LA Feuille spécial Assises n° 2

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NUMÉRO SPÉCIAL ASSISES DU JOURNALISME – 29 MARS 2023

La Feuille

ENQUÊTE

UNE NOUVELLE VISION DU TRAVAIL

LES JEUNES JOURNALISTES SE POSENT

LA QUESTION : SUBIR DES CADENCES INFERNALES OU PRIVILÉGIER

LEUR BIEN-ÊTRE ? /P.4-5

FOCUS

LES « FATIGUÉS DE L’INFO »

UN FRANÇAIS SUR DEUX SE DIT FATIGUÉ DE L’INFO. UNE SATURATION LIÉE À L’ACTUALITÉ ET À SON TRAITEMENT ANXIOGÈNE. COMMENT LUTTER ? /P.6

PORTRAIT

LA VIE QUI VIRE AU VERT

JOSÉ REXACH A FONDÉ HUMECO, UN MÉDIA EN LIGNE QUI PARLE D’ÉCOLOGIE SANS CULPABILISER

LES LECTEURS. /P.9

LE GOÛT DE L’ Mathilde LAFARGUE/EPJT

EMI AWARDS 2023

Les prix Éducation aux médias et à l’information 2023 ont été décernés, mardi 29 mars, lors de la première soirée des Assises internationales du journalisme de Tours. Parmi les soixante candidatures retenues, six lauréats ont remporté un trophée.

Dans la catégorie « Rive Sud de la Méditerranée », parrainée par CFIdéveloppement Médias, le prix est décerné à Éduk Média pour son projet projet Caravane EMI 237, conduit au Cameroun pendant sept ans.

Le média associatif Fake Off, qui lutte contre la désinformation de masse chez les jeunes, reçoit le prix « Média », parrainé par le Clemi – Réseau Canopé, grâce à son projet Citizen Fact. Fake Off réalise des productions collaboratives avec les citoyens.

Le prix « École », parrainé par la Fondation TF1, a été attribué au collège Simone-de-Beauvoir. L’établissement

Sur le vif

« ABORDER LES QUESTIONS

LGBTQIA+ PAR PLAISIR »

du Nord est récompensé pour son webzine L’âge des passions Dans la catégorie « Hors école », parrainée par France Médias Monde, le prix a été remis à l’Abej Solidarité. L’association propose des solutions d’hébergement pour les personnes sans domicile fixe.

Le média associatif Carmen remporte le prix « Association », parrainé par le ministère de la Culture. Grâce à leur Caravane des médias, les journalistes vont à la rencontre du public des habitants des Hauts-de-France. L’objectif : analyser et débattre de leur rapport aux médias.

Le prix « Touraine – Région Centre Val-de-Loire », a été décerné au magazine tourangeau Fritz le mag. Le bimensuel décrypte l’actualité nationale et internationale pour les enfants mais aussi les événements culturels et les faits de société.

« Je rêve d’un monde où nous n’aurions plus besoin de médias communautaires. D’un monde où je pourrais aller travailler dans toutes les rédactions parce que les questions LGBTQIA+ seraient bien traitées par tous les médias. Où ces questions ne seraient pas abordées par besoin, mais par plaisir. En fonction des publications, la couverture médiatique penche davantage vers la polémique et moins vers le journalisme. »

Élin Casse, journaliste et membre de l’AJL (association des journalistes LGBT)

« RETABLIR UN LIEN DE CONFIANCE »

« L’annuaire Vu des quartiers est précieux car il permet d’avoir des gens volontaires pour raconter leur histoire et rétablir leur vérité. Pas celle que nous voyons et fantasmons à travers les maladresses que les médias ont pu faire. L’objectif est de rétablir un lien de confiance avec ces personnes prêtes à partager leur quotidien avec les téléspectateurs et les auditeurs. En passant du temps avec elles, on va y arriver ! »

Antoine Ly, en charge de la diversité et de l’égalité des chances à Radio France

% des 167 journalistes interrogés en 2022 par le SNJ CGT déclarent avoir été victimes de racisme dans les rédactions.

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LA PRESSE ALERTE SUR LA CRISE CLIMATIQUE

La Charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique veut « jeter un pavé dans la mare ». Selon Anne-Sophie Novel, une des co-autrices, l’intention de ce manifeste en treize points n’est pas moralisatrice mais mobilisatrice. « Même si la charte est contraignante, elle inscrit surtout une vigilance qui ouvre les initiatives des médias », précise-t-elle. Ce manifeste n’est pas non plus militant. Il cherche à fédérer pour ne pas passer à côté de la réalité. Aux rédactions de s’engager maintenant !

DIVERSITÉ DANS LES RÉDACTIONS : LES RH S’ENGAGENT

Après le Covid, le constat s’impose : la discrimination à l’embauche a augmenté. Mediapart, Radio France et le groupe Le Monde – L’Obs, se sont associés avec La Chance, classe prépa aux concours des écoles de journalisme, destinée aux étudiants boursiers. Le but est de favoriser l’insertion des journalistes racisés et issus des milieux défavorisés. Parmi les solutions évoquées : publiciser davantage les offres d’emploi et former les recruteurs.

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Mathilde LAFARGUE/EPJT
PAGES RÉALISÉES PAR L’ÉQUIPE DE LA RÉDACTION
Assises du journAlisme — 29 mArs 2023
Mathilde LAFARGUE/EPJT Louise MONARD--DUVAL/EPJT

L’EMI, nationalecause

Trois questions à Violette Spillebout, députée (Renaissance) de la 9e circonscription du Nord.

Violette Spillebout, députée Renaissance de la 9e circonscription du Nord, a mené conjointement avec Philippe Ballard (Rassemblement National) une mission parlementaire « flash » sur l’éducation critique aux médias. Elle en explique les enjeux et en détaille les propositions.

Dans le rapport de votre mission flash « Éducation critique aux médias », vous évoquez un « état d’urgence ». Pourquoi utilisez-vous ce terme ?

Violette Spillebout. Parce que les forces en présence sont inégales. À l’occasion des dernières campagnes présidentielle et législative, j’ai discuté d’actualité et de politique avec des personnes de tous les âges. Je me suis rendue compte qu’une partie d’entre elles avait une connaissance de l’actualité parfois caricaturale, simplifiée, tronquée. Il est difficile d’avoir un débat apaisé lorsqu’on a des sources qui ne sont pas fiables. On a, face à nous, des réseaux sociaux sur lesquelles des personnes, des influenceurs politiques ou non, savent utiliser et déployer une énergie considérable pour désinformer. Sans parler du rôle des algorithmes, des soutiens de l’étranger… On est dans une guerre contre des choses qu’on ne mesure pas et qui peuvent altérer l’esprit critique, le discernement et la liberté du citoyen.

En tant que députée et membre de la commission Affaires culturelles et éducation, il m’a donc semblé important d’aborder cette question de l’éducation aux médias face à l’impressionnante puissance du numérique et des réseaux sociaux.

Lors de la table ronde, vous avez annoncé que cette mission n’était qu’une première étape de la sensibilisation. Quelle est la prochaine ?

V.S. Nous voulons communiquer sur ce rapport, échanger avec les ministères concernés, intégrer nos propositions à la préparation des États généraux de l’information. Ils devraient être annoncés, je l’espère, en avril, par le président de la République. Nous souhaitons que l’EMI (Éducation aux médias et à l’information, NDLR) soit déclarée « grande cause nationale » et qu’un délégué interministériel soit nommé.

Vous proposez de faire de l’EMI une discipline à part entière. Comment cela se concrétiserait-il ?

V.S. Aujourd’hui, dans les établissements, les professeurs documentalistes utilisent

LE MENU DU JOUR !

Au programme de ce 29 mars : ateliers et débats.

Focus sur les temps forts de cette deuxième journée des Assises du journalisme 2023, « Le goût de l’information ».

Petit-déjeuner (9 h 15)

Pour bien commencer la journée, un programme alléchant avec la conférence « Retrouver le goût d’entreprendre dans les médias », qui vous est proposée salle Honoré. Vous pouvez aussi opter pour l’atelier école : « Étudiant en journalisme, toujours aussi

accros à l’info ? », animé par la directrice adjointe de l’ESJ Lille, Corinne Vanmerris.

Brunch (11 h)

Une heure et demie de débat : « Garantir le pluralisme des médias : quelle législation ? ». Ou suite de l’atelier école : « États généraux de la formation et de l’emploi des jeunes journalistes : et maintenant ? ».

Plat du jour (14 h)

Jean-Marie Charon, sociologue à l’EHESS, vous présente le baromètre social des Assises : « Le collectif dans

des heures qu’on appelle « projet » ou des heures de « coordination » pour faire de l’éducation critique aux médias en lien avec les autres enseignants. Aujourd’hui, l’EMI est simplement une spécialisation après le diplôme. Il n’existe pas d’agrégation, mais la question de sa création se pose. Nous proposons également d’officialiser des heures en les consacrant à la réalisation d’un média, ou à l’organisation d’ateliers de journalisme auxquels les jeunes pourront participer. Nous voulons aussi coordonner les professeurs et l’ensemble des matières autour de ce projet mais de façon reconnue, rémunérée, identifiée. Propos recueillis par Aya EL AMRI et Zachary MANCEAU

le journalisme aujourd’hui » dans l’Auditorium.

Dessert (15 h)

Venez découvrir le Baromètre

ViaVoice/Les Assises sur l’utilité du journalisme, présenté par Adrien Broche.

Goûter (16 h)

Deux débats rythment cette après-midi. À 16 h 45, « Comment retrouver le goût de l’info ? », suivi de « Comment retrouver le goût de l’info, quelles propositions ? », à 17 h 15.

Apéritif (18 h 30)

Pour terminer cette journée, Erik Orsenna proposera sa carte blanche, il reviendra sur son livre Histoire d’un ogre , Fayard éditions, 2023.

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29 mars 2023 — assises du journalisme Focus
L’initiatrice de la mission « flash » souhaite faire de l’EMI une discipline à part entière. Photo : Fayard éditions Mathilde LAFARGUE/EPJT

« UN SYSTÈME QUI TE BROIE »

Une fois diplômés,

Sur les dix potes avec qui je suis restée en contact après l’école, quatre se sont déjà reconvertis dans la communication. J’envisage moi aussi de leur emboîter le pas », confie Clarisse, journaliste de 28 ans. Pour elle, l’entrée sur le marché du travail a été une désillusion.

« L’école ne t’informe pas sur les attentes et la cadence en rédaction. On te dit juste que tu vas devoir travailler les weekends. Mais, en réalité, le secteur du journalisme, c’est un système qui te broie et qui t’épuise. Au début, tu t’accroches, car on te fait miroiter un CDI, qui, bien souvent, n’arrive jamais. Tu te retrouves à enchaîner les piges, on t’appelle au dernier moment, et tu dois mettre ta vie de côté. Si tu refuses, c’est simple, on ne te rappelle pas. »

Les conséquences de la crise sanitaire, les bouleversements climatiques ou encore la précarité grandissante transforment le rapport qu’entretiennent les jeunes avec le travail. L’idée d’un engagement inconditionnel envers les entreprises est en train de mourir à petit feu. Et cette révolution sociétale n’épargne pas le secteur du journalisme.

En 2022, la Conférence des écoles de journalisme (CEJ) a commandé une enquête auprès du cabinet Pluricité. L’objectif : évaluer l’intégration professionnelle des jeunes diplômés des écoles, membres de la Conférence. À la question « Quels facteurs sont les plus importants dans votre choix de poste ? », les jeunes journalistes placent en deuxième position l’articulation entre vie professionnelle et vie privée, juste derrière la ligne éditoriale. L’enquête relève aussi un « choc générationnel souvent ressenti par les employeurs ». Les horaires de travail et la disponibilité du journaliste sont un sujet de désaccord entre les générations. Jean-Marie Charon, sociologue rattaché à l’École des hautes

études en sciences sociales (EHESS) et co-auteur de l’étude Hier, journalistes : ils ont quitté la profession (Entremises éditions), confirme cette opposition : « L’expression qui revient le plus souvent c’est “On doit être journaliste 90 % de son temps”. Et ça fait bondir les jeunes qui sont moins enclins à mettre leur vie personnelle de côté. » Même si, bien souvent, ils finissent par se conformer aux exigences de ce secteur compétitif.

Ce décalage pousse certains journalistes à prendre la porte ou à se réorienter professionnellement. C’est le cas de Mathilde, 30 ans, qui, après ses études, a cumulé deux emplois à RTL et France 24, pendant quelques années. Elle travaillait alors de 9 h à minuit, du lundi au vendredi. Un rythme difficile à tenir, qui l’a rapidement épuisée.

80 % du temps devant un ordinateur Mathilde a choisi de continuer son travail comme cheffe d’édition à France 24. Mais la rédaction lui a fait des promesses qui n’ont jamais été tenues. « Je ne faisais que de la production alors que je voulais être sur le terrain. Je n’ai réalisé que deux reportages la première année. En journalisme, on t’en demande beaucoup, et tu te dis que si tu travailles bien, tu seras récompensée. Mais c’est rarement le cas », confie la jeune femme. Elle est maintenant auto-entrepreneure et écrit pour le guide de voyage Lonely Planet. Son cas est loin d’être isolé.

L’étude de Jean-Marie Charon révèle que les journalistes passent plus de 80 % de leur temps devant un ordinateur. Une réalité qui contraste avec l’image du reporter, toujours sur le terrain, qui fait encore rêver de nombreux étudiants. À cela s’ajoute la désillusion liée aux salaires : 60 % des pigistes gagneraient un salaire équivalent ou inférieur au Smic.

Mathilde, l'ancienne journaliste, considère que cette situation est due à un problème de management dans les rédactions. « Les chefs ne sont pas formés. Ils sont eux-mêmes victimes de la

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Assises du journAlisme — 29 mArs 2023 Enquête
les jeunes journalistes doivent souvent choisir entre un métier passion qui leur impose des cadences infernales et leur bien-être psychologique.
Plus d’infos sur notre site Assises. journalisme. epjt.fr
« On peut être une excellente journaliste et ne pas avoir naturellement un caractère de manager » , Mathilde, 30 ans

pression de leurs supérieurs. Ma cheffe avait l’impression d’être sur la sellette. On peut être une excellente journaliste et ne pas avoir naturellement un caractère de manager. »

« métier passion » et santé mentale

Jean-Marie Charon souligne lui aussi le rôle des hiérarchies intermédiaires dans les rédactions. « Ce sont de bons journalistes qui occupent des postes d’encadrement. Mais ils ne savent pas toujours gérer leur équipe, ce qui peut allonger le temps de travail des professionnels sous leurs ordres. »

Malgré cela, certains ne sont pas encore résolus à abandonner leur « métier passion ». Lou* travaille à BFMTV. Cette journaliste de 26 ans assure aimer son travail et vouloir durer dans sa rédaction.

Alors, elle s’accroche. Elle regrette cependant un rythme de travail qui dépasse parfois l’entendement. Sur des sujets d’actualité importants, comme la guerre en Ukraine, elle travaillait parfois jusqu’à 120 heures par semaine ou devait encore accepter d’enchaîner les missions dans toute la France. Lou et ses collègues essaient de faire changer les choses. Ils insistent en particulier

sur la santé mentale. Les journalistes sont sujets à plusieurs maladies psychosomatiques : troubles du sommeil, crises de larmes, stress intense. La jeune femme estime nécessaire qu’un suivi psychologique soit mis en place dans les rédactions :

« Après la mort de notre collègue Frédéric Leclerc-Imhoff en Ukraine, nous avons été orientés vers une psychologue. Mais elle n’était pas du tout habilitée à procurer les soins adaptés à la situation. Depuis, on se bat avec la rédaction pour que le suivi en interne devienne obligatoire. »

Camélia AIDAOUI et Eva PRESSIAT * Le prénom a été modifié.

LE BURN OUT : UNE MALADIE PROFESSIONNELLE ?

Les psychologues américains Christina

Maslach et Michael P. Leiter décrivent, dans leur livre The Truth about Burnout (1997), le burn out comme « l’écartèlement entre ce que les gens sont et ce qu’ils doivent faire. Il représente une érosion des valeurs, de la dignité, de l’esprit et de la volonté – une érosion de l’âme humaine ».

En 2015, une enquête commandée par le Syndicat national des journalistes

français (SNJ) et le cabinet d’évaluation et de prévention des risques professionnels Technologia soulevait un problème récurrent dans le secteur du journalisme. Sur 1 135 journalistes interrogés, au moins « un tiers d’entre eux envisageaient de quitter leur emploi et 65 % estimaient que leur vie professionnelle exerçait une influence négative sur leur santé ». Le rythme de travail auquel sont soumis les journalistes peut constituer un début

d’explication. Lou, journaliste pour BFMTV témoigne : « C’est normal de faire des burn out, surtout dans le journalisme. Cela s’est accentué avec le mouvement des Gilets jaunes. Pendant des mois, tu passes tous les samedis dehors. Le pays va mal, tu marches 20 km, tu te fais insulter, cracher dessus, courir derrière. Tu perds le sens de ton métier. À cette période-là, trois, quatre journalistes ont craqué. »

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5 29 mArs 2023 — Assises du journAlisme Enquête
L’étude de Jean-Marie Charon révèle que les journalistes passent plus de 80 % de leur temps devant un ordinateur.
Louise MONARD--DUVAL/EPJT

Quand l’info fatigue

Un sur deux : c’est la proportion de « fatigués de l’information » en France. Face à une actualité et un traitement des nouvelles anxiogènes, ils saturent.

elle peut être oppressante. Olivier Le Deuff, chercheur en informationcommunication à Bordeaux, parle même d’addiction. Elle peut s’expliquer, selon lui, par les nouveaux formats d’information, plus courts. « Ce sont des supports mobiles qui ne sont pas idéaux pour une lecture attentive » , explique le spécialiste qui pointe du doigt TikTok. « Un utilisateur passe des dizaines de minutes sur l’application. Un temps qu’il ne consacrerait pas à la lecture d’un article. »

Je suis allée mieux le jour où j’ai lu moins de choses », avoue Blandine Bissière, 44 ans, enseignante en mathématiques. Depuis le début de la pandémie de Covid-19, il y a trois ans, elle a décidé de prendre en main sa consommation d’informations. Comme elle, un Français sur deux subit la « fatigue informationnelle », selon une étude de la Fondation Jean-Jaurès, publiée en septembre 2022. Cette expression désigne un sentiment éprouvé face à un trop-plein d’actualité, même si certaines personnes peinent à comprendre que le flux de nouvelles peut être à l’origine de leur stress. John Fernandes, psychologue à Tours, en témoigne. « Ces patients ont des difficultés à décrocher des médias.

Mais ce sont des symptômes indirects : ce n’est pas le motif pour lequel ils consultent. » Difficile en effet de dire si la surconsommation d’informations est à l’origine du stress ressenti ou si elle exacerbe un malaise déjà présent.

« Je suis à fleur de peau » Sandra Henry, 55 ans, responsable administrative d’une société dans le Var, connaît bien la fatigue informationnelle.

« Je suis à fleur de peau pour tout et pour rien. J’ai mis ça sur le compte d’une exposition trop soutenue à l’information. » Au début de la guerre en Ukraine, elle passait ses journées devant BFMTV. Un sentiment qui relève du paradoxe : le public a besoin d’informations même si

Les informations anxiogènes se succèdent : pandémie, guerre, pénuries… À chaque fois, avec cette impression que les médias en font beaucoup. « C’est la manière dont est présentée l’information qui est stressante » , déplore Marion Charmillot, 32 ans et naturopathe, qui s’est totalement coupée de l’actualité depuis 2014. Une solution pour lutter contre la fatigue informationnelle ? Elle n’a plus la télévision, n’écoute plus la radio et ne lit quasiment pas les journaux.

Anne-Sophie Novel nuance ce choix. Elle vient de publier un guide : Je passe à l’acte – Mieux s’informer, coécrit avec Natacha Bigan (Éd. Actes Sud, 2023).

« Il faut garder le réflexe de s’informer, mais il faut le faire de la bonne manière. En effet, comment organiser des débats en société si les gens sont mal informés ? »

Anne-France MARCHAND et Maël PREVOST

Journalistes : l’impossible déconnexion

En congés, les journalistes sont censés laisser le boulot au bureau. Pourtant, la pratique est bien souvent tout autre.

Je me sens journaliste 24 heures sur 24 », affirme Xavier Allain, 38 ans et rédacteur en chef web à France Info. Pour un journaliste, être au courant de ce qui se passe est une chose, laisser son travail à la rédaction en est une autre. Difficile de déconnecter lorsque l’info vous colle à la peau. « J’avais une montre connectée et j’y avais mis toutes les notifications. Mais elle me faisait vibrer la main tout le temps, même la nuit ou pendant la sieste » , raconte le rédacteur en chef.

L’actualité ne s’arrête jamais, ni pendant les jours de repos, ni pendant les vacances. « Je ne travaille pas le week-

end, mais ça m’est déjà arrivé de publier une information un samedi. Je la jugeais importante et nous étions les seuls à l’avoir », avoue Chloé Gaillard, 28 ans et journaliste à Actu Oise.

Cette surconnexion brouille la frontière entre vie privée et professionnelle. Un phénomène parfois amplifié par les proches. Chloé Gaillard poursuit : « En famille ou avec des amis, tout le monde te donne des informations. Tu ne déconnectes jamais vraiment. »

Les journalistes doivent également composer avec une « pression de l’info ».

Bien souvent, ils se l’imposent à euxmêmes, de peur de rater une nouvelle

importante. « C’est moi qui crée l’info, alors j’ai un besoin de m’informer , explique Xavier Allain. Quitte à recevoir la même info cinq à six fois. C’est comme une addiction : ça te fait du bien, comme ça te fait du mal en même temps. »

Certains professionnels ont pris conscience de ce cercle vicieux. Comme Pauline Grand d’Esnon, 35 ans et pigiste : « C’est presque contre-productif d’être si connecté. Il faut savoir mesurer le moment où ça devient inutile. » Le droit à la déconnexion est inscrit dans le Code du travail. Mais certains acteurs de la profession semblent parfois l’oublier.

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Infographie Louise MONARD--DUVAL/EPJT

Riez, vous êtes informés

Lassé des mauvaises nouvelles ? L’humour devient la parade aux actualités angoissantes. Chroniques, spectacles, vidéos humoristiques deviennent des moyens ludiques pour retrouver le goût de l’information.

Covid, guerre en Ukraine, c’est pas possible pour moi. Je ne peux pas voir ça. » Priscilla Umhauer, 43 ans, est architecte d’intérieur à Lyon. Elle n’a « jamais été une grande férue d’actu » Pour elle, la crise sanitaire a été le coup de grâce : trop de notifications, trop de nouvelles anxiogènes. Désormais, son moyen de s’informer passe par un nouveau ton, l’humour.

Bertrand Chameroy sur France 5, Guillaume Meurice sur France Inter, Nicolas Canteloup sur TF1, ou encore Gaspard Proust sur Europe 1 : les humoristes qui s’amusent de l’actualité se multiplient. Plus attrayantes et moins pesantes, ces chroniques d’humour permettent-elles de redonner goût à l’information ? « Ça fait du bien parce que ça fait rire, à la différence des informations classiques. Quand je passe à côté d’une actualité, ça me permet de m’y intéresser », poursuit l’architecte lyonnaise.

Rire de l’actualité n’est pas une nouveauté. L’Oreille en coin sur France Inter (19681990), Le Bébête Show sur TF1 (19821995) ou Les Guignols de l’info sur Canal + (1988-2018) y avaient déjà pensé. Ces émissions sont les premières sources d’inspiration de certains humoristes de

France Inter : Charline Vanhoenacker et Guillaume Meurice. À 15 ans, le trublion du programme C’est encore nous ! – exPar Jupiter ! – négocie auprès de ses parents pour avoir la télévision. Il découvre Les Guignols, l’illustre émission de Canal +. « À cette époque, c’était un peu la grand-messe. Je me suis intéressé à des sujets d’actu parce qu’ils les traitaient. » D’après lui, l’humour est bel et bien une porte d’entrée à l’information. « Ça permet d’avoir l’illusion de ne pas subir, de dire à l’actu, à la société : je m’en fous et je ris de tout ça. » Mais il nuance, en rappelant l’importance de s’informer : « Une fois que tu t’es marré, si tu ne te renseignes pas après, c’est plus compliqué. »

« PercePtion biaisée de la réalité » S’amuser de l’actualité est avant tout politique. Guillaume Meurice en a fait l’expérience l’année dernière en se présentant à l’élection présidentielle, afin d’interpeller et de susciter le débat. Alexis Lévrier, historien de la presse et professeur à l’université de Reims, explique : « La satire a longtemps été un moyen de contester le pouvoir. Mais pour que l’humour fonctionne, il doit s’en prendre à tout le monde. »

Charline Vanhoenacker se plie à cette règle. L’ex-correspondante à Paris pour la RTBF, Radio-télévision belge, et pigiste pour le journal belge Le Soir, s’est prise de passion pour la politique française, « plus personnalisée et théâtralisée qu’en Belgique », selon elle. Elle a alors troqué la casquette de journaliste pour enfiler celle d’humoriste. Traiter un sujet par le prisme de la caricature ou de l’humour est « un levier pédagogique qui permet une lecture alternative de la société » Mais s’informer uniquement par ce biais est aussi problématique qu’utopique. « Cela me paraît dangereux, estime l’historien Alexis Lévrier. On a une perception biaisée de la réalité. Et surtout, l’humour fonctionne par référence à une information dominante : si vous ne la connaissez pas, vous ne pouvez pas comprendre le message humoristique. »

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Plus d’infos sur notre site Assises. journalisme. epjt.fr Focus 29 mars 2023 — assises du journalisme
L’humour est une porte d’entrée à l’information ; encore faut-il ne pas s’informer uniquement par ce biais. Mathilde LAFARGUE/EPJT

Quand la vie vire au vert

De réceptionniste à rédacteur en chef, José Rexach a opéré un véritable changement de vie en créant Humeco, un média écologiste en ligne.

José Rexach n’oubliera jamais le soir où il est allé voir Capharnaüm , de Nadine Labaki, dans un cinéma parisien en 2018. Le film retrace le parcours d’un enfant en quête d’identité qui refuse la vie qui lui est imposée.

À 31 ans, José Rexach raconte encore avec émotion le choc qu’il a eu en sortant de la projection : « L’histoire m’a profondément touché. J’avais un nœud dans la gorge. Si je parlais, j’éclatais en sanglots » , se rappelle-t-il. C’est le déclic.

« Avant d’avoir vu ce film, personne ne m’avait parlé de ce monde de merde qui fait passer l’argent avant tout. Je participais à cette logique sans m’en rendre compte et je ne voulais définitivement plus vivre ainsi. »

« Un média pop et cool »

Une semaine plus tard, il quitte son poste de réceptionniste dans un hôtel de la capitale. Pour faire bouger les choses, il souhaite s’adresser à une partie de la jeunesse, celle qui ne se sent pas concernée par les enjeux environnementaux et sociétaux. « Il fallait réfléchir à un média associatif pop et cool pour ne pas ennuyer et éviter de générer de l’éco-anxiété. » José Rexach est déterminé. Il apprend le journalisme sur le terrain en faisant des interviews et des reportages. « J’ai commencé avec un petit micro et mon téléphone, à la Rémy Buisine. » Il travaille pendant plusieurs mois sur la charte graphique de son média et se forme seul aux logiciels de montage.

« Je ne me suis jamais senti illégitime, bien au contraire, je suis fier d’avoir réussi par moi-même. »

valeurs et brouille la frontière entre information et engagement. L’objectif ? Inciter la jeunesse à quitter son écran et à agir : « Avec les bénévoles, nous avons organisé des maraudes, participé au nettoyage des plages et nous sommes venus en aide à des réfugiés. »

RéUssiR en Restant soi-même Casquette sur la tête, jean et sweat-shirt orange vif siglé « À la folie », José est au travail comme dans la vie. Convaincu qu’il est possible de réussir tout en restant soi-même, il a décidé de s’éloigner de l’image « hyper formatée des médias qui sont dans le cliché du costard et de la cravate ». L’autodidacte revendique même ce parcours atypique : « Je ne me suis jamais senti illégitime, bien au contraire, je suis fier d’avoir réussi par moi-même. »

José Rexach a toujours été débrouillard. Originaire d’Alicante, en Espagne, il arrive en Saône-et-Loire avec sa mère, à l’âge de 7 ans. « Je ne suis pas quelqu’un

qui roule sur l’or, mais je m’en suis toujours sorti. » Pour financer ses études, il enchaîne, dès 18 ans, les petits boulots : à La Poste, dans le domaine de la traduction, de la vente et de l’hôtellerie. Il finit par s’installer à Paris pour suivre une licence en Langues, littérature et cultures étrangères (LLCE). Sa détermination permet à Humeco , dont le titre est un mélange entre les mots « humain » et « écologie », de voir le jour en 2019. Rapidement, le média associatif gagne en visibilité et en notoriété. Des personnalités, dont Cyril Dion, viennent à sa rencontre et d’autres journalistes se joignent à l’aventure. Le voilà lancé. Sur le terrain, le média met en pratique ses

Anissa Berouk, étudiante en journalisme, a effectué un stage dans le média entre avril et juin 2022. Pour elle, José est totalement à l’image de son média : « Il parvient à effacer le sentiment anxiogène que peuvent dégager les sujets écologiques. Le côté engagé, sans que le sérieux ne soit trop présent, apporte une touche de légèreté. »

José Rexach a parfois douté, se sentant démuni face à l’ampleur de ces enjeux. Pour autant, le rédacteur en chef est conscient de l’urgence d’agir : c’est ce qui le motive à poursuivre son projet. Il confie : « Avec Humeco , j’ai trouvé un véritable espace d’expression. » Le jeune entrepreneur a prouvé que ce n’était pas impossible, et qu’il n’était jamais trop tard pour se réinventer.

La Feuille. numéro spécial Assises du journalisme 2023. École publique de journalisme de Tours (EPJT) – IUT de Tours, 29, rue du Pont-Volant, 37100 Tours, tél. 02 47 36 75 63.

Directeur de publication : Laurent Bigot. Encadrement : Michel Dalloni, Christèle Bourdeau. Rédaction : les étudiants de première année, Camélia Aidaoui, Inès Alma, Laura Blairet, Sarah Costes, Jane Coville, Tom Demars-Granja, Clara Duchêne, Maëva Dumas, Aya El Amri, Zineb El Ouadi, Arnaud Fischer, Mathias Fleury, Zacharie Gaborit, Dorian Gallais, Zeïneb Hannachi, Lune Hornn, Élias Insa, Sellim Ittel, Sophie Jeanneteau, Kelvin Jinlack, Mathilde Lafargue, Thomas Lemoult, Manon Louvet, Zachary Manceau, Anne-France Marchand, Roméo Marmin, Louise Monard--Duval, Eva Pressiat, Maël Prévost, Léo Segura, Fanny Uski-Billieux, Maylis Ygrand. Conception graphique : Laure Colmant. Site Internet : https://assises-journalisme.epjt.fr/ Impression : Picsel, Tours. ISSN : 0299-3406. Dépôt légal : mars 2023. Toute reproduction interdite et passible de poursuites.

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Assises du journAlisme — 29 mArs 2023 Portrait
Zeïneb HANNACHI/EPJT
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