Ecologie tragique

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FABRICE HADJADJ Écologie tragique

Le taureau par les cornes

Direction : Guillaume Arnaud

Direction éditoriale : Sophie Cluzel

Édition : Vincent Morch

Direction artistique : Thérèse Jauze

Direction de fabrication : Thierry Dubus

Fabrication : Marie Dubourg

Mise en pages : Pixellence

© Mame, Paris, 2024 www.mameeditions.com

ISBN : 978-2-7289-3352-5

MDS : MM33525

Tours droits réservés pour tous pays.

Car je suis déjà répandu en libation et le moment de partir est proche.

Seconde lettre à Timothée 4, 6.

PAR-DELÀ LA SURVIE

Tout s’en va. La nature est l’urne mal fermée. La tempête est écume et la flamme est fumée.

Rien n’est hors du moment, L’homme n’a rien qu’il prenne, et qu’il tienne, et qu’il garde. Il tombe heure par heure, et, ruine, il regarde

Le monde, écroulement.

Victor Hugo, « À la fenêtre, pendant la nuit », Les ContempLations.

Ce qu’il faudrait refaire, à supposer un livre profitable, c’est La Cité de Dieu.

« Magnum opus et arduum », disait Augustin dans sa préface. Entreprise énorme et ardue. Combien plus ardue et plus énorme pour nous ! Nos moyens sont plus pauvres, le désastre est plus grand. Augustin écrivait après le sac de Rome, nous avons à écrire pendant le sac du monde.

Le pillage mené par les troupes d’Alaric, en 410, avait déjà, pour beaucoup, des allures de fin des temps. La Cité couronnait les siècles. Cicéron croyait à sa vocation impérissable. Comment les Barbares avaient-ils pu la renverser ? Même Jérôme, l’intraitable Jérôme, homme de traduction, point de transigeance, exprimait à une noble Gauloise l’unanime sentiment : « Quid salvum est, si Roma perit ? Que reste-t-il de sauf, si Rome peut périr1 ? » Les Goths avaient si bien affamé la ville qu’elle gardait

1. Jérôme , Epistula CXXIII ad Ageruchiam , 17.

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PROLOGUE

pour toujours une vision d’horreur dernière : des Romains réduits à manger leurs enfants.

À quoi, de nos jours, en sommes-nous réduits ? À quoi seronsnous réduits encore, si le sursaut ne vient pas ? Mais de quelle nature doit être ce sursaut ? S’agit-il de revenir en arrière ? Vers quelle époque plus faste ? Le régressiste est un progressiste inversé. Il projette son meilleur monde dans le rétroviseur. La machine, en attendant, ne cesse de foncer droit devant.

Il ne s’agit plus de monde meilleur, pourriez-vous objecter. Vous auriez raison. Il s’agit du monde, tout simplement, qu’il y en ait encore un. Si tout finit, nous manquera même la possibilité du pire.

Et voici que nous autres, descendants des Lumières, nous regardons les ténèbres du Moyen Âge avec nostalgie et, avec gourmandise, les vestiges de l’Antiquité. Si nous pouvions avoir un bon petit sac de Rome, seulement cela ! Un sac de Rome, s’il vous plaît, non le ravage de toute la terre !

En son temps, Augustin n’entendait pas relâcher la pression. Après 410, l’image du torcular – pressoir à olives ou raisins –devient dans ses sermons de plus en plus fréquente. Elle appelle les fidèles à la persévérance. Elle les réconforte sans les conforter. Pas de faux-fuyants devant l’épreuve, pas de reculade vers les lieux d’aisances. Parce que l’épreuve est là, bienvenue, pour faire jaillir l’huile et le vin.

« Le monde est ébranlé, le vieil homme est déraciné, la chair est pressurée – eh bien que l’esprit s’écoule1 ! »

1. Augustin, Sermo CCXCXVI, 6.

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Quelle écologie ?

Le nom du sursaut attendu est « écologie ». Tous s’accordent là-dessus, et il serait difficile, même chez les plus ardents partisans du capitalisme industriel, de ne pas l’entendre servi sur de pathétiques accents. Les marchandises en font un label qui désormais supplante les marques. Peu importe si c’est Bonne Maman ou Lafayette Gourmet, pourvu que ça soit « bio », « durable », « bilan CO2 neutre ». Le « consomm’acteur » achète sans contact et c’est un « geste pour la Terre ». La question n’est donc pas : « L’écologie, pour ou contre ? » mais : « Quelle écologie ? »

Certains commandent de « sauver la planète ». Point de vue d’astronome. On ne saurait être plus déraciné. Ni plus présomptueux. « Sauver la planète » suppose une position plus souveraine que « se rendre comme maître et possesseur de la nature ». Le maître et possesseur, tirant les choses à lui, avoue sa carence et emploie le fouet. Le sauveur se prétend assez grand pour tout revitaliser d’en haut. Et ne doute pas un seul instant de sa bonne conscience. Le sauvetage de la planète se situe par là dans le droit-fil de sa surexploitation. Le balancier se présente à l’opposé, la pendule est la même.

D’autres parlent de « protéger l’environnement ». Ils sont plus modestes. Toutefois, si la notion de planète nous met trop en apesanteur, celle d’environnement nous maintient trop au centre. Ce qui nous environne, c’est ce qui est autour de nous. La protection qu’on se propose est encore pour sa pomme, utilitaire, techniciste. Espaces verts et feu vert.

Il se pourrait qu’en disant « environnement » ou « milieu » nous cherchions humblement à nous mettre au niveau des autres animaux. Eux aussi ont un Umwelt. Il n’en demeure pas moins que nous avons en outre, charge formidable, le Welt. Nous nous tenons face au monde, nous ne sommes pas seulement immergés

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dedans. Se contenter de cette immersion, est-ce le plus grand hommage que nous puissions lui rendre ? Pour voir la beauté des vivants, il faut les contempler comme un spectacle, et, par voie de conséquence, s’extraire des préoccupations que nous impose l’environnement.

Reste la « défense de la Nature », voire le « retour à » ou l’« harmonie avec ». Mais qu’entend-on par Nature ? Ce nom est chargé d’une longue histoire. Le cosmos des Grecs renvoie à un ordre harmonieux : il a donné « cosmétique », parce qu’il évoquait, comme le mundus des Latins, la parure des femmes. La physis d’Aristote, plutôt avec une minuscule, désigne un principe intérieur et spontané de développement, par opposition à technè, principe extérieur et délibéré. Dans un cas comme dans l’autre, et d’une manière générale pour les Anciens, le naturel pouvait être chassé, il revenait toujours au galop. Sa régularité était celle des saisons, avec leur hiver qui couve la percée des tiges. On ne l’interprétait pas selon le formalisme calculateur de la science moderne, mais comme une force génésique. Les individus mouraient pour la perpétuation de l’espèce. Beaucoup se fourvoyaient, le but demeurait inscrit dans leur cœur, comme une attraction sans laquelle il serait impossible de reconnaître qu’on a, par exception, raté la cible.

Les Modernes, pour leur part, n’admirent plus la Nature en tant que puissance à inventer du vivant. Ils s’efforcent d’en disposer en déchiffrant ses lois – stock de matériaux et d’énergies pour l’amélioration de la condition humaine. Elle n’est plus source ni fin, mais ressource et moyen. Vision très différente, qui a malgré tout ceci en commun avec celle des Anciens, que les Modernes – il convient maintenant d’en parler au passé – l’estimaient aussi comme inépuisable.

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Et voici qu’aujourd’hui cette Nature nous apparaît fragile, non seulement sous la massue de nos artifices, mais en elle-même –naturellement. Nous ne serions pas sur terre que ses ressources finiraient tout de même par s’épuiser (moins vite, sans nul doute), et sa source, par ne plus épancher que d’insensibles splendeurs : les étoiles, avant qu’elles ne s’éteignent aussi l’une après l’autre, comme les luminaires qu’elles sont (Gn 1,14).

Sade est probablement l’un des premiers à instiguer jusqu’au bout ce retournement de la « Nature » et à le prendre au sérieux.

Celle qui donne la vie devient avant tout celle qui la reprend. Dans l’entretemps, elle raffine ses tortures. Pas la peine de s’indigner contre. Vous n’allez pas la changer. Il faut plutôt chercher à agir en conformité avec elle, comme les stoïciens de jadis, bien que le cosmos prenne le tournant du désordre.

Au frontispice de son Histoire de Juliette, Sade fixe ces deux alexandrins :

On n’est point criminel pour faire la peinture

Des bizarres penchants qu’inspire la Nature.

Après quoi le marteau n’arrête plus d’enfoncer le clou. La « nature » est convoquée de page en page plus d’un millier de fois. S’il convient de « foutre » sans engendrer, c’est parce que « la nature n’a pas le plus petit besoin de la propagation ; et la destruction totale de la race, qui deviendrait le plus grand malheur du refus de la propagation, l’affligerait si peu qu’elle n’en interromprait pas plus son cours que si l’espèce entière des lapins ou des lièvres venait à manquer sur notre globe1 ».

1. D. A. F. de Sade , Histoire de Juliette dans Œuvres, III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. 240. V. Luc Ruiz , « Quelques aspects de la nature dans le roman sadien : “Cette bête dont tu parles sans la connaître” », dans Dix-huitième siècle, 2013/1 (n° 45), p. 397-412.

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Mme Delbène, dévoyée supérieure du couvent de Panthémont, explique à Juliette que « rien n’est plus immoral que la nature », et que le sage, le philosophe, « ne laisse en lui subsister que les inspirations de celle-ci »1. L’immoralité correspond dès lors à la moralité la plus pure, débarrassée des entraves de la superstition. Écologie intégrale, où le social et le naturel, tels que notre marquis se les représente, sont en totale interdépendance. On trouve d’ailleurs sous sa plume le leitmotiv de l’encyclique Laudato si’ : « Tout est lié dans la nature2… »

Durer ou donner ?

La perspective de Sade n’a rien d’anecdotique. Son écologie de la destruction a partie liée avec l’écologie de la conservation. Elle s’y oppose mais s’y apparie. Entrez dans la galerie de l’évolution, au Muséum national d’histoire naturelle. Toutes les espèces sont là, empaillées. Celui qui bâtit un monument à leur gloire, pour ne rien perdre de leur événement, taille dans le marbre. Son regard sans abandon a quelque chose de la gorgone. Sa chaleur qui ne veut pas desserrer l’étreinte se change en congélateur.

Une conservation absolue fige, pétrifie, et donc détruit l’élan d’exister dans une chair passible, au point que la destruction ellemême, en retour, peut apparaître comme une respiration.

La société qui promeut un frileux bien-être légalise l’euthanasie. L’appareil qui sert à faire des tableaux Excel permet de visionner du porno. Davantage de turbines, davantage de soupapes. Techno rave party. Celui qui s’efforce de tout contrôler – par surmenage ou par dépit – aménage des hangars où perdre le contrôle. Celui qui ne croyait qu’à l’idylle divorce. La vision de

1. Ibid ., p. 225.

2. Ibid ., p. 218.

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la Nature perverse chez Sade va de pair avec sa vision arcadienne chez Rousseau. Encore le balancier de la même pendule.

C’est surtout que la survie n’est pas une vie. La vie se donne. Sitôt qu’elle ne songe qu’à se conserver, elle se perd. « Qui cherche à épargner son âme la perdra, qui la perd la vivifiera [zôogenêsei, plus littéralement : “engendrera la vie”] » (Lc 17, 33).

Ce qui n’est sauf qu’à travers la perte, voilà qui définit assez correctement le don. Il faudra bien mourir, aussi la vie en soi ne pose-t-elle qu’une question : pour ne pas tout à fait la perdre, ou pour que la perte soit heureuse, à quoi, à qui vas-tu la donner ?

La jeunesse ne se demande pas : « Comment vais-je m’économiser ? » – interrogation de celui qui déjà décline – mais : « Où vais-je me dépenser ? »

Une écologie qui ne parle que de préservation et de survie ne saurait enthousiasmer longtemps. Elle ne peut produire un engagement profond : qui veut se préserver se préserve avant tout de l’engagement. — À moins que la préservation soutenue par cette écologie contienne un élément de destruction de soi, une fausse donation narcissique : pas d’attachement (pour s’épargner l’arrachement), ne plus avoir de petits par souci des générations futures, se serrer la ceinture pour ne rien sortir de sa poche, faire d’avarice vertu, se méfier de la générosité… Quand on rejette le vrai sacrifice, on est vite rattrapé par le suicide.

La perfection de l’être se trouve-t-elle d’abord dans la durée de la matière ou dans la gloire de la forme ? Si vous répondez : « la durée », si vous pensez que la vie a pour finalité sa propre conservation, vous aurez beau être vert et de gauche, vous êtes dans une ontologie bourgeoise. Vous redoutez la dépense et la pauvreté. Vous favorisez l’épargne et la lésine. Votre monde est déjà celui des pierres, fussent-elles précieuses. Vous avez tout un tas de fleurs artificielles. Vous piétinez les vraies.

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Car la fleur enseigne autre chose. Elle ne dure guère, mais sa corolle et son parfum ont resplendi un instant. L’offrande la plus brève touche davantage à l’éternel qu’une perpétuité mesquine.

D’une manière générale, si la conservation avait été le but de la vie, elle n’aurait même pas dû commencer. Le minéral, dès le départ, était plus performant. Il n’a pas à se fatiguer pour chercher sa subsistance. Il ne connaît pas la douleur – ni le plaisir, il est vrai. Celui qui ne songe qu’à sa longévité, il faut lui jeter la première pierre : elle est la perfection à laquelle il aspire.

Trois petits tours et puis s’en vont

Sade n’a pas tout à fait tort de voir la Nature comme un immense dévergondage. Pourquoi une telle profusion d’espèces ? Pourquoi une telle variété de gueules et de becs, de pattes, d’ailes et de nageoires, qui apparaissent puis disparaissent, et, à l’échelle du cosmos, ne sont pas plus qu’un éclair dans la nuit ? Mais quel éclair ! Un arc-en-ciel qui n’en finit pas de multiplier couleurs et figures ! Combien plus, et mieux, et plus abracadabrant que les enseignes clignotantes de Times Square !

Paul Claudel ne peut se retenir de chanter cette gratuité qui confine à l’absurde : « Ces fourmis champignonnières, pompiers, filandières, couturières avec leur propre chrysalide comme instrument ! Ces araignées aéronautes ! Cette abeille exécutant dans la ruche une espèce de danse sacrée ! Mille autres merveilles d’un monde où la fantaisie, une fantaisie démesurée, inépuisable, extravagante, et j’irais presque jusqu’à dire scandaleuse, semble s’être proposé de fournir une riposte aux cavalcades les plus effrénées de la pauvre imagination humaine, et un défi aux belles âmes qui depuis tant d’années s’efforcent de venir pieusement au secours du Créateur, de Le rappeler à l’ordre, à la règle, à la méthode et au bon sens, et de Lui reprendre des mains pour le

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mettre à la mesure des honnêtes gens un univers raisonnable… La seule chose, tra la la, était cette petite grimace à exécuter, et tant pis pour vous si ça ne vous convient pas1 ! »

Si Claudel ne cesse de s’exclamer, c’est que tout vivant surgit comme un point d’exclamation au milieu du grand point d’interrogation de l’univers. Il se dresse, fait sa pirouette, tire sa révérence. Ainsi font les marionnettes. Quelle est donc la main légère et prodigue qui entre et sort aussi soudain de leur gaine ?

Le zoologue Adolf Portmann s’est étonné devant les limaces de mer aux fuselages plus bigarrés qu’un carnaval de Rio, les crabes des Barbades dont les vingt-sept espèces orchestrent vingt-sept parades nuptiales différentes, la fauvette grisette dont le chant est plus riche quand il s’élève pour rien que lorsqu’il s’agit d’attirer l’autre sexe ou de marquer son territoire2. Certes, le chant de l’oiseau sert à sa survie, mais il ne chante pas pour survivre. Il survit pour chanter, c’est-àdire plus largement pour vivre et prolonger, un laps de temps sur la terre, la distinction de son espèce (j’emploie « distinction » dans ses deux sens de différenciation et d’élégance) : « La forme animale, écrit Portmann, dépasse les nécessités élémentaires de la conservation3. »

Contemplant le mouflon qui balance si ostensiblement ses testicules entre ses pattes arrière, il se demande : « Comment expliquer qu’un organe si nécessaire à la conservation de l’espèce soit ainsi exposé4 ? » Les testicules du mouflon, plus que ses cornes, s’apparentent au panache du Saint-Cyrien : une tenue d’apparat, par laquelle il brave le feu ennemi et que les utilitaristes ne pourront jamais comprendre.

1. P. Claudel , « Quelques planches du bestiaire spirituel », dans Œuvres en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 983-984 et p. 986.

2. V. J. Dewitte , La Manifestation de soi , Paris, La Découverte, 2010, p. 36-39.

3. A. Portmann, La Forme animale [1960], trad. J. Dewitte, Paris, La Bibliothèque, 2013, p. 252.

4. Ibid., p. 224.

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La vie n’est pas, telle que la définissait Xavier Bichat, « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort1 ». Elle est l’aventure d’une forme ouverte, sensitive, risquée dans le monde. Sa fin intermédiaire est la conservation, sans doute, mais sa fin plus ultime est l’exposition (en deux sens là encore : mise en scène et mise en péril).

Qu’il y ait le tapir à chabraque ! Qu’il y ait le ptéranodon ! Qu’il y ait le lapin fauve de Bourgogne sortant du chapeau d’un invisible magicien pour y être à nouveau englouti ! Dans l’intervalle entre la levée et la tombée du rideau, ça donne le lapin, le ptéranodon, le tapir. Ça donne, d’autant que ça ne dure pas. Leur sang est pour finir ce vin répandu à terre pour des dieux inscrutables : « Car, pour moi, je sers déjà de libation, et le moment de partir approche » (2 Tm 4, 6).

Une écologie lucide ne peut viser à une simple conservation. Elle doit assumer la dimension de sacrifice intrinsèque au vivant : s’ouvrir, souffrir, s’offrir… Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Comment, sans devenir complice de la destruction, assumer que la vie dans l’univers fait brèche, telle une apparition, merveille sur le point de s’éteindre, que cela nous plaise ou pas ?

Telle est la recherche de ce livre, la raison pour laquelle une certaine intelligence du tragique entend qualifier son écologie. Car la tragédie représente, plus que le malheur, cette grandeur qui jaillit dans la misère, cet écrasement qui fait éclater le cri vertical. Ce que résume cette question d’Œdipe à Colone : « Est-ce seulement quand je ne suis plus rien que je suis un homme2 ? » Et mieux encore cette parole de Paul à Corinthe : « Nous qui vivons, nous sommes sans cesse livrés à la mort… afin que la Vie soit manifestée dans notre chair mortelle » (2 Co 4, 11).

1. X. Bichat, Recherches physiologiques sur la vie et la mort , I, art. premier, Paris, Brosson et Gabon, 1805, p. 1.

2. Sophocle , Œdipe à Colone, v. 393.

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Un roseau plus vaste que le cosmos

Au fond, à horizon naturel, bien des aspects de notre succession sont déjà réglés. La planète sera sauve, dans le sens où elle durera plus longtemps que nous. De nombreuses espèces végétales et animales aussi. Les tardigrades, par exemple : une bouche et un anus séparés par un demi-millimètre d’intestin, mais qui trouve le moyen de placer quatre paires de griffes entre, et résiste aux températures de 272 à + 150 degrés Celsius.

Si nos âmes sont immortelles, elles seront sauves aussi. Elles survivront au refroidissement du cosmos. Et si nous ne sommes que consciences matérielles parées pour le néant, là encore, tout sera sauf, selon Épicure. Nul ne saurait alors avoir conscience qu’il est mort (il n’y a qu’une âme spirituelle pour connaître un tel déchirement) : « La mort n’existe ni pour les vivants ni pour les morts, puisqu’elle n’a rien à faire avec les premiers, et que les seconds ne sont plus1. » Le tyrannosaure n’est plus là pour regretter sa disparition, et le lézard, son lointain descendant, n’en a strictement rien à faire.

La déploration ne peut venir que d’une longue mémoire et d’une intelligence suffisamment capable, au-delà de tout calcul, de connaître l’autre en tant qu’autre, l’embrasser sans l’aplatir. Vous voyez de quel roseau je parle, « le plus faible de la nature » : « Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser ; une vapeur, une goutte d’eau suffit. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien2. »

Je ne dis pas cela pour me vanter, ou dans un impudent spécisme, mais voilà : ce que l’univers a de plus grand, c’est le

1. Épicure , Lettre à Ménécée, dans Diogène Laërce , Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, trad. R. Genaille, Paris, GF-Flammarion, 1996, p. 259.

2. Pascal , Pensées, éd. Brunschvicg 347, Le Guern 186, Sellier 231.

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petit homme, avec sa drôle de maison et ses escaliers en papier. Qui défendra l’antispécisme s’il n’est plus là ? Qui contemplera la beauté des constellations et donnera à chaque bestiole le nom qui la distingue et l’inscrit dans les cieux ? Qui regrettera le phoque moine des Caraïbes après l’avoir fait disparaître ? (Nous sommes si lents à la détente qu’il nous faut le temps du repentir.)

Je parle de toi, lecteur, et de ta noblesse inobjectivable. Tu es dans le monde, pas grand-chose en tant qu’objet, mais, en tant que sujet, tu t’apparais comme le centre du monde, et moi-même, pour toi, je ne me situe qu’à la périphérie (je te rends bien la pareille). Au fond toute l’évolution a abouti à toi. Objectivement, ton existence est contingente, tu n’es que le produit d’innombrables hasards et tu ne serais jamais né que la pièce n’aurait pas été moins bien jouée. Subjectivement, la pièce se joue pour toi, tu en es le principal acteur et spectateur, et pour que ta propre contingence se manifeste à toi, ta propre conscience est nécessaire. Mesures-tu l’énormité de ta responsabilité, ma puce ?

« Tout un chacun », comme on dit, ce qui peut s’entendre : chacun contient tout. Mais c’est aussi le cas pour n’importe qui d’autre. Et quoique chacun ne soit, vu du dehors, qu’une maigre étincelle dans le chaume, toute l’histoire à travers lui cherche un dénouement, dans la crispation ou dans l’offrande.

Me revient à l’esprit l’injonction de rabbi Bounam : « Chacun de vous aura deux poches, où il puisse au moment du besoin puiser à sa convenance. Dans la poche droite, vous tiendrez la parole : “C’est pour l’amour de moi que le monde a été créé” ; dans la poche gauche : “Moi qui ne suis que poussière et cendre” 1 . »

Nous venons au monde, en sorte que nous sommes dans le monde, sans être tout à fait du monde, et c’est à partir de cet

1. M. Buber, Les Récits hassidiques, Monaco, Éd. du Rocher, 1978, p. 646.

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écart, pour ne pas dire de cet écartèlement, que la question de sauver le monde peut advenir. Elle ne saurait passer par la tête de la Nature, sinon la nôtre.

Un appel d’au-delà du monde

Dans Les Chapitres des Pères, vénérable recueil de maximes juives, rabbi Jacob fait cette déclaration qui semble être à l’opposé d’une écologie fondée sur l’émerveillement devant la terre : « Celui qui, en voyageant, médite la Loi et interrompt sa méditation pour s’écrier : “Que cet arbre est beau ! que ce champ est bien cultivé !”, celui-là, selon l’Écriture, compromet sa vie1. » C’est que l’émerveillement ne dure qu’un temps – celui où nous ne sommes pas dans la détresse. Les arbres si verts autour d’Auschwitz paraissaient écrasants d’indifférence. Ils fournissaient peut-être l’image d’un printemps moral, ils n’étaient pas pressés de l’accomplir. Partant, leur renouveau n’était qu’une raillerie.

L’Écriture fait ainsi dire au Psalmiste : « Je suis un étranger sur la terre : ne me cache pas tes commandements ! » (Ps 118, 19). Cependant le même Psalmiste déclare : « Seigneur, que tes œuvres sont grandes (rabbou, c’est-à-dire que les arbres, les astres, les cloportes, etc. sont aussi, d’une certaine manière, des rabbins), tu les as faites avec sagesse, la terre est remplie de tes richesses » (Ps 103, 24).

Il ne s’agit plus de la Nature, cependant, mais de la Création. L’équivalent de « Nature » n’existe pas dans les Écritures. Il y a d’abord la diversité des cieux, de la terre et des espèces. Si, tardivement, confronté à la littérature païenne, l’hébreu emploie le vocable teva pour exprimer quelque chose du mot grec ou latin, son mouvement va en sens inverse : autant physis, lié à phytos, la plante, indique une poussée du bas vers le haut ; autant teva

1. Les Maximes des Pères, chap. III, 9, Paris, Colbo, 1992, p. 33.

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renvoie au sceau, à l’action d’imprimer une forme dans une matière, plus spécialement de frapper une monnaie, ce qui indique plutôt un geste du haut vers le bas1.

Disons-le en raccourci : pour les Grecs, la Nature est antérieure à l’Art, et l’Histoire est contenue dans le Cosmos ; pour les Juifs, la Révélation est antérieure à la Création, et le Cosmos est contenu dans l’Histoire. C’est à partir de l’événement du Salut, du don de la Parole divine, laquelle fait retentir dans le monde une vocation qui précède le monde, que les créatures se dévoilent comme telles, et suscitent la louange. En dehors de cette Révélation, les créatures sont si blessées que la louange dans nos gorges s’étrangle, et nous prenons le marteau, un coup pour nous fabriquer « des idoles représentant l’humain périssable, des volatiles, des quadrupèdes, des reptiles » (Rm 1, 23), un coup pour les briser.

Le Juif ne commence pas avec l’émerveillement devant la Nature, si ambigu, mais avec l’émerveillement devant les œuvres de Dieu, que sa promesse seule, tandis qu’elles paraissent vouées à l’extinction, peut renouveler. « Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas » (Mt 24, 35).

C’est dans cette Parole que terre et cieux peuvent être sauvegardés comme une demeure pour la vie, non à partir de la Nature. Le mot « éco-logie » l’affirme d’emblée, pour peu qu’on tende l’oreille aux mots qui le composent. Logos et oikos. La parole et la maison commune. Un tel pouvoir de sauvegarde vaut déjà symboliquement pour notre parole, quoique l’univers la condamne au silence. Nous nommons encore l’ammonite et le diplodocus, nous érigeons des stèles pour les chères espèces disparues, même les plus monstrueuses.

1. V. R. Brague , « De la nature à la création, et retour », dans Sauver la nature ?, Communio, XLV, 6, n° 272, novembre-décembre 2020, p. 38.

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Comme le fait comprendre Augustin dans la Cité de Dieu, l’espérance n’est pas une désertion vers l’au-delà, mais une vocation venant d’au-delà pour nous rappeler, envers et contre tout, « ce qui doit être notre tâche à l’intérieur de notre vie mortelle1 » : « cultiver et garder le jardin » (Gn 2, 15), quand même il serait irréversiblement livré au saccage ; « passer en faisant le bien » (Ac 10, 38), malgré l’usure et la violence qui étendent leurs métastases ; enfin, bien que nous soyons préoccupés par les urgences de la survie, vivre, en vérité.

Que l’arche est une arène

Dans la Nature, irrémédiablement, nous le savons d’un savoir sans retour, l’agonie l’emporte sur l’harmonie. Il faut donc chanter ses dons et combattre ses déluges, se laisser charmer sans se laisser séduire, tenir l’admiration poétique et le courage guerrier.

Le problème muet gonfle la mer sonore, Et, sans cesse oscillant, va du soir à l’aurore

Et de la taupe au lynx ; L’énigme aux yeux profonds nous regarde obstinée ; Dans l’ombre nous voyons sur notre destinée

Les deux griffes du sphinx2.

Le sphinx, ou le taureau sauvage. Cet acte qui assume l’agonie et l’harmonie, l’enchantement et la pugnacité, la louange et la lutte, peut se nommer d’un seul verbe : toréer. On le voyait aussi dans le montreur d’ours, le dresseur de mustangs, le petit éleveur d’autrefois, avant que la zootechnie et le véganisme ne s’accordent pour les interdire.

1. Augustin, De civitate Dei , XV, 21.

2. V. Hugo, « Fleurs dans la nuit », XVI, dans Les Contemplations, livre sixième, « Au bord de l’infini ».

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— Honneur à Louise Weber, alias La Goulue ! Cette danseuse et dompteuse, rendue célèbre par Toulouse-Lautrec, annonçait par voie d’affiche en 1904 : « Mme La Goulue reprend le travail avec la panthère qui a dévoré la tête et mangé la main du dompteur José, son mari. »

L’arche est aussi une arène. Les fatalités de la Nature et les fascinations de la Technologie s’associent pour resserrer le cercle de l’encerrano. C’est une bête, c’est un train qui nous fonce dessus, et il va falloir l’accueillir en face, ce « taureau de fer », le prendre par les cornes.

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TABLE DES MATIÈRES

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Prologue. Par-delà la survie................................................................. 9 Quelle écologie ? ................................................................ 11 Durer ou donner ? ............................................................. 14 Trois petits tours et puis s’en vont...................................... 16 Un roseau plus vaste que le cosmos ................................... 19 Un appel d’au-delà du monde ........................................... 21 Que l’arche est une arène................................................... 23 Chapitre premier. Face au Sphinx. Les ambivalences de la Nature ................. 25 De la royauté d’Œdipe ...................................................... 27 Entre destruction et dévastation ........................................ 29 Légende noire ou légende dorée ? ....................................... 32 Faut pas prendre les canards sauvages pour des enfants du bon Dieu.................................................................. 36 Deux femmes puissantes (I) : Jane Goodall et le péché originel des chimpanzés ................................................. 40 Deux femmes puissantes (II) : JoGayle Howard et la fabrique du sauvage................................................ 42 Du moral au tragique ........................................................ 46 Chapitre deuxième. « Un problème aux cornes menaçantes ». Nietzsche et saint Paul en toréadors .................................. 51 Du besoin de tragédie ....................................................... 53 Le satyre contre le bourgeois.............................................. 55 Le dernier philosophe ........................................................ 57
ÉCOLOGIE TR A GIQUE 182 Hélas ! Hélas ! Amen ! ......................................................... 60 Tomber de cheval avec le treizième apôtre ......................... 62 D’une nature à l’autre : soumission de la bête, subversion de la langue ................................................................... 65 Origine des espèces : de la physis à la ktisis ......................... 67 Fin du cosmos : la ktisis comme krisis ................................ 69 Souffrir ensemble l’enfantement ........................................ 72 Chapitre troisième. Trois façons d’émousser les cornes : cosmisme, cosmétisme, compostisme ................................ 75 Amor Fati ou le cosmisme antique ..................................... 78 Précis de composition ........................................................ 80 Pour une héroïcité du promontoire ................................... 82 À mort, fatum ! ou le cosmétisme moderne ........................ 84 Plan d’édification .............................................................. 87 Pour un cantique du Meccano ........................................... 89 Homo fatalis ou le compostisme postmoderne ................... 91 Manifestes pour une disparition ........................................ 94 Pour un futur de fumier .................................................... 96 Chapitre quatrième. Les bêtes s’entredévoraient-elles au paradis ? Évolution de saint Augustin ............................................ 101 Quand le particulier gémit contre l’universel ................... 103 Le ventre des Manichéens ................................................ 105 La mort de l’ami, effondrement du monde ...................... 107 La doctrine du péché originel : une bienheureuse tragédie ....................................................................... 110 Des loups dans l’Éden ..................................................... 114 Leçons de prédation ........................................................ 116
table des matières Fauves herbivores ............................................................ 119 La grâce et la justice avant l’écosystème ........................... 122 Comme une brebis à l’abattoir ........................................ 124 Chapitre cinquième. Noé, de l’arche à l’autel… et la boucherie ? ..................... 129 Et le Seigneur tourna son regard vers Abel… ................... 131 Sauvegarde et sacrifice ..................................................... 133 Les cabines du navire contre la confusion des espèces ...... 135 « Que fait-on du bois de l’arche, capitaine ? — Un bûcher ! » .......................................................... 138 L’abattoir, annexe du temple ............................................ 141 Les taureaux de nos lèvres ................................................ 143 La vision de Joppé : « Sacrifie et mange ! » ......................... 146 « Hâtez l’avènement du jour de Dieu » ............................... 149 Pour une « parécologie » : apparition du paroissien, mystère du métèque .................................................... 152 Épilogue. A porta gayola ................................................................. 155 « Indéfendable et irrésistible » ........................................... 157 Un élevage pour l’ensauvagement .................................... 159 Toreristes et toristes ......................................................... 162 Terroristes et touristes...................................................... 164 Brève histoire sainte du cosmos ....................................... 166 Plus que l’univers ............................................................ 170 Usant du monde comme n’en usant pas .......................... 172 Eschatologie intégrale ...................................................... 173 Le glaive et l’enfant ......................................................... 175 Nota Bene ....................................................................... 179
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