9782383860525 Le triomphe du Mouron Rouge

Page 1


BARONNE

ORCZY

Mouron Rouge

Baronne Emmuska Orczy

Le triomphe

du Mouron Rouge

Tome IX

Roman

Traduction Anne de La Blache

Illustrations Fréderic Garcia

Éditions du Triomphe

Paris, printemps 17941 1

Cinq ans déjà ! Il y a cinq ans, le peuple mettait le feu à la Bastille, voyant dans la forteresse le symbole de l’absolutisme et de l’autocratie. Sur les ruines fumantes de la vieille prison, le peuple victorieux avait proclamé l’arrivée d’une nouvelle ère, d’un monde nouveau, merveilleux, de liberté et de fraternité. Triste ère en vérité. Au détrônement et à la mort du Roi, au martyre de centaines de milliers d’innocents, succéda la tyrannie la plus arbitraire, la plus impitoyable et surtout la plus cruelle de l’histoire du monde depuis l’Antiquité. Les démagogues qui avaient pris le pouvoir en France avaient réussi à convaincre la populace qu’avec eux venait la prospérité facile : il suffisait d’exterminer l’aristocratie, les riches, les prêtres ; de supprimer les titres ; de renverser la royauté ; de détruire les églises et de vandaliser les autels. Ces politiciens de pacotille étaient de beaux parleurs. Le peuple les suivait. Au fil des jours et des mois, il en vint cependant à douter de la réalité de cette ère de prospérité facile. Les meneurs continuaient à la promettre. Ce serait dès que le pays aurait été définitivement purgé des derniers vestiges des « oppressions passées », qu’il fallait noyer dans des mers de sang. Par centaines de milliers, des fils et des filles de France étaient ainsi massacrés. Leurs corps décapités formaient une échelle pour tous les arrivistes ambitieux, avant qu’eux aussi ne périssent à leur tour, éliminés de la course par d’autres beaux faiseurs de discours aux langues fourchues. Bien avant la fin de la Révolution, les loups avaient déjà commencé à se dévorer entre eux. Ils finirent tous

1. Le titre d’origine de ce chapitre est : « Les étoiles éternelles penchent vers les hommes un regard brillant d’une immortelle pitié. » (Citation de Thomas Carlyle, extrait de The French Revolution, 1837.)

par se dresser en factions rivales et par s’entretuer : Vergniaud, l’enthousiaste ; Desmoulins, l’irresponsable ; Barnave, le juste ; Chaumette, le blasphémateur ; Hébert, la charogne ; Danton, le puissant1. Tous périrent, les uns après les autres. Leurs crimes et leur avidité s’étaient retournés contre eux, entraînant dans la chute amis comme ennemis. La lame du bourreau avait nuit à ceux qui avaient envoyé tant d’innocents à l’abattoir, contre ces monstres dont la rage criminelle augmentait avec la peur, la peur de plus cruel qu’eux encore. Ils avaient certes péri, mais le mal était fait. Cette page de l’histoire de France qui aurait pu être glorieuse était à jamais ternie. Les monstrueux chefs révolutionnaires avaient transformé en objet d’abomination pour le reste de l’humanité le combat initial pour la liberté, en soi un idéal noble et sublime. Convoqués au grand tribunal de l’histoire, qu’auraient-ils à dire ? Comment pourraient-ils prétendre à la pureté de leurs intentions ?

En ce jour d’avril 1794, an II du nouveau calendrier, plus de huit mille personnes – des hommes, des femmes et même de nombreux enfants – étaient encore entassées dans les prisons révolutionnaires qui débordaient de toutes parts. Plus de quatre mille têtes avaient roulé sous la guillotine lors des trois derniers mois. Tous les grands noms de France, sa noblesse, sa magistrature, son clergé, les membres des anciens parlements, des scientifiques, des artistes, des universitaires, des poètes, des lettrés, de simples gens, des familles entières, parfois tous les habitants d’un immeuble avaient été arrachés à leurs maisons, à leurs églises, à leurs divers lieux de refuge, traînés à travers des simulacres de procès, jugés de manière expéditive et aussitôt condamnés et assassinés, souvent par fournées. Certains étaient arrêtés pour leur nom ou leur titre, pour leur religion ou leur absence de religion, pour leur fidélité à un ami, pour avoir trop parlé ou pour n’avoir pas parlé, pour des connexions familiales ou simplement pour leur profession ou leurs ancêtres. Après avoir pendant des mois mis à mort des innocents, les assassins finirent

1 Ces chefs révolutionnaires furent tous exécutés. Pierre Victurnien Vergniaud fut guillotinéle 31 octobre 1793, Antoine Barnave le 29 novembre 1793, Jacques-René Hébertle 24 mars 1794, Camille Desmoulins et Georges Jacques Danton le 5 avril 1794, etPierre-Gaspard Chaumette le 13 avril 1794.

donc par s’entretuer eux-mêmes. La populace, ivre de l’odeur du sang qui coulait depuis cinq ans, attendant toujours la réalisation des trompeuses promesses de vie facile, demandait elle-même plus de victimes et hurlait sa haine contre tous, des nobles aux sans-culottes.

2

Cependant, au milieu même de cette orgie démentielle où le meurtre le disputait à la haine, un homme dominait, exerçant un pouvoir qui rendait enragés ses collègues, trop peureux pour le défier ouvertement. Les Girondins et les extrémistes avaient été anéantis. Hébert et Danton, l’un l’idole, l’autre le héros des foules, avaient chuté de leur piédestal et avaient été envoyés à l’échafaud comme les ci-devant nobles, les traîtres et les royalistes. Cet homme imperturbable dans la tourmente, absolu dans son pouvoir, affichait un dédain des richesses que s’étaient largement octroyées ses amis révolutionnaires. Vénéré par certains, il était redouté par tous. Cet homme apparemment invulnérable, indéchiffrable comme un sphinx, c’était Robespierre.

Robespierre était à cette époque à l’apogée de son pouvoir.

Les deux grands comités, le Comité de salut public et le Comité de sécurité générale, étaient totalement sous son emprise. Les clubs l’adulaient, les membres de la Convention étaient autant d’esclaves au service de ce maître redoutable. Les partisans de Danton avaient été réduits au silence par le coup audacieux qui avait envoyé leur chef à la guillotine. Sans Danton, le géant de la Révolution, le colosse du crime, l’instigateur de la Terreur, la foudre de la Convention, ses partisans étaient comme un membre atrophié, ils avaient perdu leur force et leur vitalité, et ceux qui restaient étaient à présent les disciples serviles et terrifiés du tyran.

Robespierre était devenu le maître absolu de la France, de fait sinon de titre. Lui qui n’avait pas hésité à envoyer à l’échafaud son seul rival semblait hors de portée de toute attaque. La vraie nature de ce despote s’était révélée dans ce dernier acte, les replis secrets de son âme étaient apparus au grand jour, le montrant aussi rapace qu’égocentrique. Son pseudo-détachement et

son apparence d’incorruptibilité avaient disparu, révélant une ambition démesurée, ce qu’on n’avait pas soupçonné jusqu’alors. L’ambition est cependant un des vices que l’être humain est le plus disposé à saluer. Robespierre, en réussissant à s’imposer comme le maître quasi unique à la Convention, dans les clubs et les comités, s’était, par là même, créé une armée d’esclaves. Affaiblis, les anciens fidèles de Danton ruminaient leur rage intérieurement devant le siège maintenant vide de leur chef, à la Convention. Aucun n’aurait cependant osé chercher à évincer le tyran. Terrifiés, ils ne murmuraient même pas contre son pouvoir chaque jour plus absolu. Ils acceptaient tous ses décrets, toutes les mesures qu’il pouvait prendre, sachant trop bien qu’il tenait leurs vies au creux de ses fines mains blanches. Un mot, un geste, une critique, pouvait envoyer un détracteur ou un supposé ennemi à la guillotine.

Un colosse aux pieds d’argile

1

Ce 26 avril 1794, 7 floréal, an II de la République, trois femmes et un homme étaient réunis dans une petite pièce aux rideaux soigneusement tirés, au dernier étage d’une maison de la rue de la Planchette, située dans un des plus lugubres faubourgs de Paris. L’homme était assis sur une chaise installée sur une estrade. Il était impeccablement vêtu d’un manteau de drap sombre et de culottes brun clair, des dentelles blanches ornaient son col et ses manchettes, il portait des bas blancs bien tirés et des souliers à boucle. Une perruque grise couvrait ses cheveux. Il se tenait immobile, les jambes croisées, ses mains osseuses serrées sur ses genoux.

Derrière l’estrade, un lourd rideau divisait la pièce. Deux jeunes filles vêtues de voiles gris se tenaient devant, accroupies, les mains posées à plat sur les cuisses. Leurs cheveux retombaient sur leurs épaules. Le menton levé, le regard fixe, elles paraissaient figées dans une attitude de contemplation. Au centre de la pièce, enfin, se tenait une femme âgée. Elle était debout, les bras croisés sur la poitrine, les yeux levés, semblant dévisager le plafond. Ses cheveux sales et en bataille apparaissaient sous un semblant de voile flottant, d’une couleur indéfinie tirant aussi sur le gris. De ses épaules maigres retombait en lourds plis informes une sorte d’ample vêtement qu’on pouvait difficilement qualifier de robe. Sur une petite table devant elle trônait une grosse boule de cristal juchée sur un riche piédestal de bois noir, délicatement sculpté et incrusté de nacre. Une petite boîte métallique était posée à côté.

Juste au-dessus de la tête de la vieille femme, une lampe à huile éclairait la scène. Recouverte d’un morceau de soie rouge,

elle diffusait une lumière à la fois criarde par la couleur et faible par l’intensité. Une demi-douzaine de chaises étaient alignées contre le mur, le plancher était recouvert d’un tapis élimé, et, dans un coin, un chiffonnier endommagé achevait de compléter le mobilier sommaire de cette petite pièce à l’atmosphère confinée. Les rideaux tirés devant les fenêtres, comme les portières qui masquaient les portes, étaient lourds et épais, empêchant non seulement la lumière, mais aussi l’air extérieur de pénétrer.

Sans quitter le plafond des yeux, la vieille femme se mit à parler, d’une voix morne et terne :

— Le citoyen Robespierre, le grand maître, a daigné entrer dans la modeste demeure de sa servante, dit-elle. Que me vaut ce plaisir, aujourd’hui ?

— L’ombre de Danton me poursuit, ne peux-tu m’en débarrasser ? fut la brève mais explicite réponse donnée d’une voix basse, comme étouffée par l’atmosphère pesante de la pièce.

La femme étendit les bras. Les plis des draperies de laine qui recouvraient son corps maigre tombaient droit des épaules aux pieds, jusqu’au sol, la faisant ressembler à une sorte de fantôme gris et informe dans la faible lumière rougeâtre.

— Du sang ! s’exclama-t-elle d’une étrange voix caverneuse. Je vois du sang autour de toi et du sang à tes pieds, mais je ne vois pas de sang au-dessus de ta tête, ô élu du Puissant ! Tes décrets viennent du sommet et tes mains manient l’épée de la vengeance ! Je te vois marchant sur une mer de sang, mais gardant des pieds aussi blancs que les lys et des vêtements aussi immaculés que la neige. Arrière, esprits mauvais ! cria-t-elle d’une voix sépulcrale. Arrière, vampires et goules ! Ne tentez pas de troubler de votre haleine malfaisante la sérénité de l’étoile qui nous guide !

Les deux filles accroupies à côté de l’estrade levèrent alors les bras d’un même mouvement et s’écrièrent à leur tour d’un ton solennel : « Arrière ! Arrière ! »

Une petite silhouette se détacha de l’ombre d’un des angles de la pièce. C’était un jeune Noir, vêtu de blanc des pieds à la tête. Dans l’obscurité, seuls ses vêtements clairs et le blanc de ses

yeux se distinguaient. Ainsi semblaient approcher une créature sans pieds et des yeux sans visage. Le lourd récipient qu’il portait avançait sans mains apparentes pour le tenir. Cette apparition subite et inquiétante fit sursauter l’homme sur l’estrade, qui ne put retenir une brève exclamation. Deux belles rangées de dents blanches apparurent alors dans un sourire entre les rideaux entrouverts. L’apparition fantomatique laissa place à un jeune Noir souriant, portant une sorte de bol profond en cuivre ciselé, qu’il alla placer sur la table, juste derrière la boule de cristal et la petite boîte en fer. La vieille ouvrit alors cette boîte et en tira une pincée d’une poudre brune. La tenant fermement entre le pouce et l’index, elle prononça solennellement :

— Du cœur de la France, que monte l’encens de la confiance, de l’espoir et de l’amour !

Elle fit tomber la poudre dans le bol.

— Et que cela agrée au maître qu’elle s’est donné !

Une flamme bleue jaillit des profondeurs du récipient, projetant pendant quelques minutes sa lumière étrange sur le visage décharné de la vieille harpie et sur celui, massif et hilare, du jeune Noir. La flamme semblait un feu follet dans l’obscurité ambiante. Une fumée au parfum de rose monta alors vers le plafond. La flamme mourut, laissant la pénombre rougeâtre plus sinistre et plus mystérieuse qu’avant.

Robespierre n’avait pas bougé. Sa vanité sans bornes, son insatiable ambition ne lui faisaient pas percevoir l’effronterie, le ridicule de cette mise en scène mêlant mysticisme et sorcellerie. Il acceptait comme normales les flatteries, bien représentées par l’encens qui s’échappait du bol, et respirait presque avec plaisir l’odeur douceâtre de la fumée qui se dissipait déjà. Une troisième fois, la vieille lança des incantations :

— Du cœur de toute une nation monte l’encens de la joie parfaite qu’apporte ton triomphe sur tes ennemis !

La magie ne sembla cependant pas être aussi efficace que les deux fois précédentes. Le bol resta sombre et ne répondit pas aux sollicitations. Rien ne vint dissiper la lugubre atmosphère qui les entourait, même la faible lumière de la lampe à huile au-dessus d’eux semblait diminuer un peu plus. Ce fut, en tout

cas, l’impression ressentie par le tyran, assis sur son siège comme sur un trône, mais les nerfs tendus, les poings crispés sur les bras du fauteuil. Ses yeux étroits étaient fixés sur la voyante, laquelle avait le regard rivé sur le bol de cuivre, comme pour extraire quelque mystère cabalistique de ses profondeurs.

Soudain, une brillante flamme rouge jaillit du bol. Toute la pièce parut se teinter d’un éclat cramoisi. La vieille sorcière penchée sur son bol comme sur un chaudron semblait avoir le visage, les yeux injectés de sang. Son long nez crochu projetait une étrange ombre noire sur sa bouche et la flamme déformait encore plus ses traits où était apparu un affreux sourire grimaçant. De sa gorge sortaient maintenant des sons rauques, étranges, comme ceux d’un animal à l’agonie.

— Du rouge ! Du rouge ! se lamentait-elle de plus en plus fort à mesure que la flamme disparaissait.

Elle leva alors la boule de cristal et regarda fixement à l’intérieur.

— Toujours du rouge, dit-elle avec lenteur. Trois fois, hier, j’ai invoqué les esprits au nom du maître, trois fois ils se sont cachés dans une cape rouge comme le feu. Rouge… Rouge comme le sang, rouge comme le danger. Un danger rouge te menace.

Robespierre se leva brusquement de son siège en murmurant des imprécations. Les deux figurantes à genoux avaient l’air terrorisées. Seul le jeune Noir ne semblait pas affecté, au contraire, il jouissait visiblement du spectacle et ses dents blanches brillaient dans un large sourire.

— En voilà assez, la mère, avec tes devinettes ! coupa Robespierre d’un ton impatient.

Il descendit de l’estrade et saisit la vieille femme par le bras, l’écarta et mit son visage devant celui de la voyante, comme pour essayer de voir par lui-même dans la boule de cristal.

— Que vois-tu donc là-dedans ? demanda-t-il d’un ton sec.

Mais la vieille le repoussa avec énergie et reprit sa place devant la boule.

— Je vois du rouge ! Du rouge écarlate ! Cela semble prendre forme… Oui ! Cela prend forme ! C’est rouge écarlate et cela couvre d’ombre le puissant maître. La forme devient plus précise et le maître devient plus sombre…

Elle poussa soudain un cri perçant.

— Attention ! … Attention ! Ce rouge a la forme d’une fleur, je vois cinq pétales, je les vois distinctement… Et je ne vois plus le puissant maître.

— Malédiction ! s’exclama l’homme. Quelles sottises me contes-tu ?

— Ce ne sont pas des sottises, reprit la voyante d’une voix monotone. Tu as voulu consulter l’oracle, ô toi le maître toutpuissant du peuple de France, et l’oracle a parlé. Méfie-toi d’une petite fleur d’un rouge écarlate. C’est de ce rouge-là que viendra le danger pour toi, un danger de mort.

Robespierre ricana.

— Quelqu’un t’a bourré le cerveau, la mère, dit-il d’une voix pas si assurée. On t’a raconté des histoires sur ce mystérieux Anglais qui se fait appeler le Mouron Rouge.

— C’est ton plus grand ennemi, ô puissant maître, reprit la vieille sans s’émouvoir. Depuis les brumes de l’Angleterre, il a juré ta perte. Prends garde !

— Si c’est le seul danger qui me guette… reprit l’homme d’un ton qu’il s’efforçait de rendre désinvolte.

— Le seul et le plus grand, insista la femme. Ne le méprise pas parce qu’il te semble petit et lointain.

— Je ne le méprise pas plus que je ne lui accorde une importance démesurée. Une guêpe est un ennui, non un danger.

— Une guêpe peut te planter un dard empoisonné. Les esprits ont parlé. Écoute leur avertissement, ô maître. Détruis cet Anglais avant qu’il ne te détruise.

— Pardi ! rétorqua Robespierre en frissonnant, malgré la chaleur confinée de cette pièce. Puisque tu sais si bien converser avec les esprits, demande-leur donc comment je puis me débarrasser de cet homme.

La voyante leva une nouvelle fois sa boule de cristal et la tint au niveau de sa poitrine, les coudes écartés, les draperies dont elle était couverte retombant en plis sombres autour d’elle. Elle regarda fixement sa boule un moment et finit par murmurer :

— Je le vois, je vois bien le mouron rouge. C’est une petite fleur. Je vois une grande lumière, comme un halo, c’est le halo du maître, de l’élu. Ce halo brille, brille, mais le mouron rouge projette sur lui une ombre noire mortelle.

— Interroge donc tes esprits, demande-leur la meilleure manière de me débarrasser de cet ennemi !

— Je vois quelque chose, continua la vieille sorcière du même ton monocorde, sans quitter des yeux sa boule de cristal, quelqu’un plutôt. C’est une femme, je crois, belle comme les roses.

— Une femme ?

— Elle est de taille élevée. Elle est très belle. C’est une étrangère dans ce pays. Ses yeux sont noirs comme la nuit et sa chevelure sombre comme l’aile du corbeau. Oh oui, c’est une femme ! Elle se tient entre la lumière du puissant maître et la petite fleur rouge sang. Je la vois prendre cette fleur entre ses doigts, elle la caresse, la porte à ses lèvres et… Ah !

La vieille poussa un cri de triomphe et poursuivit :

— Elle vient de jeter la fleur, écrasée, mutilée, dans la lumière qui entoure le puissant maître. Maintenant cette fleur est fanée, déchirée, la lumière du maître grandit, devient plus forte et plus puissante, et il n’y a plus rien, cette fois, pour obscurcir sa gloire.

— Mais la femme, cette femme ? Qui est-elle ? coupa impatiemment le tyran. Quel est son nom ?

— Les esprits n’ont pas donné de nom, répliqua la voyante. N’importe quelle femme sera trop heureuse de t’assister, ô puissant maître. Le salut viendra pour toi par la main d’une femme.

— Et mon ennemi ? insista Robespierre. Lequel de nous deux est en danger de mort maintenant que je suis averti ? L’Anglais ou moi ?

La vieille harpie ne demandait visiblement qu’à continuer ses sortilèges. Robespierre, cet homme glacial, ce despote calculateur

qui en quelques mots prononcés avec indifférence envoyait des milliers de personnes à la mort, qui terrorisait chacun par sa seule présence, se trouvait en ce moment suspendu aux lèvres de la voyante. Cet entretien révélait un aspect étonnant de la personnalité du cruel tyran, tout à la fois haletant, impatient, craintif, crédule. Il était indéniable que cette femme, cette Catherine Théot, avait des pouvoirs psychiques. Les philosophes du XVIII e siècle avaient critiqué ce qu’ils appelaient les « superstitions religieuses médiévales », la Révolution s’y attaqua par la terreur et la mort. Des hommes ou des femmes, privés de tout repère religieux, en arrivaient à se tourner vers des formes de mysticisme surnaturel pour chercher des solutions à leurs malheurs et aux épreuves de la vie quotidienne. Beaucoup devenaient, même parmi les plus intelligents, la proie des charlatans.

Plus les hommes sont confrontés à des évènements surprenants ou à des catastrophes imprévues, plus ils prennent conscience de leur impuissance. Certains sont alors enclins à voir dans ces phénomènes une « main cachée » qui en serait à l’origine. Jamais l’histoire n’avait connu une telle prolifération de théosophies, de sciences occultes, de spiritualisme et de tourneurs de tables, de sectes démoniaques même. Les histoires les plus fantaisistes de mystères occultes continuent à faire leur chemin et la fortune des charlatans, des rosicruciens1 aux illuminés en tout genre, en passant par Swedenborg, le comte de Saint-Germain, Weishaupt2 et tant d’autres. Tous ces charlatans ou autoconvaincus avaient leurs disciples et leurs cultes.

Catherine Théot était l’une des voyantes extralucides les plus connues de Paris. Elle était persuadée d’avoir le don de la prophétie et son homme fétiche était Robespierre. Elle lui vouait une dévotion sans bornes et voyait authentiquement en lui un nouveau Messie. Elle le proclamait partout. Un des premiers disciples de cette femme, un moine défroqué du nom de Gerle qui siégeait maintenant à la Convention à côté du grand homme,

1 La Rose-Croix (rosicrucianisme) est un ordre secret qui aurait été fondé au XVe siècle par un certain Christian Rosenkreutz, évoluant à partir du XVIIIe siècle jusqu’à aujourd’hui vers la franc-maçonnerie et les mouvements de sciences occultes. 2 Swendenborg : savant et mystique suédois du XVIIIe siècle, passionné par l’au-delà. Le comte de Saint-Germain est un aventurier mystérieux du XVIIIe siècle également, passionné d’alchimie, d’ésotérisme et de pierres précieuses. Il se prétendait immortel grâce à un élixir magique. Adam Weishaupt est un philosophe bavarois qui vécut aux XVIIIe et XIXe siècles, il fonda l’ordre des Illuminés.

avait glissé dans l’oreille du tyran, pour le flatter, que la voyante comptait parmi ses plus ferventes admiratrices. C’est ainsi que le froid chef révolutionnaire s’était décidé à entrer dans l’antre de la sorcière.

On ne peut savoir si la vanité de Robespierre, une vanité sans limites et probablement inégalée, l’avait amené à croire qu’il était vraiment au-dessus de tous et investi d’un rôle messianique, ou bien s’il avait seulement le désir de renforcer sa popularité en l’auréolant d’un prestige surnaturel. Il est certain qu’il expérimenta les pratiques cabalistiques de la vieille Catherine Théot et qu’il se laissa, avec satisfaction, aduler par les nombreux disciples et clients de ce nouveau temple de la magie, leurs flatteries pouvant aussi bien venir de leur crédulité et du besoin d’idole que du souci de servir leurs intérêts en s’aplatissant devant l’homme le plus redouté de France.

2

Catherine Théot s’était figée dans une immobilité rigide, contemplant sa boule de cristal, semblant hésiter à répondre à la question de son idole qui exigeait une réponse.

« Lequel de nous deux est en danger de mort maintenant que je suis averti ? Mon ennemi anglais ou moi ? » avait demandé Robespierre d’un ton dur et coupant.

Prise d’une soudaine inspiration, elle ouvrit de nouveau la petite boîte métallique et saisit entre ses doigts une pincée de la poudre brune. Les yeux vifs du jeune Noir suivaient, fascinés, chacun des mouvements de la vieille et ceux du dictateur qui lui jetait des coups d’œil méprisants. Les deux filles s’étaient mises à chanter une étrange mélopée d’une voix sans timbre. La poudre tomba dans le bol de métal. Une fumée au lourd parfum s’éleva vers le plafond et le récipient parut éclairé de l’intérieur par une lumière dorée. La fumée montait en spirale et se dispersait dans la pièce, alourdissant encore l’atmosphère déjà confinée.

Le dictateur, le maître redoutable de la France, sentit une étrange exaltation parcourir son être tandis qu’il respirait cette odeur hallucinogène. Il basculait dans un état éthéré. Son corps

lui paraissait maintenant flotter dans l’air et des idées encore plus orgueilleuses lui envahissaient le cerveau. Il se sentait toutpuissant, il était « l’envoyé suprême », l’idole des Français. Il lui semblait que sa force était surhumaine. Il était le plus puissant ! Il avait le pouvoir de triompher de tous ses ennemis, quels qu’ils fussent. Un bourdonnement incessant au fond de ses oreilles était comme l’écho des tambours et des trompettes qui accompagnaient en fanfare ses triomphes. Il voyait maintenant le peuple de France, tout le peuple, vêtu de blanc, des cordes autour du cou, des esclaves s’inclinant jusqu’au sol, devant lui. Dans son hallucination, il chevauchait un nuage puis gagnait son trône d’or, tenant en main un sceptre de feu tandis qu’une énorme fleur rouge gisait, écrasée sous son pied. La voix de la voyante lui parvint comme un son de trompette :

— C’est ainsi que seront détruits pour toujours, écrasés aux pieds de l’élu, ceux qui auront osé défier son pouvoir.

L’exaltation du tyran ne connut plus de bornes. Il se sentait élevé de plus en plus haut, au-dessus des nuages, jusqu’à apercevoir le monde à ses pieds comme une boule de cristal. Sa tête touchait le portail du ciel, il était immortel, il était l’égal de Dieu !

Soudain, un son vint apporter une note discordante dans la symphonie de clairons et de chants de gloire en son honneur. C’était un son étrange et pourtant bien humain, si humain que le tyran fut arraché à son rêve halluciné et retomba brutalement sur terre, en proie à un fort vertige et à des nausées. Il serait tombé si l’assistant de la voyante n’avait pas promptement avancé une chaise sur laquelle Robespierre s’effondra, sous le coup d’un sentiment d’horreur indescriptible.

Le son perçu n’avait pourtant rien de bien effrayant, c’était juste un lointain éclat de rire, joyeux et insouciant, qui avait traversé la porte et ses lourdes draperies. Ce simple éclat de rire assourdi avait suscité une étrange réaction nerveuse chez le despote impitoyable qui gouvernait la France. Il regarda autour de lui, effrayé, mystifié. Mais non, rien n’avait changé depuis qu’il s’était envolé dans sa glorieuse hallucination. Il était toujours dans la salle étouffante, les deux filles continuaient leurs incantations,

et la vieille magicienne, dans sa robe informe et grisâtre, gardait les mains posées sur la boule de cristal. L’assistant noir continuait à sourire d’un air moqueur de toutes ses dents blanches. Les mêmes objets étaient là : le bol métallique, la lampe à huile, le tapis élimé. Avait-il rêvé le nuage et l’orchestre triomphant célébrant sa gloire ou le rire gai et insolent ? Personne n’avait l’air effrayé dans la pièce, les filles continuaient à scander leur espèce de mélopée et la vieille murmurait des instructions à son jeune assistant qui s’efforçait de garder un air solennel. Il était payé pour cela et devait en permanence contrôler son espièglerie naturelle.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda tout bas Robespierre.

La vieille leva le nez.

— Qu’est-ce que c’était quoi, ô maître ?

— J’ai entendu quelque chose, grommela l’illustre client, un rire. Y a-t-il quelqu’un d’autre dans la pièce ?

Elle haussa les épaules.

— Des gens attendent dans l’antichambre, répondit-elle d’un ton vague. Je les recevrai quand il aura plu au grand maître de partir. En général, ils attendent en silence, mais peut-être l’un d’eux a-t-il ri.

Robespierre ne répondit pas, semblant étonnamment irrésolu.

La vieille magicienne reprit alors d’un ton déférent :

— Quel est ton bon plaisir, maintenant, ô grand maître adoré du peuple de France ?

— Rien, rien, murmura-t-il. Je dois y aller à présent.

Elle se tourna vers lui et le salua avec obséquiosité en agitant les bras. Les deux filles derrière elle se prosternèrent sur le sol. Le « grand maître », vaguement conscient malgré lui du ridicule de cette mise en scène, fronça les sourcils avec impatience.

— Que personne ne sache que je suis venu ici, dit-il d’un ton péremptoire.

— Seulement tes ardents adorateurs, fut l’humble réponse.

— Je sais, je sais, coupa-t-il d’un ton un peu plus aimable, car cette adulation lui plaisait, mais j’ai des ennemis, de nombreux ennemis, et tu dois savoir que certains te voient aussi d’un mauvais œil. Que nos ennemis ne sachent rien de nos relations.

— Je te jure, mon cher seigneur, que ta servante obéit à tes ordres en toute chose.

— C’est très bien, répliqua-t-il sèchement, mais tes adeptes peuvent, eux, trop parler. Je ne veux pas qu’on mêle mon nom à ta magie.

— Ton nom est sacré ici, pour tes serviteurs, dit la voyante d’un ton solennel, comme l’est ta personne. C’est toi qui vas régénérer le pays, tu es l’« élu » de la nouvelle religion. Nous ne sommes que tes serviteurs, tes petites mains, tes adorateurs.

Cet encens obséquieux plaisait à la vanité sans bornes du despote. L’impatience dont il avait soudain fait preuve s’évanouit en même temps que l’espèce de terreur qui l’avait saisi. Il redevint aimable avec condescendance. La vieille magicienne, toujours prostrée en face de lui, tenant serrées ses mains ridées, finit par lui dire, avec toutes les marques du plus grand respect :

— Pour toi, pour la France, pour le monde entier, je t’adjure de prêter attention à ce que les esprits ont révélé aujourd’hui.

Prends garde au danger qui vient de la petite fleur rouge. Que la grande puissance de ton cerveau soit acharnée à sa destruction. Ne dédaigne pas l’aide d’une femme, car les esprits l’ont dit : tu seras sauvé grâce à une femme. Souviens-toi ! Souviens-toi ! insista-t-elle avec toujours plus de solennité dans la voix. Déjà une fois, dans le passé, le monde a été sauvé par une femme qui écrasa le serpent sous son pied. Laisse maintenant une femme écraser sous le sien cette fleur rouge. Souviens-toi !

Elle se pencha jusqu’au sol et baisa le pied de son idole. Robespierre, aveuglé par son insupportable vanité, acceptait cette idolâtrie avec complaisance et, se prenant pour Dieu, leva sa main soignée au-dessus de la tête prostrée de la magicienne comme un prêtre l’aurait fait en un geste de bénédiction.

Sans rien ajouter, il se détourna pour sortir. Le jeune Noir lui apporta son chapeau et son manteau dont il s’enveloppa soigneusement avant d’en remonter le col. Il enfonça le chapeau sur ses yeux, puis, se disant qu’ainsi nul ne le reconnaîtrait, il sortit d’un pas ferme.

La voyante resta un long moment immobile après le départ furtif de son illustre client. Elle tendait l’oreille, écoutant les pas qui s’éloignaient, puis elle frappa dans ses mains et intima sèchement à ses acolytes l’ordre de sortir. Les deux filles avaient perdu leur air inspiré et mystérieux dès le départ du visiteur et ne ressemblaient plus qu’à deux gamines qui se redressaient en ricanant et s’étiraient sans grâce pour détendre leurs membres engourdis. Avec le jeune Noir, elles disparurent par la porte de derrière, bavardant et riant comme des pies sortant d’une cage.

La vieille resta encore un moment immobile après leur départ, jusqu’à ce qu’elle n’entendît plus les échos joyeux du bavardage des trois jeunes. Elle marcha alors vers l’estrade et écarta le rideau qui se trouvait derrière.

— Citoyen Chauvelin ! appela-t-elle.

Une petite silhouette d’homme surgit de l’obscurité. Il était entièrement vêtu de noir, ses cheveux d’une nuance claire imprécise et son col de dentelle n’apportaient pas de gaieté à cette sombre apparence.

— Eh bien ? répliqua-t-il sèchement.

— Es-tu satisfait ? reprit la vieille femme, impatiente. Tu as entendu ce que j’ai dit ?

— Oui, j’ai entendu. Tu crois qu’il va s’engager sur cette piste ?

— J’en suis certaine.

— Mais pourquoi ne pas avoir nommé Thérésa Cabarrus1 ? J’aurais été plus sûr de mon coup.

— Il se serait probablement méfié si j’avais donné un nom précis, il m’aurait soupçonnée de connivence. Le maître est aussi rusé qu’il est méfiant. J’ai aussi ma réputation à préserver.

1 Thérésa Cabarrus (1773-1835), dite Mme Tallien, riche noble espagnole, élevée en France, joua un rôle non négligeable durant la Révolution française. D’abord enthousiasmée par les idées des Lumières, elle fuit les Jacobins quand ils installèrent le régime de Terreur et s’installa à Bordeaux où elle fut arrêtée puis libérée grâce au représentant de la Convention sur place, le cruel Jean-Lambert Tallien, avec qui elle se fiança. Elle l’épousa en décembre 1794, et ils divorcèrent en 1802. Grâce à l’influence de Thérésa, de nombreux Bordelais échappèrent à la guillotine. Elle incita Tallien (en le traitant de lâche) à prendre part à la conspiration de Thermidor contre Robespierre. Arrêtée, Thérésa Cabarrus échappa de justesse à la guillotine. Après la Révolution, elle fut un temps la compagne de Paul Barras, président du Directoire, puis épousa un royaliste, François-Joseph de Riquet de Caraman, Prince de Chimay. Son salon, avant et après la Révolution, attirait les élites parisiennes.

Rappelle-toi cependant les termes que j’ai utilisés : « grande, brune, belle, étrangère dans ce pays ». Voilà, si tu as besoin de l’aide de cette Espagnole.

— Oh oui, j’en ai besoin… Thérésa Cabarrus est la seule femme que je connaisse qui puisse réellement m’aider, ajouta Chauvelin entre ses dents, comme se parlant à lui-même.

— Tu ne peux pas l’y obliger, citoyen Chauvelin.

Un éclair sembla soudain traverser le regard du citoyen Chauvelin, un reflet de ce feu qui l’animait auparavant, lorsqu’il était un chef puissant et redouté de la Révolution, lorsqu’il pouvait s’assurer, sur une simple injonction, les services de n’importe qui, homme, femme ou enfant, qu’il aurait repéré. Mais cet éclair disparut aussi vite qu’il était apparu. Une seconde après, l’homme avait repris son expression neutre, son attitude exagérément humble.

— Mes amis, peu nombreux, reprit-il d’un ton impatient, et mes ennemis, qui sont pléthore, partageront ta conviction, la mère. Le citoyen Chauvelin ne peut plus contraindre aujourd’hui qui que ce soit à exécuter ses ordres, et la fiancée du puissant Tallien moins que tout autre.

— Et alors ? Pourquoi, citoyen, as-tu…

— J’espère, coupa-t-il d’un ton suave, qu’après la séance que tu lui as si bien organisée aujourd’hui, le citoyen Robespierre luimême va faire en sorte que cette Thérésa Cabarrus m’apporte l’aide dont j’ai besoin.

Catherine Théot haussa les épaules et reprit sèchement :

— La Cabarrus ne connaît d’autres lois que celles que lui dictent ses caprices, et, en tant que fiancée de Tallien, elle est presque intouchable.

— Presque, mais pas complètement. Tallien est puissant, certes, mais Danton l’était aussi.

— Oui, mais Tallien est prudent, lui. Ce n’était à dire vrai pas le cas de Danton.

— Tallien est aussi un lâche et se laisse facilement manipuler. Il est revenu de Bordeaux attaché aux jupons de la belle Espagnole. Alors qu’il avait commencé à faire régner la terreur et la destruction dans la région, sous son influence il s’est mis à

faire des actes de justice et même de pitié ! Qu’il continue un peu comme cela, qu’il exprime quelques idées modérées ou fasse preuve d’une clémence qui n’est pas patriotique, et le puissant Tallien lui-même deviendra un « suspect ».

— Et tu crois vraiment, citoyen, que sa belle tombera alors entre tes mains ? demanda la vieille d’un ton sarcastique.

— Certainement ! répliqua Chauvelin avec assurance, en contemplant d’un sourire sinistre ses mains maigres semblables à des serres de rapace. Certainement, car Robespierre, sur les conseils avisés de la mère Théot, l’aura lui-même placée là.

Catherine Théot renonça à discuter avec ce Chauvelin si sûr de lui. Elle haussa les épaules une fois de plus.

— Après tout, si tu es satisfait…

— Mais oui. Très satisfait.

Ce disant, il plongea la main dans la poche intérieure de son manteau, tandis qu’une lueur de convoitise et d’avarice s’allumait dans le regard de la vieille mégère. Il tira de sa poche une liasse d’assignats vers lesquels la voyante tendit aussitôt une main avide. Avant de les lui donner, Chauvelin ajouta d’un ton sévère :

— Rappelle-toi : silence ! Silence, et surtout, discrétion !

— Tu peux compter sur moi, citoyen. Je ne suis pas bavarde.

Il jeta les billets sur la table d’un geste un peu méprisant plutôt que de les glisser dans la main vénale. Catherine Théot se moquait bien de ce mépris, elle ramassa tranquillement les assignats et les glissa dans une poche dissimulée dans les amples draperies qui la revêtaient. Alors que Chauvelin venait de lui tourner le dos pour s’éclipser sans autre cérémonie, elle le retint de sa main osseuse.

— Et je compte sur toi, citoyen Chauvelin, dit-elle d’un ton ferme, pour la suite… Quand le Mouron Rouge sera bel et bien capturé…

— Tu auras les dix mille livres promises, coupa-t-il, un peu énervé, si mon plan avec Thérésa Cabarrus marche. Je ne reviens jamais sur ma parole.

— Et je ne reviendrai pas sur la mienne, conclut-elle sèchement. N’oublie pas, citoyen Chauvelin, nous dépendons l’un de l’autre. Tu veux capturer l’espion anglais et moi je veux

dix mille livres. Je souhaite me retirer au soleil. Je ne laisserai pas le grand Robespierre en repos tant qu’il n’aura pas convaincu Thérésa Cabarrus de faire ce que tu veux. Ensuite, à toi de te débrouiller avec elle. Cette bande d’Anglais doit être trouvée et exterminée. Nous ne pouvons permettre que l’envoyé soit menacé par cette vermine. Dix mille livres, as-tu dit ? continua la magicienne en fixant sur Chauvelin un regard de possédée où une sorte d’exaltation brûlante avait remplacé l’expression d’avarice précédente.

Le visage ridé semblait transfiguré et la silhouette maigre semblait avoir soudain grandi.

— Oh non, citoyen Chauvelin, pour l’élimination de ce Mouron Rouge, de ce danger qui plane au-dessus de l’être choisi qui dirige la France, je te servirai à genoux, je te vénèrerai jusqu’à mon dernier souffle !

Chauvelin ne semblait cependant pas d’humeur à écouter plus longtemps les grandes déclarations et protestations de la vieille voyante. Celle-ci semblait maintenant transportée dans un état de transe hystérique, suscité par son admiration idolâtre pour le monstre sanguinaire qui tenait la France sous sa coupe. Chauvelin secoua impatiemment la main qui continuait à l’agripper et se glissa rapidement hors de la pièce, tandis que derrière lui la magicienne levait les bras dans un geste d’incantation.

Chapitre 1 : Paris, printemps 1794

P. 5

Chapitre 2 : Un colosse aux pieds d’argile P. 9

Chapitre 3 : Compagnons d’infortune P. 25

Chapitre 4 : Un atome de joie, un monde de soucis P. 35

Chapitre 5 : Des réjouissances pour les canailles P. 47

Chapitre 6 : Sous le regard du tyran P. 61

Chapitre 7 : Parenthèses

71

Chapitre 8 : La belle Espagnole P. 79

Chapitre 9 : Une heure d’angoisse

89

Chapitre 10 : La sinistre idole du peuple P. 101

Chapitre 11 : Étranges évènements nocturnes P. 115

Chapitre 12 : Chauvelin P. 123

Chapitre 13 : Le Repos du Pêcheur P. 127

Chapitre 14 : Le naufragé

Chapitre 15 : Le nid

Chapitre 16 : Par amour du sport

137

141

157

Chapitre 17 : Retrouvailles P. 169

Chapitre 18 : Soir et matin P. 177

Chapitre 19 : Une rencontre P. 183

Chapitre 20 : Le départ P. 191

Chapitre 21: Des souvenirs P. 201

Chapitre 22 : L’attente P. 209

Chapitre 23 : Des souris et des hommes P. 215

Chapitre 24 : Au nom de l’État P. 225

Chapitre 25 : Quatre jours

Chapitre 26 : Un rêve

P. 239

P. 251

Chapitre 27 : Par peur ou par ambition P. 261

Chapitre 28 : Pendant ce temps... P. 267

Chapitre 29 : La fin du deuxième jour P. 271

Chapitre 30 : Quand l’orage éclate P. 281

Chapitre 31 : Notre-Dame de Pitié P. 289

Chapitre 32 : Dans l’aube grise P. 299

Chapitre 33 : Le cataclysme

P. 307

Chapitre 34 : Le maelstrom P 315

Biographie de la baronne Orcy P. 333

Au milieu des bouleversements sanglants qui marquent la Révolution française apparaît un gentilhomme anglais qui, au péril de sa vie, va s’élever contre les excès de la Terreur. Il rend l’espoir à des victimes promises à la guillotine. Le nom de ce parfait pourfendeur de l’injustice et du crime ? C’est là le plus grand mystère. C’est en effet sous le surnom de “Mouron Rouge” que ce héros, insaisissable, enflammé, galant, amoureux et invincible, passera à la postérité. Avril 1794, Robespierre est au faîte de sa puissance. Cruel et redouté, il est décidé à se débarrasser une fois pour toutes du Mouron Rouge qui continue à soustraire à la guillotine de nombreux innocents. Chauvelin a l’idée d’un piège diabolique en utilisant les services de la séduisante Thérésa Cabarrus. La belle Espagnole a aussi un motif personnel pour se venger du Mouron Rouge. Celui-ci réussira-t-il à sauver son épouse sans tomber dans un des pièges les plus machiavéliques jamais tendus par ses ennemis ? Le Mouron Rouge et sa Ligue peuvent-ils encore triompher ?

Voici la réédition, dans une nouvelle traduction, de cette œuvre devenue un classique de la littérature de cape et d’épée.

Emma Orczy naît en Hongrie dans une famille de musiciens. Elle connait une jeunesse bringuebalée à travers l’Europe qui la conduit à Londres où elle se marie et travaille comme traductrice et illustratrice. En 1903, elle crée avec son mari la pièce The Scarlet Pimpernel (Le Mouron Rouge) où un chevalier anglais recueille des aristocrates fuyant la Révolution française.

Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.