait de vous son successeur, ce n’est pas pour que vous vous déchargiez de votre béra- kha sur une autre.
– J’ignorais cette part des implications de ma décision, répliqua tout aussi fraîchement le jeune homme.
Mais il décida de ne pas permettre à Belf de le traiter comme un enfant, ni même comme un élève. Il était fini, ce temps-là.
– De plus, si je crois la bouche de Méléanna apte à me représenter, je suis tout aussi sûr de son bras!
Il proféra cet acte de foi avec d’autant plus de virulence qu’il n’en était pas parfaitement persuadé. En combat singulier il avait déjà vaincu
cette femme qu’il aimait. Mais, précisément parce qu’il l’aimait, il ne toléra pas qu’on mît en doute ses capacités, quand bien même l’enjeu était de taille. Belf ne se priva pas de le lui faire remarquer.
– Il ne s’agit pas d’elle, Farëanor! déclara-t-il en haussant encore le ton. Il s’agit de l’alliance entre deux peuples, deux peuples qui se font la guerre depuis des siècles! Il s’agit du sort de milliers et de milliers d’amoratios qui continueront de s’entretuer si nous échouons! Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser nos sentiments, si nobles soientils, guider nos actes. Cette quête dépasse infiniment votre petite vie de chevalier d’Ebanestal.
Le ton condescendant du chef de Keldaras insupporta Farëanor à un point tel qu’il préféra ne pas lui répondre directement. Il fallait reprendre la main maintenant, et à Belf et aux chefs orcs, sinon l’image de la faiblesse le destituerait implicitement de sa bérakha. Qu’il ait tort ou raison sur la façon d’impliquer Méléanna n’était plus l’enjeu. Il ne fallait pas devenir une marionnette.
– Baërg Brémor, Baërg Kidrig, veuillez nous pardonner cette explication en votre présence.
Tout à coup le chevalier d’argent se sentit extrêmement calme. Il sut avec précision ce qu’il devait dire pour conquérir sa propre place. Aussi jeune et inexpérimenté qu’il se trouvait être, il ne devait pas céder de terrain.
– L’alliance nous fera évidemment payer le prix d’un affrontement entre nos convictions. Nous tous, sous cette tente, nous aurons chaque jour à conquérir la paix que nous désirons. Pas seulement avec ceux du dehors, mais entre nous.
Le bérakhel s’exprimait comme l’aurait fait un ancien et un sage: il parlait lentement, profondément et ses yeux brillaient. Il s’étonnait luimême de son langage.
– Je sais que chacun de nous, sous cette tente, est prêt à verser jusqu’à la dernière goutte de son sang pour que l’alliance soit scellée définitivement. Pour cette raison je n’aurai aucune honte à vous demander conseil et à écouter vos avis.
Il regarda Belf pour qu’il perçût le respect qu’il avait pour lui, comme kobolt et comme chef du dernier village fortifié protégeant une frontière dangereuse. Mais en même temps il lui signifiait clairement qu’il ne tolérerait plus qu’on le prît de haut.
– Je me battrai pour chacun de vous, car je sais que vous en ferez autant pour moi.
Le chef des Dénarks hocha légèrement la tête. Cette adhésion enhardit le jeune homme.
– Mais le représentant de la Quadrentente, c’est moi. Mes faux pas peuvent être fatals pour nos deux races, j’en suis bien conscient. Et je compte sur vous pour m’aider à les éviter. Mais personne ne décidera à ma place qui doit combattre…
Farëanor se tourna vers le seigneur Belf.
– … ni les hommes!
Puis vers Brémor.
– Ni les orcs!
Un court silence suivit cette déclaration. Tous les guerriers en présence étaient en train de mesurer que Farëanor avait investi sa mission. Une énergie palpable émanait de lui. Une aura qu’on n’aurait attendue que d’un grand chevalier. Peut-être était-ce sa mission qui lui conférait un tel pouvoir. Quoi qu’il en fût, la force était là.
– Maître Brémor, relança le chevalier d’argent avec une humilité suffisante pour que l’orc perçût qu’il restait un guide dans les périls de l’alliance, quand pensez-vous qu’il faille partir pour gagner l’habitat du clan orc le plus proche?
– Le plus tôt sera le mieux.
– Vos guerriers seront-ils prêts demain matin?
– Ils le seront dès ce soir!
– Et vous, seigneur Belf, avez-vous décidé de nous accompagner? Je ne vous cache pas que je le désire.
Le kobolt n’eut besoin que d’un court instant. Il dévisagea une dernière fois Farëanor. Mais le jeune homme lut dans cet acte un respect qu’il ne lui avait encore jamais accordé.
– Je viendrai, mais je ne pourrai rester loin de Keldaras trop longtemps.
– Et vos chevaliers, quand seront-ils parés?
– Ils n’ont pas cessé de l’être, assura le kobolt avec un retour de son petit air supérieur.
– Fort bien! Mes seigneurs, êtes-vous d’accord pour que nous partions au troisième quart de la nuit?
Après que Brémor lui eut traduit, Kidrig intervint:
– Seigneur Farëanor, j’aime le feu qui brûle en vous. Et nous devons certes nous hâter au-devant des autres tribus.
Si la voix rauque de Brémor ressemblait à un glissement de terrain sur une pente granitique, celle de Kidrig donnait l’impression de silex dont les entrechocs projetaient des éclats.
– Cependant, il est un malheur que vous devez connaître avant de partir. Et notre langue est lourde à vous le révéler.
Le chef des Dénarks se tourna vers son égal. Brémor parla d’une voix lente.
– Les familles orques parties ce matin ne nous ont pas seulement abandonnés. Ils nous ont également trahis. À notre honte, ils sont parvenus à délivrer Darkrag de la tente où nous l’avions enchaîné.
Farëanor et Méléanna accusèrent le coup.
– Pour y parvenir, poursuivit Brémor, dont la colère sourdait sous un calme contrôlé, ils n’ont pas hésité à prendre la vie de trois de mes guerriers. Ensuite, ils se sont enfuis avec le prisonnier.
Comme en excuse, il ajouta:
– Personne n’a rien entendu, et la relève ne s’en est aperçue qu’à midi.
La dame guerrière se ressaisit plus rapidement que le chevalier d’argent.
– Veuillez accepter nos plus vifs regrets et notre amitié sincère pour les orcs que vous avez perdus.
Une femme.
– Merci, dame Méléanna, répondit l’orc.
Il fallait une femme.
– Étaient-ils proches de vous?
– L’un d’eux était de ma famille, reprit Brémor, et les deux autres des membres de ma tribu, donc des êtres chers.
– J’en suis désolée.
La jeune alsarath se leva, alla jusqu’à l’orc, s’agenouilla, prit les mains du chef dans les siennes et inclina son front jusqu’à les toucher. Lorsqu’elle releva la tête, de vraies larmes perlaient sur ses cils.
– Baërg Brémor, vos morts sont nos morts.
Il fallait une femme pour discerner les véritables enjeux de la vie. Farëanor, lui, ne dit rien. Son premier réflexe aurait été de pester contre l’inutilité des efforts de l’arklan à convoyer le prisonnier à travers tout Guéden G’Bar. Il aurait voulu exprimer son dépit devant le manquement des Rives-Brunes. Mais ce n’était pas la faute que Méléanna avait
vue en premier. Immédiatement, elle avait saisi qu’une blessure était à soigner, sans chercher les autres implications du drame ni les responsa- bilités. Par l’acte même de son alsarath, Farëanor trouva le chemin de l’alliance.
– Baërg Brémor, déclara-t-il. Notre arklan pleure avec vous. Et nous voulons saluer vos guerriers comme vous avez salué le sacrifice du seigneur Sabraël. Où devons-nous aller pour leur rendre hommage?
– Ils sont étendus dans la vaste caverne.
– Méléanna, veuillez prévenir nos amoratios.
– Bien, bérakhel.
La jeune femme porta son poing à sa poitrine et quitta la tente. Brémor était un esprit fin. Pourtant, le fait que le chevalier et la dame guerrière embrassassent si vivement la cause de son clan le surprit. Il n’aurait pas imaginé une telle empathie de la part des humains et encore moins de la part de ceux qui avaient à peine quitté l’enfance. À n’en point douter, les longues années où il avait rêvé de paix avec les hommes venaient de trouver en Farëanor et Méléanna des alliés. L’orc comprit ce soir-là qu’il devrait les protéger à tout prix: leurs cœurs, comme un cristal pur, étaient bien capables de gagner à la cause les autres chefs des tribus. Mais les vases les plus beaux étaient aussi souvent les plus fragiles.
Brémor se leva.
– Allons veiller.
Farëanor l’imita. Et dans l’idée de contrebalancer la vigueur de ses propos antérieurs, il laissa la préséance à Kidrig et Belf pour sortir de la tente. Le chef de Keldaras sembla noter cette reconnaissance implicite. Mais lorsque le chevalier d’argent, qui maintenait les rabats de la tente, se glissa dehors à son tour, il eut un frisson, et non de froid. Certes il craignait pour ses arkels, qu’il entraînait dans de nouveaux dangers. Mais une autre terreur s’abattait sur lui. Par sa faute, Méléanna risquerait sa vie contre les chefs orcs.
Farëanor marchait seul dans la neige au milieu de Féramkt. Ses pas crissaient, de même que les idées dans sa tête. Plus tôt que prévu, il allait falloir avancer vite, affronter les éléments et les amoratios. Le chevalier d’argent se sentit seul tout à coup. Ayant à peine quitté les chefs pour retrouver les membres de son arklan et les accompagner à la caverne, il mesura avec vertige la solitude à laquelle l’élevait le poids de sa charge. Il n’avait jamais dirigé de groupe, jamais négocié de traité et voilà qu’il était catapulté bérakhel. Du moindre de ses actes dépendrait le sort de l’Alliance. Assurément, le seigneur Belf aurait été un meilleur tacticien et fin diplomate, ou Andugal, ou Théafur, ou n’importe quel autre seigneur d’Ebanestal, un chevalier de carrure et non pas un nouveau-né, un guerrier qui connaissait la route et non pas un garçon tout juste sorti de l’Académie, un homme, en fait. Farëanor ne comprenait pas ce qu’il faisait là. Tout en continuant de piétiner la neige, il avait le sentiment que sa mission l’écrasait au sol.
«Et c’est sans compter le bouclier que je viens de me prendre, murmura-t-il. Méléanna vient de me donner le premier de ma vie. Quel choc!»
Un vent cinglant se fraya un chemin entre ses vêtements. Au lieu de réagir, il se laissa faire, oubliant que la dame guerrière lui avait déjà témoigné de l’affection depuis le bouclier, oubliant que de nombreux combattants seraient à ses côtés pour la mission. Le froid glaça sa chair, pénétrait ses os, mais lui ne frémissait pas. L’esprit s’abattant, son corps devenait un poids mort. Il s’immobilisa comme s’il n’était plus là, dans la neige, à geler. Comme s’il devenait étranger à lui-même. Car ce n’était pas possible. Ce ne pouvait pas être lui le prisonnier de tous ces fardeaux. Ce ne pouvait être à Farëanor de devoir accepter en même temps l’échec personnel et la responsabilité du royaume. Quelqu’un avait dû se tromper dans les attributions. Un maillon dans la chaîne des événements de sa vie avait été forgé à la place d’un autre, entraînant un assemblage qui n’aurait jamais dû exister. Le roi Féasîn n’aurait pas dû l’envoyer à Gandagost. Maërwan n’aurait jamais dû l’introduire comme alsarath. Sabraël n’aurait sûrement pas dû mourir et surtout, il n’aurait pas dû le désigner comme bérakhel. Quant à Méléanna, il aurait peut-être mieux valu ne jamais s’attacher à elle. Lorsqu’on ne s’engage pas, on ne blesse personne.
– Vous semblez pensif?
C’était la grosse voix de Brémor. Farëanor trouva la force de relever la tête.
– Votre groupe est arrivé à la caverne, continua le baërg. Je me disais que vous risquiez de le chercher en vain.
Le grand chef orc s’était déplacé en personne pour le prévenir. Dans la nuit, sa stature aurait fait trembler n’importe quel amoratio. Par sa posture et son rang supérieur, il aurait été aisé pour lui d’humilier Farëanor. Ou encore à la guerre, il aurait pu empaler le jeune homme de ses cornes, comme avait fait Rogamor avec Fravalgar. Mais non, cet orc, c’était Brémor. Dans la pénombre des torches lointaines, le jeune chevalier d’argent ne distinguait pas son visage. Et pourtant il conçut ce soirlà la certitude que l’orkéliate était de son côté. En réalité, si le jeune homme se trouvait enrôlé dans cette aventure, c’était aussi du fait des choix de l’orc. Brémor ne s’était pas engagé à moitié. Il avait parcouru les terres orques pour racheter les esclaves humains et les libérer. Il leur avait transmis bien des trésors de sa culture. Pour l’alliance, il avait même pris le risque de diviser son clan. Il s’était impliqué personnellement et avait tenu tête aux réfractaires. Maintenant il fallait l’assumer. Si les autres tribus orques refusaient de suivre et condamnaient cette décision, les Rives-Brunes seraient dans une posture délicate. Farëanor comprit qu’il n’était pas seul à porter le joug. Ce fut pour lui un allégement. La charge demeurait là, sur ses épaules, mais il puisait le courage de la porter en contemplant son allié dans la nuit. C’était un grand guerrier et un meneur d’orcs. Brémor était son nom.
– Les combats que nous aurons à mener m’occupent l’esprit, avoua le bérakhel.
Avant que l’orc n’arrivât, Farëanor était resté plusieurs minutes immobile dans la neige. Ce fut la seule excuse qui lui parut acceptable.
– M’aiderez-vous, reprit-il, ainsi que mon alsarath, à parfaire nos techniques de combat pour que nous puissions montrer à nos adversaires la force qu’ils attendent de voir?
L’apparence restait sauve, mais la question était réelle.
– Cela impliquerait que je vous livre les fruits de l’art des guerriers de ma race. Vous demandez beaucoup, seigneur Farëanor.
– Une alliance demande beaucoup, baërg Brémor.
Alors qu’un instant plus tôt il gisait dans un abîme d’inquiétude, le chevalier d’argent se surprit à parler comme l’égal du héros qui lui faisait face. Il ne comprenait pas d’où lui venait cet aplomb.
– Je vais y réfléchir, concéda l’orc.
– Je vous en sais gré, salua le chevalier, qui se sentit à nouveau capable de marcher. Puis-je vous suivre jusqu’à la caverne où reposent vos frères d’armes?
Brémor permit à quelques flocons blancs de virevolter autour d’eux avant d’acquiescer. Il cherchait à sonder plus profondément le cœur de son interlocuteur. On ne reste pas seul, immobile dans un froid de raslom, au risque de se glacer sans de graves raisons. Qui était donc ce jeune homme qui retombait si vite sur ses pieds tandis que son esprit avait à peine visité les enfers de l’incertitude? Les intuitions du chef de guerre à l’endroit du jeune homme semblaient se confirmer.
Farëanor, lui, repensait aux grâces reçues par le passé. Il avait déjà vécu ce genre d’expérience. La première fois qu’il était entré en Guéden G’Bar, il avait eu peur d’un groupe de souillards. Il aurait pourtant pu facilement les mettre en déroute. Cette peur l’avait quitté dès qu’il avait eu à défendre Tacine, Ebéralt et Méléanna. La responsabilité et la nécessité de se mettre au service des autres avaient décuplé la puissance de sa volonté. Puis, du moment où il ne s’était plus concentré que sur sa colère et sur ses doutes, il avait tué Sangorge et avait fui seul dans la nuit, abandonné de toute force morale. C’était comme si la grâce l’avait quitté, pour une raison obscure. Il était brutalement retourné à la conscience de sa pauvre condition et à l’inadéquation la plus totale de sa personne avec la grandeur de l’œuvre qui lui incombait. Or, maintenant que Farëanor était bérakhel, il sentait croître en son cœur ce paradoxe intérieur. Il savait que le Bien marchait à ses côtés et pourtant il n’était pas délivré de sa faiblesse. Pour avancer sans illusion, il était obligé de faire confiance. Obligé d’espérer.
L’alliance entre les hommes et les orcs est-elle possible ?
Farëanor et Méléanna veulent y croire. Mais convaincre tous les chefs de clan semble être une mission démesurée. En même temps, le royaume d’Ébanestal est dans la tempête.
Après la capture du roi, il faut élire en urgence parmi la haute noblesse un régent pour diriger le pays et le prémunir contre la guerre et contre les troubles intérieurs...
Le cinquième maillon de la série ce cycle prodigieux d’Heroic Fantasy
Matthieu Bobin, licencié en théologie biblique, prêtre en paroisse, a développé avec Magarcane une saga palpitante : - Fils d’Armes - Bénédiction
- L’Arklan - Bérakhels
- La Ravine d’Espeïra
- Les Dunes d’Ésurexio