Dieu au milieu des ruines

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ÉGLANTINE GABAIX-HIALÉ

Préface de Mgr Jacques Mourad

À Paolo.

À Jacques, Houda, Jihad, Jens, Dima, Carol, Frederike, Yaoussé, Ziad, Youssef, Abou Riad, Abou Raed.

À l’absent, aux vivants. À vous qui tenez ce monde par vos prières, vos colères et votre espérance.

26 juillet 2013

Cher Paolo,

Je t’envoie le bonjour chaleureux de Oussam, de Walid, et de leurs amis, de Qsair. Ils te considèrent comme leur héros ! Je les ai rencontrés dans un camp du Nord Liban. Quand ils ont su que j’avais écrit un livre avec toi, leur amitié m’était tout acquise. J’ai vu des hommes dignes, beaux, prêts à repartir au combat. J’ai vu des enfants lumineux et des visages de femmes tragiques. J’ai senti le combat d’un peuple.

Je t’embrasse,

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Églantine

27 juillet 2013

Églantine ma douce

J’ai les eiux (gli occhi!) mouillés à lire ton mail…

Je suis à Gaziantep… Ou en trouve plus des syriens que des kurdes !

Demain tôt je part pour Raqqa… c’est peut etre la folie.

Je dois esseiler une mediation…

« Pense » pour moi

Pardon… ce soir mon francais est fichu

27 juilllet 2013

Cher Paolo

Oui c’est de la folie de partir pour Raqqa, mais nous avons besoin de ta folie, mais de toi aussi vivant…

Je pense à toi comme jamais.

27 juillet 2013 …

Au revoir, et bien merci, p.

Paolo a disparu à Raqqa le 29 juillet 2013.

Églantine

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Paolo

Préface

Des ponts qui traversent le brouillard

« Un cri s’élève dans Rama, pleurs et longue plainte : c’est Rachel qui pleure ses enfants et ne veut pas être consolée, car ils ne sont plus. »

Mt 2, 18

Quelle consolation pouvons-nous trouver aujourd’hui ? Qui peut nous consoler devant tout ce que nous sommes en train d’éprouver et de vivre ?

Désastres, épreuves et sinistres nous encerclent. La violence ne laisse échapper aucune occasion de s’imposer, balayant sur son chemin toute tentative d’accorder une importance à la vie. Il semble presque qu’une

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personne au regard lumineux, remplie d’espérance, attire en retour un regain de brutalité et d’atrocités.

Et pourtant, au-delà de toute cette violence, le désir de vie, le pouvoir de l’espérance et la puissance de l’amour demeurent inébranlables. En dépit de la cruauté, des germes de vie continuent à jaillir du fond de l’abîme de la mort. La lumière de l’espérance étend ses rayons en dissipant l’obscurité du désespoir et la volonté d’aimer transperce les murs de souffrances et de douleurs.

Cette réalité d’espérance qui revivifie et qui console, nous la percevons, par exemple, à travers les convois des groupes humanitaires et missionnaires qui sillonnent les villes et les villages ruinés par la guerre et par l’absence d’humanité. Ils parcourent ces endroits détruits par ceux qui, s’étant dépouillés de toute compassion, sont devenus les ennemis de la vie.

Ces porteurs de vie et d’amour donnent des forces, avec beaucoup de générosité et de passion, à ceux dont les yeux et les visages sont couverts de la noirceur et de la cendre des incendies et des désastres.

Ils sont là pour nettoyer ces visages et leur redonner le droit d’exister et de vivre dignement.

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À travers ce livre, Églantine a essayé de transmettre aux lecteurs la douleur qu’elle a éprouvée à l’égard de ce qui s’est passé en Syrie, en Irak et ailleurs. Et qui se passe aujourd’hui encore. Elle a traité, au fil des pages, des sujets bien délicats qui touchent la vie quotidienne. Elle exprime ainsi sa solidarité et son union avec le peuple écrasé.

J’ai été particulièrement touché par sa confiance en l’homme, par la façon dont elle a réussi à construire des amitiés fidèles et si vraies. L’amour révèle une foi profonde, mystique, chargée de cette solidarité. Quelle fidélité as-tu, chère Églantine ?

J’ai été étonné par ce que tu as partagé sur l’expérience du silence vécu à Mar Moussa. C’est dans ces silences que se croisent souffrance et espérance.

PRÉFACE

Introduction

Marcher dans des ruines, pousser du pied des restes de vie, des jouets, des chaussures, des photos. Emplir son cœur de cendres et de ténèbres. Écouter ceux qui ont tout perdu, qui vivent dans des camps, qui attendent. Ceux qui ont fui les bombes, la barbarie, la douleur, la peur, l’absurdité de la terreur et de la violence.

Marcher dans des ruines, je l’ai trop fait. Non par choix, ni par attirance des pays en guerre ou de la souffrance. Simplement parce que cela s’est présenté au cours de mes différents métiers, des différentes tournures qu’a prises ma vie. Si c’était à refaire, je ne suis pas sûre que je m’y aventurerais de nouveau. Absorber toutes ces douleurs en n’étant que témoin, impuissante spectatrice, laisse des traces. Cicatrices invisibles et indicibles, parce qu’on ne peut pleurer face à quelqu’un qui a traversé l’enfer, parce qu’on ne peut partager cet indicible à ceux qui ne l’ont pas connu.

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Pourtant, comme un ciel explosé d’étoiles n’apparaît que dans les ténèbres absolues, c’est dans ce monde écorché, sacrifié, que j’ai rencontré ceux et celles qui m’ont ôté cette couche de cendres qui avait empli mon cœur, jusqu’à l’ensevelir. Par leur présence lumineuse, irradiée d’un feu que j’ai toujours cherché, celui de la foi.

J’ai eu beau chercher des explications rationnelles à leur sourire, à leur courage, à leur persévérance, à leur légèreté, à leur rire dans ces chaos syrien, irakien, arménien, éthiopien, ukrainien, libanais, quelque chose m’échappe. Oui, la lumière déchire le noir, mais il y a autre chose. Comme une transparence. Comme un insaisissable.

Alors, je continue d’arpenter ces pays déchirés, non par goût du désastre, mais pour trouver la source. Une source qui me restera peut-être inaccessible.

Lorsque, jeune adulte, je suis partie en volontariat immédiatement après mes études de philosophie, la foi et la religion ne m’avaient jamais réellement préoccupée. Catholique par tradition et par baptême, ce que j’avais vu de l’Église et de la pratique religieuse m’avait laissée pour le moins indifférente, voire révoltée. Adolescente dans un village des Landes, « obligée » d’assister à la messe chaque dimanche, je ne comprenais pas comment ce message des Évangiles – qui aurait dû être transperçant, révolutionnaire, bouleversant – se transformait dès la sortie de l’église en ragots, médisances ou commentaires sur la tenue de la voisine… Et puis, si Dieu était

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vraiment présent dans l’Eucharistie, comment pouvaiton aller communier avec autant de désinvolture – ou ce que je jugeais comme tel ? L’adolescence est prompte au jugement hâtif et à la condamnation. Alors, j’ai tout rejeté. À cette époque, je n’acceptais pas les compromis, ni ne comprenais l’infinie complexité des hommes.

Partir un an en Égypte à 22 ans était empreint d’idéalisme, de volonté de sauver le monde, de générosité peutêtre, mais surtout d’une grande soif d’aventure, de contrées à explorer. La découverte de ce monde arabe fut violente et déstabilisante. Je n’ai pas aimé ma mission, dans une école trop riche, dans une communauté de religieuses sympathiques mais trop renfermées sur leur méfiance envers les musulmans. En 2003, l’invasion américaine en Irak me transforma en ennemie, puisque j’étais occidentale. Je n’ai rien compris aux coptes ni aux musulmans, ni à leur culture souvent partagée. J’ai simplement aimé ce pays, envoûtant, fascinant, à la lumière chaque jour éblouissante, traversé du nord au sud et d’est en ouest durant toutes les vacances scolaires. En cela, l’expérience était réussie et un peu de ma soif d’aventures, étanchée.

Pourtant, il me restait comme un goût d’inachevé. L’aventure ne suffisait pas, il manquait quelque chose. Revenue en France, j’ai fait une nouvelle demande pour partir en volontariat. Enseigner la philosophie, voie classique après mes études, ne m’attirait toujours pas et,

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d’une manière plus pragmatique, je n’aurais sans doute jamais réussi le Capes. Donc autant ne pas le tenter.

Ma demande pour ce nouveau départ était claire et large, mon expérience égyptienne m’avait conduite à des jugements définitifs sur deux points : j’étais prête à aller partout sauf au Moyen-Orient et je ne souhaitais pas vivre dans une communauté religieuse. La proposition qui s’ensuivit quelques mois plus tard fut magnifique : une mission de deux ans dans un monastère en Syrie … Après quelques jours de doute et d’incompréhension, je l’ai pourtant acceptée. Les quelques images trouvées sur Internet de ce monastère planté dans le désert m’ont fascinée et attirée. Les premiers échanges avec un moine français présent sur place m’ont laissé entrapercevoir une communauté monastique étonnante, voire déroutante. Et ont alors recommencé à poindre en moi quelques interrogations jusque là soigneusement enfouies.

Très bien, j’accepte le défi. Et c’est même moi qui en pose les termes : Dieu, je te donne deux ans pour te révéler. On est loin de la prière d’abandon de Charles de Foucauld ! J’imaginais sans doute une conversion à la saint Paul, foudroyé sur le chemin de Damas – l’endroit semblait propice. Évidemment, rien de tel n’est arrivé. Dieu ne m’est pas tombé dessus, la foi ne m’est pas venue. Peut-être les termes du défi étaient-ils mal posés… Cependant, j’ai sans doute vécu au monastère de Mar Moussa dans ce désert syrien les deux plus belles années

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de ma vie (il ne faut jamais présager de ce qui peut encore arriver...). Un sentiment qui m’était jusque-là inconnu ne m’a jamais quittée pendant ces deux années : la paix. Et la sensation d’être à ma place. Comme si la réponse de Dieu avait fait un pas de côté.

Mon regard sur le Moyen-Orient, sur les religions, chrétienne et musulmane, sur la culture arabe a changé du tout au tout. C’est en Syrie que, pour la première fois, je me suis sentie chez moi. Cette impression de familiarité dans ce pays tellement éloigné de mes origines n’a cessé de m’étonner, mais je l’ai acceptée. C’est là que je me suis enracinée. Le quitter a été douloureux : il fallait cependant reprendre, ou prendre tout court, une vie normale. Une vocation de moniale ne s’étant pas déclarée, je n’avais pas de raison de rester ermite. Avec une amie, je suis rentrée en France par voie de terre, pour atténuer le choc du retour. Une nouvelle vie, parisienne, a commencé. Journaliste pour La Vie, responsable de centres d’accueil pour SDF, co-auteure de livres avec le père Paolo Dall’Oglio, le supérieur du monastère de Mar Moussa en Syrie. Des activités, peut-être un peu décousues, au gré des opportunités, sans vraiment de fil directeur. Mais avec cette certitude réconfortante : quoi qu’il arrive, j’avais une cachette, un refuge, en Syrie. De fait, j’y suis souvent retournée.

Quand la révolution a éclaté en mars 2011, pour se transformer en une guerre sanglante et fratricide quelques

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semaines plus tard, mon premier mouvement de cœur a été purement égoïste. Symboliquement, mon refuge disparaissait, explosait, allait être englouti dans ce qui deviendrait ensuite un chaos sans nom. Je n’avais plus de cachette. J’étais condamnée à affronter ce monde sans possibilité de m’y soustraire. Je n’ai pas eu de sentiment de révolte envers Dieu, il avait fait son pas de côté, j’avais fait le mien, nous vivions dans une indifférence bienveillante (moi, indifférente, lui, probablement bienveillant). Dans tous les cas, je n’avais jamais considéré la foi comme une assurance, un talisman, ni même un ticket pour un au-delà paradisiaque. Mais j’avais une certitude : la foi, si elle avait une utilité, était pour ce mondelà, pour le rendre plus vivable.

Ma petite histoire a sombré dans la grande Histoire, le père Paolo a disparu à Raqqa en juillet 2013, le père Jacques a été enlevé par Daesh en mai 2015, la Syrie devenait un champ de ruines et de douleurs. En septembre 2013, je suis partie pour un an en Irak à Souleymanieh, là où le père Paolo s’était installé après son expulsion de Syrie. Il m’avait proposé de l’y rejoindre, ayant saisi à quel point ces quelques années de vie parisienne commençaient à m’ennuyer. Il n’y était donc plus quand j’y suis

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arrivée1, mais je me suis dit que c’était sans doute là qu’il reviendrait quand il réapparaîtrait. Depuis plus de dix ans, nous l’attendons.

J’ai de nouveau travaillé en Irak entre 2016 et 2017 pour la Radio al Salam, la radio pour les déplacés et les réfugiés. La bataille pour la reconquête de la plaine de Ninive et de Mossoul faisait rage. C’est là que j’ai rencontré L’Œuvre d’Orient pour qui je travaille depuis. Cette dernière année en Irak m’avait empli le cœur de cendres, de tristesse et de colère. Seules lumières dans ce marécage de désespérance, de ruines et de tragédies : les Petites Sœurs de Jésus, à qui je rendais visite dans leur caravane où elles vivaient avec les chrétiens déplacés de la plaine de Ninive.

Est-ce que ce sont elles qui m’ont révélé ce qui était jusque-là en jachère, en suspension, en point d’interrogation ? Non, je n’ai pas la foi, si tant est que la foi puisse s’attraper ou se posséder. Non, je ne crois pas en Dieu. Oui, les messes m’ont toujours profondément ennuyée et la lecture de Bible, laissée de marbre. Mais, cette foi, leur foi, je n’ai jamais cessé de l’entrapercevoir à travers ceux

1. Paolo Dall’Oglio, jésuite italien, né en 1954, est le fondateur de la communauté de Mar Moussa en Syrie, communauté œcuménique et mixte, dédiée au dialogue islamo-chrétien et à l’hospitalité. La communauté est de rite syriaque catholique. En 2012, le père Paolo est expulsé de Syrie suite à ses prises de position contre le régime syrien. En juillet 2013, il retourne en Syrie clandestinement pour négocier la libération d’otages. Il est enlevé à Raqqa le 29 juillet 2013. Il est depuis porté disparu.

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que j’ai eu la chance de croiser. Chaque rencontre m’en a offert une minuscule parcelle. Je n’ai jamais cessé de chercher, et Dieu n’a pas fait un pas de côté. C’est moi qui me suis écartée. Pour mieux l’observer chez ceux qui l’avaient rencontré.

L’orgueilleux défi lancé à Dieu à mes 25 ans a laissé place à une plus humble posture : l’attente. Et la recherche. Celles des traces, laissées par Dieu, dans le cœur de ceux dont la vie ne semble éclairée que par ce feu intérieur, de ceux qui vivent, se débattent et luttent dans un monde hostile et brutal. Un monde dont l’on pense parfois que Dieu s’est absenté.

Je ne cherche pas à reconstituer Dieu à la manière d’un puzzle, comme s’il s’était éparpillé un peu partout ; je ne le traque pas davantage dans un jeu de piste à la recherche d’indices qui me mèneraient à lui. Je cherche simplement, dans ceux qui me semblent vivre de cet amour infini et le font rayonner, ce qui en moi fait défaut, et peut-être obstacle. Et déceler ainsi ce qui, sous le fatras de ce monde, nous porte vers l’harmonie.

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Le courage

Octobre 2022. Je remonte une à une les marches que j’avais descendues, la dernière fois, il y a quatorze ans.

La nuit est si noire que j’ai l’impression de la creuser. Le chemin m’est resté familier, je sais où poser mes pas. Comme lorsque l’on revient chez soi après une longue absence, j’ai touché la terre, en ai serré dans mes poings la réalité. Le monastère est toujours là, roi nu planté dans le désert. Yaoussé m’attend au pied du téléphérique qui a monté mes bagages, un verre d’eau à la main, accueil immuable de chaque visiteur du monastère après qu’il a gravi ces trois cent soixante marches entaillées dans la montagne, à bout de souffle et d’émerveillement.

En quelques heures, ce lieu redevient le mien, comme si je ne l’avais jamais quitté. La guerre a épargné ses murs mais pas ceux qui l’habitent. Les visages sont épuisés par ces douze années de guerre. Le silence est plus profond encore, lourd des absents, des morts et des

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disparus. Abou Adib est mort du Covid, son fils Elias, d’un cancer douloureux faute de soins, Shadi est en Allemagne, Mohamed en Italie, tant d’autres sont éparpillés aux quatre coins d’un monde qui n’est pas le leur. Paolo a disparu depuis bientôt dix ans. Jacques, après avoir été otage, se prépare à devenir archevêque.

Il n’y a plus de chèvres pour produire du fromage, les nourrir était devenu trop cher. Les repas, d’ordinaire frugaux, le sont encore plus. Les quelques poules présentes offrent de temps à autre un repas de fête : une omelette. Il n’y a plus de visiteurs, faute d’essence, les transports en commun sont devenus inabordables pour la majorité des Syriens. Tout est constat, mais rien n’est plainte. Être en vie et en pas trop mauvaise santé est une chance ; le reste, la mort, les disparus, les ruines, la faim, le manque de tout, l’absence de perspective sont le quotidien, partagés par tout un peuple.

Les repas ont beau être frugaux, ils n’en restent pas moins ce qu’ils ont toujours été : un joyeux mélange de langues, de blagues, d’échanges. On avale de l’air plus qu’autre chose. Abou Riad, le jardinier, me regarde gravement : « Cela fait quatorze ans que je t’attends. » Lui aussi a compté les années. À voir les traits marqués de son visage, ces années ont compté double. Nous sortons fumer, nous nous comprenions souvent ainsi, dans les volutes. Étrangement, alors que mon niveau d’arabe a toujours été faible, et le sien proche d’un patois,

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la discussion est presque fluide. « Nous avons été heureux ici, avant, quand je te faisais des falafels, quand Paolo était là, la vie était belle. Mais tu vois, tu as pu revenir, c’est un signe que la vie peut redevenir belle. » Je ne sais que répondre, par manque de vocabulaire sans doute, ou parce qu’il n’y a rien à ajouter. Simplement accueillir ses mots en silence, dans ce silence minéral du désert, où chaque mot pèse. Je sens les larmes pointer, la nuit les rend invisibles et c’est tant mieux. Ici, je ne peux pas pleurer sur moi.

Je ne pensais pas pouvoir revenir dans ce pays. J’imaginais qu’il me resterait définitivement interdit. L’obtention d’un visa en octobre 2022, après quatorze ans d’absence donc, a été un bouleversement. Depuis douze ans, je savais ce que la guerre avait fait à ce pays. J’avais rencontré, parfois hébergé, ceux qui le fuyaient. J’avais pris fait et cause dans le sillage de Paolo pour la révolution. J’avais souffert et écrit avec lui. Jusqu’à sa disparition, ou son enlèvement, ou son assassinat, à Raqqa en juillet 2013, un mystère encore non élucidé.

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Paolo

Paolo… Je l’ai tout le temps attendu. Je t’ai tout le temps attendu.

Je t’attendais lorsque nous partions à Damas. Le départ était prévu vers 9 heures. Le petit déjeuner s’éternisait, tu écrivais trois mails, discutais avec l’un ou l’autre. Vers 10 heures et demie, nous commencions à descendre les marches du monastère. Pour peu que le générateur en bas montre quelques signes de défaillances ou qu’Abou Riad le jardinier t’interpelle, nous pouvions compter encore une bonne demi-heure avant d’embarquer dans le pick-up pour les quinze kilomètres de désert jusqu’à Nebek, la ville la plus proche. Là, nous nous arrêtions pour manger ces petites pizzas au zaatar ou au fromage à peine sorties du four à pain. Puis tu allais troquer tes habits de moine contre une tenue de ville, toujours la même. Inévitablement, tu rencontrais des ouvriers qui travaillaient sur les chantiers des maisons que vous faisiez réhabiliter. Il fallait encore que tu t’arrêtes chez je ne sais qui. Vers midi, nous partions vers Damas, tu conduisais vite, sportivement, à l’italienne, plus exactement à la romaine. Étrangement, je n’ai jamais eu peur avec toi. Sauf le soir où nous sommes rentrés de la réception du 14 Juillet à l’ambassade de France. Le champagne avait dû te plaire, ou peut-être étais-tu trop fatigué… Un peu des deux, sans doute. Quoi qu’il en soit, tu as raté le virage vers le monastère,

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et nous avons fait un peu de hors-piste, le temps que tu t’aperçoives que la route ne se trouvait plus sous les roues de ta voiture.

Je t’attendais lorsque nous travaillions ensemble. Tu t’excusais pour « aller à la toilette » comme tu disais, tu en revenais parfois deux heures après. Coup de téléphone, problème à régler, cris à pousser, tu avais toujours mille choses sur le feu, mille choses d’égale priorité, d’égale importance. Il était difficile de te tenir captif. Il me prenait parfois l’envie de t’accompagner jusqu’à la porte des toilettes pour être sûre que tu n’aies pas, en réalité, d’autres destinations. Mais l’attente faisait aussi partie de notre travail d’écriture. Elle me permettait de faire le tri et d’essayer de saisir plus profondément ta pensée, ou de la saisir tout court2.

Je t’ai souvent attendu lors de ces années passées en Syrie dans ton monastère. Mais tu étais aussi là dans tes absences, en creux.

Et puis je t’ai attendu en Irak, au début de l’année 2013, lorsque nous écrivions ce deuxième livre qui te tenait à cœur, aux tripes, qui te dévorait presque. Là, peu de temps mort. Il y avait urgence à hurler pour la Syrie. Mais de temps à autre, tu t’éclipsais « juste deux

2. Nous avons coécrit deux livres : Amoureux de l’islam, croyant en Jésus, éditions de l’Atelier, 2009 et La rage et la lumière, un prêtre dans la révolution syrienne, éditions de l’Atelier, 2013. Plus exactement, il pensait, et j’écrivais sa pensée !

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minutes », tu revenais une ou deux heures après avoir dormi, tant tes nuits étaient mauvaises, fébriles. La porte qui donnait sur la rue grinçait, et tu réapparaissais en criant en arabe devant quelque chose qui n’était pas à sa place. Pourquoi les choses devraient-elles toujours se trouver à leur place ? Qui décide de leur place, d’ailleurs ? Pourquoi était-ce si important, Paolo, la place des choses ? Tu disais qu’en rangeant les choses, tu avais l’impression de ranger le monde. D’y contribuer à ta mesure…

Alors, c’est en Irak que je suis revenue pour t’attendre. Je m’étais dit que de là tu étais parti, là tu reviendrais, que c’était ton seul domicile fixe, ton seul point d’attache, hors de cette Syrie dont tu avais été expulsé. Je t’ai attendu. Parfois, souvent, il m’est arrivé de croire à ton retour en entendant la porte grincer et une voix forte crier en arabe. Mais ce n’était pas toi. Un an je t’ai attendu. Jusqu’à ce que je comprenne que tu ne reviendrais pas. Ou pas ici, pas comme ça. Mais moi, je continuerai à t’attendre. Parce que nous avons encore des choses à écrire, à partager, à hurler, à désespérer.

Je t’attendrai mort, je t’attendrai vivant.

La Syrie meurt, Paolo. Elle meurt avec toi, en silence, et tu n’es plus là, pour porter sa voix. Elle meurt de notre indifférence, de notre prudence, de nos lâchetés ; elle meurt de ses démons. Je ne sais pas porter le deuil d’un

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pays. Je ne sais pas porter le deuil d’un homme quand je n’ai pas vu de terre tomber sur son cercueil. Mais si, comme il est probable, ou incertain, ou impossible, tu as été tué dès le moment de ton enlèvement, je ne veux pas te laisser comme ça, tout seul, sans sépulture. Laisse-moi tisser de mots ce linceul dont je veux recouvrir tes yeux, laisse-moi tisser de cris ce linceul dont je veux recouvrir ton visage, laisse-moi tisser de Syrie ce linceul dont je veux recouvrir ton corps. Pour qu’il repose en paix. Cela te ressemble si peu de reposer en paix… Laisse-moi jeter ces mots non pour t’enfouir, t’enterrer, mais pour hisser ton corps à la face de Dieu, à l’image de ces Syriens, qui, chaque jour, tendent vers le ciel les corps de leurs enfants déchiquetés, dans un Allahu akbar à transpercer la mort.

Issam

Issam, tu te souviens ? Nous étions dans le bureau du monastère. Issam n’avait d’autre choix que d’émigrer. Tu entretenais de bonnes relations avec l’ambassadeur autrichien à Damas, alors tu as entrepris de lui écrire une lettre pour lui exposer sa situation et les raisons de sa demande d’exil. Tu étais à mes côtés, un peu retrait, moi devant l’ordinateur. Issam était derrière nous. Il parlait, racontait, se taisait, tu traduisais, j’écrivais. Est-ce une nouvelle torture que de raconter celles qu’on a subies ? Est-ce que le corps garde en mémoire la souffrance et le

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cœur, l’humiliation ? Les corps se réparent, cicatrisent, oublient. Mais l’âme, Paolo, l’âme, est-ce qu’elle cicatrise ? Issam était musulman, il s’était converti au christianisme. Sa famille, en représailles, l’avait fait emprisonner pour trafic de drogue. Personne n’était dupe, ni le juge, ni les geôliers. Issam est à présent une âme qui vit dans un corps amputé. Issam ne se sent plus homme, Issam ne pourra pas avoir d’enfant. Ses mots s’étranglent, tu lui demandes de te montrer ses cicatrices, pour que tu puisses les décrire. Ce qu’il reste d’Issam l’homme, hésite. Je comprends son silence et sors de la pièce. Pour préserver sa pudeur bien sûr, mais aussi parce que, même de dos, je ne veux pas imaginer ce qu’il expose.

Issam vit en Europe à présent, étranger à lui-même, étranger partout. Quand je l’ai retrouvé quelques années plus tard dans cette ville d’églises et de musique, il était comme absent, gêné peut-être par cette rencontre qui lui rappelait ce que j’avais dû écouter, ce que je savais de cette intimité meurtrie. Voilà pourquoi, Paolo, tu refusais de baptiser les musulmans qui souhaitaient se convertir. Pour toi, si conversion il y avait, celle du cœur suffisait. Dieu reconnaîtrait les siens, puisqu’ils le sont tous. Mais ce martyre d’une vie rejetée, ballottée, exclue, nulle foi ne l’exigeait.

J’ai entendu les mots d’Issam, des mots qui racontaient les tortures. Mais je n’ai rien dit alors, je n’ai vu

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qu’un pays beau comme un éden, un peuple accueillant comme une promesse. J’ai entendu les souffrances, la peur, la parole bafouée, j’ai entendu la répression, le contrôle absolu d’un gouvernement sur son peuple. Mais je n’ai rien dit, je n’ai voulu voir qu’un pays qui m’offrait ses trésors et me cachait ses charniers.

Quelques années plus tard, j’ai vu des enfants écrire sur un mur des mots jetés à la liberté. J’ai vu un peuple s’embraser sur ses dépouilles et les corps mutilés. J’ai vu un peuple se lever les mains vides pour réclamer enfin la dignité qui lui était due. J’ai vu un peuple braver sa peur, ancrée pourtant depuis des années. Je n’ai rien dit, mais j’ai espéré avec lui. Puis j’ai vu un homme et un parti se dresser contre leur peuple et l’anéantir. J’ai vu les corps, morts et mutilés, asphyxiés, suppliciés, atrophiés. J’ai vu les âmes se déchirer, ne sachant plus qu’espérer. J’ai vu la haine envahir les cœurs et les submerger. J’ai vu la guerre transformer les hommes en monstres. J’ai vu le désespoir couler en torrents de sang. Mais je n’avais plus de mots, plus d’espérance. J’ai vu des hommes se lever pour défier encore la barbarie. J’ai vu des hommes prêts à repartir au combat, malgré tout ce qu’ils avaient déjà perdu. Relever le gant d’une révolution jetée dans la boue. Je n’ai pas trouvé les mots pour les remercier de nous rendre à tous notre dignité.

J’ai vu un homme lutter pour la paix par la paix, sans armes ni violence, par sa simple présence. J’ai vu un

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homme exploser de rage et de souffrance face à son impuissance et repartir au front pour tenter encore et toujours des médiations, pensant que la parole était l’arme la plus efficace. J’ai vu le corps du premier dans un linceul blanc troué de sang. Je n’ai plus vu le second, disparu, enlevé, mort peut-être.

Frans

Frans3 est mort, Paolo. Ils l’ont tué. Ils lui ont cassé la gueule et ils lui ont tiré deux balles en pleine tête. Ils ont tué Frans, Paolo. Ils ont tué Frans.

Je suis rentrée de l’école, où je travaillais cet après-midilà, un bel après-midi de printemps kurde, chaud et doux.

Une fin d’après-midi à boire du thé bien sucré au soleil dans ce jardin qui sentait les fleurs d’oranger. Je ne me souviens plus qui m’a annoncé la nouvelle. Ce n’était pas encore sûr. Frans, tu nous as tant habitués aux fausses annonces de ta mort que je n’y ai pas cru tout de suite. Je ne crois plus à la mort si je ne la vois pas. Et puis, les jésuites ont confirmé. Les circonstances de son assassinat ont été dévoilées peu à peu. Deux hommes cagoulés sont venus, l’ont battu, l’ont tué, l’ont laissé et sont repartis. Quel genre de haine faut-il pour tuer un homme de 75 ans, si maigre, si faible à force de partager la famine de ce

3. Frans van der Lugt, jésuite néerlandais né en 1938, a été assassiné le 7 avril 2014 à Homs en Syrie. La cause pour sa béatification est ouverte depuis 2019.

34 DIEU AU MILIEU DES RUINES

quartier de Homs ? Un homme au regard si doux, désarmé. Son visage, dans son cercueil, m’est parvenu. Ensanglanté, tuméfié, stupéfait. Comme s’il ne pouvait pas croire à cette mort, pas de cette façon-là. Peut-être connaissait-il ses assassins, lui qui a accompagné spirituellement, humainement, amicalement des milliers de jeunes Syriens, chrétiens ou musulmans, depuis cinquante ans qu’il vivait en Syrie. Il les emmenait marcher sur les routes, les chemins, les montagnes de ce pays, de leur pays.

Paolo, le visage de Frans était troué, et sa bouche, béante. Toutes les autres images de lui se sont effacées, je n’ai plus que celle-là en mémoire. Pour la première fois peut-être depuis le début de cette guerre, j’ai compris la rage qui t’habitait, ou plus exactement, je l’ai ressentie, physiquement, nerveusement. Une envie de hurler, de taper dans les murs. D’exploser. Le visage de Frans s’est superposé aux visages de ces enfants torturés. C’est pour eux qu’il faudrait exploser à chaque fois. Mais eux, je ne les connais pas. Et je n’ai pas assez de voix, de souffle. Il faut que tu reviennes pour hurler cette mort, ces morts. Que Frans soit tué dans un bombardement, ou mort de faim, je l’aurais accepté, je l’aurais compris même, c’était son choix, celui de rester jusqu’au bout, Syrien parmi les Syriens, auprès de ce peuple qui lui avait tout donné –gentillesse, inspiration, tout ce qu’il possédait, selon ses propres mots. Mais de cette façon… Ce n’est pas la haine qui peut faire ça, seulement un cœur malade.

35 LE COURAGE
121 Table des matières Préface ............................................................... 13 Introduction ....................................................... 17 Le courage.......................................................... 25 La prière et le silence .......................................... 45 La légèreté .......................................................... 53 Le rire ................................................................ 65 L’hospitalité ........................................................ 77 La confiance ....................................................... 89 L’espérance ......................................................... 101 Épilogue ............................................................. 117
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