La Feuille hors série. Spécial Assises du journnalisme. Septembre 2021

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La Feuille

NUMÉRO SPÉCIAL ASSISES DU JOURNALISME – SEPTEMBRE 2021

LA PAROLE

Photo : Élise Bellot/EPJT

AU CLIMAT

ENTRETIEN

DOSSIER

FOCUS

« BONJOUR LE BORDEL ! »

SE FORMER POUR MIEUX INFORMER

« THE GUARDIAN » EN AVANT-GARDE

DANS UN ENTRETIEN À LA FEUILLE, LA JOURNALISTE LAURE NOUALHAT RACONTE SON CHEMINEMENT FACE À L’ÉCO-DÉPRESSION /P.6

LA QUALITÉ DE LA FORMATION EN MATIÈRE D’ENVIRONNEMENT EST ESSENTIELLE À LA CRÉDIBILITÉ DES JOURNALISTES /P.15

LE QUOTIDIEN BRITANNIQUE A ADOPTÉ UNE LIGNE ÉDITORIALE ET UNE POLITIQUE INDUSTRIELLE RADICALE EN FAVEUR DE L’ÉCOLOGIE /P.29


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SOMMAIRE

La Feuille

La Feuille - Septembre 2021 - Spécial Assises du journalisme

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FORMER POUR INFORMER

Pour raconter un monde en perpétuelle évolution, les journalistes doivent s’acclimater. Ils leur faut décrypter l’urgence climatique en cours. Entre nouveaux masters, spécialités dans les écoles de journalisme ou ateliers à destination des professionnels, de nouvelles formations apparaissent pour offrir un bagage scientifique et développer l’esprit critique. Les projets d’éducation aux médias pour les plus jeunes se multiplient aussi.

10 P. 6-7 ÉCO-DÉPRESSION Laure Noualhat, journaliste indépendante spécialiste de l’environnement, se confie sur sa déprime liée au réchauffement climatique. P. 8-9 AU QUOTIDIEN Journaliste environnement : une nouvelle spécialité qui s’invente au quotidien malgré les loupés. P. 10 NAUFRAGE Dans le Finistère, le fantôme de l’Amoco-Cadiz hante toujours les mémoires. P. 11 ENFUMAGE Tchernobyl. 1986. Premier mensonge environnemental médiatisé. P. 12-13 DERRIÈRE LES CLICHÉS Le photographe Sebastião Salgado parcourt le monde. ­Objectif : rendre hommage à la planète au lieu de créer la panique. P. 14 LA MÉTÉO A CHAUD Demain, il fera chaud. Comment le bulletin météo s’est-il converti à l’information climatique ?

P. 22-23 COULISSES DE L’INFOX Six spécialistes reconnus des fausses informations analysent ce phénomène préocuppant. P. 24-25 TOMBÉS POUR L’INFO Informer au risque de sa vie. Des dizaines de reporters sont morts en enquêtant pour le climat. P. 26 ÇA CARBURE EN RÉDAC Le journalisme est un métier polluant. Focus sur les initiatives pour y remédier. P. 27 ACTIONNAIRES VS MÉDIAS Les acteurs économiques menacent-ils la liberté éditoriale en matière d’environnement ? Oui, répond Benoit Huet. P. 28-29 VOLTE-FACE Trois journaux, trois stratégies radicales pour relater la crise écologique.

10 P. 30-31 ALTERNATIVES Suivre l’information autrement tout en éveillant les consciences : un défi relevé par de nouvelles écritures journalistiques. P. 32 INDÉPENDANT Hervé Kempf exerce son métier comme il l’entend pour raconter le monde qui l’entoure.

La Feuille numéro spécial Assises du journalisme, septembre 2021, École publique de journalisme de Tours/Université-IUT, 29, rue du Pont-volant, 37002 Tours Cedex, Tél. 02 47 36 75 63 ISSN n° 0291-4506 Directeur de la publication : Laurent Bigot. Coordination : Michel Dalloni (rédacteur en chef), Laure Colmant (maquette) Mathias Hosxe (secrétariat général de la rédaction). Rédaction : Nejma Bentrad, Hugo Boudsocq, Carla Bucero-Lanzi, Marion Chevalet, Antoine Comte, Laure D’Almeida, Théodore De Kerros, Léobin de la Cotte, Marine Gachet, Alexis Gaucher, Camille Granjard, Romain Leloutre, Romane Lhériau, Manon Modicom, Lisa Morisseau, Flavie Motila, Éléa N’Guyen Van- Ky, Julia Pelligrini, Chloé Plisson, Marielle Poupard, Irène Prigent. Iconographie et infographie : Élise Bellot, Zahra Douche, Grégory Genevrier, Anne-Charlotte Le Marec, Lisa Peyronne. Secrétariat de rédaction : Alexandre Camino, Claire Ferragu, Clara Jaeger, Marie Le Bobinnec, Enzo Maubert, Manuela Thonnel, Lucas Turci, Paul Vuillemin, Héloïse Weisz. Photo de couverture : Élise Bellot/EPJT. Imprimeur : Picsel, Tours. Remerciements : Sebastião Salgado et son studio ; Nicolas D’Almeida.

Photos : Alexis Gaucher/EPJT, Hugo Boudsocq/EPJT, Elise Bellot/EPJT

P. 4-5 URGENCE JOURNALISTIQUE Raconter et décrypter les phénomènes climatiques : le nouvel enjeu des journalistes.


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Ça Chauffe ! Septembre 2021 − ­­ Assises du journalisme

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PAGE RÉALISÉE PAR LA RÉDACTION

LE COMBAT DE CAMILLE ÉTIENNE

À 22 ans, Camille Étienne a déjà tout d’une militante chevronnée. Porte-parole du collectif On est prêt, la Savoyarde réalise Réveillons-nous , qui dépasse les 15 millions de vues. Le court métrage, diffusé en mai 2020, est un plaidoyer sensible pour la planète. Quelques mois plus tard, elle fait face aux grands chefs d’entreprise français et clame la fin ­du vieux monde, celui où productivité rime avec pollution et croissance avec épuisement des ressources. Sa prestation suscite les moqueries mais peu lui importe. Après un pa ssage de v ant la Commission ­européenne, elle compte désormais parmi ces femmes qui s’engagent pour la planète, au côté de Greta Thunberg.

Photos : C0ompte Instagram de Camille Étienne - Rachel Ingram - Mariusz Kubik - Infographie : Anne-Charlotte Le Marec/EPJT

« Parce qu’en matière d’environnement, remettre à plus tard, c’est remettre à trop tard » Naomi Klein, Plan B pour la planète, 2019 ILS RISQUENT DE PRENDRE L’EAU En plein cœur de l’océan Pacifique, les îles Kiribati pourraient être le premier État à délocaliser sa population à cause de la montée des eaux. Pour anticiper ce phénomène, le président Anote Tong a déjà fait l’acquisition de 2 400 hectares de terrain aux Fidji afin de reloger les 110 000 Gilbertins. Mais les habitants subissent déjà de plein fouet le ­réchauffement climatique. Les infrastructures et les terres agricoles du pays sont menacées chaque année. Selon le rapport du Groupe d’experts ­intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) en 2019, sur le réchauffement planétaire de 1,5 °C, une augmentation du niveau de la mer de 1,10 mètre est à prévoir d’ici 2100, voire de 2 mètres en cas de fort dérèglement climatique.

RECORD D’AUDIENCE POUR « DEMAIN » Plus de 1 million d’entrées ont été comptabilisées en France pour le film Demain (2015), de Cyril Dion et Mélanie Laurent. Un record pour un documentaire. Diffusé dans plus de 27 pays, le longmétrage a aussi remporté le César du meilleur documentaire en 2016. Avec un regard optimiste, les réalisateurs sont partis à la rencontre d’acteurs locaux dans une dizaine de pays. En montrant leurs initiaves, ils ouvrent de nouveaux horizons pour le monde de demain. En 2018, Cyril Dion offre une suite à ce premier succès avec Après demain.

81 %

des Français estiment que ­­la médiatisation grandissante des sujets environnementaux peut induire une prise de conscience collective, voire un changement des comportements, d’après un sondage réalisé en 2019 par Harris interactive sur un échantillon représentatif de 1 001 personnes.


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LA PLUME DANS L’APRÈS

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uragans et tempêtes : les phénomènes extrêmes se multiplient. Les hivers sont plus doux, les étés, caniculaires. La biodiversité se dirige vers une sixième extinction de masse. Selon l’étude People’s Climate Vote, plus des deux tiers de la population mondiale considèrent la planète en état d’urgence climatique. Face à cet enjeu universel, que peut faire le journaliste ou, plutôt, que doit-il faire ? « Force est de reconnaître que nous n’avons pas été à la hauteur collectivement. Les émissions de gaz à effet de serre ont doublé depuis trente ans. C’est un aveu d’échec collectif et les médias sont partie prenante en tant qu’acteurs de la conviction ou de la nonconviction de nos concitoyens », soutient Jean Jouzel, paléoclimatologue et ancien vice-président du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). l’ecologie fait son nid en rédaction

Durant le XXe siècle, le traitement des enjeux environnementaux a été exclusivement dicté par l’actualité. Minamata [pollution au mercure dans un port japonais en 1956], l’Amoco Cadiz en 1978

(voir p. 10) ou encore Tchernobyl en 1986 ont glacé d’effroi médias et populations. Avec le nouveau millénaire, l’urgence ­climatique a grignoté du terrain. Longtemps considéré comme un militant, le journaliste environnement a fait peu à peu son nid dans les rédactions. Non sans mal, en témoigne l’exemple d’Hervé Kempf qui fut décrit sévèrement comme « l’ayatollah du vert » par ses collègues du Monde (voir portrait p.32). Pourtant, loin d’être un simple observateur, le journaliste est un acteur clé de la lutte contre le changement climatique. Il doit raconter ces phénomènes à une ­population qui souhaite comprendre les catastrophes qui la touche. Selon un ­sondage Harris Interactive de 2019, une plus grande médiatisation des sujets environnementaux et climatiques induit une prise de conscience et une modification des comportements chez 81 % des Français. Mais cette responsabilité n’est que morale. Elle ne répond à aucune définition légale, ne figure dans aucune charte professionnelle. Selon certains, cette ­situation n’est pas à la hauteur ­des enjeux. « Depuis cinq à huit ans, il y a eu une vraie rupture en termes de compétences journalistiques. Les échanges étaient intéres-

sants, fructueux. Aujourd’hui, les rédactions veulent des sujets rapidement au détriment de la qualité. L’instabilité professionnelle pousse à la culture du résultat », constate Emmanuel Garnier, historien du climat rattaché au CNRS. Un sentiment qui rejoint l’étude Kantar-La Croix sur « la confiance des Français dans les médias » en 2020. Pour plus d’un Français sur deux, le réchauffement climatique est mal traité. « On peut s’interroger sur la hiérarchie de ces sujets dans les médias. Je trouve que cela s’améliore, sans que cela veuille dire que c’est à la hauteur des enjeux », estime Thomas Blosseville, journaliste scientifique et vice-président de Journalistes-écrivains pour la nature et l’écologie (JNE).

« on apprend toujours sur le tas »

Depuis la fin des années deux mille, la profession a aiguisé ses armes. Le journalisme de solution a pris racine. Les ­rubriques Planète ont fleuri. Ce thème a aussi pris son indépendance dans des médias spécialisés comme Reporterre. Cette nouvelle place de l’environnement dans le débat public interroge aussi les formations. « Quand on est journaliste, on apprend toujours sur le tas », tempère

Photos : Darcy Moore - Gérald Garitan - Illustration : Lisa Peyronne/EPJT

Raconter les phénomènes climatiques et les décrypter : telle est la nouvelle responsabilité des journalistes. Pour répondre à ce défi, le métier doit évoluer.


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5 « On a laissé trop de place au climatoscepticisme » Assises du journalisme − ­­ septembre 2021

Panorama

Pour parler correctement du climat, le chercheur Jean Jouzel prône un journalisme responsable incluant scientifiques et non-spécialistes.

Les journalistes sur le terrain qui couvrent les sujets environnementaux essaient désormais de les traiter, lorsque cela est nécessaire, sous l’angle du changement climatique.

Thomas Blosseville. Dans la plupart des écoles, les savoirs scientifiques sont les parents pauvres des cursus généraux. Une lacune qu’elles tentent progressivement de résorber par le développement de spécialités. Maîtriser la question du dérèglement climatique ou, tout du moins, ses conséquences sur nos sociétés devient l’un des impératifs du métier de journaliste. « Nous ne sommes qu’au début du traitement de ce sujet-là, insiste Thomas Blosseville. C’est à nous de l’affiner pour y déceler les enjeux et ne pas rester dans les polémiques. » Pour relever ce défi, le journaliste doit se défaire néanmoins des obstacles qui restent nombreux : ligne éditoriale peu soucieuse des enjeux climatiques, dépendance des médias à des actionnaires et des annonceurs, dictature de l’audience. Parler d’écologie, c’est parfois même risquer sa vie. La responsabilité du journaliste est grande car elle doit garder l’auditeur en alerte et accompagner une refonte ­complète de notre société. Cette question touche toutes nos plumes. La quatorzième édition des Assises internationales du journalisme est le miroir de cette prise de conscience. Léobin DE LA COTTE et Romain LELOUTRE

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aléoclimatologue, ancien viceprésident du Giec, de 2002 à 2015, Jean Jouzel est reconnu pour ses travaux de recherche sur l’évolution du climat. Il est lauréat de nombreuses distinctions scientifiques, parmi lesquelles la médaille d’or du CNRS (2002). Sous sa vice-présidence, le Giec se voit décerner en 2007 le prix Nobel de la paix, avec Al Gore, alors vice-président des ÉtatsUnis, pour leur engagement dans la lutte contre les changements climatiques. Après quarante ans de prise de conscience, quel diagnostic faites-vous du traitement de l’urgence climatique dans les médias ? Jean Jouzel. Je pense que nous avons d’excellents journalistes qui traitent de ces problèmes. La place donnée à l’environnement et au climat est en général satisfaisante dans les médias. C’est le cas dans la presse écrite, ça l’est de moins en moins à la radio tandis que la télévision ne donne plus qu’un espace minime aux scientifiques. Certains, pour se différencier, ont mis en avant une forme de climatoscepticisme et ont donné une parole à ses défenseurs même s’ils ne représentent que quelques scientifiques isolés. C’est regrettable car je pense que les médias jouent un très grand rôle dans

l’acceptation par la population de la réalité du changement climatique. Les journalistes doivent-ils continuer à donner la parole aux ­climatosceptiques ? J. J. Oui, ceux-ci doivent aussi pouvoir s’exprimer, c’est quelque chose de légitime. Cela me semble logique que certaines personnes se disent : « Mais est-ce que les scientifiques ont vraiment raison ? » Surtout lorsque cela implique une refonte ­complète de notre société. C’est un scepticisme constructif. L’enjeu impose c­ ependant un débat d’arguments. Il faut sortir des dogmes. C’est au journaliste de comprendre qu’il ne peut pas donner la parole à un interlocuteur qui nie le ­réchauffement climatique sans argument. Trop souvent cela a été le cas, nous avons laissé trop de place au climatoscepticisme. Dans les médias, la question du réchauffement climatique est-elle le domaine réservé des journalistes scientifiques  ?­­­ J. J. Non, au contraire, il faut que les journalistes d’actualité, d’économie, de société écrivent sur cette question. Il est tout à fait justifié qu’un journaliste, sans grande culture scientifique, parle de ­s ujets qui touchent directement au ­réchauffement climatique, à ses causes, à ses conséquences, à ses solutions. Il n’a besoin que de sa propre culture et d’un esprit d’ouverture. L’aspect scientifique est important mais c’est avant tout un problème de société majeur. Recueilli par Léobin DE LA COTTE et Romain LELOUTRE

Le traitement médiatique des enjeux climatiques est parfois critiqué par les scientifiques et la population.


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Entretien

Assises du journalisme − ­­ Septembre 2021

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« IL FAUT S’ALIGNER AVEC LE VIVANT »

Journaliste indépendante spécialiste de l’environnement, Laure Noualhat prône une vision radicale de l’écologie. Vous avez écrit l’ouvrage Comment rester écolo sans finir dépressif, dans lequel vous expliquez que l’écodépression n’est pas une fatalité. Vous en avez pourtant vécu une face à l’ampleur de l’urgence climatique. Comment l’éviter ou en sortir ? Laure Noualhat. L’éco-dépression est une déprime liée à la dégradation continue et dramatique de l’environnement. Pour s’en sortir, je dirais qu’il faut avant tout embrasser totalement cette dépression. Lui dire que vous l’aimez, parce que c’est un signe de bonne santé. Je pense qu’il faut vraiment embrasser ces moments où l’on se dit : « Putain tout est foutu, il n’y a aucune perspective, notre destin commun, il est quand même mal barré . » C’est important de bien prendre la mesure de ce qui nous traverse, que ce soit la colère, l’impuissance, la peine, la peur, etc. Ce qui revient à la notion de deuil… L. N. Oui, le deuil du « Yes we can », du « Just do it ». Le deuil de tout ce qu’on nous a appris et même de tout ce que l’on m’a appris. Ensuite, mon deuxième conseil, ce serait d’en parler. Se rapprocher de personnes qui vivent la même chose.

Laure Noualhat souhaite agir en rupture avec le modèle de consommation contemporain en travaillant, en particulier, sur l’écopsychologie.

M o n t r o i s i è m e c o n s e i l c ’e s t l a ­réconciliation avec soi-même. Bien faire le distinguo entre la notion d’effondrement et l’effondrement intime dans lequel ça résonne. Donc distinguer de quel ­effondrement on parle, ce qui résonne en nous et sur quoi s’appuie cette peur. Enfin, quatrième conseil : aller faire des stages. Personnellement, ce qui m’a vraiment nettoyé, ce sont des ateliers collectifs ­appelés « stages de travail qui relie ». Ils permettent de se reconnecter avec la n ­ ature. Pour moi, il y a eu un avant et un après.

« Si nous faisons passer l’information et que 100 000 personnes nous lisent, alors cela mérite les 20 tonnes de CO2 émises pour aller aux États-Unis » Comment allier un mode de vie décarboné aux contraintes de mouvement que le métier de journaliste implique ? L. N. En faisant du slow journalisme. Par exemple, j’ai fait beaucoup de voyages en train pour aller couvrir des COP [conférences pour l’environnement]. Je suis allée à Poznań, en Pologne. En train, cela prend une quinzaine d’heures. Tu peux voyager doucement. L’Europe est toujours à portée de train. C’est cher mais tu peux payer la différence ou négocier auprès de la production. Après, je ne peux pas dire grand chose là-dessus parce que j’ai aussi beaucoup pris l’avion. Si j’avais fait un enfant [ce qu’elle a refusé par choix écologique] mon bilan carbone aurait été inférieur à celui de mon bilan carbone aéronautique. Alors comment concilier un mode de vie écologique avec mon travail ? C’est la grande question. On essaie souvent de se racheter une conscience. Si nous faisons passer l’information et que 100 000 per-

Photos : Alexis Gaucher/EPJT

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n 2014, victime d’éco-dépression, Laure Noualhat quitte Paris et son CDI à Libération pour se mettre au vert, dans une grande maison partagée de l’Yonne. C’est de ce lieu à son image, authentique et naturel, qu’elle mène ses projets de films, comme Après demain qu’elle coréalise en 2018 au côté de Cyril Dion. L’entretien a lieu dans sa bibliothèque, sans fioriture, près de son bureau jonché de feuilles. Elle raconte son mode de vie permacole, les causes de son éco-dépression et ses quatorze années au service Terre de Libé. À notre arrivée, surprise et ravie, elle a­ ffiche la couleur : « C’est dingue, pour une fois que je rencontre des jeunes journalistes qui s’intéressent à ces questions ! » Elle joue avec le bout de son pull-over, ­détache ses cheveux et engage rapidement le dialogue. Un contact facile qui témoigne de sa volonté de transmettre un message aux futures générations, en préconisant la résilience écologique. Devenue une référence dans le journalisme environnement, elle estime avoir atteint son objectif de vie : travailler en toute indépendance, sans patron, ni ­horaires. Au service de l’écologie.


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Dans sa maison bourguignonne, Laure Noualhat vit au plus près de la nature, en alliant un mode de vie local et plus durable.

sonnes nous lisent ou que 1million d’individus regardent le film, alors ça mérite les 20 tonnes de CO2 émises pour aller aux États-Unis. Puis, un beau jour, on décide de ne plus prendre l’avion, de faire du journalisme local, parce que, de toute ­façon, les enjeux globaux ont intégré les localités proches de chez nous. Nous pouvons remarquer ici, à Joigny, les effets du réchauffement climatique, les problèmes de territoires entre « pesticideurs » et riverains, entre chasseurs et urbains. Quel est votre regard sur le journalisme de solution ? Comment devons-nous nous placer à l’avenir dans notre exercice de journaliste ? Faut-il être alarmiste ou proposer des solutions ? L. N. Les deux, mon colonel ! Pour moi, dans le journalisme de solution, c’est le terme  ­­  solution qui me dérange. Il n’y a pas de solution ! (rire). Il faut abandonner l’espoir que le « foutur » [contraction de foutu et de futur] soit un futur. Pendant que vous créez des moyens de production, vous ne créez pas les moyens d’abaisser les consommations. Or, selon moi, nous ­devrions d’abord réduire nos consommations, nous lancer dans l’efficacité énergétique et aller dans le renouvelable, tout en sortant du nucléaire. Bonjour le bordel ! Moi je trouve qu’en ce moment, la transition est plus intérieure qu’écologique ou sociétale. Je comprends que le journalisme de solution est aussi une réponse au journalisme environnemental. Mais quand on commence à bien connaître le dossier, on se rend compte qu’il n’y pas de solution. Il

y aura toujours une empreinte ou une pression sur les ressources. Je suis arrivée à la certitude que ça ne marchera pas tant que nous serons 8 milliards à vouloir les mêmes choses. La solution, c’est donc de changer intérieurement ? L. N. Absolument ! La solution, c’est la transition intérieure, c’est s’aligner avec le vivant. Il ne faut pas réutiliser les vieux codes du syndicalisme à l’ancienne. Il y a des projets de société à inventer mais nous sommes dans un pays très centralisé et jacobin. Donc, le compte n’y est pas. Ceux qui tiennent les rênes et vont continuer de les tenir feront encore partie de l’élite cosmopolite. Ils auront encore la main sur les centres de pouvoir décisionnels. Mais je ne dis pas qu’il faut lâcher le projet politique de société. Nous devons faire une mue par rapport à tout ce qu’on a appris pour avancer demain dans un monde qui va être changeant. En avril dernier, vous avez sorti votre série documentaire Carbonisés ! sur France Télévisions. De quoi parle-t-elle ? L. N. En mai 2019, France Télévisions a lancé un appel d’offres sur le thème des « tourments climatiques ». Le sujet, c’était la façon dont l’écologie entre dans la vie des gens. Les questions qu’ils se posent. Est-ce que l’on doit faire des enfants ? Changer de voiture ? Déménager ? Je me suis dit que c’était pour moi. J’ai écrit un dossier en deux jours. Et nous avons été pris. Pour France Télévisions, Joigny, c’est une ville de 10 000 habitants, donc la

France profonde. Il y a un vigneron climatosceptique, des petites Greta Thunberg qui ont fait une grève dans leur collège, une prof de méditation ou encore mon ami Massimo qui a développé une grosse névrose sur les déchets : dès qu’il voit un objet neuf, il se fait son bilan carbone.

Recueilli par Théodore DE KERROS, Alexis GAUCHER, et Romane LHÉRIAU

BIO EXPRESS 1974 Naissance à Avignon. 1994-1996 Études à l’école d’ingénieurs Télécom Sud Paris. 1996-1998 Formation en journalisme à l’IPJ à Paris (presse écrite et radio). 2000-2014 Journaliste à Libération au service Terre. 2007-2015 Elle tient un blog   Six pieds sur terre 2020 Parution de son livre Comment rester écolo sans finir dépressif. 2014-2021 Journaliste  indépendante (écriture, enquête, réalisation). Elle intervient régulièrement dans Causette, sur France Inter ou Arte.


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Focus

Assises du journalisme ­­— Septembre 2021

L’essor d’une spécialité

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De plus en plus de journalistes se consacrent à l’environnement et font face ensemble.

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ujourd’hui quand on écrit sur le changement climatique, on joue un rôle de lanceur d’alerte, comme le font les climatologues et les scientifiques », affirme Stéphane Mandard, journaliste au service Planète du Monde. Si, il y a quelques années, les questions environnementales n’étaient pas la priorité des rédactions, aujourd’hui les journalistes spécialisés dans ce domaine sont attendus. « Ce n’est plus un thème marginal, constate Angela Bolis, pigiste. Je n’ai aucun mal à vendre mes sujets. » Cette spécialité suppose d’explorer une multitude de sujets. Aurore Coulaud, journaliste pour la cellule environnement de Libération, a assisté à la naissance de la chronique Fil Vert du quotidien. « On voulait faire des sujets réguliers sur la thématique de l’environnement et nos chefs ­répondaient positivement », se souvientelle. Un jour est consacré aux animaux, un autre aux ­actions concrètes à mettre en place, un autre aux bonnes nouvelles. Puis la journaliste et ses collègues se mettent à travailler sur des dossiers qui regrou­pent

décryptages, enquêtes, portraits et reportages. Ils abordent des thèmes comme la chasse, le recyclage ou le réensauvagement. La rédaction accueille à bras ouvert ces nouveaux sujets. Cette diversité passionne Sébastien Billard, journaliste environnement chez L’Obs. Il regrette néanmoins de ne pas pouvoir faire assez de La thématique de l’environnement suppose, pour un terrain à cause du temps que journaliste, d’explorer une multitude de sujets. prend le travail sur le Web. « C’est paradoxal, parce que travailler sur d’être contre la protection de l’environl’environnement veut dire aller voir nement, soutient Clémentine Thiberge. ­dehors ce qui se passe », déplore-t-il. Mais on n’est pas pour autant militant. On garde à l’esprit que les sujets qu’on traite Vigilants mais pas militants sont toujours nuancés. » Du côté des journalistes scientifiques, Pour Stéphane Mandard, « il est imporl’approche est différente. Clémentine Thi- tant de creuser ce sillon, d’informer, de berge, spécialisée dans le domaine, répéter. Nous sommes face à un boulever­explique : « Je fais surtout des décryptages s e m e nt h i s t o r i q u e  » . Év e i l l e r l e s d’études et de travaux de recherche ». consciences et rendre la science accesCependant, tous se rejoignent pour dire sible à tous, tel est le mantra des journaqu’il faut rester vigilant. « Quand on est listes environnement. spécialisé sur ce thème, c’est impossible Marine GACHET

Ultramarins, ultra oubliés

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n matière de solutions à l’urgence climatique, les départements d’outre-mer (D OM) français peuvent servir d’exemple. La Réunion est le département qui produit le plus d’électricité à partir des énergies renouvelables, avec plus de 35 %. Cela s’explique par le fait que l’île n’est pas connectée au réseau métropolitain des centrales nucléaires. Cette exemplarité n’est pourtant que rarement traitée dans les médias nationaux. Et c’est loin d’être un cas isolé : de nombreux faits d’actualité ne sont pas ou peu évoqués dans la presse française. Dans le scandale du chlordécone aux Antilles, en janvier 2021, les juges d’instruction ont laissé entendre aux parties civiles que la procédure pourrait aboutir à un non-lieu. Cet insecticide, interdit aux États-Unis dès 1976 et retiré de la vente en France en 1990, a

continué d’être utilisé dans les Antilles françaises jusqu’en 1993. Leurs sols ont été durablement contaminés ainsi que les nappes d’eau souterraines. Toute l’agriculture en est affectée. Les populations ­locales continuent de subir les conséquences, avec des risques avérés d’accouchement prématurité et de cancer de la prostate. Dans les

En Guadeloupe, 22,02 % de l’éléctricité est d’origine renouvelable, selon l’Orec.

médias français, les actions en justice contre ce scandale environnemental n’ont pas fait la une. Et en 2020, la chaîne France Ô, d ­ édiée au traitement des informations ultramarines, est fermée. Une fermeture révélatrice : la chaînes n’a pas su ou pu s’adresser à la fois aux Ultramarins et aux Métropolitains. La pauvreté du traitement médiatique des DOM se résume en un chiffre : selon une étude de l’INA publiée en 2018, les Outremer représentent moins de 0,5 % des sujets traités dans les journaux télévisés français en dix ans. « On en parle quand il y a une crise assez importante ou un cyclone, ce n’est pas systématique », analyse Boris Courret, journaliste à BFM TV et ancien de France Ô. Même dans un contexte de crise environnementale, la loi kilométrique n’épargne pas les Outre-mer.

Marielle POUPARD

Photos : Rachel Claire/Pexels - Marcel Mochet/AFP

Au cœur des scandales environnementaux, les Outre-mer sont pourtant loin de faire la une.


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Septembre 2021 − ­­ Assises du journalisme

Focus

Le poids du climat dans la balance médiatique

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Infographie : Grégory Genevrier/EPJT

Reporterre, Bastamag ou Kaizen, de nombreux titres se spécialisent sur les enjeux climatiques. Qu’en est-il des médias dits généralistes ? Réponse avec notre baromètre des sujets environnement dans la presse.

Page réalisée par Nejma BENTRAD, Marion CHEVALET, Gregory GENEVRIER, Chloé PLISSON et Enzo MAUBERT


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Focus

Assises du journalisme − ­­ Septembre 2021

Tchernobyl : la vérité d’un mensonge

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L’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl, en 1986, a révélé la difficulté de traitement médiatique des drames environnementaux. Face à la rétention d’information, les médias français ont participé à la diffusion du mensonge.

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e 26 avril 1986, 1 h 23. Le réacteur 4 de la centrale nuclé aire de Tchernobyl, en Ukraine, explose. L’incendie mobilise les pompiers de la ville de Prypiat. Le drame n’est d’abord présenté que comme un simple accident par les autorités de la ville. Dans un contexte de guerre froide, le gouvernement soviétique tente de dissimuler l’explosion. Il faudra attendre que la Suède détecte une radioactivité anormale, le 28 avril, pour que l’URSS communique enfin sur le sujet. En France, la presse commence alors à parler de ce mystérieux événement. Le Fi‑ garo titre, en bas de la une : « URSS : accident grave dans une centrale nucléaire. » Sur Antenne 2, le présentateur Claude Sérillon parle lui aussi d’un « accident qui a fait des victimes ». Les médias se contentent du peu d’informations dont ils disposent, celles relayées par l’agence Tass de Moscou.

« Aucun danger sur le plan sanitaire »

La ville de Kiev est fermée aux journalistes et aux diplomates. Les correspondants de l’AFP sont retenus à Moscou. Certains dénoncent ce manque d’information en accusant l’Union soviétique de mentir. Dans un édito publié le 2 mai 1986 dans Libération, on lit : « Le silence dans ce domaine [nucléaire, NDLR] fait autant de ravages que la vérité. » Le 8 mai, Le Monde publie un papier titré « Ombre et doute

En 2021, les environs de Tchernobyl reste une zone d’exclusion sur 30 kilomètres.

sur Tchernobyl ». Le nuage radioactif est-il passé par la France ? Dès le 29 avril, le Pr Pierre Pellerin, directeur du Service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI), affirme au journal de 13 heures qu’on a enregistré en France « une radio­ activité notable mais qui ne présente ­aucun danger sur le plan sanitaire ». Les jours suivants, les médias reprennent les communiqués rassurants du SCPRI. Le bulletin météo du journal d’Antenne 2 cristallise ce mensonge. La présentatrice Brigitte Simonetta annonce que la France est protégée par l’anticyclone des Açores : « Il bloque toutes les perturbations venant de l’Est. » La carte présentée affiche un panneau « stop » aux abords de la frontière française. Ce bulletin fait naître la légende d’un nuage ne pouvant passer la douane.

En 2019, interrogée par Libération, Brigitte Simonetta a reconnu son erreur : « C’était peut-être de l’incompétence, pas de la manipulation. » Le 10 mai 1986, invité au journal de TF1, le Pr Pellerin reconnaît le passage du nuage sur la France et révèle qu’une ­radioactivité anormale a été mesurée dès le 30 avril. Fin de la supercherie. Le 12 mai, Libération titre en une « Le mensonge nucléaire ». Trente ans plus tard, les médias français expliquent leur erreur par le mensonge des pouvoirs publics, le poids du nucléaire et l’impossibilité d’aller sur le terrain. Dans son article « La catastrophe écologique de Tchernobyl : les régimes de fausseté de l’information », publié dans la ­revue Le Temps des médias en 2018, Noël Mamère, présentateur du journal de 13 heures d’Antenne 2 à l’époque, raconte à l’historienne Anne-Claude AmbroiseRendu : « J’ai pu vivre la pression du lobby nucléaire pour faire croire aux journalistes qu’il n’y avait pas de danger. […] J’étais révolté parce que je voyais bien qu’il y avait de la rétention d’information et de la manipulation. » La catastrophe de Tchernobyl a contribué à détériorer le lien de confiance entre les Français et leurs médias. Mais elle a aussi montré la nécessité de remettre en cause les discours officiels sur les sujets environnementaux. Et à ce titre l’importance des journalistes.

Chloé PLISSON et Marielle POUPARD

LES GRANDES CATASTOPHES ENVIRONNEMENTALES QUI ONT FRAPPÉ LA PLANÈTE


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Septembre 2021 − ­­ Assises du journalisme

Focus 11

En Bretagne, l’« Amoco Cadiz » coule toujours

Le 16 mars 1978, à Ploudalmézeau, en Bretagne, le pétrolier « Amoco Cadiz » a ­provoqué la plus importante marée noire du XXe siècle en Europe. Quarante­‑trois ans plus tard, les élus et les journalistes se souviennent.

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Photos : Pixabay - Hugo Boudsocq/EPJT - Infographie : Lisa Peyronne/EPJT

st-ce que vous sentez l’odeur ? » À « À l’époque, on ne savait pas comment France, des envoyés spéciaux débarquent B r e s t , d a n s l a l o c a l e d e traiter cet événement. C’était inédit », se à Portsall, sans se soucier parfois du Ouest‑France, Paul Burel ouvre la rappelle Paul Burel. Des mois durant, les ­désastre humain qui s’y joue, fascinés par fenêtre : les vents bretons ont le journalistes de Ouest-France se relaient à le spectacle des marées noires. Des parfum du pétrole. Le journaliste Ploudalmézeau. La priorité est de donner ­témoins affirment que des rédacteurs appelle la gendarmerie pour comprendre la parole aux marins et aux habitants qui parisiens n’ont pas hésité à ajouter des ce qui se passe. Un bateau se serait ont subi le naufrage de l’Amoco Cadiz. mouettes dans le mazout, le temps d’un é c h o u é a u l a r g e d e P o r t s a l l , à Pour Dominique Pennequin, membre de cliché. « Il y a eu une recherche du specPloudalmézeau, dans le Finistère. la rédaction du Marin en 1978, la situa- taculaire chez certains, s’indigne Paul « En arrivant sur place, on ne soupBurel dont la colère reste intacte. çonnait pas l’ampleur de la catasLe désastre se suffisait à luitrophe », confie Paul Burel, aujour­ même. » À Portsall comme à Ploud’hui retraité. Des oiseaux vivants, dalmézeau, les habitants sont englués dans le mazout, traînés ­révoltés par la lecture de certains hors de l’eau. Des poissons morts, papiers sensationnalistes. À collés aux barques des pêcheurs. l’époque, l’actualité écologiste est Des plages transformées en cimeencore souvent traitée maladroitetière à bateaux. Des eaux noyées ment dans les journaux. sous les hydrocarbures. Nous Quatre décennies plus tard, les sommes le 16 mars 1978. Le supervagues de la mer d’Iroise s’écrasent tanker Amoco Cadiz vient de toujours sur les roches de Portsall. s’é chouer. D ans s e s s oute s , « On n’y pense plus trop aujour220 000 tonnes de pétrole brut. d’hui », soupire Jo Patinec, le Jo Patinec, ancien premier adjoint ­regard embué par les souvenirs. au maire de Ploudalmézeau, ­appuyé L’ancre de l’« Amoco Cadiz », sur le port de Portsall. Des articles qui témoignent de sur sa canne et à l’abri du vent brecette catastrophe sont pourtant ton dans sa veste rembourrée, se remé- tion est différente : « On était une petite encore collés aux vitrines des boutiques more : « C’était une catastrophe. Des habi- équipe. Trois à Rennes, moi à Paris et de souvenirs. L’ancre de l’Amoco Cadiz tants pleuraient. Qu’est-ce qu’on ­allait beaucoup de correspondants. » La diffi- trône sur le bout du port, massive et rouildevenir ? » Pendant plusieurs mois, des culté consiste à raconter une tragédie qui lée. Les touristes se regroupent face à marées de venin noir successives a eu lieu à des centaines de kilomètres de l’océan, à la recherche du fantôme du su­envahissent les côtes. L’épave de l’Amoco la capitale. pertanker. Le navire, englouti en 1978 par Cadiz gît. Sur le port, les bateaux de Le naufrage du supertanker fait l’effet une nuit de tempête, hante les eaux de pêche restent coincés et les murs de pierre d’une déflagration, à la fois pour les Bre- Portsall. Invisible, mais toujours présent. qui bordent la localité suintent le pétrole. tons et pour les médias. Venus de toute la Hugo BOUDSOCQ


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Récit

Assises du journalisme − ­­ Septembre 2021

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LETTRE D’AMOUR À LA PLANÈTE

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endant six ans, le photographe brésilien Sebastião Salgado explore, survole, se laisse porter par les eaux de l’Amazonie. Il en capture tous les recoins, de la forêt aux montagnes en passant par les fleuves et les rivières. Il témoigne du quotidien d’une douzaine de tribus indigènes rencontrées çà et là. Le tout, rassemblé dans Amazonia (éd. Taschen, 2021) : un ouvrage de 500 pages et une exposition, qui se déplace à travers le monde, dédiés aux peuples indigènes de la région amazonienne du Brésil, son pays natal. Un pays qu’il quitte au début des années soixante, fuyant la dictature militaire. On est en 1969, il a 25 ans, il embarque pour la France avec sa femme, Lélia. Il poursuit une formation d’économiste. Elle étudie l’architecture. « Elle devait acheter un appareil pour faire des photos d’architecture. Ce fut mon premier vrai contact avec la photographie », confiait-t-il au média culturel Artistik Rezo, en 2020. Cet appareil photo, il l’emporte avec lui lors de ses déplacements en Afrique, dans le cadre de son travail au sein de l’Organisation internationale du cafe, basée à Londres. À force de clichés, il se découvre une passion à laquelle il va se vouer entièrement. Lélia, elle, va se charger de présenter partout ses photographies : journaux, magazines, ouvrages… Il se démarque par une singularité : le refus de la couleur qu’il explique au micro de France Inter, en 2017 : « Cela permet d’avoir une harmonisation et d’être concentré sur la personnalité des gens que l’on photographie. »

Une ode aux travailleurs, aux petites mains À partir des années soixante-dix, Sebastião Salgado devient reporter pour des agence telles que Sygma, Gamma ou Magnum. Il se fait le témoin de la condition humaine. Dans Autres Amériques (Aperture, 1986), il dévoile la diversité sociale et culturelle d’un continent sud-américain parcouru des mois durant. La Main de l’homme (Aperture, 1993) est une ode aux travailleurs qui construisent le monde, aux petites mains qui font de grandes choses. Pour Exodes (La Martinière, 2000), il parcourt des territoires ravagés par la guerre et la famine. Il met en lumière les exclus, leurs corps errants ou rongés par

la mort. Et plus d’une fois, il pose son appareil photo par terre pour pleurer. Rwanda. 1994. les Tutsis sont massacrés par les Hutus. Hommes, femmes et enfants fuient le pays par millions. Le photographe est l’un des premiers spectateurs d’un génocide qui le dépasse. Il se confiera dans le documentaire Le Sel de la Terre (2014), réalisé par son ami Wim Wenders et par son fils Juliano Ribeiro Salgado : « C’était une catastrophe partout. […] Il y avait à peu près 150 kilomètres de route pour qu’on arrive à la périphérie de Kigali, et 150 kilomètres de morts. On est un animal terrible, nous, les humains. » Sebastião Salgado remet en cause son travail de photographe social. Il ne croit plus en rien et abandonne la photographie. Il plonge dans la dépression. « Quand je suis sorti d’ici, j’étais malade. […] C ’est mon âme qui était ­malade. » En 1998, un tournant s’opère. De retour au Brésil, sur sa terre natale du Minas Gerais, dans le sud-est du pays, il découvre les ravages de la déforestation. La ferme dont il a hérité de son père n’est plus qu’une étendue de poussière. Lélia lui propose de replanter les 700 hectares de mata atlântica (forêt atlantique). Un projet titanesque qui donne naissance à Instituto Terra, une réserve nationale protégée. L’écosystème meurtri reprend vie : 3 millions d’arbres sont plantés et des centaines d’espèces animales et végétales réapparaissent. Avec le projet Olhos D’Ãgua (l’œil de la source), le couple projette de ressusciter fleuves et rivières. Selon Wim Wenders, « la Terre a guéri les désespoirs de Sebastião. La joie de voir les arbres repousser et les sources ­revivre a ranimé sa vocation de photographe ». S’éloignant peu à peu de l’humain, le photographe se consacre à l’environnement et choisit de rendre hommage plutôt que de dénoncer. De cela naît le projet Genesis (Taschen, 2013), une « lettre d’amour à la planète » dans laquelle il offre une vision plus optimiste d’une Terre dont il a longtemps saisi les blessures. Le résultat de huit années de clichés d’une planète encore préservée. Pour l’ami réalisateur, « il voulait montrer la nature, les animaux, les lieux, les êtres qui étaient comme aux origines du temps ».

Eléa N’GUYEN VAN-KY

Photo : Philippe Petit

Le photographe brésilien, Sebastião Salgado, spécialiste du noir et blanc, chérit la planète de ses clichés. Récit du parcours d’un homme que la Terre a sauvé.


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XX mars 2017 – Made in Val de Loire

Tétière 3

Photos : Sebastião Salgado/Studio Salgado

Les photos de Sebastião Salgado sont le reflet de son amour pour la planète. Une façon d’immortaliser une Terre qu’il trouve naturellement belle, comme il le confiait au magazine Polka en décembre 2020.


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Météo

Assises du journalisme − ­­ Septembre 2021

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Les bulletins grondent

Fini les jolis sourires après les JT, place au sérieux lors du journal météo. Les chaînes d’information misent de plus en plus sur les prévisions pour sensibiliser à l’urgence climatique.

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onsoir, je m’appelle Louise Bourgoin, je m’occupe de qu’un tel scénario pourrait être observé trente ans avant la date la météo, autrement dit, je suis humoriste. » On se fatidique. Coup de tonnerre le 23 juillet 2019. Les tempérasouvient tous de la miss météo de Canal+ qui, de tures astronomiques présentées dans la carte fictive sont 2006 à 2008, faisait de son bulletin un moment léger ­atteintes. Il n’est alors plus seulement question d’un moment et décomplexé dans Le Grand Journal, l’émission familial. La météo devient désormais un outil pédagogique alors présentée par Michel Denisot. Moment d’antenne pour sensibiliser aux problèmes de l’environnement. adéquat pour faire rire avec une jeune femme séduisante et Guy Prigent enseigne l’histoire-géographie au collège Jeantraiter du temps qu’il fait avec Monnet à Ouistreham (Calvados). humour. Pari réussi pour la Le quinquagénaire témoigne : chaîne : cet instant météo, diffusé « Quand j’étais jeune, les bulletins en clair, est devenu culte. météos étaient plus rapides. II n’y Miser sur la pluie et le beau temps avait pas la météo des plages ni la n’est pas anodin. Les bulletins mémétéo des neiges. Et encore moins téo de France 2 réunissent en des explications sur les anti­ moyenne 2,5 millions de téléspeccyclones. » tateurs aprè s le jour nal de Simple manière d’occuper l’an13 heures et 4,3 millions de fidèles tenne ou réelle ambition pédagoaprès celui de 20 heures. Du côté gique ? Évoquer les catastrophes de TF1, ils sont environ 7 millions naturelles à l’étranger et expliquer de Français à être chaque soir la formation des intempéries ­devant leur téléviseur. semblent des moyens de prendre Isabelle Mevel, professeure de En 2014, Évelyne Dhéliat présentait une météo de la hauteur sur le sujet. De quoi fictive afin d’alerter sur l’urgence climatique. français, vit en Normandie, sur les concurrencer les chaînes dédiées côtes de la Manche, avec son mari et ses deux enfants. Jamais aux prévisions météo comme la Chaîne Météo. elle ne loupe la météo. « J’ai besoin de savoir le temps qu’il va Depuis 2016, Chloé Nabédian, autrice du livre La météo faire. J’aime bien préparer ma tenue le soir pour le lendemain. » ­devient-elle folle ?, présente la météo sur France 2. Elle anime L’été, elle organise ses journées de manière à pouvoir aller à la aussi le magazine « Zéro émission » sur France Info. Dans un plage s’il fait beau. Les prévisions météo sont devenues incon- entretien accordé au quotidien La Nouvelle République, en tournables pour elle et rassemblent toutes les générations de octobre 2019, elle raconte l’importance qu’a pris le sujet dans la famille. le groupe France Télévisions : « En janvier 2017, nous avons En 2014, le vent tourne. Évelyne Dhéliat présente une météo lancé la première version du journal de la météo et au bout de catastrophe du futur. En s’appuyant sur des analyses scienti- seulement quelques mois, les audiences ont explosé. Tout le fiques, elle alerte les téléspectateurs sur les probables consé- monde dans le service fait de l’info météo maintenant. » quences du réchauffement climatique pour l’été 2050. « Alors, Même les chaînes pour enfants se prêtent au jeu. De 2008 à me direz-vous, tout ceci n’est que fiction. Eh bien non, ne 2013, « La Météo de Gulli », programme pour enfants d’environ croyez pas que ce bulletin soit sorti de mon imagination », met trois minutes, met en scène Toobo, un singe bonobo. Il présente en garde la présentatrice. Personne ne se doute à l’époque les prévisions météo à la suite d’une courte introduction au sujet d’un thème écologique. Attention cependant à ne pas confondre climat 1922 L’émetteur de la tour télévisuel quotidien et non 2014 TF1 participe à une et météo. Chloé NabéEiffel diffuse les premiers plus seulement hebdomacampagne de prévention sur dian explique la nécesbulletins radiodiffusés de daire. le réchauffement climatique sité de rester objectif et prévisions météorologiques 1995 La Chaîne Météo, portée par la présentatrice de ne pa s présager à l’intention des Français. entièrement dédiée Évelyne Dhéliat. Elle l’apocalypse à chaque 1946 Le 17 décembre, le aux informations météo, déroule, devant 7 millions de intempérie. Les chaînes premier bulletin météo est est créée. Elle est diffusée téléspectateurs, un bulletin d’information doivent, retransmise en direct par en continu sur Canal Free. fictif alarmiste daté du selon elle, miser sur la Paul Douchy, un prévision2008 Les téléspectateurs 18 août 2050. pédagogie plutôt que niste à la Météorologie de TF1 ou de France 2019 Chloé Nabédian, miser sur l’alarmisme. nationale. Télévisions bénéficient présentatrice météo à Après tout, il paraît que 1958 Les informations sur désormais des France Télévisions, sort un la misère serait moins la pluie et le beau temps prévisions météo sur livre intitulé La météo pénible au soleil. deviennent un rendez-vous sept jours. devient-elle folle ? Carla BUCERO-LANZI et Irène PRIGENT

Photo : TF1

LA PLUIE ET LE BEAU TEMPS EN QUELQUES DATES


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Dossier

Assises du journalisme − ­­ Septembre 2021

Éducation au climat

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De plus en plus de journalistes se forment aux questions climatiques. En 2017, l’ESJ a décidé de créer une formation dédiée à ces thématiques.

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epuis quatre ans, l’École supérieure de journalisme de Lille (ESJ) et l’université Paris-­Saclay proposent un master 2 Climat et médias, en formation à distance, sur les questions relatives à l’environnement. L’objectif est de former des étudiants ou des journalistes déjà en poste à une meilleure compréhension des ­enjeux climatiques, grâce à une série de neuf modules coproduits par des journalistes spécialisés et des scientifiques. La formation donne des repères pour rendre accessible les savoirs scientifiques et se faire le relais de ces thématiques. À terme, l’idée est de mieux intégrer les

Gardin, reporter au Point. C’est parce qu’elle avait envie de traiter ces thèmes en profondeur qu’elle a choisi de suivre cette formation en 2020. « Il s’agit maintenant d’essayer de trouver des sujets qui vont au-delà du simple compte rendu d’un rapport. Plus on connaît une thématique, plus on est en capacité d’en varier les angles de traitement. »

Ne plus dire n’importe quoi

Pour les lecteurs, un besoin d’information de qualité sur les questions climatiques se fait progressivement sentir. Or, ce qui manque le plus aux rédactions actuellement, ce sont de véritables connaissances scientifiques. L’initiative de l’ESJ pourrait, à terme, amener d’autres écoles à proposer le même type de formation. Elle pourrait également encourager les rédactions à recruter ­davantage de journalistes spécialisés sur le sujet du climat. « Même si vous ne verrez pas d’offres d’emploi sur les questions climatiques, c’est un facteur qui permet d’augmenter l’employabilité des journalistes », explique Olivier Aballain, référent du master Climat et Médias. Désormais, la balle est dans le camp des autres écoles.

Pour certains de ces journalistes formés dans le cadre du parcours Climat et ­m édias, l’envie de se spécialiser est ­directement liée à l’ampleur de la crise climatique. « Je n’avais pas le sentiment, durant mon cursus, d’avoir été formé sur ces questions qui sont pourtant centrales puisque c’est une perturbation immense de tous les pans de notre société », confie Alexandre Reza Kobaki, membre de la deuxième promotion du master. Elle est, par ailleurs, journaliste pour Reporterre, site français ­d’actualité lancé en 2007 qui traite principalement de problématiques environnementales et sociales. « Il nous faut un bagage scientifique car nous ne pouvons pas nous permettre de dire n’importe quoi », reconnaît ­Mathilde

Journaliste et scientifique

Pour traiter d’enjeux tels que l’urgence climatique, plusieurs écoles proposent de se former au journalisme scientifique. n

Le master 2 de l’ESJ

Depuis 1993, l’École supérieure de journalisme de Lille délivre un master 2 de journalisme scientifique. En partenariat avec l’université de Lille, le cursus est principalement destiné à des profils scientifiques qui désirent travailler dans les médias. Au programme : enseignements techniques et professionnels, vulgarisation des sciences et stages. L’entrée est conditionnée par l’évaluation d’un dossier puis par un oral d’admission.

environnement en deuxième année de master. D’une durée totale de trente heures dans l’année, le module familiarise les étudiants à l’information scientifique et à sa vérification. Les cours évoluent

Adresse : 50, rue Gauthier-de-Châtillon, 59046 Lille. n

L’option de l’IPJ en master 2

L’Institut pratique du journalisme de l’université Paris-Dauphine dispense une option Journalisme sciences, santé et

Parler science ne s’improvise pas. Les étudiants en sont bien conscients.

Une demande croissante des lecteurs

Julia PELLEGRINI

chaque année avec des axes d’études tels que le développement durable ou la crise sanitaire. S’il n’y a pas de prérequis pour suivre ce cours, l’école, reconnue par la profession, s’intègre sur concours. Adresse : 24, rue Saint-Georges, 75009 Paris. n

Le master public de Paris-Diderot

Le master Audiovisuel, journalisme et communication scientifiques de l’université Paris-Diderot s’adresse d’abord à des étudiants ayant déjà suivi une formation scientifique. Le cursus forme aux métiers de la diffusion des sciences et des techniques. Des cours pratiques de journalisme et des cours théoriques sur les rapports entre médias et sciences sont dispensés aux étudiants. La seconde année se poursuit en alternance. Le recrutement se fait après l’examen d’un dossier de candidature puis la réussite aux épreuves de sélection. Adresse : 85, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris.

Héloïse WEISZ

Photos : Pixabay - Étienne Combier/Twitter.

Le parcours Climat et Médias se déroule exclusivement à distance.

enjeux climatiques et environnementaux au sein des sujets proposés au public. « Aujourd’hui, le climat est réservé aux pages Sciences, aux grands événements comme les rapports du Giec [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat] ou aux catastrophes naturelles », commente Bruno Lansard, enseignant chercheur à l’université de Paris-Saclay.


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Dossier

L’avenir en questions

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Quand le journaliste environnement Martin Boudot rencontre une étudiante en journalisme, militantisme, sciences et légitimité sont au cœur de la discussion.

R

omane Lhériau est étudiante en journalisme à l’École publique de journalisme de Tours (EPJT). En mars 2021, elle a conversé en visioconférence avec Martin Boudot, journaliste environnement, pour parler de son métier. Ils ont exposé leurs craintes, leurs expériences et leur vision du journalisme. Quarante-cinq minutes d’une rencontre franche et souriante. Romane Lhériau. Bonjour Martin. Je suis contente de pouvoir échanger avec toi car je trouve ton travail très inspirant. La notion de journalisme environnement est assez nébuleuse et sujette à des confusions. Je suis curieuse de connaître ton point de vue. Tout d’abord, je me demandais : comment est-ce que tu as développé cette conscience écologique ? Martin Boudot. Je crois que c’est né quand j’avais 7 ans avec le dessin animé Capitaine planète [rires]. Je me souviens aussi des images du Paris-Dakar avec ces voitures et ces gros nuages noirs de gaz d’échappement, bien polluants, qui m’ont particulièrement marqué. Cette conscience s’est ensuite concrétisée avec mon engagement chez Greenpeace et avec une chronique que j’animais sur une radio bénévole. R. L. Quand on visionne tes documentaires, on retrouve de nombreux termes

Illustrations : Leslie Souvanlasy

MARTIN BOUDOT Après une formation à l’EPJT, il s’est spécialisé dans les questions environnementales. Son travail chez « Cash Investigation », sur France 2, mais aussi la série documentaire Vert de rage, diffusée sur France 5, ont marqué les esprits. En 2020, il publie un livre intitulé Toxic Bayer (Plon).

scientifiques… Comment as-tu réussi à avoir suffisamment de connaissances pour parler d’environnement ? M. B. J’ai eu la chance de rencontrer des scientifiques très bons vulgarisateurs qui m’o nt d o n n é d e s co n s e i l s p o u r ­c omprendre le jargon. Le meilleur moyen pour apprendre est de s’entraîner à comprendre des publications scientifiques. Ce sont des choses que j’ai aussi beaucoup apprises sur le terrain. R. L. Je n’ai pas de formation scientifique particulière et il me semble que toi non plus, à part un bac S… Je me demande souvent si je suis assez légitime pour parler d’environnement. Penses-tu que n’importe quel journaliste a les capacités et la légitimité pour traiter des questions environnementales ? M. B. C’est sur le terrain que tout se passe. Le journalisme environnemental recoupe des sujets de société, d’économie, de politique. La clé du journalisme environnemental, c’est la rigueur. D’ailleurs, selon moi, la spécialisation à tout prix n’est pas le meilleur choix. Au Monde, par exemple, les journalistes changent de pôle au bout d’un moment car ils deviennent trop proches de leur sujet. Cela peut créer des connivences avec les sources et se révéler contre-­ productif. C’est ce qui se passe avec le journalisme politique. Je suis pour que chacun ait une préférence. Mais il ne faut pas se couper du reste de l’actualité car c’est tout aussi important. R. L. En revanche, comment fais-tu la distinction entre ton métier et celui de journaliste scientifique ? M. B. Je ne suis pas journaliste scientifique mais je revendique un journalisme d’investigation qui s’intéresse à l’environnement, en partenariat avec des scientifiques. J’essaye de garder ce rôle qui est assez unique. Je vais sur le terrain faire des prélèvements qui sont ensuite donnés aux scientifiques puis analysés par eux. Je cherche à comprendre l’interprétation des résultats. Finalement, je suis le médiateur entre les militants et les scientifiques. R. L. Je souhaite devenir journaliste depuis longtemps mais, parallèlement, je milite au sein de plusieurs associations environnementales… Peux-tu m’expliquer ce fossé qui sépare le journalisme dit militant et le journalisme engagé ?

M. B. Je suis engagé à faire des travaux qui ont un certain intérêt public. En revanche, ce sera aux citoyens de s’emparer des résultats. Je ne vais pas organiser de manifestations par exemple. C’est aussi par cette rigueur journalistique qui oblige à aller voir des deux côtés que l’on s’éloigne du militantisme. La difficulté, c’est que le journalisme environnemental est très clivant et bien trop pétri d’opinions. R. L. Comment arrives-tu à concilier ton engagement sur les questions environnementales et ta conscience écologiste avec des pratiques journalistiques qui ne le sont pas forcément ? Personnellement, je ne suis pas à l’aise avec l’idée de me déplacer en avion. M. B. Pour les derniers épisodes de Vert de rage, [diffusés à la rentrée sur France 5], nous avons limité notre terrain à l’Europe. Nous nous déplacions donc plutôt en train. Mais la question continue de me préoccuper. Par exemple, je me ­demande toujours si un aller-retour en avion au Niger pour révéler les dangers de l’exploitation d’uranium vaut le coup. Est-ce que la balance penche d’un côté plus que d’un autre ? On estime que notre contribution à l’environnement, c’est aussi de documenter des pollutions, quitte à parfois devoir augmenter notre impact ­carbone. Reccueilli par Romane LHÉRIAU et Nejma B ­ ENTRAD

ROMANE LHÉRIAU Journaliste en formation à l’EPJT, elle a 23 ans et souhaite se spécialiser dans les questions environnementales. Elle aimerait exercer en tant que journaliste d’investigation dans la presse locale.


20 Tétière Dossier 16

6 mars 2016 XX mars 2021

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En mars, les étudiants de Polytech Tours réalisent La Fresque du climat proposée par l’association éponyme. Le 16 septembre, c’est toute l’Université de Tours qui se lance dans l’aventure pour sensibiliser l’ensemble de la communauté universitaire.

Le climat est fresque

Par l’intermédiaire d’ateliers pédagogiques, l’association La Fresque du climat forme aux enjeux environnementaux. Elle s’adresse à tous, journalistes compris.

Photos : Élise Bellot/EPJT

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es crayons, une gomme, un jeu de cartes, 2 mètres Morin, responsable communication de l’association. « Le but carrés de papier et du scotch, tout est en place pour ultime est de mettre tout le monde en action », ajoute-t-elle. réaliser l’assemblage de la fresque. Vendredi 26 mars Mais le plus important pour Aline ­Dequidt, animatrice béné2021, La Fresque du climat fait son animation au sein vole, « c’est de laisser réfléchir les participants eux-mêmes, de l’école polytechnique de Tours (Indre-et-Loire). comme ça ils retiennent mieux ». Retenir et réexploiter ces Des ateliers ouverts aux étudiants, aux collégiens, aux ­savoirs, c’est ce que souhaite également l’association. Lors du entreprises mais aussi aux journalistes. debrief, les animateurs posent toujours une question aux partiInstallés autour d’une table, les élèves de l’école d’ingénierie cipants : « Comment intégrer ces savoirs nouvellement acquis ­activent leurs méninges pour replacer, dans le bon ordre, les dans la pratique de votre métier ? » 42 cartes du jeu. Dans un atelier ludique, 6 à 8 participants Une interrogation qui fait doublement échos pour les journadoivent identifier les causes et les conséquences du changement listes. Ainsi, ils peuvent à la fois imaginer comment réduire leur climatique. « Notre génération s’est déjà initiée au climat avec empreinte carbone dans l’exercice de leur métier tout en cherYouTube notamment. Mais c’est bien d’avoir des connaissances chant à mieux informer le public. supplémentaires », assure Noé, étudiant de l’école. Le jeu de cartes, créé par l’ingénieur Cédric Ringenbach, se base « Mieux armée pour traiter des enjeux climatiques » sur les données du Groupe d’experts intergouvernemental sur Titouan, élève en ingénierie mécanique et participant à la l’évolution du climat (Giec). À chaque nouveau rapport de l’orga- fresque, est quant à lui assez critique : « Les journalistes sont mal nisation, la fresque est mise à jour. Au fil des ans, les cartes vont formés, estime-t-il. Ils boivent les paroles des experts et les attirer de plus en plus de particuliers et d’entreprises. C’est pour ­retransmettent sans plus les développer. » répondre à cette demande qu’en 2018 est créée l’association La Ce n’est pourtant pas le cas de tous. Sophie Rolland est journaFresque du climat. Cette dernière fonctionne grâce à l’organisa- liste et réalisatrice à la télévision. Elle a participé à plusieurs tion des ateliers. Il faut en effet compter entre 10 et 36 euros par ateliers afin de mieux s’informer. « On m’a recommandé de venir personne pour les trois heures d’atelier. participer à la fresque et, grâce à elle, je me sens, non pas plus Pendant une heure et demie, les animateurs, formés sur le tas, légitime, mais beaucoup mieux armée pour traiter des enjeux encadrent les joueurs dans la construction de la fresque. Les climatiques. » Tout sauf fataliste, Sophie Rolland préfère les participants la lisent ensuite entièrement et la décorent pour s’en solutions au défaitisme. La journaliste est même devenue aniimprégner en l’observant dans sa matrice pour l’association. « Cette globalité. Sur les fresques des élèves méthode devrait être obligatoire polytechniciens, on peut voir des dans toutes les rédactions  », dessins d’abeilles, des flammes, de la conclut-elle. fonte des glaces et des messages : Aujourd’hui, si quelques profes« Is there any hope ? » [Y a-t-il un sionnels de l’information ont déjà espoir ?], mélange de peur et participé à cet atelier, peu en ­d’optimisme. ­revanche ont fait la démarche de La dernière étape de l’atelier est contacter La Fresque directement. consacrée au débriefing. Chaque C’est l’association qui vient à eux. participant écrit sur un post-it des E n p r é c u r s e u r, l e j o u r n a l solutions, à l’échelle individuelle ou Ouest‑France prévoyait de dévelopcollective, pour réduire l’empreinte per un partenariat avec La Fresque de l’homme sur l’environnement. du climat dès avril 2021. Mais, à ce L’objectif est de « diffuser La Fresque jour, aucune rédaction n’a encore du climat pour sensibiliser un maxiexprimé le souhait de participer à mum de personnes au changement Après avoir reconstitué la fresque, les participants la un tel atelier. climatique », si on en croit Victoria décorent pour mieux se l’approprier. Manon MODICOM


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Dossier

Septembre 2021 − ­­ Assises du journalisme

’est parti. Le 9 mars 2021, Mickaël Correia annonce sur Twitter son entrée au pôle écologie de Mediapart. Au milieu des félicitations laissées par les internautes, un message se fait moins enthousiaste : « On pourra toujours parler foot ? » Réponse du journaliste : « Oui, bien sûr, ce n’est pas incompatible ! » Vraiment ? Football et écologie. Le mariage ne saute pas aux yeux. Pour nous convaincre, qui de mieux que Mickaël Correia, auteur d’Une histoire populaire du football (La Découverte, 2018) ? Arrivé lundi 15 mars sur son nouveau lieu de travail, il est déjà sur le pont après six jours intenses et la sortie de ses premiers articles. Covid oblige, notre rencontre a lieu sur Whats­ App. Nous découvrons un visage mangé par une barbe brune. Si ses traits tirés laissent paraître une certaine fatigue, ses yeux témoignent d’un vif intérêt. ­C omment s’est passée cette rentrée ? « C’était bourrin », répond-il d’une voix ferme, entre deux bouffées de cigarette électronique. Le décor est planté.

Mickaël Correia a eu longtemps un pied dans le journalisme expérimental, un autre dans la pige. Il est aujourd’hui journaliste à Mediapart

De la manif au journalisme

Photo : Éditions La Découverte

À 38 ans, Mickaël Correia découvre le quotidien d’une rédaction, lui qui préfé­ rait jusque-là piger. Mais le traitement des sujets environnementaux, il connaît. L’écologie est, chez lui, une fibre cultivée depuis l’enfance. À 8 ans, alors qu’il est en vacances au Portugal d’où sa famille est originaire, un événement le marque. « Il y a eu un énorme incendie de forêt à cause de la monoculture de l’eucalyptus. Un désastre écologique, avec une montagne entière qui brûle devant mes yeux, une pluie de cendres, tous ces gens traumati­ sés et évacués… », se remémore-t-il. La cause environnementale chevillée au corps, Mickaël Correia se lance dans une formation d’écologue lors de ses années universitaires à Rennes. Ses convictions prennent de l’ampleur, au même titre que son engagement social. En 2006, les étudiants s’organisent dans un mouvement contre le contrat première embauche (CPE). L’occasion, pour lui, de prendre la plume pour la première fois : « J’ai c­ ommencé à écrire pour la presse indépendante, à CQFD, un journal de cri­ tique sociale. C’est là que j’ai découvert le journalisme, en voyant ça comme une pratique militante. » Cette expérience lui ouvre les portes de Transrural Initiatives,

Mickaël Correia

Un atypique au centre du jeu

Sensibilisé à l’écologie dès son plus jeune âge, Mickaël Correia s’est fait connaître par un livre sur le football. Retour sur un parcours hors cadre. revue d’informations sur le monde ­p aysan. Pendant trois ans et demi, ­Mickaël Correia allie journalisme et éco­ logie, puis il quitte le titre. « C’est là que je suis devenu indépendant, avec un pied dans le journalisme expérimental et l’autre dans la pige. »

Football sur terrain vert

Entre des collaborations au Canard enchaîné, à L’Humanité ou au Monde Diplomatique pour les pages Environ­ nement, il crée une revue de critique sociale : Jef Klak. Écologie et social, le combo ­gagnant. Jade Lindgaard, jour­ naliste climat chez Mediapart, précise : « On voulait quelqu’un avec des connaissances our moi football climatiques, tout en ayant cette curiosité et environnement sont deux intellectuelle qui ne fait pas oublier la di­ sujets de lutte m e n s i o n ­s o c i a l e d e une intersection des combats l’écologie. »

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Et le foot dans tout ça, une passion ? Plu­ tôt une prise de conscience ­venue sur le tard, lors d’un reportage en Turquie réa­ lisé pour CQFD. « J’étais à I­ stanbul pour suivre le mouvement social de la place Taksim. Une fois là-bas, j’ai été très sur­ pris par le rôle qu’occupait les supporters de football dans les manifestations », ex­ plique ­Mickaël Correia. Ainsi est née son livre sur le football. Et l’envie d’y mêler l’écologie. « Pour moi, football et environnement sont deux ­s ujets de luttes, une intersection des ­combats. On l’a vu avec le féminisme et le mouvement Black Lives Matter. » Avec les enjeux climatiques et sociaux liés à la Coupe du monde 2022 au Qatar, les abonnés de Mediapart ne sont pas à l’abri de lire un sujet football dans leur rubrique écologie. Quant à ses projets, son pro­ chain livre, Criminels climatiques, sort bientôt en librairie. Et promis, un chapitre sera consacré au ballon rond. Antoine COMTE et Lucas TURCI


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Dossier

Assises du journalisme − ­­ Septembre 2021

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Des mômes et des piafs

Quand des collégiens réalisent un reportage sur un oiseau en voie de disparition, ils découvrent l’ornithologie et le rôle de l’Europe dans la protection des espèces.

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u collège Saint-Exupér y département, près du marais poitevin, à les moyens de payer un salarié ni de faire de Niort (Deux-Sèvres), une dizaine de kilomètres de l’établisse- ces interventions. » D’un coup, l’Union plusie urs ado s ar r ivent ment. Jean-Michel Passerault leur parle européenne semble plus proche et correstout excités dans leur salle avec passion de cet oiseau migrateur : pondre davantage aux valeurs des élèves. de classe. En ce début de « Les outardes reviennent, elles étaient Pari gagné pour le Centre de liaison de mois de mars, ils ont rendez-vous parties nicher au soleil dans le sud de la l’enseignement et des médias d’inforpour une interview avec Jean-Michel France et en Espagne. » mation (Clemi) et l’UE, qui organisent Passerault, membre du conjointement le concours. Groupe ornithologique des À la fin de l’interview, les idées Deux-Sèvres. Celui-ci étudie fusent : « Demain, on se donne et protège les oiseaux. Le rendez-vous au montage à regard vif et la tignasse brune, 14 heures », annonce Tristan. Tristan, 14 ans, réquisitionne « J’ai déjà des idées pour le titre. ses camarades pour aménager On pourrait faire un jeu de mot un studio improvisé. Stanislas, avec piaf », lance Stanislas. La 14 ans, 1,57 mètre et long professeure principale se réjouit manteau noir, arrive à toute de cet enthousiasme. C’est elle, allure et annonce à bout de leur enseignante en histoiresouffle : « C’est bon, j’ai bien le géographie, qui donne de son micro Zoom ! » temps et les a inscrits au projet. Les deux garçons participent, « Depuis le début de l’année, avec neuf autres volontaires, au ils sont très impliqués dans ce concours de jeunes journalistes Les apprentis journalistes au montage de leur reportage. cours, explique-t-elle. Je souEuroporters. Ils doivent mettre haitais investir leur énergie dans en lumière des projets européens qui Ce projet, c’est aussi l’occasion de parler quelque chose de concret. L’Europe, c’est influencent leur quotidien. Ils sont enca- d’écologie, un enjeux important. L’orni- l’avenir et je voulais qu’ils se saisissent de drés par la documentaliste du Centre de thologue amateur poursuit : « On propose ce projet pour leur montrer que l’UE les documentation et d’information (CDI), aux agriculteurs des aides financières impacte au quotidien. » Élisabeth L., et leur professeure princi- européennes par parcelle non cultivée Dans sa classe, décorée de cartes du pale, Nathalie B. pour laisser nicher l’outarde. » « Com- monde et de portraits de rois de France, Après des semaines de réflexion et de ment sensibilisez-vous les plus jeunes ? » elle est ravie : « Ce concours a été une belle conférences de rédaction, les élèves ont demande, derrière son masque, Romane. opportunité alors que tout tombe à l’eau choisi de réaliser quatre reportages radio « Nous organisons des interventions dans cette année. » Rendez-vous à Bruxelles en dont un sur l’outarde canepetière. L’es- les classes, lui répond Jean-Michel Passe- juin s’ils sont lauréats. pèce en voie de disparition niche dans le rault. Sans l’Europe, nous n’aurions pas Carla BUCERO LANZI

Le climat sur les bancs de l’école

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vec des lycéens en tête de cortège, l’année 2019 a été marquée par les marches pour le climat. Cette prise de conscience du réchauffement climatique semble générationnelle. Mais elle n’atteint pas toutes les jeunesses françaises. En 2019 également, à Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais), commence le projet Globe reporters environnement. En collaboration avec des professeurs, des journalistes interviennent dans des classes de collèges et de lycées des Hauts-de-France. Le but est de faire réfléchir les élèves aux conséquences du réchauffement climatique dans la région. Et qu’ils écrivent sur

le sujet, à partir d’informations récoltées sur le terrain par des journalistes. « C’est un moyen de montrer que l’éducation aux médias et à l’information (EMI) est transdisciplinaire et de réconcilier les jeunes avec la science », explique Sidonie Hadoux, l’une des journalistes intervenantes. La sensibilisation aux questions climatiques passe aussi par la loi de proximité. La côte d’Opale risque d’être immergée dans cinquante ans, Calais est en rouge sur la carte du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). Il y a plus proche que les ours polaires pour se rendre compte de l’urgence climatique.

Le dispositif mis en place par l’EMI permet de sensibiliser les élèves à ce sujet, afin qu’ils se disent : « On ne peut pas laisser faire ça ! » Ils sont poussés à trouver des solutions et des moyens pour y parvenir. Sidonie Hadoux rappelle que ce travail mène, in fine, les élèves à partager leur révolte en écrivant des articles. Un partenariat avec Ta Voix, la section jeune de La Voix du Nord, leur offre un moyen de diffusion important dans la région. « L’urgence climatique, c’est maintenant et c’est ici, résume la journaliste. Après, on ira voir ailleurs. » Laure D’ALMEIDA

Photo : Nathlalie Bucero

Dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, des journalistes vont à la rencontre des collégiens et des lycéens pour leur faire prendre conscience de l’urgence climatique et la raconter.


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Septembre 2021 − ­­ Assises du journalisme

Dossier

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Témoignages

Assises du journalisme − ­­ Septembre 2021

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VRAI OU FAUX, LE CLIMAT EN DÉBAT

Depuis les années quatre-vingt, les fausses informations sur le climat pullulent dans la sphère publique. Un fléau qui entrave l’action climatique et qui freine la prise de conscience générale. Six spécialistes témoignent. journalistes, permettent de prendre une totale mesure du problème. Six spécialistes croisent leur regard pour éclairer ce sujet qui représente un enjeu majeur face à l’urgence climatique.

Divina Frau-Meigs, sociologue des médias et professeure agrégée à l’université Paris-3 « Cela a commencé bien avant les réseaux sociaux. Les questions sur le climat étaient déjà présentes, en marge, à partir des années quatre-vingt. Ce qui interpelle, c’est que le sujet soit devenu aussi central dans nos questionnements. Pour ceux qui sont dans le déni du réchauffement climatique, il y a l’idée de dire que l’homme n’est pas responsable. Une grande partie de ce débat est née aux Etats-Unis et continue de s’y putréfier. Pour moi, c’est une crise systémique qui est manipulée et contrôlée par une stratégie politique rationnelle. Il y a de puissants lobbies industriels qui financent des recherches pour déresponsabiliser l’humain dans le réchauffement. Ils ont des intérêts partagés avec certains hommes et femmes politiques. La désinformation joue un rôle crucial dans cette stratégie. L’idée des auteurs de fake news, c’est de semer le doute. Ils n’ont pas de contre-

« Je me retrouve face à des désinformateurs qui ont des heures de vidéo, tandis que moi, je n’ai que trois minutes pour informer » Sophie Malibeaux, journaliste à RFI

modèle à proposer. Tout ce qu’ils entreprennent, c’est dans le but d’éroder la confiance envers les sciences. Ces gens sont dans une forme d’intimidation de la pensée avec des a­ ttaques ad hominem. Des trolls circulent sur le Web pour dénigrer systématiquement les figures du mouvement pro-climat, comme Greta Thunberg. Ce sont des groupes très organisés qui parviennent effectivement à saper la confiance des publics vis-à-vis du discours scientifique. Il y a pu y avoir, fut un temps, une baisse de la mobilisation en faveur de l’environnement à cause justement de ces attaques ad hominem. La plus grosse fake news qui circule, à mon sens, c’est celle qui consiste à faire croire qu’il n’y a pas de consensus scientifique sur le changement climatique. Rien n’est plus faux. Mais l’accumulation de ces petites fake news finit par cacher l’enjeu majeur du réchauffement climatique. »

Jérémie Nicey, maître de conférences, coordinateur scientifique à l’université de Tours « Il existe quatre types de fausses informations qui circulent sur les questions climatiques. Il y a celles qui nient le réchauffement et vont dire “regardez, il fait froid en janvier”; celles qui vont défendre la théorie de cycles climatiques et refuser l’idée de l’impact de l’homme ; celles qui affirment que même s’il y a réchauffement, il n’a pas d’impact sur l’environnement ou la société. Et la dernière, plus retorse, est de dire qu’il n’y a pas de consensus au sein de la communauté scientifique. Ceux qui font circuler ces informations sont des

Dessins : Lisa Peyronne/EPJT

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ela finira par se refroidir », ­d éclarait Donald Trump en 2020 devant les forêts en feu de ­C alifornie. Ultime preuve du déni de la crise climatique. Une telle fausse information pousse à s’interroger sur la force et le fonctionnement des fake news. À l’intersection de questions sociales, économiques et politiques, le climat est un terreau fertile pour la désinformation. La simplicité des points de vue complotistes rend difficile la riposte. Les études scientifiques, plus rigoureuses, sont longues à étoffer et plus inaccessibles de par leur complexité. Face à cette problématique, chercheurs et acteurs de terrain ont mis en place des laboratoires d’analyse et de déconstruction pour démêler le vrai du faux. Quant aux journalistes, en plus de remplir un devoir d’information, ils ont désormais une tâche ­supplémentaire : combattre la désinformation. Des cellules de fact-checking sont nées au sein des rédactions afin de vérifier la véracité factuelle de propos ou d’images diffusées publiquement. Des pratiques, à la base du travail journalistique, qui sont devenues d’autant plus importantes face à la masse d’informations déferlant sur les réseaux sociaux. S’il est possible de les déconstruire au cas par cas, déconstruire l’ensemble du phénomène reste un défi de taille. Aux côtés des acteurs de terrain, des chercheurs se penchent sur la question pour comprendre les mécanismes de croyances et de diffusion qui se cachent derrière ces fausses informations. Leurs travaux, ­effectués avec plus de recul que ceux des


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Septembre 2021 − ­­ Assises du journalisme

scientifiques, des pseudo-scientifiques, qui cherchent la notoriété et qui vont parler plus fort que les autres. Des gouvernements populistes, des organisations de différentes natures, religieuses, des think tanks, des instituts, qui se sentent menacés par les idées écologiques. Il y a aussi les industriels, les lobbies qui exploitent le charbon et le pétrole par exemple… Et enfin deux acteurs qui articulent ces questions de communication : d’un côté les médias, particulièrement à droite, et de l’autre leur public, souvent composé d’hommes blancs selon des études américaines. Des communautés capables ensuite de poster des messages sur YouTube, des blogs, des réseaux sociaux. Ces plateformes, en particulier Google qui détient YouTube, laissent largement s’exprimer les climatosceptiques puisqu’ils sont très suivis et leur font gagner de l’audience et des revenus publicitaires. Elles sont aussi responsables d’une importante polarisation. Les opinions sont cloisonnées, les gens ne sont plus sur les mêmes espaces. Ils restent enfermés dans leurs idées. Il est alors difficile de leur opposer des preuves scientifiques qui sont plus complexes. »

Alexandre Capron, journaliste aux « Observateurs » de France 24 « En toute franchise, le climat n’est pas une thématique forte des fausses informations en images. Cependant, il y a régulièrement des tentatives de manipulation de contenus dans le but principal de nier le ­réchauffement climatique. Ces vidéos ont un potentiel viral extrêmement important et c’est toujours la même logique. C’est à dire qu’on va partager ces vidéos-là parce qu’on sait qu’on va avoir des partages, des likes, des abonnés et qu’après on va pouvoir faire des posts à caractère peut être plus idéologique ou mener des opérations de sponsoring. En fait, ce sont des sujets qui sont très techniques, c’est donc peutêtre un peu plus compliqué de berner par l’image. Ce que j’observe vraiment c’est qu’il y a une part de désinformation positive… même si la désinformation, ce n’est jamais positif. Cela peut prendre la forme de montages qui vont être faits pour montrer les effets du réchauffement climatique mais qui vont utiliser des images qui n’ont

rien à voir entre elles, par exemple. Ils ne partent pas d’une mauvaise intention mais, finalement, ils desservent la cause parce que c’est tout simplement factuellement faux. »

Rémi Banet, journaliste à la cellule fact-checking de l’AFP « Pour choisir de l’information à fact-checker ou à debunker [démystifier], on fait beaucoup de veille. On regarde ensuite ce qui a été le plus viral. On a vu passer une image qui a été très partagée au lendemain d’une manifestation des jeunes pour le climat, Friday for future, à New York en 2019. Cette photo représentait un parc rempli de déchets au sol. Elle a été détournée par des personnes qui disaient : “Regardez cette jeunesse qui manifeste, ce qu’elle fait en parallèle.” C’était une ­manière de décrédibiliser l’engagement écologique de ces jeunes. Il s’agissait en réalité d’une photo prise à Hyde Park, à Londres, après un événement pour la ­légalisation du cannabis. C’est le ressort classique qu’on retrouve dans les fausses informations liées à l’environnement. Les désinformateurs prennent des images qui existent et les sortent de leur contexte. Il y a cependant des outils très simples qui permettent de détecter ces fausses informations : par rexemple la recherche d’images inversées de Google qui permet de retrouver l’origine de la photo. L’AFP participe également au groupe de recherche InVID qui permet la détection et la vérification de la fiabilité des vidéos propagées sur le Web ».

Témoignages

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C’est lui donner une résonance qu’elle n’a pas besoin d’avoir. C’est analyser le retour aux sources qui m’intéresse, comprendre d’où ça vient, essayer de faire un rétropédalage, voir qui est l’auteur de la fausse information, savoir pour qui il travaille ou encore comment se construit son narratif. La contrainte, c’est que je me retrouve face à des désinformateurs qui, eux, ont des heures de vidéos, tandis que moi, je n’ai que trois minutes pour informer, analyser et décrypter. Mais ce qui est intéressant, c’est le vrai débat sur les moyens. J’ai l’impression qu’on a un peu gagné la bataille sur le fait qu’il y a un problème à résoudre, le fait que les transitions énergétiques sont nécessaires. Qu’il y a un recul de cette grande infox qui était, au départ, le déni. Maintenant, on n’est plus dans ce débat. Savoir si les éoliennes sont vraiment efficaces, si la voiture électrique est la solution, etc., ça, c’est le vrai débat. »

Christine Dugoin-Clément, chercheuse à l’université Paris-1

« L’architecture d’une fake news, aussi bien dans sa construction que sa diffusion, est grosso modo toujours la même. J’aime bien employer la formule de “guérilla marketing”. En fonction de la communauté qu’ils souhaitent toucher, les auteurs de fake news vont à chaque fois tenter de crédibiliser leur fausse information. La répétition de la diffusion de cette fake news va également jouer un rôle déterminant. Le biais de conformisme va être accentué. C’est-à-dire que les gens vont s’habituer à cette fausse information car “tout le monde le dit donc c’est que ça doit être vrai”. Les corrélations illusoires sont également fortement utilisées dans les fakes news. Vous allez avoir deux faits parfaitement alignés et les auteurs de fausses ­informations vont vous expliquer que l’un et l’autre sont liés. Le conformisme et les corrélations fonctionnent très bien pour les fakes news. C’est basé sur un fonctionnement empirique. En gros, on dit aux gens qu’il y a une explication très simple à Sophie Malibeaux, journaliste pour Les Dessous de l’infox de RFI tout et que, quand c’est compliqué, c’est que “c’est pour vous mentir”. C’est l’illus« Je ne veux pas être la première sur l’infox. tration du vocabulaire “Nous et les Je veux d’abord être sûre que cette fausse Autres”. » information ait un écho. Ça ne sert a rien Recueilli par Laure D’ALMEIDA, de démonter une infox qui ne circule pas. Alexis GAUCHER et Julia PELLEGRINI


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Assises du journalisme − ­­ Septembre 2021

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TUÉS POUR L’EN

Entre 2009 et 2020, au moins 14 journalistes ont été s’alourdir, puisque le Comité pour la protection des

Sources : Comité pour la protection des journalistes et projet Greenblood du collectif Forbbiden Stories


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Septembre 2021 − ­­ Assises du journalisme

Disparus 25

VIRONNEMENT

Infographie : Grégory énévrier/EPJT

assassinés dans le cadre de leur enquête. Le chiffre pourrait journalistes (CPJ) enquête sur 16 autres décès.


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Initiatives

Assises du journalisme − ­­ Septembre 2021

Pollution et solutions

La Feuille

Le journalisme informe mais le journalisme pollue. Avec les années, les rédactions parviennent à mettre en place des initiatives pour réduire leur empreinte carbone.

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éplacements en avion, trajets en voiture pour se rendre sur les lieux de reportage, mails échangés, papiers imprimés… que l’impact soit direct, ou indirect, la pratique journalistique pollue. « Le secteur audiovisuel dans son ensemble ne contribue que pour 1 % aux émissions de gaz à effet de serre en France », peut-on lire sur la page web « Nos engagements environnementaux » du groupe TF1. Sur la rive d’en face, du côté de France Télévisions, l’un des audits du groupe souligne pourtant qu’il a dépensé 667 tonnes de CO2 en 2012. Dans une interview pour le site French Web, Guy Samy, responsable Green It du consortium public et chargé de revoir l’ensemble de la consommation d’énergie de l’entreprise, conclut : « Ce sont les imprimantes qui consomment le plus

d’énergie, après ce sont les PC et les écrans. » Dans la presse écrite, l’enjeu est tout aussi grand. En 2011, Ouest-France émettait 4 024 tonnes de CO2. Le journal a cependant réduit son impact écologique de 13 % en l’espace de trois ans, d’après les chiffres publiés sur son site.Parmi l’ensemble des médias, lequel a le plus d’impact ? Difficile à savoir :les calculs peuvent être fastidieux et les i­ndicateurs pris en compte diffèrent d’une rédaction à l’autre. Dans le secteur audiovisuel, Carbon’Clap, développé par le collectif Ecoprod, dont France Télévisions, TF1 et Canal+ font partie, a été conçu pour faciliter cette démarche. Nombre de pages de papier consommées, mode de chauffage, etc. Chaque entreprise remplit différents renseignements en ligne. Carbon’Clap estime ensuite directement la quantité de CO2

Les initiatives vertes des rédactions

émise par la rédaction. De son côté, Le Monde recense tous ses déplacements et ses consommations dans un tableur Excel qui sert de calculateur carbone. Charge aux journalistes, au retour du terrain, de remplir ce tableur. On peut retrouver ces chiffres dans la rubrique Plan B, de la chaîne YouTube du journal. L’objectif ? Connaître le taux d’émission de l’entreprise et savoir quelles actions mettre en œuvre pour le réduire.

Multiplication des initiatives

Le groupe Radio France, lui, végétalise ses locaux depuis plusieurs années, avec pour objectif de créer plus de 9 000 mètres carrés d’espaces verts. En 2018, le groupe public a également mis en place un plan de mobilité pour sensibiliser ses employés aux transports alternatifs. Une solution partagée par le groupe Rossel, propriétaire des journaux La Voix du Nord et­ Paris-Normandie : « Nous mettons à la disposition de nos employés des vélos et des trottinettes électriques à emprunter pour leurs petits déplacements ou ­­r endez-­v ous extérieurs  », indique le groupe sur son site internet. Les trimestriels Usbek & Rica et So Good ont fait le choix d’utiliser des colles et des encres plus respectueuses de l’environnement. Enfin, France Télévisions a lancé une opération pour équiper ses bâtiments en ampoules à basse consommation : une opération qui répond au nom un peu barbare de relamping. De son côté, M6 met en place une climatisation économe en énergie.

Manon MODICOM

En train et en vélo, le drôle de Tour de Patrick Chassé

Infographie : Anne-Charlotte Le Marec/EPJT

En 2019, le chroniqueur d’Europe 1, s’est lancé un défi hors normes.

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’ai suivi en 2019 le Tour de France pour Europe 1 en transports en commun sur un coup de tête. Ça s’est bien passé. Mon projet a tout de suite emballée la directrice de la rédaction. Je ne m’étais pas fixé de règles, en me disant que si c’était compliqué, j’irais dans la voiture d’un collègue. C’est arrivé au cours des trois semaines. Donc ça a été, parce que lorsque c’était trop galère, j’avais un plan B. J’ai rencontré des problèmes qui ont été des non-sens pour moi. Les liaisons existaient mais elles avaient été interrompues à cause du Tour. Ça m’a vraiment mis en rogne. Je veux interroger

les territoires pour savoir s’ils comptent répéter cette anomalie. Je me suis rendu compte que le public et mes confrères surtout comprenaient mal ma démarche. L’idée que j’avais, c’était que si je pouvais tous les jours aller à l’arrivée en train, avec un vélo sous le bras, pourquoi les gens ne feraient pas la même chose ? J’ai été assez déçu par les personnes de l’organisation. J’avais l’impression qu’elles ne me prenaient pas au sérieux et j’aurais bien aimé que certains viennent me questionner. On ne peut jamais reprocher à un journaliste de poser des questions et, par ma démarche, c’est ce que je faisais : je questionnais le système. » Recueilli par Marie LE BOBINNEC


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Entretien

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« Les industriels sont inquiets d’une loi Évin du climat » Les liens entre actionnaires, annonceurs et rédactions sont multiples. L’avocat Benoît Huet questionne leur impact sur le traitement des sujets environnement.

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Photo : Capture d’écran BFM Paris Business

enoît Huet est avocat au barreau de Paris et a coécrit L’Information est un bien public - Refonder la propriété des médias (Seuil, 2021) avec l’économiste Julia Cagé. Il est spécialiste du droit civil, du droit commercial, du droit des sociétés et du droit de l’entrepreneuriat mais possède aussi une grande connaissance du droit de la presse. Il représente des médias, des journalistes et des personnes mises en cause par des supports d’information devant les tribunaux. Riche de son expérience, il présente son avis sur la place de l’environnement dans les médias et les moyens de pression que ces derniers subissent.

Le modèle économique des médias peut-il empêcher les rédactions de traiter les sujets environnement librement ? Benoît Huet. L’indépendance des médias se joue vis-à-vis des actionnaires et des annonceurs. Il est essentiel que l’on ait parfaitement connaissance de l’identité et des liens d’intérêt des actionnaires de chaque média. Une personne qui s’intéresse au débat sur la 5G doit être en ­m esure de savoir si les médias qui écrivent sur ce sujet ont des rapports étroits avec l’industrie des télécommunications. La question se pose par exemple avec Bouygues Telecom qui possède le groupe TF1 depuis sa privatisation, en 1987. On peut également s’interroger sur les médias détenus par SFR [groupe ­A ltice] comme BFM, Libération ou RMC. On sait également que certains annonceurs ont un poids très important dans les recettes publicitaires de certains organismes de presse. Il y a eu un cas assez emblématique : la réaction du groupe LVMH à une couverture de Libération sur Bernard Arnault, le P-DG. du groupe. Cette une titrait « Casse-toi riche con » car il avait choisi de s’installer en Belgique. Le Monde avait expliqué que le groupe LVMH avait retiré ses budgets publicitaires à Libération en guise de sanction. Dans notre livre, nous traitons de ces questions et le sujet de l’environ-

nement n’échappe évidemment pas à cette réflexion. Comment peut-on lutter contre ces moyens de pression ? B. C. Il y a actuellement un débat sur la loi ­Climat et résilience qui vise à interdire la publicité dans la presse pour des produits polluants comme les voitures à moteur thermique. Cela crée une forte

opposition des industriels du secteur qui sont i­nquiets d’une sorte de loi Évin du climat. Elle les empêcherait de communiquer auprès de leurs clients potentiels. Certains médias sont également inquiets

de perdre une partie de leurs revenus publicitaires. Il serait intéressant de savoir ce que ces publicités représentent exactement dans leur chiffre d’affaires. Cette législation ne va pas modifier la structure de leurs recettes et ne mettra pas en cause leur pérennité. Certains journaux, je pense notamment au Guardian, ont déjà fait le choix de retirer les publicités pour les voitures polluantes de leurs pages. Existe-t-il d’autres moyens de pression exercés par les entreprises sur les médias qui souhaitent traiter des sujets environnementaux ? B. C. Il existe un collectif d’une centaine d’ONG qui a attiré l’attention de la ­Commission européenne sur la généralisation de procédures bâillons. Elles sont appelées en anglais les SLAPP suits [Strategic Lawsuit Against Public Participation pour Poursuite stratégique contre la mobilisation publique]. Engagées par des entreprises, elles ont pour unique but de prendre le temps et les ressources de journalistes ou de militants afin de les empêcher d’enquêter sur des sujets qui leur déplaisent. On constate que de nombreux journalistes font aujourd’hui l’objet de ce type de procédure judiciaire. Un groupe d’experts désignés par la Commission européenne réfléchit à une législation européenne là-dessus.

Recueilli par Carla BUCERO-LANZI et Marine GACHET

LA PRESSE FACE AU DÉFI DE LA PUB Jugée trop polluante, la publicité est dans la ligne de mire des écologistes. Les médias qui cherchent à effectuer leur transition écologique font face à un réel défi : transformer un équilibre financier qui dépend en partie de la promotion d’activités nuisibles pour la planète et dont le poids est plus que conséquent. En 2019, la publicité a rapporté aux médias 642 millions d’euros, selon l’Institut de recherches et d’études publicitaires. Cela représente « jusqu’à 70 % de leur

chiffre d’affaires, d’après Mathieu Jahnich, expert en communication responsable. Il faut trouver une solution qui ne mette pas en péril cette économie ». Cela pourrait être « une répartition plus juste de la valeur créée par les contenus online », comme le prône Luc Wise, cofondateur de l’agence de publicité écoresponsable The Good Company.  Pas sûr que les actionnaires de la filière renoncent, eux, à une partie de leurs dividendes. Anne-Charlotte Le Marec


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Focus

Assises du journalisme ­­— Septembre 2021

La Feuille

L’environnement perd son journal En décembre 2020, les salariés du Journal de l’environnement ont appris la fin du pure player pour manque de rentabilité. Une décision incomprise.

Le soutien des journalistes au JDLE.

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e 10 décembre 2020, la nouvelle tombe : le Journal de l’environnement cessera de paraître le 29 janvier 2021. Une décision de son éditeur, Infopro Digital, premier groupe français de presse professionnelle. Pour les salariés de ce pureplayer, c’est un véritable coup dur. « Les arguments évoqués tiennent en une formule sibylline : manque de rentabilité », résume un article indigné de la ­rédaction publié quelques jours plus tard sur le site. Le JDLE avait été fondé en 2004. Il était le premier titre consacré à l’environnement et s’adressait aux élus et aux industriels.

Avec 50 000 visites mensuelles en moyenne en 2020, la situation du JDLE était précaire. En comparaison, un des titres phares d’Infopro Digital, Le Moniteur des travaux publics et du bâtiment, cumule 1 million de visites par mois. La direction de l’éditeur demandait à la ­rédaction du JDLE de réfléchir à une nouvelle formule. « Mais rien ne se passe. Et le 10 décembre 2020, on nous annonce que le journal sera arrêté le plus tôt possible », déplore Valéry Laramée de Tannenberg, rédacteur en chef depuis 2010. Contacté pour communiquer les raisons de sa décision, Julien Elmaleh, le directeur général du groupe, n’a pas ­répondu à nos sollicitations.

Une thématique pourtant porteuse

Deuxième coup de poignard le 1er février 2021, le site est mis hors ligne trois jours après l’arrêt officiel du titre. Toutes les archives du journal sont dès lors introuvables. L’ancien rédacteur en chef se fend d’un tweet assassin : « Avec une brutalité toute stalinienne, Infopro a rayé de la carte du Net le site du @LeJDLE : dix-sept ans de travail journalistique effacé. Comme au bon vieux temps de Beria [ancien chef de la police politique de Staline]. »

La rédaction affirme n’avoir jamais eu accès aux données économiques de la publication. Le chiffre d’affaires ou le nombre d’abonnés n’ont jamais été ­communiqués au rédacteur en chef. Cette opacité s’ajoute à la violence ­vécue par les salariés. Stéphanie Senet, une des quatre rédactrices, a été « totalement surprise » de la décision alors que l’environnement est une thématique pourtant porteuse. « La lutte contre le dérèglement climatique prend vraiment de l’importance chez les ­acteurs publics, privés et les c­ itoyens. Il est donc logique que les ­médias s’en fassent l’écho. » Elle considère que la fermeture est « le choix d’un groupe qui n’est pas tourné vers les questions environnementales » alors que la presse spécialisée s’y intéresse de plus en plus. « Un nouveau titre, Contexte environnement, consacré à ce thème, vient de se lancer. Pour ma part, j’ai été ­embauchée par AEF Info [agence d’informations spécialisées] qui mise aussi sur ces questions. » Depuis fin mars, le JDLE a été remplacé par une plateforme dédiée aux entreprises. Les dix-sept années de publications font désormais partie du passé. Lisa MORISSEAU

Essai transformé pour l’écologie

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ue faire lorsque votre fonds de commerce s’épuise ? Cette question, la rédaction du Midi Olympique se l’est posée le 13 mars 2020. L’ancien Premier ministre, Édouard Philippe, annonce la suspension des championnats sportifs professionnels et amateurs. Pour un journal qui, depuis 1929, trouve sa raison de vivre dans le récit des compétitions de rugby, le coup est rude. « On s’est posé la question de savoir si on allait continuer à publier. Notre ADN, c’est de raconter les matchs », explique Pierre-Laurent Gou, journaliste au « Midol ». La rédaction réfléchit. Hésite. Se remet en question. Elle finit par se réinventer pour trouver des solutions. Les comptes rendus sportifs sont petit à petit remplacés par de nouvelles r­ ubriques

thématiques, plus décalées. « On a dû chercher autre chose pour pouvoir sortir notre journal, confie Pierre-Laurent Gou. Il fallait divertir les gens. En cette période, ils en avaient besoin. » Et l’écologie dans tout ça ? « On est plusieurs journalistes au sein de la rédaction à avoir cette fibre écolo, explique le journaliste. On s’est donc d ­ emandé : que fait le monde du rugby pour l’environnement ? » Et c’est ainsi que C’est vert a vu le jour.

Une initiative peu commune

La marque de fabrique de la rubrique : une liberté de format. « Notre objectif est de relayer les initiatives de tous les clubs et des joueurs ayant trait à l’écologie et au rugby. » Se côtoient, dans le journal, portraits et interviews d’acteurs engagés, zoom sur des initiatives vertes et ren-

contres avec d’anciens professionnels ­reconvertis. Une seule exigence : que tous les papiers aient un lien avec l’environnement. « Nous sommes portés par les initiatives des sportifs qui, eux aussi, s’investissent de plus en plus », confie le journaliste du Midol. Aujourd’hui, les compétitions ont repris et le jeu se retrouve logiquement au premier plan. L’écologie se fait plus rare dans les pages. Mais après cette initiative peu commune dans le journalisme sportif, les projets fourmillent. Un numéro du Midol mag (le magazine mensuel du journal) spécial environnement est envisagé. Et la rubrique C’est vert dans tout ça ? « Pas d’inquiétude, elle n’est pas partie et elle va revenir très vite », assure Pierre-Laurent Gou.

Antoine COMTE

Capture d’écran compte twitter @Moniteur, du 29 janvier 2021

Surprise ! Le 19 mars 2020, les lecteurs du Midi Olympique, journal numéro 1 dans l’univers du rugby français, voient apparaître une nouvelle rubrique, écolo : C’est vert.


La Feuille

Septembre 2021 − ­­ Assises du journalisme

Gardiens de l’innovation

Focus

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Depuis 1980, The Guardian est précurseur dans la couverture de l’urgence climatique.

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n 2020, le quotidien britannique The Guardian a publié près de trois mille articles sur la crise climatique, soit plus de sept par jour. De quoi faire pâlir les journaux français. Cette couverture conséquente est le résultat d’une série d’annonces faites par le quotidien en octobre 2019, dans le cadre de son Climate Pledge (Engagement pour le climat). Il s’inscrit dans une longue tradition du Guardian : c’est dès la fin des années quatre-vingt que le journal dédie une rubrique à l’environnement. Depuis, il s’est doté d’une équipe de journalistes spécialisés.

Le choc des mots, le poids des photos

Avec le Climate Pledge, il franchit une nouvelle étape, toute la rédaction se ­mobilise. « Les journalistes doivent désormais penser leurs sujets aussi sous le prisme de l’urgence climatique, qu’ils portent sur la politique, sur l’éducation ou sur l’économie », explique Matthew Taylor, journaliste au Guardian. Le journal a aussi revu toute sa couverture médiatique du sujet, à commencer par les termes employés pour parler d’urgence-

climatique. L’expression « changement climatique » a été gommée au profit d’« urgence » ou de « crise climatique ». Pour coller à la réalité, « réchauffement climatique » a été remplacé par « surchauffe climatique ». Plus marquant encore, on peut désormais lire « négationnistes de la crise climatique » et non plus « climatosceptiques ». Le quotidien a également changé sa politique iconographique. Fini La une du 12 juillet 2019 de l’hebdomadaire les clichés d’ours polaires esseu- britannique The Guardian Weekly. lés sur la banquise pour illustrer l’urgence climatique. La cheffe du service même jour. Mais le groupe Guardian photographie, Fiona Shields, les juge abs- Media et le quotidien britannique vont traites et éloignées des préoccupations du encore plus loin en planifiant la réducquotidien des lecteurs. En collaboration tion de leur empreinte carbone à zéro avec les agences de photo, The Guardian d’ici 2030. donne la priorité désormais aux images Un pari audacieux qui s’est doublé d’une de femmes, d’hommes et d’enfants vic- annonce détonante, en janvier 2020 : The times du réchauffement. Guardian refuse désormais toute publiAlerter les citoyens sur l’urgence de la cité de sociétés pétrolières et gazières. ­situation se fait jusque dans les prévi- C’est le premier média au monde à prendre sions météorologiques du journal. L’idée : une telle décision. Celle-ci ­découle direc­comparer le niveau de CO2 dans l’atmos- tement d’engagements pris en 2015, au phère à celui des années précédentes, le lancement de la campagne Keep it in the Ground (Laissez-les dans le sol).

Un journal, des années d’avant-garde

Photo : The Guardian - DR

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oût 1819. Une manifestation éclate à Manchester. Elle est réprimée dans le sang. Le massacre, camouf lé par le gouvernement, pousse John E. Taylor à fonder un quotidien indépendant, aux antipodes des journaux conservateurs de l’époque. Deux ans plus tard, le Manchester Guardian voit le jour. En 1872, Charles P. Scott rachète le journal. Il en marque l’ADN. Sa ligne

éditoriale, de gauche et progressiste, le fera s’opposer, par exemple, aux conquêtes coloniales britanniques. Une position assumée qui manque de provoquer la banqueroute du média. En 1936, ses héritiers assurent définitivement l’autonomie financière et éditoriale du Guardian, grâce à une structure indépendante, le Scott Trust. Au tournant du XXIe siècle, le quotidien accueille la démocratisation d’Internet avec enthousiasme et entame sa transition numérique alors que l’univers de la presse écrite est en souffrance. En proposant tous ses articles en accès libre sur le Web, The Guardian choisit de capitaliser sur son lien avec les lecteurs. Son actuelle rédactrice en chef, Katharine Viner, peut aujourd’hui s’enorgueillir d’être à la tête d’un journal davantage financé par ses lecteurs que par les publicités.

désinvestir les entreprises polluantes

Le journal, avec l’organisation non gouvernementale 350.org, fait campagne pour pousser des universités, des associations caritatives et des fonds de pension à ne plus investir dans des compagnies ­pétrolières et gazières. Le groupe, lui, ira jusqu’à désinvestir 935 millions d’euros. Quant à la rédaction, elle réalise davantage d’enquêtes environnementales. Matthew Taylor a par exemple écrit sur des compagnies pétrolières, révélant en ­novembre 2018 qu’elles investissaient près de 153 milliards d’euros dans l’industrie du plastique. D’autres journalistes se sont lancés dans le journalisme de solution. Ils ont notamment consacré une série d’articles à l’énergie solaire. « Nous avons la responsabilité d’alerter les lecteurs sur l’ampleur de la crise climatique et de sa rapidité, explique Matthew Taylor. Il faut révéler l’hypocrisie des entreprises polluantes, tout en présentant les acteurs qui nous donnent de l’espoir. » Lisa MORISSEAU et Flavie MOTILA


La Feuille

Grâce au « dithering », une méthode particulière de compression, les images présentes dans les articles du site « Solar Low Tech Magazine » sont moins lourdes et dix fois moins énergivores.

Pour parler d’environnement ou du climat, ces médias ont fait le pari de l’originalité. Les ressources énergétiques, les contenus, les productions et même les canaux de diffusion se diversifient progressivement.

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> Le streaming quand on veut

où on veut En France, le contenu offert par les plateformes de streaming vidéo, comme Netflix ou Prime Video, se renouvellent. Le genre documentaire occupe désormais une place importante dans les bouquets. On observe, entre autres, un nombre élevé de documentaires qui concernent des thématiques environnementales. Ils montrent des modes de vie plus vertueux pour la nature. C’est le cas de Plastic Ocean ou Cowspiracy sur Netflix par exemple. Prime Video, jusqu’à présent

Photo : Eva Miquel pour Solar Low Tech Magazine

DES MÉDIAS NOUVEAUX ET ÉCOLOS

’e n v i r o n n e m e n t o c c u p e aujourd’hui une place importante dans l’écosystème médiatique. Les sujets mais aussi les procédés de création éditoriale eux-mêmes sont réinventés. Partout dans le monde, des acteurs sont en première ligne pour innover : un média breton se lance dans l’investigation, un pure player lutte face à la surconsommation énergétique quand des créateurs changent de canal de diffusion. Voici trois nouvelles voies pour faire du journalisme en 2021.


La Feuille

Horizons

Septembre 2021 − ­­ Assises du journalisme

> le « Solar Low Tech Magazine » prend son temps

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> « Splann ! » l’investigation

à la bretonne « Il faudrait essayer de construire des sites « Derrière la carte postale, des sujets senweb beaucoup plus légers », explique Kris sibles que les journalistes peinent à révéde Decker, fondateur du Solar Low Tech ler. » Splann est la première ONG entièMagazine. Il a créé ce média en ligne qui r e m e n t d é d i é e à l ’i n v e s t i g a t i o n utilise les low-technologies (faibles en journalistique en Bretagne. Le projet a été énergie, utiles, accessibles et durables) en dévoilé le 15 février par le biais d’une 2018. Des typographies au traitement des campagne de financement participatif. images, chaque élément du site est pensé Son objectif ? Produire des enquêtes pour être moins énergivore. ­locales au long cours. Près de 30 000 euros Le collectif Green IT a observé que le ont déjà été récoltés. « Une somme qui poids des pages web a quadruplé en dix permettra de financer trois enquêtes en ans. Or, plus un site est lourd, plus il 2021 sur des thématiques liées à l’indusconsomme d’énergie et abîme les trie agroalimentaire », explique Faustine ­machines. Kris de Decker, lui, a choisi de Sternberg, membre du comité éditorial et n’alimenter son site qu’avec de l’énergie chef d’édition d’un hebdomadaire en solaire. Pas de soleil, pas de connexion centre Bretagne. possible. Un choix fort alors que les utili- Les cinq journalistes qui composent cette sateurs de la Toile se connectent au- rédaction d’un nouveau genre choisissent jourd’hui trois les sujets et asfois plus longsurent bénévolee poids des pages web temps sur Interment leur producnet qu’en 2009, a été multiplié par quatre tion. Un pari local selon l’association qui a du sens. La en dix ans d après Ville internet. Bretagne c’est la Pour autant, « un première région le ollectif reen tel basculement laitière et producdans le low-intertrice de viande de net ne serait pas logique en ce moment France et l’une des plus importantes répour les grands médias, avance Diana Liu, gions agroalimentaires d’Europe. Chaque journaliste et auteure d’un article sur le jour, elle fait face aux enjeux environnesujet pour le MediaLab de Franceinfo. Il mentaux liés à l’agriculture : besoin d’ins’agirait plutôt d’utiliser ces concepts frastructures, puissance de l’industrie comme des outils éducatifs pour évoquer agroalimentaire, gestion et pollution de la ­question des enjeux écologiques du l’eau etc. Dans une lettre ouverte à la ­numérique ». ­région en mai 2020, 250 journalistes et À l’heure de la 5G, le changement semble collectifs de professionnels ont appelé à difficile à amorcer pour les lecteurs et les mettre fin aux pressions subies par les sites d’information. Kris de Decker ne journalistes enquêtant sur l’agroalimenperd pas espoir : « Sans aller aussi loin que taire. Splann est une première réponse nous, beaucoup de médias pourraient qui impressionne par son ambition réduire leur consommation d’énergie sans Nejma BENTRAD, Camille GRANJARD, changer de cap. » Clara JAEGER et Romane LHÉRIAU

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C

moins performant, commence doucement à compléter son offre. En ­témoignent les documentaires Green Warrior et ­Génération Brut. Adélaïde Genuyt, journaliste chez Spicee, une plateforme de streaming vidéo 100 % journalistique, explique cette évolution : « L’environnement est une thématique qui intéresse de plus en plus le public. » Le streaming vidéo semble être devenu le nouveau terrain de jeu des journalistes engagés pour le climat. Avec une progression annuelle de 40 % depuis 2010, selon le Centre national du cinéma (CNC), leur public ne cesse de grandir. De nouvelles plateformes spécialisées dans le contenu journalistique voient le jour : telles Brut X ou Spicee. À la clé, du contenu plaçant un peu plus la thématique environnementale au cœur de l’attention. « Avec le streaming, les codes et les attentes ne sont pas les mêmes que l o r s q u ’u n e c h a î n e d e t é l é v i s i o n passe commande auprès d’une société de production, précise Adélaïde Genuyt. Le streaming nous donne une liberté d’écriture et nous permet de faire ce qui nous plaît vraiment. »

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IT

De nombreux documentaires sur l’environnement sont disponibles en streaming


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L’invité

Assises du journalisme − ­­ Septembre 2021

La Feuille

Libre comme l’air

Hervé Kempf est l’actuel rédacteur en chef de Reporterre. Le journaliste indépendant raconte la planète depuis 1982, en suivant ses envies et sa curiosité. informe, en volant de ses propres ailes, et refuse de travailler pour des médias s’il ne s’y sent pas libre. Il quitte Radio Alligator après un ­d ésaccord éditorial puis France Télévisions à cause de pressions financières, mais aussi le journal Le Monde, car il s’estime censuré sur le sujet de Notre-Dame-des-Landes.

Évoluer avec son temps

Avec ses économies, Hervé Kempf crée Reporterre. Un média qui a su trouver sa place dans la presse en ligne. Pour garantir sa liberté, le rédacteur en chef surveille la provenance et le montant des dons. Il en est fier : le « quotidien de l’écologie » est désormais financé à 98 % par ses lecteurs et compte plus de 1,3 million de visiteurs par mois. Avec ce projet, il n’a nullement cherché une quelconque ­reconnaissance. « Le pouvoir ne m’intéresse pas. Je trouve « Il ne faut pas occulter la réalité de ça même assez ennuyeux. » la catastrophe climatique déjà amorcée. C’est l’enjeu Plus encore, il s’en méfie, à en croire Patrice Lanoy. En 1998, politique planétaire de ce XXIe siècle » ce dernier est élu président de l’Association des journalistes Un principe, l’indépendance écrire sur l’environnement pour un large scientifiques de la presse d’information. En 1986, la catastrophe de Tchernobyl public, sans pour autant raconter des Hervé Kempf l’interroge alors, scep(voir p.10-11) ravive son intérêt pour histoires anecdotiques ou bucoliques : tique, sur ses motivations. l’environnement. « Lorsque quelque « Il affrontait déjà les gros morceaux de « J’aime toujours autant mon métier. » chose se passe, je me demande ­comment l’époque », du nucléaire aux différentes Plus encore, Hervé Kempf aime transje peux agir sur le monde : en infor- industries et pouvoirs publics. mettre les fruits de son travail. Il veut mant », explique-t-il. Nelly Terrier, une Si certains déplorent que les informa- dialoguer avec les nouvelles généraamie de longue date, rédactrice au Pari- tions dédiées à l’environnement soient tions. Ses yeux brillent en évoquant ses sien, assure qu’il a été l’un des précur- anxiogènes, Hervé Kempf l’assume : « Il articles publiés dans des manuels scoseurs du traitement journalistique de ne faut pas occulter la réalité de la catas- laires. Radio Bambou, un podcast longl’écologie. « Les médias qui en parlaient trophe climatique déjà amorcée. C’est temps hébergé sur son site, parlait d’écose comptaient sur les doigts d’une l’enjeu politique planétaire essentiel de logie aux enfants. Loin de se reposer sur main », se souvient-il en évoquant Le ce XXIe siècle. Les citoyennes et les ses lauriers, il s’entoure de jeunes jourMonde, l’AFP et Libération . ­citoyens doivent s’emparer de la théma- nalistes. L’un d’eux lui a soufflé l’idée Après un passage à Courrier internatio- tique. Elle détermine leur avenir. » d’utiliser Paypal plutôt que les chèques nal, Hervé Kempf rejoint Le Monde en Pour lui, l’indépendance est un prin- pour financer les dons de Reporterre. Il 1998. Il y traite d’environnement. Son cipe essentiel à l’exercice de son métier. faut savoir évoluer avec son temps. vieil ami Patrice Lanoy, journaliste En 2016, il refuse la légion d’honneur Hervé Kempf lui, le sait. scientifique au Figaro, le décrit comme que lui propose Ségolène Royal, alors Marion CHEVALET le seul, à la fin du XXe siècle, qui a su ­m inistre de l’Environnement . Il et Camille GRANJARD

Photo : Camille Granjard/EPJT

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’écologie était presque un moyen pour moi de fuir les organisations politiques où étaient mes copains.  » Étudiant à Science Po dans les années soixante-dix très politisées, Hervé Kempf se tourne déjà vers l’écologie. Cinquante ans plus tard, installé dans son bureau rue de l’Est, à Paris, siège de Reporterre, il se remémore son adolescence. Des lectures lui permettent de forger son esprit critique : le journal écologiste La Gueule ouverte, créé en 1972 par Pierre Fournier, ou les livres de Claude Aubert, pionnier de l’agriculture biologique. Aujourd’hui, à 64 ans, il ne se définit toujours pas comme militant. « Je suis journaliste jusqu’au bout des ongles. » Au début de sa carrière, Hervé Kempf s’éloigne cependant quelques années des préoccupations environnementales. Il travaille d’abord au mensuel d’informatique Sciences et vie Micro, en tant que journaliste spécialisé dans le domaine des sciences.


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