La Feuille - Déclics politiques

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La Feuille

DÉCLICS politiques

Charles Bury/EPJT

NUMÉRO SPÉCIAL ASSISES DU JOURNALISME – MAI 2022

REPORTAGE

DOSSIER

ENTRETIEN

LABORATOIRE FAÇON OUEST-FRANCE

NOUVEAUX ACTEURS, NOUVELLES RÈGLES

« PARLER POLITIQUE DIFFÉREMMENT »

DANS LA BANLIEUE RENNAISE, LES JOURNALISTES DU SIÈGE S’ACTIVENT AU SEIN D’UNE NOUVELLE CELLULE DÉDIÉE À L’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE. /P.8

POUR INTÉRESSER À LA POLITIQUE EN 2022, LES MÉDIAS DÉBARQUENT SUR DE NOUVELLES PLATEFORMES, FACE À DES INFLUENCEURS BIEN INSTALLÉS. /P.13

SUR FRANCE 5, KARIM RISSOULI ABORDE LA POLITIQUE AUTREMENT ET TENTE DE RÉCONCILIER LES FRANÇAIS AVEC LE DÉBAT PUBLIC. /P.26


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SOMMAIRE

La Feuille

La Feuille - mai 2022 - Spécial Assises du journalisme

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P. 13-21 LES AFFRANCHIS

HugoDécrypte, Diable Positif, Magali Berdah : influenceurs ou commentateurs, ils ont rénové le traitement de la politique. En s’emparant de nouvelles plateformes numériques comme YouTube, Twitch ou TikTok, ces acteurs concurrencent un modèle qui peine à séduire le public. Les médias traditionnels réagissent et s’accoutument au journalisme 2.0. La question d’une régulation reste en suspens.

P. 4-5 ÉTAT DES LIEUX Les électeurs s’abstiennent, les lecteurs se désabonnent : le journalisme politique est en crise. La vieille presse insiste, les jeunes pousses innovent. P. 6-7 RADIOSCOPIE Alexis Lévrier, historien des médias, décrypte le dialogue entre anciennes et nouvelles formes de journalisme politique. P. 8-9 TAMBOUILLE Comment parler politique en 2022 ? Chaque média y va de sa recette. Visite en cuisine. P. 10 PARIS-BERLIN Paris Match exploite le people. Der Spiegel garde ses distances. P. 11 GRANDS ABSENTS Sécurité, immigration, pouvoir d’achat… Les Français se posent des questions. Les médias se trompent de réponses. P. 12 SONDAGES Outil scientifique ou raccourci de la pensée ? Luc Bronner, journaliste du Monde, met les pieds dans le plat. P. 22-23 À FOND LA FORME Le Monde muscle son jeu pour s’imposer sur les plateformes numériques. Ses confrères aussi.

P. 24 PAUSE TWITCH La plateforme vidéo américaine a conquis la presse française. Un autre format qui amène une autre audience. P. 25 ALLONS Z’ENFANTS ! Droit de vote à 18 ans, droit de s’informer dès 5 ans. La presse jeunesse n’a pas peur de traiter de la présidentielle. P. 26 C RISSOULI A l’ère du clash, l’animateur de C Politique et de C ce soir renouvelle l’émission de débat à la télévision. P. 27 FAKE NEWS ! Face aux manipulations, le factchecking sonne le branle-bas de combat. Le marketing politique montre les dents.

22 P. 28 FACE-À-FACE Nathalie Saint-Cricq (France Télévisions) - Mathieu Coache (BFMTV). Deux générations de journalistes. Deux formats télé. Une même passion pour la politique.

La Feuille numéro spécial Assises du journalisme, avril 2022, École publique de journalisme de Tours/Université-IUT, 29, rue du Pont-volant, 37002 Tours Cedex, tél. 02 47 36 75 63 ISSN n° 0291-4506 Directeur de la publication : Laurent Bigot. Coordination : Michel Dalloni (rédaction en chef), Laure Colmant (maquette) Christèle Bourdeau (secrétariat général de la rédaction). Rédaction : Julie Cedo, Sarah Chevalier, Nina Chouraqui, Alexane Clochet, Nawal El Hammouchi, Aubin Eymard, Samuel Eyene, Margot Ferreira (responsable), Célio Fioretti, Marie Stouvenot, Marion Galard, Sarah Gros, Amandine Hivert, Léo Humbert, Zoé Keunebroek, Agathe Kupfer, Clémentine Louise, Dorali Mensah, Prunelle Menu, Charlotte Morand, Honorine Morel-Jean, Amandine Ollier (responsable), Sélim Oumeddour, Coline Poiret, Lilian Ripert, Cem Taylan, Florian Wozniak. Iconographie : Charles Bury (responsable), Aubin Eymard, Célio Fioretti, Coline Poiret. Secrétariat de rédaction : Charlotte Morand (responsable), Léo Berry, Nina Chouraqui, Marion Galard, Léo Humbert, Agathe Kupfer, Prunelle Menu, Honorine Morel-Jean, Sélim Oumeddour, Lilian Ripert, Marie Stouvenot, Cem Taylan, Florian Wozniak. Photo de couverture : Charles Bury/EPJT. Imprimeur : Picsel, Tours.

Photos : Charles Maslard/ARI Rossner Photography - Charles Bury /EPJT

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A voté mai

L’IDÉE DE MARTIN ROCCA Il est le plus jeune candidat à s’être lancé dans la course aux 500 parrainages requis pour accéder au premier tour de l’élection présidentielle. Martin Rocca, 22 ans, souhaite mettre la démocratie au centre du débat public. Sa candidature repose sur une proposition unique : créer une Assemblée constituante. Celle-ci permettrait à un groupe de 200 à 300 personnes tirées au sort de se réunir pour débattre des solutions institutionnelles possibles et aboutir à une nouvelle constitution. Le 10 janvier, il a débuté son tour de France en caravane pour partir à la recherche des 500 signatures. Mais cela n’aura pas suffi. Le jeune homme n’a finalement obtenu que neuf parrainages.

« Cette campagne présidentielle est sans doute l’une des plus difficiles à couvrir »

Thierry Thuillier, directeur de l’information de TF1, sur Franceinfo, 2022

Photos : Charles Bury/Bury – Aubin Eymard/EPJT – Lionel Bonaventure/AFP

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2022 − ­­ Assises du journalisme

ELYZE, LE TINDER DE LA PRÉSIDENTIELLE Téléchargée plus de deux millions de fois, l’application Elyze a été lancée en janvier 2022, quelques mois avant l’élection présidentielle pour aider les électeurs et surtout les jeunes. Derrière sa création, François Mari et Grégoire Cazcarra, déjà à l’origine du mouvement citoyen Les Engagés, et une équipe d’une vingtaine d’autres jeunes, bénévoles et engagés dans aucun parti. Sur le modèle de Tinder, application de rencontre, l’utilisateur valide ou non les différentes propositions électorales des prétendants à l’Élysée. En quelques minutes, les trois candidats avec lesquels l’usager est le plus en accord apparaissent sur un podium. Des explications détaillées sur les programmes de chacun des candidats sont également à sa disposition. Avec un peu de chance, les utilisateurs auront trouvé leur bonheur.

PAGES RÉALISÉES PAR L’ÉQUIPE DE LA RÉDACTION

MEDIA CRASH, LE DOCUMENTAIRE ÉVÉNEMENT Le documentaire, réalisé par Valentine Oberti et Luc Hermann, est sorti le 16 janvier 2022 sur les grands écrans. Il revient sur les moments où les grands industriels ont cherché à intervenir dans les enquêtes des journalistes. Plusieurs d’entre eux, issus de Mediapart, Le Monde, Quotidien ou Fakir, racontent les moments où ils ont subi des pressions de Vincent Bolloré, Bernard Arnault ou même de certains politiques.

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% des Français déclarent s’intéresser « assez » ou « beaucoup » à l’actualité pendant cette présidentielle (-2 points par rapport à 2017). Chez les 18-24 ans, ce pourcentage tombe à 38 % alors qu’il atteignait 63 % il y a cinq ans, d’après un sondage réalisé en janvier 2022 par Kantar-Onepoint, sur un échantillon de 1035 personnes.


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Réinventer un genre

Avec le virage numérique, un clivage se crée entre les journalistes politiques et la « vieille presse ». Le défi à relever est immense : déringardiser le journalisme politique.

Des astres morts du journalisme

« Le journalisme de gouvernement. » C’est ainsi qu’Edwy Plenel, fondateur de Mediapart, nomme la relation parfois intime qui s’est installée entre journalistes et politiques. « Cette pratique tire sa légi-

timité de la fréquentation du monde politique et non de sa capacité à sortir une information. » Un journalisme écho de l’hémicycle, à la botte des agendas ministériels, à l’affût de la petite phrase, accusé de connivence et qui voit la confiance du public à son égard s’émietter. Dans les talk-shows, l’opinion prend peu à peu la place de l’information. La course à l’audience, la polémique et le sensationnel sont monnaie courante dans le traitement médiatique. Des pratiques plus simples et moins coûteuses que celles du reportage ou de l’investigation. Est-ce une conséquence de l’essoufflement d’un modèle économique, avec des médias davantage tournés vers le profit, et de l’usure des lignes éditoriales classiques ? Ces phénomènes remettent en question la responsabilité démocratique du journaliste. Aujourd’hui, chacun peut donner son opinion, recueillir des témoignages et les diffuser instantanément. Mais l’essence même du métier n’est-elle pas de collecter et de rendre compte d’informations d’intérêt général, sans s’affranchir de la déontologie et en s’adaptant aux nouvelles technologies ? L’arrivée du numérique a bousculé la « vieille presse », comme le dit Edwy

Plenel. De nouveaux formats apparaissent, d’autres sont en gestation. Le traitement de l’actualité politique n’échappe pas aux innovations. Ce virage contraint les titres enracinés dans le paysage médiatique à revoir leur offre en utilisant les nouveaux réseaux disponibles pour toucher les jeunes publics.

Des initiatives à la pelle

Avec Internet, les journalistes n’ont plus le dernier mot. Sur les réseaux sociaux, les politiques prennent la parole et s’adressent directement à leurs partisans et aux indécis. Ces plateformes permettent l’émergence de nouveaux acteurs, parfois étrangers au journalisme mais qui agrègent autour d’eux d’énormes communautés. Influenceurs ou youtubeurs, une partie d’entre eux s’emparent de la politique pour la rendre plus accessible, comme le Diable Positif. D’autres campent sur des positions plus ambiguës. Bahia Carla Stendhal, influenceuse, mélange les genres pour soutenir Eric Zemmour. Thierry Devars, maître de conférences en communication politique, est formel : « Elle utilise les codes journalistiques mais le fond, lui, est militant. » Pour le chercheur, c’est du soft power, qui permet aux

Photos : Charles Bury/EPJT et Lilian Ripert/EPJT

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es Français ne s’intéressent pas à la politique. Ce refrain revient à chaque campagne électorale mais le sujet continue d’attiser les débats et interroge. Début 2021, le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) publiait son baromètre annuel : « En qu(o)i les Français ont-ils confiance aujourd’hui ? » À la question « Quand vous pensez à la politique, pouvez-vous me dire ce que vous éprouvez ? », 77 % des sondés répondaient par un terme négatif : méfiance, dégoût, ennui et même peur. Notre analyse le confirme : les thématiques abordées lors des débats de la campagne présidentielle ne coïncident pas avec les priorités de l’opinion publique. L’abstention interroge les journalistes. Un électeur qui s’abstient, est-ce un lecteur qui s’en va ? La double défiance des Gilets jaunes envers les politiques et les médias l’a prouvé.


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Mai 2022 − ­­ Assises du journalisme

État des lieux

« Faire du journalisme autrement »

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Sylvain Bourmeau, directeur du média en ligne AOC, pose un regard critique sur l’état du journalisme politique en France.

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Le 15 juin 2020, le quotidien Le Monde a envahi les terres du réseau social TikTok. En mars 2022, il comptait 573 000 abonnés.

politiques de répandre leurs idées. « Le risque est de ne plus voir la singularité du travail journalistique », déplore Alexis Lévrier, historien des médias. Face aux excès de ce système, entre absence de contradiction, fausses informations, opinion à tout va, certains tentent de défendre l’information. C’est le cas des cellules de fact-checking dont la pratique se voit parfois singée par les politiques eux-mêmes. Edwy Plenel l’affirme : le numérique, c’est un retour du journalisme de terrain version 2.0. « Il n’y a qu’à voir le travail de Rémy Buisine avec Brut, ou encore de Taha Bouhafs, du Média ». Leur crédo : aller chercher l’information directement là où elle est née et la diffuser en ligne sans attendre, avec tous les risques que cela comporte. Les journalistes doivent s’accommoder de la présence de nouveaux acteurs et doivent eux-mêmes se réinventer. À cela s’ajoute l’accélération de la temporalité de l’information et la perte grandissante de la confiance du public envers les médias et la politique. Si le journalisme doit évoluer, il doit en rester un acte de partage : parler davantage aux lecteurs et moins à ses sources. Il peut bousculer, déranger mais il répond toujours aux mêmes besoins : se consacrer à l’intérêt général, inviter les citoyens à réfléchir et faire bouger la société. En bougeant avec elle.

Amandine OLLIER et Florian WOZNIAK

ans les bureaux du journal en ligne nouveaux journaux, de nouvelles émisAOC (Analyse Opinion Critique) sions de télé et de radio. Le Monde a par lancé en janvier 2018, Sylvain exemple su tirer les leçons d’un certain Bourmeau, son fondateur, fait l’état des nombre de dangers. Cela vaut aussi pour lieux du journalisme politique en d’autres journaux en France. Il ne faut France. Ancien directeur-adjoint des pas être complètement négatif. Inrockuptibles et de Libération, le jour- En 1987, vous fondez la revue Politix. naliste de 56 ans participe à la création Aviez-vous déjà cette envie de faire de Mediapart en 2008. Avec AOC, il les choses différemment ? prône un journalisme d’idées sous la Oui. Avec Politix, nous avons fait le pari forme de trois articles par jour. qu’il était possible de s’entretenir avec En 2018, avec le média AOC, vous des responsables politiques autrement. accordez une place importante aux En 1995, quand j’étais aux Inrockuptibles, articles de fond. D’où est né le nous avons réalisé un entretien avec besoin de lancer ce format ? l’ancien Premier ministre Michel Rocard AOC répond au diagnostic de la crise de qui a fait beaucoup de bruit. L’entretien la représentation du moment. C’est une faisait 70 000 signes et a duré 8 heures. manière de rappeler que le journalisme Nous avons obtenu des choses assez remplit une fonction démocratique. incroyables, dont l’appréciation qu’il Nous voulons permettre à des non-jour- portait sur le président de l’époque, nalistes de prendre leur part de journa- François Mitterrand avant sa mort : lisme : sociologues, historiens, écrivains « Mon opinion sur François Mitterrand, etc. Mais l’idée n’est pas de mettre les s’est forgée à la faveur de la guerre d’Aljournalistes à la porte. D’ailleurs, ils gérie, elle n’a jamais eu vocation à chanéditent le journal. Il faut avoir des com- ger. » C’était la première fois qu’il le disait pétences journalistiques pour entretenir aussi clairement. Cela montre qu’il est un rapport particulier à l’actualité. possible de faire du journalisme autreLe journalisme politique actuel ment. Il faut se départir des modèles repose-t-il sur un modèle obsolète économiques qui reposent sur le clic et dont la polémique et le buzz sont le buzz, construire des publics plutôt que les principaux carburants ? d’amasser des audiences. Le modèle économique des médias vit Recueilli par Samuel EYENE de la polémique. Le journalisme fonctionne à l’émotion. C’est vrai depuis l’invention de la presse mais aujourd’hui ça atteint des proportions délirantes. La formation des journalistes pose aussi problème. Ils apprennent à produire de l’objectivité en opposant une opinion « pour » à une opinion « contre ». S’ajoute à ça un problème que j’appelle le journalisme-politique-à-la-française. Qu’appelez-vous « journalismepolitique-à-la-française » ? C’est le fait de faire du journalisme qui ressemble au commentaire hippique ou au patinage artistique, avec des notes techniques et artistiques attribuées aux politiques. Cela confine au ridicule alors qu’il s’agit de sujets très importants. Comment renouer la confiance avec les publics ? Je pense que ça ne peut passer que par Sylvain Bourmeau, fondateur du journal de nouvelles façons de faire : de en ligne AOC, dans ses bureaux à Paris.


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Décryptage

Assises du journalisme − ­­ Mai 2022

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« LE VIEUX MODÈLE VA DISPARAÎTRE »

Pour l’historien des médias Alexis Lévrier, le journalisme politique doit se renouveler en apprenant de ses erreurs.

Aujourd’hui, quel est le profil des journalistes politiques ? Vous avez les éditorialistes et les journalistes politiques traditionnels. Même s’il y a quelques exceptions, ça reste très masculin et c’est un entre-soi. Certains conçoivent le métier de cette manière : « il faut se rapprocher du soleil et une fois que l’on en est assez proche, il ne faut surtout pas bouger ». En général, ce sont des hommes relativement âgés parce qu’il faut du temps pour construire cette légitimité. À l’inverse, on retrouve de plus en plus de femmes dans les interviews politiques. Mais ça évolue vers la radicalité. Si vous regardez ce que font Sonia Mabrouk sur Europe 1 ou Laurence Ferrari sur CNews, on est plus sur un ring de boxe…

Alexis Lévrier, universitaire français spécialisé dans l’histoire du journalisme. .

Les chaînes d’information en continu comme CNews ont un rôle important dans le débat sur l’élection présidentielle. Comment le groupe Bolloré influence ce débat ? Je ne pense pas qu’il le soit. Une pré-campagne a été fabriquée par la télévision, notamment le groupe Bolloré, sur les thématiques d’extrême droite : l’identité, l’islam, l’immigration. Ce ne sont pas les sujets privilégiés des Français. Le groupe Bolloré agit comme un catalyseur pour la presse d’extrême droite. Ça prouve que les autres médias agissent en interaction avec la télévision. Depuis 1974, il y a une évolution avec le débat de l’entre deux tours. I l p o u v a i t y av o i r b e a u c o u p d e violence entre François Mitterrand et Valéry Giscard d’Estaing par exemple, mais ils étaient capables d’une agilité intellectuelle et lexicale qui faisait que la violence était contenue. Le débat entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy avait été très agressif en 2007. Depuis, on est encore monté d’un cran parce que le modèle Bolloré a fabriqué cela. L’entrée en campagne d’Eric Zemmour a débuté par un débat avec Jean-Luc Mélenchon, sur les thématiques chères à Zemmour.

Est-ce que les éditorialistes entretiennent un entre-soi avec le monde politique ? Oui, Franz-Olivier Giesbert, qui était un peu l’incarnation de ce journalisme là dans les années 1980, avait dit : « Moi, je baise avec le pouvoir. » On a vu les limites de ce modèle là : il fabrique de la connivence, de la consanguinité. Il fabrique aussi des éditorialistes, soi-disant

« Tous les candidats passent par ça et moins par les affiches, les tracts… Le journalisme politique suit la tendance. Le risque est de ne plus voir la singularité du travail journalistique. » indépendants, mais qui en fait, comme le parcours de Franz-Olivier Giesbert le montre, sont constamment dans une relation ambiguë et problématique. Il disait que le fait d’être proche du pouvoir lui permettait de mieux voir ce qu’il se passe. Il ne se rendait pas compte qu’il pouvait être manipulé par ce même pouvoir. Aujourd’hui, ce vieux modèle est dévalué et va disparaître. Il est heureusement concurrencé par d’autres formes de journalisme, plus indépendantes.

Le journalisme politique a subi d’importantes mutations avec Internet. Quelles en sont les nouvelles formes ? Cet aspect du journalisme a investi les nouvelles plateformes que sont les réseaux sociaux et les podcasts. Tous les candidats passent par ça et moins par les affiches, les tracts… Le journalisme politique suit la tendance. Le risque est de ne plus voir la singularité du travail journalistique. Dans le même temps, pour la deuxième année consécutive, le nombre de journalistes est en dessous de 35 000 selon la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP). Dans ce cadre, on n’a jamais eu autant besoin de professionnels

Photos : ARI Rossner Photography - Charles Maslard

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ébats politiques sur Twitch, interviews de candidats sur YouTube, place prépondérante des éditorialistes à la télévision, le journalisme politique se réinvente en dehors du cadre traditionnel. Alexis Lévrier, 46 ans, chercheur à l’université de Reims et spécialiste de l’histoire du journalisme, revient sur la relation qu’entretiennent journalisme et politique à l’ère du numérique.


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Dans son livre Le contact et la distance, Alexis Lévrier raconte la connivence entre politique et journalisme.

diplômés, attachés à une éthique. Je suis pour le renouveau et ça me paraît nécessaire, vu que la communication politique évolue dans le même temps. Mais je crains l’effacement des limites entre ce qui est journalistique et ce qui ne l’est pas.

De nombreux internautes se mettent à produire du contenu sur Twitch et YouTube. Tout le monde peut-il faire du journalisme politique ? Si on prend l’histoire de la presse, une partie du public a toujours été jalouse des prérogatives des journalistes. Dès le XVIIe siècle, des gens se retrouvaient pour commenter l’actualité et singer le fonctionnement des rédactions. Il y avait cette idée qu’on était plus compétent que les journalistes, qu’on était, contrairement à eux, indépendant des puissances d’argent ou politiques. Mais je crois que c’est dangereux. Aujourd’hui, avec un smartphone, on peut faire la même chose que les journalistes. Par exemple, je trouve que le manque d’expérience d’HugoDécrypte se voyait lorsqu’il avait interviewé Emmanuel Macron (en 2019, NDLR) . Je crois qu’il a de bonnes intentions. Mais ce n’est pas le cas de tous ceux qui, avec un contenu très critique à l’égard de la presse, vont produire du discours politique. Cela ne crée-t-il pas un risque de connivence avec les personnalités politiques ? HugoDécrypte a le parcours de quelqu’un qui se construit comme journaliste, qui finit par avoir une expertise valable. Dans ses débuts, j’avais trouvé qu’il était naïf à l’égard des personnalités qu’il interrogeait, au nom de la pédagogie. Il relayait un dis-

cours politique sans prendre de distance. On peut faire la même remarque pour des journalistes plus engagés comme Gaspard Glanz ou Taha Bouhafs. Au départ, ce sont des militants revendiqués. Ils veulent faire du journalisme mais n’ont pas de formation et ont un positionnement qu’on peut considérer problématique. Cependant, ils ont appris de leurs erreurs. On peut reconnaître une expertise à Taha Bouhafs concernant la couverture des mouvements sociaux. D’un côté, il y a les vieux journalistes, qui ont gardé les habitudes d’une époque où il était normal d’être dans l’entre-soi avec le pouvoir. De l’autre, il y a des journalistes inexpérimentés et se disant indépendants. Il y a un juste milieu possible.

Certains publics n’accrochent pas avec les formes traditionnelles de l’information. Les réseaux sociaux permettent-ils de les rapprocher de la politique ? Bien sûr. C’est même le principal avantage. Le rôle central de la télévision n’a pas tout à fait disparu parce que même sur ces réseaux sociaux, on recycle aussi du contenu télévisuel. Simplement, la télévision est souvent un objet de dérision pour les jeunes générations. C’est une bonne chose d’avoir de nouvelles figures qui approchent ce public moins intéressé par les formes traditionnelles du journalisme pour qu’il s’empare de l’objet politique. Samuel Étienne sur Twitch est vraiment dans ce dialogue entre les médias : une revue de presse avec des médias traditionnels, mais en utilisant un réseau

s­ ocial apprécié par les jeunes. L’objectif est de mettre en place un échange entre les générations, entre les anciens et les nouveaux médias. Ça me paraît être tout à fait sain. Recueilli par Alexane CLOCHET et Marion GALARD

BIO EXPRESS Spécialiste de l’histoire du journalisme, Alexis Lévrier, 46 ans, enseigne à l’Université de Reims depuis 2007. En 2016, il intègre le Groupe de recherches interdisciplinaires sur les processus d’information et de communication, le centre de recherche du Celsa. Il travaillait sur la presse d’ancien régime. Il s’intéresse aux relations entre journalisme et politique. Il intervient dans les médias pour analyser ces liens. Depuis 2016, Alexis Lévrier a consacré deux essais à ce sujet : Le contact et la distance. Le journalisme politique au risque de la connivence (Les Petits Matins, 2016) et Jupiter et Mercure. Le pouvoir présidentiel face à la presse (Les Petits Matins, 2021).


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Focus

Assises du journalisme − ­­ mai 2022

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LA PRÉSIDENTIELLE VUE DE L’OUEST

Stories, podcasts, capsules vidéo… Pour couvrir la course à l’Élysée, OuestFrance a mis en place un nouveau service, le Lab Présidentielle. D’après la rédaction, si la politique évolue, son traitement doit changer.

Philippe Chérel/Ouest-France

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oin des quartiers généraux de campagne des candidats Le Lab Présidentielle dresse un panorama des personnalités à l’élection présidentielle, à 350 km de Paris, les politiques, de leurs programmes et des enjeux de l’élection. Un journalistes de Ouest-France, à Rennes, n’en sont pas sujet parfois complexe que le titre souhaite rendre accessible, pour autant déconnectés de l’actualité politique. Le notamment aux nouvelles générations, grâce à des formats premier quotidien régional de France est conçu et dynamiques adaptés aux réseaux sociaux. Par exemple, pour imprimé au siège du groupe, à Chantepie, dans la banlieue expliquer les parrainages, Paul Gratian, l’un des journalistes rennaise. Au premier étage, il n’y a ni porte, ni cloison. Les du Lab, endosse le rôle d’un petit candidat à la conquête des journalistes travaillent dans un silence studieux, tous côte à signatures des élus dans une vidéo. Un format incarné qui côte dans un espace ouvert permet de rendre plus concret moderne. Un nouveau service l’un des sujets réguliers de la y a été ajouté en septembre campagne. 2021 : le Lab Présidentielle, Ces nouveaux contenus sont spécialement conçu pour au cœur du travail de l’équipe, couvrir la présidentielle et géré comme l’indique Léa Boistault : par trois jeunes journalistes et « Le format nous oblige à un monteur. beaucoup plus angler nos Sur l’interface bleu roi du site sujets car nous avons souvent internet, les catégories ne peu de temps. » Les codes des manquent pas : stories, plateformes et le public visé podcasts, vidéos, longs formats i mp a c te nt fo rcé m e nt l e ou encore infographies. Faire contenu que les journalistes un journalisme innovant, en produisent. « Au Lab, nous s ’a t t a q u a n t à l ’é l e c t i o n faisons un pas de côté sur les présidentielle et tous les enjeux sujets politiques », glisse qu’elle comporte, c ’est le Sandrine Tran. véritable pari de Ouest-France. Les statistiques de la « Le Lab nous bouscule dans participation aux anciennes notre manière de traiter élections montrent un l’information », admet Yves désintérêt de la part des plus Gourmelon, le pilote du service jeunes pour les scrutins. numérique. Pour Léa Boistault, Edouard Reis Carona n’a pas la membre de l’équipe, l’objectif même analyse : « La manière de ce nouveau projet est de dont ils s’informent et les « p re n d re d u re c u l » s u r sujets abordés lors des l’actualité politique. Chaque Le Lab innove pour rendre la présidentielle attrayante. campagnes sont en décalage lundi, les journalistes décident avec l’offre proposée. » des sujets à traiter avec Yves Gourmelon. « Nous donnons des Stéphane Vernay, éditorialiste politique à Ouest-France, basé pistes de réflexion, puis ils imaginent ensemble le moyen de le à Paris, voit d’un bon œil ces nouvelles créations journalistiques mettre en œuvre », précise-t-il. qui bousculent les codes. « Toute la génération de journalistes politiques qui travaille au contact des cabinets ministériels est Au cœur du sujet révolue. » Si l’exercice de la politique a évolué, son traitement L’innovation est le maître-mot du nouveau service du médiatique doit s’adapter. La difficulté, c’est de rendre les quotidien. Les formats du Lab sont multiples, le contenu contenus plus attrayants, mais pas moins journalistiques. novateur. Mais Edouard Reis Carona, rédacteur en chef L’éditorialiste met en garde quant aux contenus de délégué en charge du numérique, rappelle que certains de ces commentateurs politiques qui se rapprochent parfois plus du supports sont utilisés depuis un certain nombre d’années : « Ils divertissement : « Il ne faut pas non plus tomber dans le piège ont amené de nouvelles formes de narration. » Les jeunes sont du journalisme “lolilol”. Tout est une question d’équilibre. Je à l’origine de ce nouveau projet. Entre juin et juillet 2021, pense qu’à Ouest-France, on n’a pas franchi cette ligne. » Edouard Reis Carona en a rencontré près de 200. Objectif : Agathe KUPFER améliorer le traitement médiatique de l’élection. et Amandine OLLIER


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Mai 2022 − ­­ Assises du journalisme

La France du Parisien

Focus

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Comment rendre la politique accessible au plus grand nombre ? C’est le défi que s’est lancé la rédaction du Parisien. d’afficher des positions marquées à travers les éditoriaux. Dans l’un d’eux, Jean-Michel Salvator remet ainsi en cause la condamnation de Nicolas Sarkozy dans le cadre de l’affaire des écoutes. Une position tenable car, selon lui, « ce qui compte dans le journalisme, c’est d’être de bonne foi ».

Comprendre l’abstention Le site du Parisien a arboré de nouvelles rubriques pour l’élection présidentielle.

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ean-Michel Salvator, 60 ans, est dire cteur des ré dactions du Parisien. « Ici, les journalistes prennent le pouls de la société, dit-il. On cultive une certaine horizontalité, les journalistes n’adoptent pas une position surplombante. » L’idée : se mettre à la place des lecteurs et leur proposer des sujets qui leur parlent. Le directeur des rédactions décrit la ligne éditoriale du journal comme « modérée et anti-extrêmes ». Il affirme que, d’une manière générale, le journal ne prend pas parti : « Ce n’est pas parce qu’on est en désaccord avec Marine Le Pen qu’on va forcément lui taper dessus. » Pour autant, le quotidien n’interdit pas à ses journalistes

Informer, c’est essayer d’intéresser son public. Jean-Michel Salvator conçoit que « la politique ne captive pas tout le monde ». Le projet du Parisien n’est pas de faire revenir à la politique ceux qui l’ont abandonnée, mais de décrypter les enjeux actuels. L’élection présidentielle de 2017 a été marquée par une forte abstention : 22,23 % des électeurs n’avaient pas voté au premier tour du scrutin. Face à ce phénomène, « notre métier, c’est de comprendre pourquoi il y a de l’abstention, pas de faire la leçon à ceux qui ne se rendent pas aux urnes », insiste le directeur des rédactions. En période électorale, l’actualité est aussi guidée par les nombreux sondages commandés par les médias. Pour JeanMichel Salvator, il est impossible de ne pas en parler. « Les sondages participent à la dynamique d’une campagne. Ils ont

Enquête au coin de la rue À Angers, les journalistes de La Topette proposent des enquêtes et des reportages de politique locale.

Photos : Charles Bury/EPJT

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n septembre 2020, La Topette débarque dans le paysage médiatique angevin. À sa tête, Julien Collinet, passé par Canal+, Marie Hamoneau, du Courrier Picard et Sylvain Morvan, de Médiacités. Le projet éditorial ? « Égratigner la vie des puissants », d’après le site du journal. Et analyser les politiques publiques. La politique politicienne n’est pas du goût de ces journalistes trentenaires. « On s’intéresse aux conséquences des décisions prises par les municipalités », explique Marie Hamoneau, qui dirige la publication. En moins de deux ans, La Topette a pointé les lacunes du budget participatif d’Angers, les travers du projet de smart city (ville intelligente, utilisation

de la technologie pour les services urbains, NDLR) ou encore les indemnités perçues par les élus locaux. Cette nouvelle approche a trouvé son public. Le premier numéro s’est vendu à 2 000 exemplaires, le sixième, à 3 600. Certaines enquêtes sont reprises par les

La Topette se veut « indisciplinée ».

été très importants lors des primaires car chaque candidat prétendait être en tête. Nous travaillons directement avec Ipsos pour avoir un sondage par jour. » À l’approche de l’élection présidentielle 2022, le site web du quotidien propose une rubrique qui décrypte les grands sujets de la campagne : pouvoir d’achat, environnement, immigration… L’éventail des thèmes abordés est large. Pour saisir le rapport qu’entretiennent les citoyens avec la politique, la rédaction a lancé la rubrique Où va la France ? Cette dernière comportera à terme 70 reportages. Des pistes de ski aux rayons d’un supermarché, les journalistes donnent la parole aux Français dans le but de comprendre leurs préoccupations. Jean-Michel Salvator observe aussi la manière dont les autres journaux couvrent la politique. Pour lui, la presse plurielle fait son travail en abordant tous les sujets. Il affirme que cela n’a pas toujours été le cas, notamment en ce qui concerne les thèmes politiques portés par les partis d’extrême droite : « Les médias ont longtemps eu une réticence à les traiter. Cela s’est gommé. On les considère aujourd’hui comme n’importe quel autre sujet politique. » Amandine HIVERT et Clémentine LOUISE

médias nationaux. Le journal touche un public populaire établi dans la périphérie d’Angers et les campagnes. Il y a bien sûr quelques mécontents. « Certains lecteurs nous trouvent trop négatifs dans notre ligne éditoriale et souhaiteraient plutôt lire du journalisme de solutions », précise Marie Hamoneau. La Topette semble toutefois satisfaire le besoin d’une alternative pour un lectorat qui boudait les titres bien installés dans le secteur, notamment Ouest-France et Le Courrier de l’Ouest. « Les lecteurs que l’on rencontre reprochent à la presse quotidienne régionale l’absence de remise en cause des acteurs en place et le manque de proximité avec la réalité des gens », pointe Julien Collinet. Le journal se voit en complément des quotidiens locaux : « O ue st-France relaie et cite nos informations. C’est moins le cas du Courrier de l’Ouest. » Et si La Topette peut peser sur les débats, c’est encore mieux. Léo HUMBERT


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Regards

Assises du journalisme − ­­ Mai 2022

Le choc Paris Match

La Feuille

À Paris Match, la politique on en parle avec un petit quelque chose en plus. Entre photos exclusives et récits intimes, les personnalités politique sont à découvert.

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e poids des mots, le choc des mour et de sa conseillère, Sarah Knafo, Paris Match est passé outre. « Bah ouais ! photos. » Quand il s’agit de révé- enlacés dans les eaux bleues de la Médi- Depuis quand on leur demande leur ler la face cachée d’un politique, terranée à La Seyne-sur-Mer (Var). Ma- avis ? », lance Bruno Jeudy. Eric Zemmour Paris Match fait mouche. « Nos riana Grépinet témoigne qu’il y a eu « des et Sarah Knafo ont porté plainte contre papiers sont toujours un mélange polémiques en interne ». Pas sur la photo l’hebdomadaire. Mariana Grépinet préentre qui est la personnalité politique et en elle-même car « c’était une info » mais cise : « Notre traitement de la politique pourquoi elle va défendre telle n’est pas si différent des autres. » ou telle idée », explique Bruno Quand on parle de pipolisation, Jeudy, rédacteur en chef poliBruno Jeudy s’agace. Il trouve le tique de l’hebdomadaire. mot grotesque et insiste : « Ce À l’ère du buzz, la recette n’est pas la pipolisation, c’est fonctionne bien mais elle ne la vie ! » Pour lui, Paris Match dope plus les chiffres de vente est loin d’être le seul à traiter la comme avant. Toutefois, depuis politique via la sphère intime. 2018, la diffusion se maintient « Vous croyez qu’au Parisien, autour des 500 000 exemplaires. ils ne le font pas ? demande-tDonc, pas question de changer il. J’y ai longtemps travaillé et je de cap. « La vie privée a un inpeux vous assurer qu’ils le font térêt quand elle impacte la vie mais de manière beaucoup plus publique », assène Bruno Jeudy. hypocrite que nous. » « L’intimité permet de mieux Bruno Jeudy et Mariana Grécomprendre l’identité des poli- Idées politiques et vie personnelle mises sur le même plan. pinet défendent ce « choc des tiques, ajoute Mariana Grépiphotos » décomplexé. « On esnet, grand reporter à Paris Match. Dans à cause de la rupture avec la tradition de la saie de montrer quelque chose d’autre, une élection, les éléments programma- maison : jamais de personnalité d’extrême assure Mariana Grépinet. On peut parfois tiques ne sont pas les seuls à compter. » droite à la une. trouver ça un peu pénible ou limite mais La ligne éditoriale repose sur l’exploita- Violation de la vie privée ? Bruno Jeudy c’est le jeu. C’est aussi notre identité. Les tion souvent spectaculaire de la photo. hésite : « Je pense qu’on respecte la vie gens nous lisent pour ça. Paris Match n’est Cette stratégie suscite parfois la contro- privée... autant que faire se peut. » Pour- pas un journal qu’on achète d’abord pour verse. Comme lors de la publication du tant, dans l’affaire Zemmour, celui-ci la politique. » 23 septembre 2021 : un cliché d’Eric Zem- avait refusé une séance photo officielle. Clémentine LOUISE

« Plus passionnés que les Allemands »

J

e constate que la France est une société qui aime la culture du débat et les moments de confrontation politique. La campagne présidentielle 2022 est virulente dans les mots et dans les attaques des candidats. Les Français sont plus passionnés que les Allemands. Ce sont des êtres politiques. Ils défendent leurs idées et ne s’en cachent pas. En Allemagne, c’est souvent plus difficile, on garde ses opinions politiques pour soi. Une autre différence, c’est que le système français est très personnalisé : absolument tout dépend du pouvoir du président de la République. De l’autre côté du Rhin, la politique repose davantage sur les partis. C’est moins monarchique. Cette situation influe beaucoup sur le fonctionnement des médias. Traditionnels ou non,

ils sont très proches d’un camp politique en France. Ils sont à la limite de se ranger du côté d’un candidat. On est presque dans du militantisme. Idem pour les formats en ligne : ils n’échappent pas à cette règle de se rangerd’un côté du spectre politique. Les médias allemands sont plus distanciés.

Toujours des boules puantes

La campagne électorale débute plus tôt dans l’Hexagone, où l’on parle des ambitions des potentiels candidats un an avant le vote. En Allemagne, on a commencé à parler des élections fédérales de septembre 2021 à l’été de la même année. Ce qui me frappe aussi, c’est qu’il y a toujours des boules puantes qui sortent dans les médias français à l’approche des élec-

tions. Ça m’a fait rire de voir que Les ­Républicains voulaient attaquer Libération pour l’affaire du chien Douglas (selon le journal, l’animal, qui s’appelle en réalité Clovis et appartient à un proche collaborateur d’Eric Ciotti, aurait voté à la primaire du parti, NDLR). En tant que média étranger, nous proposons un traitement plus classique de l’élection présidentielle. Nous la brossons à gros traits car nous ne pouvons pas aller dans le détail des choses. Le plus important est d’expliquer le système français en permanence. Ce qui ne nous empêche pas de chercher des aspects originaux de la campagne pour ne pas raconter que des généralités. »

Recueilli par Prunelle Menu et Honorine Morel-Jean

Photo : Charles Bury/EPJT

Leo Klimm, 45 ans, est correspondant à Paris pour le magazine allemand Der Spiegel. Il revient sur la présidentielle française en comparant la culture politique des deux pays.


La Feuille

Autopsie

Mai 2022 − ­­ Assises du journalisme

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Débats politiques, les thèmes absents

L’analyse de deux émissions montre que les journalistes ne sont pas en phase avec les préoccupations des Français.

L

es principales préoccupations des Français en vue de l’élection présidentielle sont clairement identifiées. Un sondage réalisé par l’institut Ipsos pour Le Monde et Ce v ip of en janv ier 2022 les a répertoriées : pouvoir d’achat, Covid-19, système de santé et protection de l’environnement. Les journalistes s’emparent-ils de ces sujets dans les débats politiques ? Quels sont les thèmes et les mots oubliés de la campagne ? Pour répondre à ces questions, nous avons analysé le contenu des émissions Un candidat face au 7/9 de France Inter et Élysée 2022 sur France 2, sur la période allant du 23 septembre 2021 au 2 mars 2022. Ces deux émissions d’interviews politiques sont celles qui réunissent le plu s de monde. Di x- s e pt he ure s d’interviews politiques passées au crible.

Infographie : Zoé Keunebroek et Florian Wozniak/EPJT

La santé, sujet majeur

Notre infographie (voir ci-dessous) présente les thèmes les plus évoqués par les journalistes sur un total de 475 questions posées aux candidats. Nous en avons relevés 22, classées selon leur récurrence dans les deux émissions. Puis nous avons comparé ce classement à l’histogramme d’une société d’analyse de données, Datapolitics, concernant les priorités de l’opinion publique en janvier 2022 d’après le sondage de l’institut Ipsos. L’état du système de santé apparaît comme l’une des préoccupations majeures des Français dans cette campagne : le sondage Ipsos montre que 29 % d’entre eux ont placé ce thème comme l’un des sujets qui les concernent le plus. Cependant, seulement sept questions ont été consacrées à ce sujet. A contrario, le thème des relations internationales, dont la guerre russo-ukrainienne, est de loin le plus abordé dans les questions posées par les journalistes (62 questions sur 475). Et pourtant, les problématiques internationales ne sont pas la priorité des Français, d’après le sondage Ipsos. « L’un des mots qui manque cruellement dans cette campagne, c’est la culture, au sens d’une politique de la culture et non pas de la guerre de civilisations supposée

qu’on agite », remarque Cécile Alduy, sémiologue, spécialiste de l’analyse du discours politique. Les chiffres ne confirment pas son analyse. La culture est le sixième thème le plus abordé par les journalistes mais il s’agit majoritairement de questions de surface adressées aux candidats. Par exemple : « Êtes-vous plutôt Victor Hugo ou Louis-Ferdinand Céline ? » posée à tous les candidats sur France Inter. Les questions de fond, qui leur permettraient de développer leur programme culturel, sont rares. Une seule leur est systématiquement réservée à la toute fin d’Un candidat face au 7/9, posée par Augustin Trapenard, journaliste culturel à France Inter. Dans Élysée 2022, seuls l’Insoumis Jean-Luc Mélenchon et l’écologiste Yannick Jadot sont questionnés à ce sujet. Certains thèmes majeurs comme le pouvoir d’achat ou l’environnement se retrouvent en tête des questions posées. Cette situation est en lien avec le mouvement des Gilets jaunes et les enjeux du réchauffement climatique.

Les préoccupations de l’opinion publique et les thèmes abordés lors des interviews politiques diffusées sur France 2 et France Inter ne coïncident pas. Le constat est clair : les entretiens entre les candidats à la présidentielle et les journalistes du service public que nous avons pu étudier sont millimétrés, voire façonnés. Les questions sont catégorisées pour fluidifier le débat. Les émissions sont construites selon le même schéma: l’intervention d’éditorialistes, puis celles de citoyens via les réseaux sociaux. Enfin, des questions sont posées directement par les présentateurs. Cependant, elles sont filtrées au préalable : la radio via son standard, la télévision grâce au montage. Impossible d’éviter les questions concernant l’identité politique des candidats, leurs faits d’armes et leurs opposants pour cette campagne 2022. Autant de rites et d’habitudes qui, s’ils répondent à une logique journalistique, risquent malgré tout d’éloigner un peu plus les électeurs du chemin des urnes. Zoé KEUNEBROEK et Florian WOZNIAK

Les questions des journalistes aux candidats vs les priorités de la population. Les préoccupations traitées ( jaune) sont éloignées des préoccupations réelles (bleu).


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Opinion

Assises du journalisme − ­­ Mai 2022

« Addicts au sondage »

La Feuille

Pour un bon usage des sondages par les médias, Luc Bronner préconise plus de recul vis-à-vis des méthodes utilisées par les instituts.

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irecteur des rédactions du Monde de 2015 à 2020 et grand reporter au service Société du journal, Luc Bronner est l’auteur de l’enquête Dans la fabrique opaque des sondages, publiée le 4 novembre 2021. Il y révèle les failles méthodologiques des instituts de sondages après avoir répondu à près de 300 questionnaires en ligne sous une dizaine d’identités fictives. Quel a été le point de départ de votre enquête ? Après plusieurs années de métier à sillonner la France, j’ai été frappé par le décalage entre ce que racontent les gens sur le terrain et les résultats de sondages prétendant l’exactitude. L’exemple qui m’a paru le plus flagrant : le niveau élevé d’indécision des électeurs sur leur participation à l’élection présidentielle 2022 n’est pas assez représenté dans les sondages. Les médias attribuent, à tort, une dimension scientifique et incontestable aux résultats d’enquêtes. Mon travail m’a permis de me rendre compte des failles importantes dans le fonctionnement de ces panels en ligne. D’où viennent ces failles ? Elles sont de la responsabilité de deux acteurs : les instituts de sondage et les médias. Mon enquête pointe la très grande fragilité des méthodes low-cost que les instituts déploient ; c’est-à-dire qu’ils rémunèrent des citoyens pour qu’ils donnent leurs opinions sans le moindre engagement de leur part. Par ailleurs, les médias sont addicts au sondage. Il y a une facilité à y recourir pour les journalistes.

Ils lui attribuent facilement la représentation de ce qu’est la société française et leur accordent une grande place dans le débat et le commentaire public. Je trouve cela problématique. C’est un mésusage médiatique. Nous, journalistes, devrions utiliser les sondages avec beaucoup plus de mesure, en relativisant leurs résultats. À votre avis, les enquêtes de sondages sont-elles plus scientifiques que journalistiques ? Les avis sont assez partagés. Il y a une partie de la science politique qui les utilise, c’est le cas du centre de recherche de S ciences Po qui a un re cours important à ces outils-là. D’autres ne veulent pas y avoir recours, considérant que scientifiquement c’est bien trop

fragile. La différence entre journalistes et scientifiques, c’est que les derniers les exploitent avec plus de précautions que les premiers. La position du Monde a-t-elle changé depuis votre enquête ? Notre position n’a pas changé dans la mesure où la rédaction continue à utiliser les sondages avec parcimonie. Nous sommes devenus plus exigeants avec les instituts au fil du temps. Et ce serait difficile de couvrir une élection présidentielle sans y avoir recours car ils racontent un morceau de réalité. Mais libre à chaque média de publier ou non les sondages. Comment interprétez-vous la décision de Ouest-France de ne plus publier des sondages politiques ? Ils ont fait un coup médiatique. C’est une façon habile pour eux de se positionner dans le débat public. Pour autant, cela ne les empêche pas d’utiliser des sondages sur d’autres thématiques ; ils utilisaient un sondage sur l’alimentation peu de temps après leur décision de ne plus publier aucun sondage politique avant la présidentielle. Quoi qu’il en soit, les sondages pèsent sur la fabrication et sur les destins des candidats. Ils ont aussi des conséquences sur le commentaire public. Quelles sont les alternatives aux sondages ? La première réponse journalistique serait le reportage. C’est une façon pertinente de comprendre et de raconter la société dans sa diversité. Même s’il a ses inconvénients, tout comme les sondages.

Luc Bronner a reçu le prix AlbertLondres de la presse écrite en 2007.

Recueilli par Amira MAHFOUDI et Cem TAYLAN

Réglementation Une loi du 25 avril 2016 définit les sondages électoraux comme des « enquêtes statistiques visant à donner une indication quantitative, à une date déterminée, des opinions, souhaits, attitudes ou comportements d’une population par l’interrogation d’un échantillon ». Leur diffusion est encadrée par la loi du 17 juillet 1977 qui interdit la publication de ces sondages en mesure d’influencer les comportements électoraux. Échantillon La majorité des sondages est fondée sur un échantillon d’environ 1 500 per-

sonnes. Pour constituer un tel panel, il existe deux méthodes de recrutement : la méthode aléatoire qui choisit les sondés au hasard et la méthode des quotas qui les sélectionne en fonction de certains critères (âge, sexe, catégorie socioprofessionnelle...). Mentions obligatoires La diffusion d’un sondage doit être accompagnée des éléments suivants : nom de l’organisme, nom du commanditaire, nombre de personnes interrogées, méthodes de recrutement. Il doit également être précisé que les résultats sont soumis à une marge d’erreur.

Rythme de publication Selon la Commission des sondages, 157 enquêtes ont été réalisées lors de la présidentielle de 1995 contre 560 en 2017. Entre janvier et février 2022, 129 sondages ont été publiés dans le cadre de la présidentielle. Instituts VS entreprises On compte 2 300 entreprises contre une dizaine d’instituts « historiques » tels qu’Ipsos. Tous les prestataires de sondage ont le statut d’entreprise privée. Les sondages d’opinion ne représentent qu’une partie de leur chiffre d’affaires.

Cem TAYLAN

Photo : Miguel Medina

Cinq choses à savoir sur les sondages


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Mai 2022 − ­­ Assises du journalisme

Charles Bury/EPJT

LES AFFRANCHIS

Dossier

Ils s’appellent HugoDécrypte, Diable Positif, Cotentin... Influenceurs ou chroniqueurs d’un genre nouveau, ils se sont emparés des technologies numériques pour parler politique autrement. À un autre public. Grâce à eux, Twitch, TikTok et YouTube concurrencent désormais les médias traditionnels dont la politique était jusqu’alors la chasse gardée. Face aux risques de dérive ou de manipulation, l’Autorité publique française de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) doit faire évoluer les modalités de son contrôle.

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Dossier

Assises du journalisme − ­­ Mai 2022

La Feuille

Tommy Tahir ou la drôle voix du diable

Créateur de la chaîne Diable Positif, Tommy Tahir concilie cartoon et décryptage de l’actualité avec autant d’humour que de rigueur.

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alutations à toutes et à tous et autres tas de viande consciente ! » Loin des codes traditionnels du journalisme, le Diable positif est une chaîne YouTube créée en 2019. Cet univers décalé appartient à Tommy Tahir, 26 ans, formé à l’animation. Caché loin des enfers dans une maison transformée en studio, il faut se rendre jusqu’à Angoulême pour le débusquer. Une ville paradis pour des amoureux du dessin. « On peut trouver quatre studios d’animation de la gare à mon domicile », indique le jeune homme d’un ton jovial. Avec cette chaîne, il a réalisé son « rêve de gosse » : créer du contenu sur Internet.

sur l’esprit critique, j’explique que je passe du temps à vérifier les informations dont je parle et qu’il m’arrive de faire des erreurs. » Il fait ainsi l’objet de nombreuses critiques dans les commentaires sur sa chaîne YouTube. Les internautes lui reprochent un manque de neutralité et un engagement militant à gauche. Des critiques qui sont allées jusqu’aux menaces de mort, car Tommy Tahir signe toujours ses vidéos de son vrai nom. Lorsque son producteur, Félix Bataillon, parle de lui, il le dép eint par sa

Emporté par ses souvenirs, il se met à rire : « Quand j’étais petit, mes grandsparents sont venus pour Noël. La première phrase que mon grand-père a prononcée était sur Mélenchon. » Le vidéaste se décrit lui-même comme militant. C’est cet engagement et l’impression que l’on n’entendait pas assez sa voix qui l’ont poussé à réfléchir à un moyen de se rendre audible et l’ont fait glisser vers l’information. « Quand j’étais au chômage, j’ai énormément suivi ce qui se passait sur les réseaux sociaux. En voyant toutes les

Subjectivité assumée

Dans la pièce où il travaille, impossible de ne pas faire le lien entre Tommy Tahir et le Diable positif : deux grosses peluches à l’effigie de ses personnages sont posées sur un élégant canapé bleu. Sur le bureau, un écran d’ordinateur, un micro, une grande tablette graphique et plusieurs verres vides : « Je fais les dessins, l’animation, les recherches, l’écriture, les voix… Ça me prend un mois pour faire une seule vidéo, mais ça vaut le coup. » Sur sa chaîne, le jeune homme s’amuse à concilier animation et politique. Chaque mois, il poste une vidéo de décryptage d’un sujet d’actualité. Les thématiques ne manquent pas : Gilets jaunes, précarité étudiante, élections américaines, droit de vote à la française… Pour les traiter, Tommy Tahir navigue entre rigueur et subjectivité. « Je n’ai pas envie de feindre l’objectivité, elle n’existe pas. On est tous orientés par notre vécu. » Un parti pris qui ne l’empêche pas de se montrer extrêmement exigeant. « Dans ma vidéo

Tommy Tahir, avec une pelluche de Fanny, l’un de ses personnages.

rigueur : « Quitte à faire de l’information politique, il veut être carré et cela se voit. Avec humour, il touche souvent à des sujets qui pourraient être très larges sans se disperser. » Il faut dire que Tommy baigne dans la politique depuis tout petit. Avec un grand sourire sur le visage, il nous parle de sa famille : « Mes parents sont très engagés. Lorsque le mouvement des Gilets jaunes était actif, ils étaient tous les week-ends sur les ronds-points. »

Photo : Julie Cedo/EPJT

LE POINT DIABOLIQUEMENT CHIFFRÉ Malgré ses 92 000 abonnés et ses dizaines de milliers de vues sur la plateforme (sa dernière vidéo en compte 114 000), Tommy Tahir ne gagne pas d’argent grâce aux clics. Pourtant, le vidéaste arrive à se verser un salaire et à rémunérer un ingénieur-son et un producteur. Son secret ? Le financement participatif et la bourse que lui verse le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC Talent). Grâce aux plateformes de financement Utip et Tipee, il gagne environ 1 000 euros par mois. Le CNC Talent lui a octroyé une aide de 28 000 euros pour la création de dix épisodes.

conneries (sic) qui pouvaient s’y dire, j’ai voulu agir. » C’est ainsi que Diable Positif est né. Pour Tommy Tahir, il est primordial de traiter un sujet en profondeur, de prendre le temps de le détailler et de le sourcer correctement pour que chacun se fasse un avis sur la question et puisse argumenter. « Quand je crée une vidéo, j’essaie vraiment d’aller au-delà de ce que je pense et de nuancer. Chaque actualité est traitée trop brièvement. » Pour croiser ses sources, le jeune homme s’appuie sur un groupe Facebook de cinquante personnes avec qui il partage ses lectures et échange sur les thématiques qu’il compte aborder. À ses yeux, les débats sont primordiaux. Il aimerait également recruter un pigiste pour l’aider dans ses recherches : « Cela pourrait me permettre d’affiner encore un peu plus mon travail, d’avoir un regard neuf et expert. »

Julie CEDO


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Mai 2022 − ­­ Assises du journalisme

« TikTok est mon labo de formats »

Thibault Petit, 22 ans, comptabilise plus de 15 000 abonnés sur TikTok. Il y décrypte l’actualité politique.

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n quelques secondes, Thibault Petit tente de capter l’attention du public. Lassé du long format de YouTube de quinze minutes, le journaliste en formation à l’École supérieure de journalisme de Lille analyse l’actualité politique de façon claire et innovante sur son compte TikTok. Entre plusieurs montages, il a pris le temps de répondre à nos questions.

En septembre 2020, vous lancez La Minute politique sur TikTok. Pourquoi avoir choisi ce réseau pour parler politique plutôt qu’un autre ? En 2020, mes sœurs m’ont fait découvrir TikTok. Au départ, je ne prenais pas ça au sérieux. Mais je m’y suis intéressé et je me suis laissé embarquer. Je passais mes ­vacances dessus et je tombais parfois sur des vidéos un peu info, culture, etc. Il n’y avait pas vraiment de vidéos sérieuses sur la politique. Ou bien très peu. J’ai donc voulu trouver un moyen d’expliquer simplement et de donner envie de regarder.

TikTok privilégie le format très court. Comment réussissez-vous à traiter de sujets politiques en si peu de temps ? Il y a un gros impératif sur TikTok : il faut capter l’attention dès les premières secondes. Elles déterminent si une personne va vouloir rester et écouter. Ça m’a permis de beaucoup m’entraîner : accroches percutantes, infographies, style oral… TikTok est mon labo de formats. Ça me permet d’essayer plusieurs types de vidéos et de voir ce qui fonctionne avec le public. Pour intéresser sur ce réseau social, il faut faire réagir les internautes. L’application fonctionne beaucoup sur les réactions. Plus il y en a, plus la vidéo sera partagée et mise en avant par l’algorithme. De plus en plus de rédactions se mettent aux réseaux sociaux et aux nouvelles plateformes de diffusion. Est-ce une véritable révolution journalistique pour la politique ? Je pense qu’il y a un vrai intérêt pour ces nouveaux formats. L’année dernière pour les élections régionales, j’ai fait un live Tik-

Le JT s’invite sur YouTube

Photo : France TV - Illustration : Coline Poiret/EPJT

Hugo Travers dépoussière les codes de l’interview télévisée en multipliant les formats et les genres. compte près de deux millions d’abonnés sur YouTube. En septembre 2015, il lance sa première chaîne, HugoDécrypte, après avoir intégré Sciences Po Paris. Il y parle de tout : économie, environnement, société, international... Lors de l’élection présidentielle de 2017, il se concentre sur la politique et interviewe six candidats. Une première sur YouTube. Il y gagne en crédibilité et en nombre d’abonnés. Depuis deux ans, il continue de tisser sa toile sur plusieurs réseaux sociaux.

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uzzer, fauteuils, interview face caméra, vous n’êtes pas à la télé mais sur HugoDécrypte. Derrière la chaîne, le visage de Hugo Travers et une quinzaine d’employés. Pour l’élection présidentielle, il se lance dans de nouveaux formats de vidéos inspirés des journaux télévisés. En moins de sept ans, le jeune homme a bâti une entreprise sur les réseaux. Il

Deux formats de vidéo différents

Sa touche ? Il adopte les codes des plateformes : montage dynamique, débit rapide. Un style en apparence nouveau mais qui s’inspire largement des pratiques télévisuelles. Ou comment faire du neuf avec du vieux. Dans ses résumés quotidiens d’actualité, Hugo endosse le costume du présentateur télé. « Il y a une autorité et

Thibault Petit (@laminutepolitique) en visite dans les locaux de France TV.

Tok sur le compte de Franceinfo pour montrer l’organisation d’une rédaction pendant une soirée d’élection à leurs abonnés. Il y a une volonté notamment de France Télévisions de se mettre à ce nouveau type de formats. Les rédactions sont également à la recherche de journalistes qui ont les codes pour mettre en place des projets innovants sur ces canaux. L’Obs par exemple vient de créer un compte TikTok. VICE prévoit aussi d’en développer un. Ça met du temps parce qu’on ne peut pas se jeter dedans sans savoir ce dont on va parler. Il faut que ce soit pour les médias une valeur ajoutée à ce qu’ils produisent déjà.

Recueilli par Margot FERREIRA

des pratiques de l’imaginaire de la télé qui perdurent dans ses vidéos », commente Thierry Devars, chercheur en Sciences de l’information et de la communication. Le journaliste, qui ne se trouvait « pas assez bon » à ses débuts, comme il l’a confié au Monde en 2021, est sorti grandi de ces expériences. Plus innovant et s’inspirant des nouveaux codes des réseaux sociaux, il a développé deux formats de vidéos pour couvrir l’élection présidentielle de 2022. Le premier est une série de décryptages de dix minutes du programme de chaque candidat en dix points clés. L’autre, L’interview face cachée, dans un format plus long, invite les candidats à tourner une roulette d’émojis, point de départ à des questions de fond. Certaines de ses pratiques sont sujettes à caution. En février 2022, il a supprimé la vidéo sur le programme de Jean-Luc Mélenchon avant de publier une version modifiée, sous la pression de commentaires de personnes « globalement frustrées du choix des dix mesures mises en avant », s’est-il justifié sur Twitter. Julie CEDO et Marion GALARD


16 Dossier

Assises du journalisme − ­­ Mai 2022

La Feuille

ÇA SURFE SUR

Sur TikTok, YouTube et Twitch, les jeunes s’emparent de la traditionnels. Entre militantisme et décryptage, le succès


La Feuille

Mai 2022 − ­­ Assises du journalisme

Dossier 17

LA POLITIQUE

politique pour proposer un contenu alternatif aux médias semble être au rendez-vous sur ces plateformes. Infographie réalisée par Célio Fioretti/EPJT


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Dossier

Assises du journalisme − ­­ Mai 2022

La Feuille

Le fric avant la politique Magali Berdah n’y connaît rien à la politique mais interviewe les candidats à la présidentielle sur YouTube. Pour des motifs plus pécuniaires que civiques.

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Opportuniste

« Elle aurait pu rester la patronne dans l’ombre mais elle est elle-même devenue influenceuse », explique le journaliste indépendant Vincent Manilève. Magali Berdah compte aujourd’hui plus de 2,5 millions d’abonnés cumulés sur Instagram et Snapchat. Régulièrement, elle chronique dans Touche Pas à Mon Poste, l’émission phare de C8 présentée par Cyril Hanouna. La patronne des influenceurs gagne en notoriété et Shauna Events tourne à plein régime : 40 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2020. Mais elle souhaite aller plus loin : élargir ses horizons et se débarrasser de l’étiquette de télé-réalité qui lui colle à la peau. D’autant plus que le marché du placement de produits semble avoir du plomb dans l’aile. Les cosmétiques douteux à la frontière de la légalité qui ont fait sa fortune ne se vendent plus aussi bien sur les réseaux sociaux. L’heure est venue de se diversifier. Un virage qu’elle a su anticiper grâce à son puissant réseau. La femme d’affaires

Magali Berdah a trouvé un nouveau filon pour faire fructifier son business.

fréquente des personnalités politiques et médiatiques de premier plan. Quand Marlène Schiappa, ministre déléguée à la Citoyenneté, organise une réunion pour parler des violences faites aux femmes, c’est elle qui lui fournit ses invitées. Elle déjeune avec Gabriel Attal, le porte-parole du gouvernement. L’opportunité est là, celle de changer son image et pourquoi pas faire tourner à nouveau la planche à billets. Parce que la politique, même si on n’y connaît rien, ça rapporte, encore plus en période électorale.

Du pur égo

« Magali Berdah, c’est quelqu’un à la recherche d’opportunités, explique Constance Dovergne, journaliste pour Vanity Fair. Ce qu’elle cherche, c’est faire son business. » La femme d’affaires annonce en décembre 2021 l’ouverture d’une chaîne YouTube dédiée à l’entrepreneuriat… Mais les premières vidéos publiées sont des entretiens avec les candidats à l’élection présidentielle : Éric Zemmour, JeanLuc Mélenchon, Marine Le Pen et es cosmétiques douteux à la Anne Hidalgo se frontière de la légalité qui ont fait prêtent au jeu. Des sa fortune ne se vendent plus aussi vidéos d’une vingtaine de minutes bien sur les réseaux sociaux d a n s l e s q u el l e s heure est venue de se diversifier les candidats dé-

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roulent leurs arguments sans contradiction. La papesse des influenceurs n’est pas journaliste et ne s’en cache pas. L’objectif est « de les comprendre de façon bienveillante », résume-t-elle au micro d’Apolline de Malherbes sur BFM TV. Elle s’affiche tout sourire, l’air naïf, auprès des candidats et parsème sa vidéo de petites anecdotes personnelles, sur sa grand-mère par exemple. « C’est vraiment du pur égo, commente Constance Dovergne. Elle se met en scène avec ses cheveux tirés en arrière et son tailleur fermé sur ses seins siliconés. » Les candidats courent après Magali Berdah et tout le monde est ravi : plus de 600 000 vues pour sa première vidéo réalisée avec Éric Zemmour, massivement relayée par ses clients sur les réseaux sociaux. Au-delà du revenu dégagé par ses vidéos sponsorisées, quel est l’intérêt pour la femme d’affaires de s’intéresser à la politique ? Pour Vincent Manilève, elle essaie de peser sur le débat. Quentin Girard, journaliste pour Libération, enfonce le clou : « Le business des influenceurs finira par être régulé et si elle peut influer sur la future loi, c’est dans son intérêt. » Constance Dovergne est plus directe : « Magali Berdah ne fait pas de trafic d’influence, elle le fait parce qu’elle va faire le million de vues et gagner du fric. »

Célio FIORETTI, Dorali MENSAH et Coline POIRET

Photo : Geoffroy Van der Hasselt/AFP

agali Berdah est un personnage de roman en strass et paillettes. Endettée d’un million d’euros il y a quelques années avant de devenir l’une des 40 femmes Forbes en 2021, elle tend aujourd’hui le micro aux figures politiques. Magali Berdah n’a pourtant rien à voir avec la politique. Elle dirige la plus grande agence française d’influenceurs, Shauna Events. Placement de produits, partenariats et contrats, elle monétise l’audience de ses clients, principalement des candidats de télé-réalité. Ancienne courtière en mutuelle, elle est arrivée un peu par hasard dans le milieu très fermé de l’influence. C’est sa rencontre avec Jazz et Vivian, des candidats de l’émission de télé-réalité La villa des cœurs brisés, qui lui a donné l’idée de devenir agent d’influenceurs.


Illustration: Coline Poiret/EPJT

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Dossier

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Dossier

Assises du journalisme − ­­ Mai 2022

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c­ andidat communiste à l’élection présidentielle ». Ni Usul ni Cotentin n’ont suivi de formation en journalisme, bien que Cotentin ait travaillé huit ans pour RCF Lyon. Même Blast s’y perd, les présentant tantôt comme journalistes, tantôt comme chroniqueurs. Sur Mediapart, aucune mention dans la légende des 150 épisodes disponibles sur YouTube. C’est au milieu de la section Émissions du site qu’est précisée la nature de leur travail : « Le vidéaste Usul et son camarade Cotentin chroniquent l’actualité. »

Singularité et partis pris

Usul et Cotentin

Journalistes non identifiés

Chroniqueurs ou journalistes ? Impossible de les classer tant leurs émissions pour Mediapart et Blast oscillent entre information et animation.

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e décor est le même depuis cinq ans : deux chaises, une table avec deux cafés, une viennoiserie et des bouquins. Tous les jeudis, Usul et Rémi Liechti, alias Cotentin, deux barbus bien ancrés à gauche, se retrouvent dans cette mise en scène éphémère, aménagée au ciné-café L’Aquarium à Lyon. L’objet de leur dialogue ? Une actualité politique ou un fait de société dans « Ouvrez les guillemets » et, deux lundis par mois, depuis septembre 2021, un sujet de la présidentielle, dans « Ouvrez l’Élysée », sur la chaîne YouTube de Mediapart. Plus récemment, ils ont débarqué sur Blast, avec des portraits de personnalités politiques selon le même format. Un mélange d’information, d’opinion et de divertissement. Inclassable mais ça cartonne à en voir le succès des vidéos et les commentaires quasi-unanimes d’internautes. Ils les félicitent pour une blague ou bien l’information qu’ils ­délivrent. Les avis négatifs sont plus rares sur une plateforme où les propos sans

filtre sont pourtant légion. Le portrait « Georges Marchais contre le “wokisme” » fait figure d’exception. Certains internautes dénoncent un « portrait à charge » de l’ancien secrétaire général du parti communiste français ; « dur de regarder toute une vidéo d’eux tant ils disent n’importe quoi » ; « clowns prétentieux », liton dans les commentaires. En octobre 2021, Baptiste Giron, doctorant en histoire et militant au parti communiste français, publie un billet au ­vitriol sur le blog de Mediapart. Pour lui, Usul et Cotentin sont des youtubeurs aux antipodes du journalisme. Il relève les erreurs historiques qu’ils ont faites. « Ce sont des personnes qui ne produisent rien », affirme-t-il. Les livres sur la table Léo HUMBERT et Agathe KUPFER du plateau de Blast ? Que du « paraître ». ertains youtubeurs politiques S el o n l u i , « i l s s e servent de l’histoire mobilisent des éléments pour étayer pour imposer un point de vue partial. Là, ils leur thèse ela relève plus du ont voulu se payer ­F abien Roussel, le militantisme que du journalisme

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Photo : Charles Bury/EPJT

Un lundi sur deux, les deux youtubeurs de Mediapart ouvrent l’Élysée.

Les deux acolytes ont une méthode bien à eux pour construire leurs analyses. Chaque épisode commence par une satire sur l’actualité ou de l’autodérision : « “Ouvrez les guillemets”, c’est quand même une émission de gros gauchistes », lance Cotentin en ouverture de l’épisode ‘‘Politiques : les rois de la com’”. Les titres des épisodes affichent la couleur : les deux chroniqueurs n’ont pas la langue dans leur poche. « Faut-il éradiquer les écoles de commerce ? » ; « Comment s’en prendre aux riches ? »... Derrière ces intitulés provocateurs, ils développent une démonstration qui s’appuie beaucoup sur les a­ rticles de presse de leurs employeurs. Alors, journalistes ou chroniqueurs ? « Certains youtubeurs politiques mobilisent des éléments pour étayer leur thèse. Cela relève plus du militantisme que du journalisme », analyse Thierry Devars, maître de conférences en sciences de l’info-com. Usul et Cotentin ne sont pas les seuls à s’être lancés dans ces nouveaux formats sur les réseaux sociaux. Tous partagent un certain nombre de codes. Ils emploient le vocabulaire du quotidien, s’expriment rapidement, face caméra. Ils s’adressent à leur audience dans un décor très éloigné des plateaux de télévision et de leurs animateurs en costard. Mais la paire de chroniqueurs tient à conserver sa singularité et ses partis pris, quitte à épingler les copains. Dans un épisode consacré à Samuel Etienne, journaliste de Franceinfo sur Twitch, Usul se lâche : « Pas de place pour les médias alternatifs, […] tous les milliardaires voient leur journal cité dans sa revue de presse. » À demi-mot dans le journalisme mais pas dans la critique.


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Garder le contrôle

Le temps de parole des politiques n’est pas décompté sur Twitch et YouTube. Une campagne parallèle s’organise laissant l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique impuissante.

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lle n’est plus le terrain exclusif des gamers. La plateforme des candidats mais également celui de leurs soutiens. Les chaînes de streaming vidéo en direct Twitch voit émerger de de télévision lui adressent directement le temps d’antenne dont nouveaux contenus et attire une nouvelle audience. Un ils bénéficient avant qu’un contrôle ne soit effectué. « Concerespace politique a vu le jour. Samuel Etienne est journa- nant Twitch et YouTube, nous n’avons aucune mission », affirme liste chez Franceinfo et présentateur de l’émission Ques- le nouveau régulateur. tion pour un champion. Il ouvre la voie en proposant sur sa Sur ces plateformes, une campagne parallèle s’est mise en place. chaîne personnelle des revues de presse et des interviews inte- Plusieurs chaînes indépendantes proposent des interviews, à ractives dans lesquelles sa commul’instar de HugoDecrypte ou Gasnauté peut directement poser des pard G. Les chaînes de télévision questions à travers un chat. Parmi traditionnelles invitent également les derniers invités en date, l’ex-­ les candidats sur leurs chaînes président de la République, François Twitch pour de longues interviews. Hollande, et l’actuel Premier miJean-Luc Mélenchon a même créé nistre, Jean Castex. En juillet derla sienne, qui rassemble 87 000 nier, Jean Massiet, streamer poliabonnés. Eric Zemmour et Yantique, a lancé « Backseat », un nick Jadot diffusent leurs meetings talk-show politique hebdomadaire, en direct sur YouTube. Dans l’enqui vise à « intéresser les jeunes à la semble, les audiences n’égalent pas présidentielle ». Plusieurs médias celles de la télévision mais certraditionnels comme BFMTV, Frantaines vidéos atteignent tout de ceinfo et Public Sénat ont rapidemême des centaines de milliers de ment emboîté le pas. vues. C’est le cas des interviews Sur Twitch comme sur YouTube, Entre le 28 mars et le 8 avril, l’Arcom veille au « Face cachée » d’HugoDecrypte : l’Arcom, résultat de la fusion, le principe d’égalite totale du temps d’antenne. celle de Marine Le Pen a été vision1er janvier 2022, du Conseil supérieur née plus de 1,1 million de fois. de l’audiovisuel (CSA) et de l’ancien gendarme d’Internet, l’Ha- Pour Jean Massiet, streamer politique, contrôler le temps de dopi, est démunie. Le temps de parole n’est pas décompté sur parole des candidats sur Twitch est inenvisageable. « Si un jour, ces deux plateformes et les candidats à la présidentielle l’ont bien quelqu’un veut imposer le respect du temps de parole sur ma compris. Elles sont un nouvel eldorado qui échappe totalement chaîne Twitch, je réclamerais que la même règle soit imposée à au contrôle de l’Arcom. Depuis quelques années, le CSA aspirait celle de Jean-Luc Mélenchon. Il sera obligé de donner la parole à un plus grand contrôle de l’espace numérique. Les géants du au Rassemblement national pour respecter une équité du temps streaming comme Netflix, Amazon, Disney tout comme Face- de parole », ironise-t-il. book et Twitter font l’objet de missions de régulation priori- L’Arcom n’envisage pas de changer ses règles d’ici 2027 : « Nous taires. Mais pas Twitch. « Le temps de parole tel qu’il est défini n’avons pas de visibilité sur les années à venir, précise l’institupar les législateurs concerne uniquement les médias tradition- tion, si les règles changent, ça sera décidé à l’Assemblée. » nels », explique l’Arcom. L’institution surveille le temps de parole Aubin EYMARD et Sarah CHEVALIER

Infographie : Colline Poiret et Aubin Eymard/EPJT

Aux États-Unis, le pouvoir des dollars

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ors d’une campagne présidentielle française, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) s’occupe de réguler le temps de parole de chaque candidat. Aux États-Unis, un principe détermine aussi le temps de parole de chacun : l’equal-time rule. Cependant, il ne s’applique pas aux journaux télévisés, aux reportages, aux documentaires ni aux émissions de débat. En résumé, la loi exclut du contrôle les principaux programmes dans lequels apparaissent les candidats. En France, les dépenses

électorales sont limitées. Outre-Atlantique, ce n’est pas le cas. En 2020, la campagne présidentielle y a généré plus de 11 milliards de dépenses. La publicité représente la plus importante dépense des candidats. La même année, Trump et Biden ont consacré 1,8 milliard de dollars pour en diffuser à la télévision, selon le New York Times. Un spot de soixante secondes au Super Bowl, l’événement sportif le plus regardé aux États-Unis (près de 100 millions de téléspectateurs par an) avait coûté dix millions à Donald Trump.

Depuis plusieurs années, les réseaux sociaux, auto-proclamés neutres, sont devenus un facteur incontournable des campagnes présidentielles. Ils captent une partie des dépenses publicitaires. Cependant, la liberté a ses limites. En juin 2020, Facebook a rompu avec ce principe en censurant des publicités pro-Trump arborant un symbole nazi. Une opération qui s’est répétée par la suite, y compris sur Twitter, et ce, alors que Donald Trump était président.

Sélim OUMEDDOUR et Marie STOUVENOT


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Innovation

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Le Monde en réseaux

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Au Monde, un service est dédié à la production de contenus pour les réseaux sociaux. Un pari réussi qui se ressent dans ses abonnements numériques.

Les journalistes du Monde préparent la vidéo Snapchat du jour.

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’avenue Pierre-Mendès-France est paisible. Il est 15 heures, le mercredi 2 mars 2022. Seules les rumeurs de la gare d’Austerlitz viennent troubler la quiétude de ce coin du 13e arrondissement de Paris, à deux pas de la Seine. Sous la voûte du bâtiment flambant neuf du groupe Le Monde, quelques journalistes discutent, cigarette à la bouche. Au quatrième étage, réservé à la rédaction du Monde numérique, tout est calme. L’édition papier est bouclée depuis 10 h 30. Mais, au bout de l’open space aux murs blancs, au service Réseaux sociaux, une équipe s’active. Au milieu des ordinateurs et des plantes

artificielles, Olivier Laffargue, chef du service Snapchat-TikTok, et son équipe d’une dizaine de personnes s’occupent des contenus du jour. Alors que certains sont chargés du montage, Benoît Le Corre, téléphone à la main, filme Pierre Lecornu, à la lumière de l’immense baie vitrée, pour la vidéo Snapchat quotidienne. « Mais imaginons que l’Ukraine intègre l’UE », répète-t-il pour la dixième fois alors qu’il termine les scènes du sujet principal. Ce dernier est choisi en conférence de rédaction à 9 heures. Ensuite, les journalistes en charge de la production rédigent le script. Avant la pause déjeuner, la vidéo est entièrement écrite. Le tournage a lieu en début d’après-midi. Une fois la vidéo prête et validée, elle est publiée aux alentours de 18 heures.

« Le nombre d’abonnés explose »

Sur TikTok, pas d’émission quotidienne, mais « trois à quatre vidéos par semai­ ne », indique Marion Huysman, journaliste en charge de ce réseau. Le Monde y est présent depuis juin 2020. Après cinq ans passés sur Snapchat, le journal comptabilise 1,5 million d’abonnés. « L’impact des réseaux sur l’audience n’est pas quantifiable mais cela fait deux ou trois ans que le nombre d’abonnés explose », explique Olivier Laffargue. En effet, en 2021, le titre a dépassé pour la

première fois les 500 000 abonnés, dont 414 000 sur le numérique. « L’influence est évidente, la moitié des nouveaux abonnés de l’année passée ont moins de 24 ans, soit la cible préférentielle de Snapchat et Tiktok », précise-t-il. « Le directeur de la publication est venu nous féliciter, c’est très flatteur », se souvient Marion Huysman. Le succès est là car « on a réussi à aller chercher les jeunes sur leur terrain, avec leurs codes, tout en gardant la ligne éditoriale du Monde et en fournissant de l’info sérieuse », explique Arthur EryehFort. Pourtant, ce n’était pas gagné, notamment sur TikTok. Les utilisateurs, souvent très jeunes, ont entendu parler du journal pour la première fois sur la plateforme. Des regards se tournent et des sourires s’esquissent lorsque Marion Huysman raconte l’anecdote de leur ­arrivée sur le réseau social : « Les premiers commentaires disaient : “T’es qui toi ?”, “Pourquoi t’es certifié alors que j’ai plus d’abonnés que toi ?” » Des questions qui n’ont plus lieu d’être au vu de la réussite rencontrée et près de 560 000 abonnés sur la plateforme. Olivier Laffargue s’en félicite : « On veut rendre Le Monde accessible à tous et que ce soit nous, la rédaction, et même la direction, on en est tous fiers. »

Sélim OUMEDDOUR et Marie STOUVENOT

Podcast et politique, un mariage de saison

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omme toujours, quand une élection approche, les rédactions se lancent dans l’innovation. Cette année, certaines rédactions ont choisi d’investir le podcast pour raconter la campagne autrement. Franceinfo lance « Elysée, la bataille » en février 2021. Le média en ligne The Conversation propose sa version « Moi Président.e ». Libération produit « Libélysée » depuis février. La liste n’est pas exhaustive mais elle montre qu’une réflexion sur la façon de raconter la politique s’est imposée chez les journalistes. Grâce à Internet, le contenu audio est de plus facile d’accès. De nombreuses émissions sont hébergées sur des plateformes

comme Apple Podcast, Deezer ou Spotify. Ouest-France a fait le choix de dédier une partie de son site à la diffusion d’épisodes de « Moi Président.e ». La journaliste Clea Chakraverty anime ce podcast avec Fabrice Rousselot. Pour elle : « Le format est intéressant. Il libère la parole, notamment celle des chercheurs avec lesquels nous travaillons. Ce support leur offre la possibilité de s’exprimer sur le temps long. Notre émission met en retrait les journalistes, nous ne participons pas à une surenchère des opinions. » Les podcasts permettent d’allier journalisme et politique dans un format qui a l’avantage de raconter la présidentielle

de manière plus ludique. « C’est l’occasion d’attirer des publics qui n’ont pas l’habitude de nous lire », affirme Clea Chakraverty. Ces contenus n’ont toutefois pas l’ambition de se substituer à la presse écrite traditionnelle : « C’est un outil complémentaire, il ne remplace pas les articles », poursuit l’animatrice. Le modèle économique des podcasts ne le permettrait de toute façon pas : ils sont le plus souvent disponibles gratuitement. Malgré tout, ce support est investi par une grande partie des groupes de presse qui ne souhaitent pas laisser le champ libre à leurs concurrents.

Samuel EYENE

Photo : Charles Bury/EPJT

À l’approche de l’élection présidentielle, de nombreux podcasts voient le jour. Les journalistes proposent une autre manière d’aborder la campagne.


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Les vieux médias rafraîchissent la page

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Infographie : Marie Stouvenot, Sélim Oumeddour et Célio Fioretti/EPJT

Instagram, Snapchat et maintenant TikTok : depuis plusieurs années les médias traditionnels s’emparent des réseaux sociaux. Un développement réfléchi qui leur permet de toucher un nouveau public, plus jeune.

Les différents réseaux sociaux utilisés par les médias et leur nombre d’abonnés.


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Direct

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À la conquête de Twitch

Les médias traditionnels sortent de leur terrain de jeu pour investir le champ numérique et draguer la jeunesse. Et à leurs yeux, la plateforme Twitch a la cote. contribution leur équipe technique. Pour autant, face aux internautes parfois décidés à « pourrir le chat », les modérateurs se trouvent vite dépassés. Le premier direct de BFMTV, le 3 mars 2021, était consacré à l’épidémie de Covid-19. Il a été la cible « d’une campagne de bizutage », témoigne Margaux de Frouville, qui en

La chaîne Twitch de BFMTV a 41 700 abonnés contre 38 300 pour celle d’Arte.

était la présentatrice. Certains habitués, hostiles à l’arrivée des médias traditionnels sur Twitch, ont décidé de manifester leur colère lors de cette première. Malgré le flot d’insultes dans le chat, la journaliste est restée concentrée : « On ne pouvait

« Aucune concurrence »

KaLee Vision, streamer de 34 ans, voit d’un bon œil l’arrivée des médias traditionnels sur Twitch.

Du studio radio à l’écran d’ordinateur.

KaLee Vision, Lisandru de son prénom, anime depuis 2018 des émissions en direct, simultanément sur ses chaînes Twitch et YouTube. Il propose à ses 15 000 abonnés des débats ou des commentaires sur l’actualité politique. Le streamer était auparavant journaliste à la radio Ici & Maintenant !, à Paris.

De plus en plus de médias traditionnels se lancent sur Twitch. Qu’en pensez-vous ? Je pense que nous sommes complémentaires. Pour moi, il n’y a aucune concurrence, nous ne faisons pas la même chose. Je ne pense pas qu’il y ait trop de monde sur Twitch. Au contraire, les médias traditionnels amènent une partie de leur audience. C’est un nouveau public qui découvre la plateforme. J’estime que cela peut bénéficier aux streamers car ces internautes viendront gonfler notre propre audience par la suite. Quel est votre rôle auprès des viewers ? Je me considère comme un passeur d’informations ou un animateur de débats. Le statut de streamer permet plus de liberté que celui de journaliste. Lorsque

pas lutter contre des milliers de gamers en furie, affirme-t-elle. J’ai réussi à faire abstraction des messages insultants grâce à la rédaction web qui me transmettait les questions intelligentes. »

Restaurer la confiance Depuis, BFMTV a apprivoisé la plateforme et a développé de nouveaux programmes. Côté politique, elle propose des vidéos intitulées « Face à BFM », reliées à son émission télé du même nom. Le principe : après leur interview en direct, des personnalités politiques sont invitées à se rendre sur Twitch où les internautes peuvent les interpeller. Une stratégie pour grossir une communauté que la chaîne espère ensuite capter sur son canal 15. D’une manière générale, les médias voient dans la plateforme un moyen de faire connaître leur marque et de restaurer la confiance avec le public. « Il y a tellement de préjugés qu’il faut d ­ éconstruire, déplore Margaux de Frouville. C’est très appréciable de montrer comment on travaille. » Pour Julien Mielcarek, la finalité est bien de « faire un pas vers les jeunes ».

Sélim OUMEDDOUR et Marie STOUVENOT

j’étais à la radio, je ne devais pas exprimer mon opinion. Mais je voulais être honnête avec les auditeurs et, selon moi, cette honnêteté ne pouvait passer que par une réelle transparence donc par l’affirmation de mes idées. Sur Twitch, on peut se permettre de donner son avis et ensuite débattre avec ses auditeurs. Comment choisissez-vous vos sujets et quel est le public visé ? Je fais primer mes envies et l’importance médiatique que les sujets devraient avoir à mon sens. Par exemple, personne ne parle du conflit au Yémen. Je peux prendre la décision de faire un live de deux heures et demie sur le sujet, quitte à ce qu’il ne soit suivi que par 40 % de mon audience habituelle. Je ne vise pas un public en particulier étant donné qu’il n’y a pas de stratégie derrière mes choix de sujets. J’essaye d’être accessible. J’imagine que je parle à un public qui a entre 18 et 118 ans, même si je sais que ce n’est pas le cas. Recueilli par Sélim OUMEDDOUR et Marie STOUVENOT

Photo : Charles Bury/EPJT – Illustration : Coline Poiret/EPJT

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tre là où les gens sont. » Pour Julien Mielcarek, directeur des rédactions digitales BFM-RMC, s’adapter aux nouvelles formes de consommation de l’information est indispensable. Depuis quelques années, les téléspectateurs se muent en viewers (ceux qui regardent des vidéos en ligne, NDLR). La nouvelle génération se donne maintenant rendez-vous sur Twitch, une plateforme de diffusion de vidéos en direct. Le ton et la forme y sont plus libres, mais les standards de qualité de l’infor mation s ont re sp e c té s . « L’objectif n’est pas de faire des programmes télé au rabais, explique G i l l e s Fr e i s s i n i e r, d i r e c t e u r d u développement numérique chez Arte. L’intérêt est d’intégrer les codes de Twitch dans la construction d’une émission pour créer un contenu unique. » Un chat permet aux internautes d’interagir en d i r e c t av e c l e s a n i m at e u r s . L e s commentaires qui défilent sur l’écran peuvent être un véritable calvaire pour les présentateurs qui peinent à gérer à la fois leur discours et la modération. Pour éviter que leurs journalistes soient en difficulté, les rédactions mettent à


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Élection : un jeu d’enfant

Jeunesse

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À quoi sert un président ? Qu’est-ce que la démocratie ? La presse jeunesse tente de répondre aux questions des enfants.

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l’âge où ils découvrent petit à petit le monde qui les ­entoure, les questionnements fusent. Écologie, nature, histoire… tout y passe, même la politique. Si les journalistes reconnaissent que ce n’est pas leur sujet de prédilection, l’élection présidentielle, à défaut de les passionner, ne les laisse pas complètement indifférents. D’après Marion Joseph, rédactrice en chef d’Astrapi, magazine pour les 7-11 ans, l’omniprésence de la présidentielle dans l’actualité éveille la curiosité des jeunes lecteurs. Caroline Gaertner, responsable éditoriale du Journal des Enfants pour les 8-12 ans, soutient qu’il est important que la presse jeunesse s’empare du sujet : « Il s’agit de former les citoyens de demain en leur offrant un regard sur le monde. » Mais de nombreux défis se posent, comme celui de rester le plus neutre possible.

La parole aux ados

Photos : Studio Bloom /Charles Bury/EPJT

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Bertrand Fichou, rédacteur en chef des magazines Youpi (5-8 ans) et Images doc (8-12 ans), ­insiste : « On n’est pas là pour donner notre avis mais pour leur offrir les clés pour décrypter ce qu’ils voient à la télévision ou comprendre ce dont leurs parents parlent. » Il Le magazine pour enfants Images doc a consacré avoue qu’aborder des un dossier « Spécial élection présidentielle 2022 ». ­sujets aussi « institutionnels » et « abstraits » n’est pas une mince Dans Youpi, c’est la journée du président affaire. Il faut rendre la politique concrète qui est décrite. Le magazine Astrapi a et accessible aux jeunes lecteurs. Le se- décidé de s’intéresser au chef de l’État en cret : travailler le visuel, donner des expliquant son rôle. Le bimensuel a égaexemples précis et, surtout, développer lement imaginé un jeu, La course à l’Élyl’aspect ludique. sée, distribué avec l’un de ses numéros de Grâce à des illustrations et des histoires mars, histoire de leur faire découvrir pensées pour susciter l’intérêt des plus l’élection présidentielle d’une façon plus jeunes, chaque média propose sa formule. ludique. L’occasion aussi d’échanger avec leurs parents sur le thème de la politique. Le Journal des Enfants a fait un autre pari : rester dans l’actualité. L’hebdomadaire se veut être un journal d’information qui toutes les familles. Les ados y sont forprésente les grands sujets « presque cément un peu sensibilisés. » La jourcomme pour les adultes », précise Caronaliste s’est rendue dans deux classes line Gaertner. de troisième afin de les faire participer à l’élaboration du podcast. « simple sans être simpliste » Rita, 14 ans, garde un souvenir positif La responsable éditoriale du Journal des de ces enregistrements. Mais selon elle, enfants affirme qu’il faut donner les « il y a des clichés sur les jeunes. Par grandes lignes de chaque sujet sans en exemple, on est toujours sur notre téléomettre aucune, parce que « pour les enphone et on ne s’intéresse pas au reste. fants rien n’est évident. La règle d’or, Mais ces clichés ne sont pas fondés ». ­assure-t-elle, c’est d’être simple sans être Liberté d’expression, institutions de la simpliste. Et c’est, je pense, le plus grand Ve République, pouvoir spécial du prédéfi de la presse jeunesse. » sident : le podcast ne laisse aucun sujet Bertrand Fichou estime, lui, qu’« il faut de côté et permet aux jeunes de donner laisser les enfants être des enfants ». S’il leur avis. « Pour intéresser les ados, il avoue que cette ligne éditoriale n’est pas fallait que ce soit eux qui parlent », inpartagée par l’ensemble de la presse siste la créatrice du podcast. jeunesse, il explique que les magazines Pour les élèves interrogés, c’est aussi un Youpi et Images doc ne cherchent pas à moyen de discuter de politique entre faire agir leur lectorat. Le rédacteur en eux. Sawsan, 14 ans, affirme : « On a chef justifie : « En tant qu’enfants, ils ne appris des choses sur l’élection présipeuvent rien faire à part s’intéresser. C’est dentielle, mais surtout, on a appris les quand ils seront grands qu’ils pourront uns des autres. » soulever des montagnes. »

es collégiens ne pourront voter que dans quatre ou cinq ans. On ne les entend pas et pourtant, ils ont des choses à dire. Donner la parole aux adolescents, c’est le pari de « Moi, ado, président.e ». Créé par Le Monde des Ados (MDA) en collaboration avec Studio Bloom, le podcast de Ambre Gaudet, journaliste jeunesse pour le magazine, vulgarise la politique pour l’élection présidentielle en laissant le temps aux collégiens de s’exprimer. On entend souvent dire que la jeunesse se désintéresse de la politique. Ambre Gaudet n’est pas d’accord : « La poli- tique, c’est un sujet dont on parle dans

Zoé KEUNEBROEK et Charlotte MORAND

Zoé KEUNEBROEK et Charlotte MORAND


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Rencontre

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« Mon obsession, c’est la pédagogie »

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Le journaliste Karim Rissouli revient sur le succès des émissions « C Politique » et « C ce soir » qu’il anime sur France 5 et sur sa vision du journalisme politique.

Il y a six ans, vous lanciez « C Politique » avec Renaud Le Van Kim et Mathias Hillion. L’idée était de parler politique sans avoir toujours des élus sur le plateau. Pourquoi ? Avec Mathias, on avait la conviction qu’il fallait parler de politique différemment si on voulait essayer de réconcilier un maximum de Français avec la politique. On a aussi fait le constat qu’il y avait des personnalités politiques invitées en majesté dans toutes les émissions. Alors on a voulu ouvrir le plateau à d’autres types de parole. Un chef d’entreprise, un humanitaire, un écrivain, un sociologue ou un géographe a autant de choses à dire qu’une personnalité politique. Notre invité principal est toujours un intellectuel ou un artiste qui a un regard sur la société. On invite aussi des députés sur des sujets précis pour débattre et apporter la contradiction mais ils ne sont pas au centre des discussions, car j’estime que la politique appartient à tout le monde. « C ce soir », la seconde émission que vous animez, bat régulièrement des records d’audience. Est-ce que ce succès vous rend optimiste sur la qualité du débat public en France ? Quand il y a une grosse actualité, il y a une envie de comprendre ce qui se passe sans polémiquer. Donc oui, ça me rend optimiste. Mais nous ne sommes pas seuls, le succès d’une émission comme « 28 minutes » sur Arte me rend aussi optimiste. Pour être franc, lorsqu’on a lancé « C ce soir » en 2021, j’étais très réticent car je pensais que ce n’était pas possible de refaire du débat, entre guillemets, apaisé, intelligent, à la télévision. Heureusement pour moi et pour nous, je me suis trompé et je prends du plaisir à essayer de proposer un type de débat qui est davantage de la discussion que du clash artificiel. Ce qui me plaît par-dessus tout, c’est d’observer les invités réfléchir devant

moi. Ils s’écoutent les uns les autres, qu’ils soient d’accord ou non. Je vois que ça alimente leur réflexion et, personnellement, je trouve que c’est assez jouissif.

En quoi vos émissions innovent ? Avec « C Politique », on a vraiment inventé quelque chose de nouveau. J’essaie d’avoir un fil conducteur du début à la fin et de proposer des émissions où ce qu’on voit en reportage et ce qu’on dit en plateau est toujours lié. On a inventé les pauses dans les sujets, on fait des allers-retours entre plateau et coulisses. C’est une narration qui est un peu différente. Pour

BIO EXPRESS Formé au Celsa, Karim Rissouli commence sa carrière de journaliste au service politique d’Europe 1 en 2005. Il rejoint l’émission « Dimanche+ » sur Canal+ en 2009 pour « parler politique différemment » et participe au « Grand Journal » en tant que chroniqueur. Après un passage d’un an sur France 2 dans « Des paroles et des actes », il présente, à partir de 2016, l’émission « C Politique », sur France 5 et « C ce soir », depuis l’an passé.

« C ce soir », on a peut-être réussi à remettre à l’antenne une forme de débat nuancée. Je pense que l’on fait une télé qui s’écoute, pas seulement qui se regarde.

On dit que le public se désintéresse de la politique. Qui vous regarde ? J’aimerais dire que c’est tout le monde évidemment (rire). En fait, il y a deux types de public : celui qui regarde en direct et celui qui nous regarde en replay. Comme pour beaucoup d’émissions de télévision, c’est un public âgé, en majorité des sexagénaires. Sur le replay et le podcast qu’on a lancé il y a quelques mois, on va toucher un public plus jeune qui ne regarde pas la télévision mais qui peut consommer nos contenus sur les plateformes. Dans Le Monde, vous avez déclaré : « Tout mon chemin depuis Europe 1 et Canal+, c’était d’éviter de ressembler aux journalistes politiques classiques en cravate qui parle comme des hommes politiques. » Y êtes-vous parvenu ? J’ai le sentiment d’avoir réussi à échapper à ce que je ne voulais pas devenir. Mon obsession dans mon travail, c’est la pédagogie. J’ai envie d’être la même personne à la télé et en dehors. J’essaie de le dire sans aucun mépris pour les autres. Dans la vie, on finit souvent par ressembler aux gens que l’on fréquente. Lorsqu’on est journaliste politique pendant quinze ou vingt ans, on finit un peu par parler comme eux, à avoir des petits tics de langage. On finit par ne plus se demander si les téléspectateurs comprennent vraiment ce qu’on dit. Comment imaginez-vous l’avenir de vos émissions ? C’est une charge de travail un peu surhum a i n e c a r j e p ro d u i s é g a l e m e nt « C Politique ». Je travaille énormément, je lis autant que je peux les thèses et les œuvres de nos invités. Je suis très bien entouré par mes équipes, mais je ne pense pas pouvoir continuer comme ça très longtemps. Est-ce que je vais arrêter une émission plutôt qu’une autre ? Je ne sais pas, mais je souhaite vraiment continuer à inventer des nouveaux formats. C’est ça qui me donne envie.

Recueilli par Lilian RIPERT

Photo : Lilian Ripert/EPJT

K

arim Rissouli tient son goût de la politique de ses parents, engagés dans le milieu humanitaires. Le journaliste présente « C Politique » tous les dimanches sur France 5. Depuis l’année dernière, il anime également, du lundi au jeudi soir, l’émission « C ce soir ».


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La course à la vérité

Infox

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Les cellules de fact-checking se multiplient dans les médias depuis 2017. Mais les politiques détournent cette pratique pour servir leurs intérêts.

M

es chiffres viennent de l’Insee, ils ne peuvent pas être contestés », affirmait Éric Zemmour à l ’a n i m at e u r M a x i m e Switek sur BFMTV, le 21 septembre 2021. « De toute façon, il y aura un moment de fact-checking juste après », avait réagi l’intervieweur. À l’issue de l’émission, le candidat avait qualifié la vérification de la rédaction de « ridicule ». En France, depuis le lancement par Libération de Désintox en 2008, les cellules de fact-checking se sont multipliées dans les médias, jusqu’à compter aujourd’hui une trentaine d’équipes spécialisées. Oreille attentive à ce qui sonne faux ou inexact, les fact-checkers examinent a posteriori la véracité des déclarations et des données avancées par les politiques. En la matière, « la distanciation des factcheckers avec les politiques va à l’encontre de la connivence parfois reprochée aux journalistes politiques classiques », relève Jérémie Nicey, chercheur en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Tours. Un renouveau qui a permis aux journalistes de reprendre leurs « positions historiques de chiens de garde », selon l’universitaire. Et de

répondre, en partie, à la crise de confiance à laquelle font face les rédactions. Cette pratique contraint les personnalités politiques à réfléchir à deux fois avant de s’exprimer. « Le renforcement du fact-checking nous oblige à être plus pertinents et affutés », reconnaît Rachid Temal, sénateur socialiste du Val-d’Oise et porte-parole du parti socialiste. D’autres, lors des interviews en direct, restent volontairement flous dans leurs déclarations afin d’échapper à la co nt r a d i c t i o n f a c tu el l e . M a i s l a

Les politiques rodent leurs discours et prennent en compte le fact-checking.

Wikipédia, outil politique

Illustration : Selçuk Erdem

Sans être un média, l’encyclopédie collaborative informe des millions de Français sur des sujets politiques.

Les chiffres feraient baver d’envie plus d’un journaliste. Wikipédia n’est pas un média mais l’encyclopédie attire des foules en quête d’information. La page d’Éric Zemmour a été consultée près de 3,7 millions de fois en six mois. C’est la plus lue de la version française du site en 2021. Pourtant, c’est aussi l’une des plus sujettes à caution. Elle arbore un bandeau rouge vif qui alerte des « modifications substantielles, soit par le principal intéressé, soit par une ou plusieurs personnes en lien étroit avec le sujet ». Le fonctionnement collaboratif du site est la force mais aussi la faiblesse de Wikipédia. N’importe qui, inscrit ou non, peut y modifier les articles. L’équipe de campagne d’Éric Zemmour l’a bien

compris. Pendant plusieurs mois, des militants se sont fait passer pour des contributeurs lambda pour modifier l’article de leur candidat à son avantage. Un des responsables de cette cellule nommée WikiZédia détaille ses objectifs : « gagner en visibilité, imposer ses choix éditoriaux ».

Des militants bannis du site

La machination a été révélée par le journaliste indépendant Vincent Bresson qui s’est infiltré dans la campagne d’Éric Zemmour. Son enquête, Au cœur du Z, a été publiée aux Éditions de la goutte d’or en février 2022. WikiZédia a tenté de manipuler l’encyclopédie. L’équipe était co ordonné e par un militant très

vérification en temps réel est pour le moment illusoire. Certains partis publient même leurs propres contenus de vérification en période électorale. En 2017, La France insoumise avait lancé sa page web #Desintox sur son site ; celle-ci servait de riposte aux rivaux et de vigie des informations défavorables à leur parti politique. Le Rassemblement National avait suivi la tendance.

Court-circuiter les vérificateurs

Responsable de la rubrique Le vrai du faux de Franceinfo, Antoine Krempf estime que les responsables politiques ont « détourné le fact-checking, en le transformant en objet de communication politique ». Une manœuvre destinée à court-circuiter le travail des vérificateurs. « Certains candidats font du contre-factchecking et critiquent ouvertement notre travail », témoigne Vincent Coquaz, journaliste à la rubrique CheckNews de Libération. Le faux est aussi un moyen de faire du buzz. Jérémie Nicey avance que « certains représentants énoncent délibérément des données erronées tout en sachant qu’elles seront vérifiées ultérieurement, mais profitent ainsi de leur présence médiatique démultipliée. »

Amira MAHFOUDI et Cem TAYLAN

expérimenté. Il connaissait parfaitement les rouages de Wikipédia et indiquait à ses acolytes comment modifier l’article sans que cela ne paraisse suspect. Les militants ont, par exemple, édulcoré les propos d’Éric Zemmour sur les personnes LGBT ou sur le sort des juifs sous le régime de Vichy. Heureusement, des contributeurs ont veillé au grain et ont régulièrement rectifié les informations. Pendant son infiltration, Vincent Bresson a prévenu un administrateur de Wikipédia de l’existence de la cellule. Ce dernier a toutefois accepté de ne pas intervenir immédiatement pour ne pas fausser l’enquête du journaliste. Une fois l’affaire révélée au grand public et les militants en question bannis du site, l’administrateur a tiré un constat : l’encyclopédie a bien résisté. Peu de modifications effectuées par des militants d’Éric Zemmour ont survécu grâce au travail d’une poignée de contributeurs qui a veillé sur la page.

Léo BERRY


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Points de vue

Assises du journalisme − ­­ mai 2022

La Feuille

Deux chaînes, deux visions

Nathalie Saint-Cricq, 60 ans, et Mathieu Coache, 37 ans, livrent avec sincérité leur point de vue sur le traitement politique de leur chaîne.

NATHALIE SAINT-CRICQ

Après avoir commencé sa carrière sur La Cinq, elle est responsable du service politique de France 2 de 2012 à 2019. Elle a animé le débat du second tour de l’élection présidentielle entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen en 2017. Elle est l’un des piliers de France 2 depuis plus de vingt ans.

régulièrement et pas seulement en ­période électorale, selon Nathalie SaintCricq. La clé pour la journaliste est de « s’inspirer de tout pour rester dans son coin ». Mais pour Mathieu Coache, « ‘‘Élysée 2022’’ n’est pas une inspiration, c’est franchement un plagiat de l’émission ‘‘Face à BFM’’ ». Le ton est donné. Les deux chaînes sont en concurrence. « Élysée 2022 » est la dernière émission politique en date sur France 2, présentée par Léa Salamé et Laurent Guimier. Le principe : un candidat à l’élection présidentielle fait face à des journalistes de France Télévisions. Un rendez-vous politique du service public qui a rassemblé seulement 1,05 million de téléspectateurs pour sa première. « Honnêtement, c’est devenu compliqué d’intéresser les gens à la politique, même en période électorale », confie Nathalie Saint-Cricq. France 2 a enchaîné cinq émissions politiques en l’espace de dix ans. Lorsqu’on lui ­demande si c’est difficile de proposer un contenu qui fonctionne, l’éditorialiste répond que « non, cela montre que la chaîne sait se renouveler ».

Course aux émissions

France 2 et BFMTV trouvent des moyens de diversifier leur offre. « La France dans les yeux » est devenue le nouveau concept phare de la chaîne d’info en continu. Depuis un plateau délocalisé en France, le journaliste Bruce Toussaint reçoit les principaux candidats à l’élection présidentielle 2022 pour répondre en direct aux questions d’une cinquantaine de citoyens. La principale innovation de la chaîne, selon Mathieu Coache, est de reproduire le modèle des « town halls meetings » (réunions publiques) américains. Elle s’inscrit dans la volonté de BFMTV de s’inspirer de CNN et des modèles anglo-saxons. La délocalisation nécessite « des moyens considérables que d’autres chaînes ne peuvent pas se permettre ». Nathalie Saint-Cricq valide la démarche : « J’aime la réactivité de BFMTV. Je trouve que c’est un coup de pied aux fesses donné aux chaînes traditionnelles. Elle nous oblige à être plus rapides. » À France 2, comme à BFMTV, l’un des enjeux majeurs est d’attirer les jeunes. Présente sur tous les grands rendez-vous politiques, Nathalie Saint-Cricq travaille désormais avec des journalistes qui in-

carnent cette jeunesse. Mohamed Bouhafsi, ancien journaliste de sport sur RMC, âgé de 29 ans, est son collègue depuis septembre 2021 dans l’émission politique « 20 h 22 », animée par AnneSophie Lapix.

La nécessité d’innover

Pour attirer un nouveau public, le service politique de BFMTV, lui, s’est ­récemment mis au podcast. Le principe est d’enregistrer à chaud une conversation entre Philippe Corbé, rédacteur en chef du service politique, et d’autres journalistes de son équipe après un événement politique. Un format inédit qui n’a rien à voir avec les habitudes de la chaîne. « Le temps, c’est ce qui peut manquer à la télévision. Il devient illimité quand on fait un podcast », souligne Mathieu Coache. Pour Nathalie Saint-Cricq, les nouvelles formes d’information politique, sur Twitch ou YouTube par exemple, sont à prendre en compte. La politique est un sujet souvent traité avec trop de sévérité selon la journaliste : « Il faut rester sérieux sans que ce soit une corvée. Il faut instiller un peu de sourire, pas sur toutes les thématiques bien sûr, sans que ce soit l’émission des sinistres. » Les chaînes généralistes doivent trouver un équilibre. « C’est à nous d’essayer de nous moderniser et de prendre en compte les nouveaux médias, sans en abuser. »

Alexane CLOCHET et Nawal EL HAMMOUCHI

MATHIEU COACHE

Journaliste à BFMTV depuis la création de la chaîne, il débute sa carrière avec du commentaire sur image. Trois ans plus tard, il devient chef d’édition de la chaîne. En 2012, il est correspondant à Washington. Désormais, il est chargé de suivre l’Elysée, toujours pour BFMTV.

Illustrations : Coline Poiret/EPJT

L

a principale différence avec France 2, c’est que nous, à BFMTV, nous avons vingt-etune heures trente d’antenne en direct. » Mathieu Coache n’y va pas par quatre chemins quand on lui demande de comparer les deux chaînes. Le temps d’antenne plus long rendrait le traitement de l’information beaucoup plus complexe. Lui est journaliste politique, visage bien connu de BFMTV. Elle est une figure de l’analyse politique, l’un des piliers de France 2. Les chaînes d’info en continu suscitent beaucoup de débats, voire de polémiques, dans le paysage audiovisuel. « Elles sont parfois obligées de monter des sujets qui n’ont pas grand intérêt parce qu’elles n’ont rien d’autre à se mettre sous la dent. Mais c’est le principe du continu », pointe Nathalie SaintCricq, qui voit quand même d’un « très bon œil » BFMTV. Priorité au direct au détriment du traitement de fond, faiblesse des sujets en période creuse, sont autant de critiques qui sont adressées à la chaîne. Mathieu Coache a bien conscience que ce modèle entraîne des imperfections. Mais elles font partie, selon lui, « de l’ADN de la chaîne qui peut et qui doit les assumer ». Le journaliste de BFMTV est clair : « Un fan de politique va être mieux servi sur notre chaîne que dans le 20-heures de France 2. » Mais par rapport aux autres chaînes généralistes, France 2 a la particularité de faire des émissions politiques


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