Charlie au fil de son destin

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À Delphine et Juliette.

À Georges et Claude.

À Pauline et Marine.

À Bernard et Michèle.

PARTIE 1

LE JOUR D’AVANT

Maretz, Nord

Dimanche 30 août 1931

Dire qu’il lui suffirait d’un revers de la main pour briser tout l’écheveau de fils si patiemment dévidé et agencé par la petite bête qui se tapissait quelque part entre les feuilles délicates de la plante d’eau. Mais elle n’en ferait rien. Le spectacle de la structure éphémère qui scintillait sous les rayons obliques du soleil levant était bien trop fascinant. Soudain, un frelon sorti de nulle part se catapulta dans un élan presque suicidaire entre les mailles du piège cristallin sous les yeux ébahis de la jeune fille. La toile ploya mais tint le coup, et bientôt les ondulations de la victime qui se débattait alertèrent la prédatrice qui ne tarda pas à sortir de sa cachette.

Charlie abandonna sa position accroupie et s’inclina légèrement sur le côté pour mieux observer le phénomène, sans lâcher le bâtonnet garni d’une ligne de pêche qu’elle maintenait au-dessus de la berge. Une épeire diadème ! Cette araignée reconnaissable à sa croix blanche sur l’abdomen. Fichtre !

Charlie n’en revenait pas qu’elle puisse attraper un insecte aussi important qu’un frelon. Bouche bée, elle l’observa se ruer avec vivacité sur sa proie pour lui asséner sa mortelle morsure et l’entourer consciencieusement de son cocon de soie. Épatant. Cela dit, son grand-père maternel, Pajo, lui avait expliqué il y a bien longtemps une des caractéristiques du comportement des épeires qui faisait froid dans le dos. Le mâle étant de plus petite taille que la femelle, il devait faire extrêmement attention lors de sa parade nuptiale car elle pouvait l’attaquer et le dévorer comme n’importe quelle autre proie si cela lui chantait ! La stratégie du

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C’est Pajo qui lui avait appris à faire ça. Et plein d’autres choses encore.

Satisfaite, Charlie se leva, réajusta sa casquette de laine et son pantalon bien trop grand pour elle retenu par une ceinture dans laquelle elle avait percé trois trous supplémentaires, enfila les manches de la gabardine noire sur laquelle elle s’était assise et rangea prestement son rudimentaire matériel de pêche dans la besace héritée de son grand-père. Elle jeta un dernier coup d’œil à l’araignée toujours occupée à empaqueter le pauvre frelon qui bientôt, une fois qu’elle en aurait dévoré l’intérieur, ne serait plus qu’une coquille vide. Elle haussa les épaules. La nature était à la fois si belle et si impitoyable. Puis elle tourna les talons, s’assura de la bonne tenue du grillage sur le seau avant d’en saisir l’anse et de rebrousser chemin vers son vélo. À l’aide de tendeurs, elle fixa fermement ses prises sur le porte-bagages, et enfourcha son deux-roues pour entamer la descente vers le village, non sans s’assurer régulièrement que sa cargaison tenait le coup.

Le chemin communal fendait le bois de Maretz en son milieu, avec parfois quelques sentiers de traverse de part et d’autre. En passant devant l’un d’eux qu’elle connaissait par cœur, Charlie tourna machinalement la tête. Non, ce matin elle n’avait décidément plus le temps pour faire un détour par la cabane des perchées, elle reviendrait cet après-midi avec Rose et Hermine.

Elle redonna un léger coup de pédale puis se laissa porter par le plat descendant, roue libre et nez au vent, humant les effluves

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de sous-bois que l’averse du petit matin avait exhalés. Les mûriers qui bordaient abondamment le chemin regorgeaient de leurs beaux fruits noirs et luisants, et Charlie songea qu’il faudrait apporter un panier tout à l’heure pour une petite récolte.

Elle parvint au niveau de la guinguette du bois, cette buvette d’été qui à cette heure-ci ressemblait à une masure abandonnée mais qui, à partir de l’arrivée de Jeannine à midi, après la messe, reprendrait vie au fil des heures et de l’arrivée des promeneurs de l’après-midi, jusqu’à atteindre son apogée vers dix-sept heures, au son du gramophone égrenant des morceaux de Charles Trenet et des verres de vin doux qui s’entrechoquent.

Lorsque Charlie déboucha enfin sur la plaine, les nuages du matin s’étaient entièrement morcelés et une franche éclaircie lui baigna le visage. Elle marqua une courte pause. Le blé avait été moissonné et engrangé, les betteraves récoltées et amoncelées ci et là au bord du chemin ; ne restait que la douce courbe des champs désormais nus qui s’abîmait paresseusement vers le paisible bourg en contrebas.

Sur la droite, on apercevait le bâtiment tout en longueur de l’usine de tissage de l’Étoile, facilement reconnaissable à son toit en dents de scie, et cette toiture à redans partiels avait une utilité bien précise. Chacune des « dents » possédait une face vitrée plus courte côté nord pour faire entrer la lumière, et une face pleine côté sud pour éviter le rayonnement direct du soleil et l’éblouissement des ouvriers au travail. Charlie connaissait

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également par cœur l’histoire de l’implantation de l’usine avant la Grande Guerre, les directeurs qui s’y étaient succédé, l’évolution des métiers à tisser, les destins des familles qui y travaillaient depuis toujours. Mais l’ironie dans l’histoire, c’est que toutes ces choses qu’aurait dû lui transmettre son père, Edmond, ou son frère aîné, Alphonse, contremaître de père en fils dans l’usine, elle ne les tenait pas d’eux.

Elle s’était pourtant conformée à ce qu’on attendait d’elle. Malgré ses aptitudes scolaires, en particulier dans les mathématiques et le dessin, son père estimait qu’elle n’avait nul besoin de poursuivre des études pour être une bonne maîtresse de maison, et ne l’avait pas inscrite au lycée. André Duval, qui fut le frère d’armes d’Edmond pendant la Grande Guerre, était un grand propriétaire agricole dont le fils Léon se destinait à reprendre l’exploitation. Les deux hommes œuvraient à favoriser le rapprochement entre leurs enfants. Un mariage scellerait définitivement leur amitié au-delà de la guerre, avec des intérêts communs qui plus est. Ainsi, en attendant que Léon ne formule un beau jour sa demande à Charlie, Edmond avait décidé que sa fille rejoindrait le rang des ouvrières de l’usine au poste de bambrocheuse, chargée d’alimenter en bobines les métiers à tisser. Histoire de lui apprendre un peu la vie. Et hormis quelques erreurs involontaires, pour lesquelles elle était d’ailleurs durement réprimandée, elle faisait preuve de beaucoup de rigueur. Mais on avait à son égard à peine le même intérêt que pour n’importe quelle autre ouvrière. Elle était cantonnée à sa

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tices, comme le plus incompréhensible des coups du sort. Elle n’avait jamais imaginé que Pajo puisse sortir aussi violemment de son existence et mit de longs mois à maîtriser la colère désespérée qui grondait en elle. Avant de comprendre l’essentiel. Toutes ces choses que Pajo lui avait transmises, tout ce qu’elle avait appris de lui, et surtout ce regard qu’il avait posé sur elle, exprimant si clairement le prix qu’elle avait à ses yeux ; tout ceci était encore là, en elle, intact, salvateur.

Alors elle avait construit sa bulle, son petit horizon intérieur qui n’appartenait qu’à elle et qui se déployait en dehors de l’usine, au-delà de son destin désormais scellé, et où résonnaient parfois les paroles encourageantes de Pajo. Allez poulette, je suis là.

Le clocher du village sonna onze heures. Sa mère devait commencer à s’impatienter en bas, à s’agiter autour des fourneaux et à se demander encore ce que Charlie pouvait bien fabriquer. Mais où est-elle encore allée traîner, c’est que j’ai besoin d’aide, moi, j’espère au moins qu’elle sera à l’heure pour mettre la table ! La jeune fille imagina la scène, mimant les jérémiades de sa mère, gningningnin, et eut un petit sourire en coin. Bah ! elle pouvait bien attendre encore cinq minutes, non ? Son regard glissa de l’usine, où elle serait également attendue demain aux aurores, comme d’habitude, à la brasserie de son grand-père qui la surplombait quelques centaines de mètres plus loin. Trois ans avant Suzanne, Pajo et Mado avaient eu un fils prénommé Jean qui, à l’unanimité, avait repris le poste de son père à l’Union des cinq bras-

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le déjeuner sera terminé avant de repartir au bois. Mon petit rat des champs, un des nombreux surnoms que Jacques lui donnait, et qui lui correspondait toujours. Elle sourit. Celui-ci lui allait particulièrement bien. C’était en rat des champs qu’elle se sentait le plus à l’aise.

Elle réajusta la bretelle de son caraco de coton, avisa de loin son corset qui l’attendait au garde-à-vous sur son valet de bois, grimaça, décida de ne pas le mettre, se planta devant sa penderie pour choisir une robe, les mains sur les hanches. La rose pâle à motifs floraux ? Non, elle ne supportait plus les froufrous qui en ornaient le col à pans carrés, cela faisait si tarte ! La bleue à pois blancs ? Elle haussa les sourcils de frayeur. Elle sentait déjà l’énorme nœud lavallière lui gratter le cou. Et puis elle n’aurait certainement pas le temps de s’occuper de la cascade de boutons au dos. Bon, qu’avait-elle de plus facile à mettre ? Allez, sa jupe de laine grise et son chemisier à rayures feraient parfaitement l’affaire. Elle les décrocha, fila vers l’alcôve près de la fenêtre où se trouvait son point d’eau, se savonna les mains, se frotta le visage, rinça le tout, s’épongea à la hâte et se brossa en grimaçant avant de relever ses cheveux en un chignon approximatif. Puis elle enfila ses vêtements, chaussa ses souliers plats à brides en un éclair et fit enfin une apparition devant son grand miroir sur pied en merisier verni, cadeau de Mado pour ses quinze ans.

Elle avait beau tenter de se redresser pour paraître plus femme, ses joues rosies par sa sortie matinale et son nez retroussé trahissaient la grande part d’enfance de Charlie. Elle

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se tira la langue, s’adressa un sourire forcé qui dévoila le petit écart qu’elle avait entre les dents de devant, se donnant tant bien que mal du courage avant de descendre dans l’arène de la famille Vermeulen. Elle prit un peu de recul, se considéra de loin, estima qu’il manquait un petit éclat à son apparence. Elle ouvrit grand le tiroir de sa commode et en sortit une large ceinture tressée noir et beige dotée d’une boucle en corne bicolore qu’elle noua fièrement autour de sa taille. Enfin, elle s’empara du fin sautoir en or et agate noire qui ornait l’abat-jour de sa lampe de chevet et l’enroula en deux tours autour de son cou.

Elle jeta un dernier coup d’œil au miroir et se sourit avec un peu plus de douceur cette fois. N’oublie pas : tu es ta propre meilleure amie.

Elle inspira profondément et fit volte-face vers les escaliers.

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Maretz, plateau du Cambrésis, Nord de la France, 1931.

Charlie, jeune ouvrière de l’usine de tissu du bourg, traîne la désinvolture de ses dix-sept ans dans une famille où elle peine à trouver sa place. Ses parents n’ont d’yeux que pour ses frères aînés, Alphonse et Jacques.

Malgré ses aptitudes scolaires, ses perspectives d’avenir sont stoppées net le jour où elle est contrainte d’arrêter l’école pour rejoindre le seul destin envisageable pour les Vermeulen, contremaître de père en fils. Cependant, la maladie du frère projette Charlie aux machines afin d’honorer la commande d’une maison de haute couture parisienne, celle de Coco Chanel. Charlie va alors oser donner libre cours à sa créativité et inventer un nouveau tissu...

Jusqu’où la conduira cette audace insensée ?

Peggy Boudeville est l’autrice de deux romans remarqués pour la jeunesse : Disparu sur le front (Fleurus, 2022) et Le Réseau Phénix (Fleurus, 2021), Prix 2022 des petits Bouquineurs, Prix Premières Paroles des collégiens de Rouen 2022-2023, Sélection pour le Prix des Incorruptibles – édition 2023-2024, catégorie 5e-4e.

14,95 € TTC France
Couverture : Antonin Faure
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