Extrait Les intelligences animales - Éditions Ulmer

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LES INTELLIGENCES ANIMALES Sous la direction de Yolaine de la Bigne

L’ÉTAT DES CONNAISSANCES PAR LES MEILLEURS EXPERTS Éric Baratay, Georges Chapouthier, Fleur Daugey, Ludovic Dickel, Raphaël Gamand, Julie Garnier, Agatha Liévin-Bazin, Sébastien Moro, Kalina Raskin, Didier van Cauwelaert



Sous la direction de Yolaine de la Bigne

LES INTELLIGENCES ANIMALES L’ÉTAT DES CONNAISSANCES PAR LES MEILLEURS EXPERTS Éric Baratay, Georges Chapouthier, Fleur Daugey, Ludovic Dickel, Raphaël Gamand, Julie Garnier, Agatha Liévin-Bazin, Sébastien Moro, Kalina Raskin, Didier van Cauwelaert


SOMMAIRE LES MILLE FACETTES DE L’INTELLIGENCE ANIMALE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 Georges Chapouthier

LES DESSOUS DE L’INTELLIGENCE ANIMALE. . . . . . . . . . 27 Éric Baratay

CRÂNES DE PIAFS ET AUTRES TÊTES DE LINOTTES... ET SI LES OISEAUX AVAIENT DE L’INTELLIGENCE À REVENDRE ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47 Agatha Liévin-Bazin

BIOMIMÉTISME, QUAND LA DIVERSITÉ DU VIVANT NOUS INSPIRE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 Kalina Raskin

L’INTELLIGENCE DES PIEUVRES ET DE SES COUSINS. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87 Ludovic Dickel

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LA FOURMI, SIMPLE ROBOT BIOLOGIQUE OU ANIMAL DOTÉ D’UNE INTELLIGENCE COLLECTIVE ?. . . . . . . . . . 109 Raphaël Gamand

QUI SONT LES POISSONS ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129 Sébastien Moro

CE QUE NOUS APPRENNENT LES PEUPLES AUTOCHTONES SUR L’INTELLIGENCE ANIMALE À TRAVERS LEUR RELATION AVEC LA NATURE. . . . . . . 159 Julie Garnier

LES ANIMAUX HOMOS. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187 Fleur Daugey

ET SI TU ÉTAIS UNE ABEILLE ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203 Didier van Cauwelaert Entretien animé par Yolaine de la Bigne Index. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 223

Les QR-codes renvoient aux conférences des auteurs.

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Georges Chapouthier, de double formation biologiste et philosophe, est directeur de recherche émérite au Centre national de la Recherche scientifique (CNRS). Il est l’auteur de nombreux livres sur le cerveau et sur les animaux.


LES MILLE FACETTES DE L’INTELLIGENCE ANIMALE Georges Chapouthier

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LES INTELLIGENCES ANIMALES

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ue sait-on de nos jours de l’intelligence animale ? Évoquer la question sera un survol parce que, tous les ans, on trouve des choses extraordinaires sur l’intelligence des animaux et

que, par suite, le sujet évolue très vite. Bien sûr, il y a des animaux qui sont très proches de nous. Par exemple sur cette image, on a rassemblé un être humain (votre serviteur) entouré de deux chimpanzés. Vous voyez que la ressemblance est frappante !

Même s’il y a un certain nombre d’éléments qui traduisent des différences. L’être humain est un singe nu, fort peu pileux. Et puis l’être humain fabrique des outils comme des lunettes, des vêtements que ne fabrique pas le chimpanzé. On peut supposer qu’il y a là des différences sur le plan de l’intelligence.

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Georges Chapouthier

Dans l’exposé qui va suivre, je vais vous parler d’abord de l’animal postcartésien, qui a beaucoup influencé la pensée occidentale. Ce qui nous amènera à parler, d’une part, de biologie et de nature animale, et puis, ensuite, de culture, de mémoire, de conscience, qui sont des phénomènes d’intelligence animale. Nous dirons quelques mots sur les bases anatomiques de cette intelligence et nous conclurons sur ce que cela amène sur le plan de la philosophie morale. Est-ce qu’une meilleure connaissance de l’intelligence animale ne nous incite pas à davantage de respect des animaux ?

LA BIOLOGIE APRÈS DESCARTES Il y a trois siècles, Descartes a formulé une conception dont nous sommes encore très largement tributaires. Pour Descartes, le corps de l’animal comme celui de l’homme sont des machines (qu’il compare maladroitement aux automates de son temps), mais il n’a pas tout à fait tort. Il fonde ainsi ce qu’on peut appeler la biologie en disant : « Puisque le corps est un système matériel qu’on peut analyser, cela permet la connaissance biologique du corps et de ses mécanismes ». Mais Descartes ne s’arrête pas là. Il ajoute, en substance : « L’homme échappe à ce statut de simple machine, parce qu’il a en plus une âme qui dérive de Dieu ». C’est le dualisme cartésien de l’âme et du corps. L’animal, lui, n’a pas d’âme et, par suite, il n’a pas d’esprit, pas d’intelligence. Il est relégué au rang d’automate pur. En fait, Descartes n’a pas beaucoup creusé cette conception. Je suis de ceux qui pensent que si Descartes avait vécu, il aurait probablement nuancé son propos. Il est mort assez jeune et c’est son élève, Malebranche, qui a caricaturé la pensée du maître. C’est lui, Malebranche, qui prenait des chiens, leur tapait dessus et disait : « Regardez, c’est comme une horloge qui sonne l’heure ! ». Ces considérations aboutissent à la position de Claude Bernard et de la recherche scientifique du

xixe siècle,

qui considère l’ani-

mal (et le corps humain) comme des objets, qu’on peut analyser, avec bien sûr, tous les excès que cela a pu donner au

xixe siècle

puisqu’on considère que l’animal n’a pas de sensibilité. Des pensées, même récentes, au

xxe siècle,

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comme les réflexes de Pavlov


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ou le behaviorisme, considèrent encore l’animal comme quelque chose de très mécaniste. C’est une conception qui reste très dominante en Occident et par laquelle nous sommes encore très marqués de nos jours. Quand on entend : « Oh, ce n’est qu’un animal », en fait, ça veut souvent dire : « ce n’est qu’un être sans sensibilité ». Cette position a été contestée par des minorités depuis toujours, même au temps de Descartes, par exemple par Madame de Sévigné. Ensuite il y a eu Maupertuis, Victor Hugo, Larousse, tous des penseurs qui ont contesté la conception de l’animal-objet. Mais la position cartésienne est restée largement dominante en Occident jusqu’à nos jours. Un exemple : la fièvre aphteuse. Cette maladie affecte les troupeaux, mais ne touche pas l’homme. Quand un troupeau en est atteint, on tue tous les animaux et on dit : « ça coûte moins cher de les tuer que de les vacciner ». Voilà un exemple de l’animal-objet tel qu’il est encore traité de nos jours.

L’ANIMAL, ÊTRE SENSIBLE On en arrive néanmoins à la conception moderne de l’animal être sensible, évidemment opposée à la conception cartésienne. Ce qui est amusant, c’est que c’est l’évolution même de la biologie qui, par un curieux retour des choses, a amené à cette conception moderne. À force d’analyser le corps de l’animal par des méthodes de dissections, voire de vivisections, on a compris comment il fonctionnait : l’animal se nourrit, excrète, se reproduit, fonctionne, a une sensibilité… comme nous. Par un retour de la science, l’animal cartésien et bernardien s’est avéré être un être sensible comme nous ! Autre élément majeur, la théorie de l’évolution montrait qu’en outre, nous étions issus de l’animal, que l’homme venait d’une lignée de primates proche des chimpanzés. La physiologie, puis la théorie de l’évolution montraient donc qu’en ce qui concernait leur nature biologique, il n’y avait pas de différence fondamentale entre l’homme et les « autres animaux », et notamment ceux qui étaient proches de lui. Bien entendu, il y avait différentes espèces, mais il n’y avait pas de différence majeure dans les fonctions organiques. Ça se manifestait

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aussi dans les pathologies. Des quantités de pathologies se transmettent facilement entre les hommes et les autres animaux et réciproquement. Les bagages génétiques enfin ont montré que plus les animaux étaient « proches de l’homme », plus ils avaient avec lui de gènes communs. Nos cousins chimpanzés ont 98 % de gènes communs avec nous. Le vécu émotionnel enfin est très important. Les relations parentales sont très proches entre l’espèce humaine et les espèces qui élèvent leurs petits. Donc en ce qui concerne la nature, l’espèce humaine est une espèce naturelle parmi d’autres espèces. Alors les post-cartésiens sont revenus à la charge en disant : « Entendu : l’homme est une espèce naturelle parmi d’autres, mais l’être humain diffère par quelque chose de fondamental : l’intelligence et la culture. Les animaux ont une biologie comparable à la nôtre, mais ils n’ont pas notre intelligence et notre culture ». Or ça encore, ce n’est pas tout à fait juste et c’est ce que je voudrais montrer en parlant de l’intelligence animale. Je développerai trois grands domaines : ce que l’on peut appeler la culture (ou les protocultures), les mémoires et la conscience. Quand on parle de culture animale, j’aime bien le terme « protoculture », parce qu’il est quand même clair qu’au niveau de la complexité, les cultures animales n’atteignent pas la culture humaine. Ensuite nous aborderons les mémoires. Les animaux ont-ils des mémoires et lesquelles ? Et la conscience enfin. Là, on marche dans le pré réservé des cartésiens. Les animaux ont des formes de conscience. Le chien, par exemple, est capable de tellement de comportements élaborés que personne ne mettra en doute aujourd’hui le fait qu’un chien a de la conscience. Voilà donc trois domaines sur lesquels je vais vous présenter quelques éléments.

LES CULTURES ANIMALES Une culture est un ensemble de traits comportementaux qui se transmet entre les individus sans passer par la génétique, par enseignement, imitation, des parents aux enfants ou entre congénères. Les traits culturels sont liés au développement du cerveau,

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c’est-à-dire que, plus le cerveau est puissant, plus l’animal peut présenter de traits culturels. La culture est aussi liée à la socialisation, c’est-à-dire qu’un animal qui vit en société a davantage de traits culturels que les animaux non sociaux. Il y a de nombreux traits culturels : utilisation d’outils, règles cognitives, communications et langages, règles morales, choix esthétiques. Tous ces traits se retrouvent dans un certain nombre de groupes animaux. L’outil, d’abord. Il a été étudié principalement chez les mammifères et les oiseaux, mais pas seulement. Quelques exemples. Des grives cassent des escargots sur des pierres que l’on a appelées des « enclumes à escargots ». Elles utilisent ces pierres pour casser leur nourriture. Les pinsons des Galapagos ont un bec très court et ils doivent attraper des insectes dans les anfractuosités des cactus. Ils extraient alors un piquant de cactus, ils le mettent dans leur bec et vont « pêcher » les insectes dans différentes anfractuosités en utilisant ce piquant comme un outil pour percer leurs proies. Certains oiseaux d’Australie se font des tampons d’herbes colorées et se peignent le plastron pour aller parader devant les femelles. C’est le début de la cosmétique ! Les chimpanzés utilisent de nombreux outils. D’abord, comme beaucoup d’animaux, ils adorent les protéines, et, par suite, ils adorent consommer des termites. Les termites vivent dans le sol. Le chimpanzé va chercher une brindille, la plonge dans la termitière, le termite s’accroche et le chimpanzé le déguste. Les chimpanzés peuvent également casser des noix sur des enclumes, c’est-à-dire des pierres, avec des techniques de casse qui se répandent dans une population. Par exemple, dans une population A, de parents à enfants, il y aura une technique de casse et dans une population B, il y aura une autre technique de casse. On démontre ici la transmission de parents à enfants de ces méthodes de casse. Enfin mentionnons le problème des nids. Beaucoup d’animaux fabriquent des nids, qui sont aussi une forme d’instrument, soit pour dormir, soit pour élever les petits. Certains invertébrés, comme les fourmis, ont des outils aussi, mais utilisés probablement de façon inconsciente. La fourmi Atta

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fait un terreau de feuilles sur lequel elle cultive des champignons. Il y a aussi des fourmis tisserandes. Venons-en aux pieuvres dont on montre, depuis quelques années, l’intelligence considérable. Les pieuvres sont capables d’utiliser des outils, de dévisser un bocal pour avoir un crabe, de faire un détour pour retrouver la nourriture. En Asie du Sud-Est, les hommes jettent dans la mer des demi-noix de coco évidées et les pieuvres, qui sont molles, ont appris à se protéger, sous forme de boucliers, par une de ces demi-noix de coco, voire à en mettre deux l’une sur l’autre pour pouvoir se reposer dans une sorte de cabine. La règle maintenant. Il y a des quantités d’animaux, essentiellement des oiseaux et des mammifères, mais, plus généralement, tous les vertébrés, qui sont capables de suivre ce qu’on peut appeler des règles cognitives, de raisonner par une règle générale. Quelques exemples. Les dauphins peuvent apprendre des quantités d’instructions gestuelles. Par exemple, l’expérimentateur fait un moulinet, le dauphin comprend « tourner à droite ». La notion de nombre est maîtrisée par un grand nombre de mammifères et d’oiseaux jusqu’à 6 ou 7. Les pigeons peuvent comprendre la notion générale d’étendue d’eau. Vous avez un pigeon à qui vous présentez une diapositive et lorsque la diapositive comprend une étendue d’eau, quelle qu’elle soit, et qu’il picore une clé, il a droit à un grain de blé. Très vite, le pigeon comprend. Vous lui présentez des diapositives, il clique la clé chaque fois qu’il y a une diapositive avec une étendue d’eau, même une étendue qu’il n’a jamais vue. En revanche, il ne picore pas la clé s’il n’y a pas d’étendue d’eau sur la diapositive. Les pics épeiches ont la notion de règle de la pesanteur. Ils sont capables de s’éloigner lorsque quelque chose va leur tomber sur la tête. Une Américaine, Irène Pepperberg, a fait des travaux absolument extraordinaires avec des perroquets. Quand j’étais enfant, on disait que les perroquets étaient « bêtes » : « Il répète comme un perroquet », disait-on, sur un ton méprisant. Mais pas du tout. Les perroquets sont des animaux sociaux, qui vivent très longtemps, qui sont très intelligents et qui font des choses remarquables. Pepperberg leur fait classer des objets selon

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Kalina Raskin est ingénieur physicochimiste diplômée de l’ESPCI-Paristech et Docteur en neurosciences de l’UPMC. Elle a d’abord promu le biomimétisme pour l’innovation responsable au sein de l’agence Paris Région Entreprises, où elle a développé des outils d’aide à l’éco-conception par le biomimétisme. Elle contribue au développement de l’association Ceebios depuis 2013 et en a pris la direction générale début 2017. Son ambition est de positionner la France en pionnier du développement du biomimétisme comme outil de la transition écologique, réconciliant biodiversité, innovation et économie.


BIOMIMÉTISME, QUAND LA DIVERSITÉ DU VIVANT NOUS INSPIRE Kalina Raskin

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’aimerais commencer par vous donner quelques exemples de prouesses du vivant ! Savez-vous à quelle distance le papillon mâle Bombyx du mûrier

est capable de détecter une phéromone femelle ? 11 km ! Imaginez des molécules diluées dans une sphère qui fait 11 km de rayon… Il s’agit d’une concentration infime, pourtant détectée par les nanostructures présentes sur les antennes du papillon. Des chercheurs à l’institut Saint-Louis tentent de développer des capteurs olfactifs, donc des capteurs chimiques, imitant ce phénomène. À quelle pointe de vitesse un martinet noir est-il capable de voler ? 200 km/heure ! Le faucon pèlerin est lui capable d’atteindre 350 km/h en piqué. Avec une motorisation hybride sucre et graisse ! La petite mouche Forcipomyia bat très vite des ailes… 1 000 battements par seconde. Pour atteindre cette vitesse impressionnante, le thorax de cet insecte se met en résonance et la vibration génère ce mouvement à très grande vitesse. Le lierre, végétal que nous connaissons tous, est capable de supporter 2 millions de fois son poids ! Bien qu’il s’agisse d’une espèce très commune, les mécanismes d’adhésion du lierre ont commencé à être élucidés il n’y a que quelques années. La coquille d’ormeau est, quant à elle, tout à fait comparable dans ses propriétés aux céramiques conçues par l’homme. Pourtant, elle est fabriquée majoritairement à partir de carbonate de calcium, c’est-à-dire du calcaire. C’est avec ce carbonate de calcium qu’on fabriquait les anciennes craies pour les tableaux. La résistance de l’ormeau est due à une alternance entre des couches très organisées de calcaire, sous forme de petites plaquettes et une espèce de mortier mou qui va absorber les chocs et limiter la propagation des fissures dans le matériau. Ce matériau ultra-résistant est fabriqué avec des atomes largement abondants, à température et à pression ambiantes, par un mollusque. La superbe éponge Euplectella ou « corbeille de Vénus » fabrique un squelette en verre ! Ce verre est produit à partir de

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la silice dissoute dans l’eau, à température et pression relativement ambiantes puisqu’on est en milieu marin. Le verre produit par l’Homme est, comme vous le savez, fabriqué à partir du sable soumis à hautes températures et pression.

LA VIE EST FASCINANTE PAR SES ADAPTATIONS ET PERFORMANCE La vie est apparue sur notre planète il y a près de 4 milliards d’années. L’Homme quant à lui est apparu il y a 300 000 ans environ. Imaginez que nous faisions un trajet Saint-Malo-Marseille à pied, et que cette distance-là représente 4 milliards d’années d’évolution. L’apparition de l’Homme pour vous, c’est 20 m ! et la révolution industrielle… un pas ! Le mot biomimétisme (bio signifiant vie et mimesis, imiter) consiste à s’inspirer du vivant pour innover et considérer que les 20 millions (d’après les dernières estimations) d’espèces présentes autour de nous sont un laboratoire de 4 milliards d’années de recherche et développement. Parmi les grands classiques du biomimétisme, citons : -L es winglets des avions dont la courbure au bout des ailes est inspirée des grandes plumes, les rémiges présentes sur les bouts des ailes des rapaces pour améliorer le vol et diminuer la consommation énergétique (à relativiser toutefois au regard de l’ampleur croissante du trafic aérien !).

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Patte de gecko. -L e gecko qui sert de modèle pour concevoir des adhésifs non toxiques. -L a peau de requin a permis de développer des surfaces antimicrobiennes, comme le fait l’entreprise Sharklet, en reproduisant les structures présentes sur les denticules. - La soie d’araignée qui, à diamètre égal, est aussi résistante que l’acier. - Le velcro, ce système d’adhésion réversible que nous connaissons tous, inspiré d’une plante, la bardane. La graine, pour être dispersée, s’accroche aux poils des animaux grâce à des crochets qui s’emmêlent dans les fibres.

Bardane

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Le biomimétisme n’est pas une pratique nouvelle. Déjà nos lointains ancêtres s’inspiraient du vivant pour les techniques de chasse par exemple. Il y a 500 ans, Léonard de Vinci, décrivait sa propre humilité face à la sophistication de la nature. Le prix Nobel Pierre-Gilles de Gennes était convaincu que les physiciens et les chimistes devaient se placer à l’école du vivant pour être plus performants dans la recherche et les innovations qu’ils mènent. À la même période, à la fin des années 1990, Janine Benyus a apporté une nouvelle vision du biomimétisme comme outil de la transition écologique. On observe une nette augmentation de l’intérêt scientifique et industriel pour le biomimétisme sur les deux dernières décennies, comme en atteste l’augmentation significative des publications scientifiques et des brevets. Cette évolution est le résultat de quatre facteurs convergents : - une meilleure connaissance des organismes biologiques, des échelles moléculaires aux écosystèmes ; - le progrès technique qui permet de reproduire en partie des processus et structures biologiques sophistiqués ; - l a nécessité d’une innovation de rupture ; - et surtout la prise de conscience planétaire des enjeux auxquels va devoir faire face l’humanité. Le biomimétisme n’est ni une filière, ni une discipline. Il s’agit d’une approche scientifique de transfert de connaissances de la biologie vers d’autres disciplines, qui s’applique de ce fait à tous les domaines d’activités.

DES PROMESSES MULTIPLES, DE L’ÉNERGIE AUX MATÉRIAUX C’est une approche particulièrement intéressante et prometteuse dans le domaine de l’énergie. Si nous passons en revue les grandes orientations politiques et industrielles, à savoir l’exploitation des énergies renouvelables et en particulier l’énergie solaire, la séquestration du carbone atmosphérique pour le recycler et en faire du carburant, ou encore l’optimisation de la consommation

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énergétique en fonction de la saison ou du moment de la journée, ce sont des stratégies déjà exploitées par le vivant. L’énergie solaire est l’entrée primaire d’énergie dans quasiment toute la biomasse, via les végétaux. Nous avons la chance d’avoir en France parmi les meilleures équipes au monde à travailler sur la photosynthèse artificielle et notamment pour produire de l’hydrogène à partir de l’eau et du soleil. Il y a en théorie, dans 3 litres d’eau, assez d’énergie exploitable sous forme d’hydrogène pour subvenir au besoin d’une famille moyenne française pour une journée. D’autres se sont inspirés des mouvements des organismes vivants pour optimiser la récupération des énergies mécaniques de l’eau et du vent. Whale Power a reproduit le profil canelé des nageoires de baleine à bosse pour optimiser le rendement des éoliennes. Les coûts de production restent cependant encore trop élevés pour une industrialisation. La jeune entreprise française EEL Energy (Eel signifiant « anguille », « murène » en anglais) est une hydrolienne qui n’est pas rotative mais ondulante. L’avantage de ce type de technologie par rapport aux hydroliennes conventionnelles est qu’elles sont efficaces à faible courant, à faible profondeur et elles s’orientent automatiquement par rapport au courant, si vous les laissez libres de se tourner. De surcroît, elles sont bien moins impactantes sur la biodiversité locale que les hydroliennes classiques. L’entreprise Renault automobile a exploré l’opportunité du biomimétisme pour améliorer le véhicule hybride (électrique et essence). L’entreprise a collaboré avec une physiologiste des grands marathoniens. Un marathonien aussi fonctionne en effet sur motorisation hybride : sucre, graisse, qu’il va mobiliser de façon optimale en fonction de la durée de sa course, de la topologie du terrain… En imitant la course du marathonien et en changeant les paramètres du logiciel du véhicule, ils ont réussi à augmenter le rendement d’un véhicule hybride de quelques pourcents. Un autre grand domaine d’application du biomimétisme est celui des matériaux. Or, en philosophie, la notion d’« Homo faber » fait référence à l’Homme en tant qu’être vivant fabriquant des

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outils. Les matériaux manufacturés par l’Homme sont en effet omniprésents : mobilier, constructions, transports, médecine… Il existe une très grande diversité de matériaux biologiques (squelettes, tissus, carapaces, sécrétions…). La panoplie des caractéristiques et des propriétés de ces matériaux reposent sur une succession de niveaux d’organisation, des échelles nanomicroscopiques jusqu’aux échelles du visible. Un des grands exemples de biomimétisme appliqué aux matériaux est l’aile du papillon Morpho. Ce papillon magnifique est d’un bleu iridescent. Cette couleur n’est pas due à un pigment, mais à la structuration microscopique de son aile, tels de petits peignes. Ces petits peignes par leur taille caractéristique interagissent avec les ondes de la lumière incidente. Serge Berthier, chercheur à institution des nanosciences de Paris, est spécialiste de la photonique, à savoir les propriétés optiques des matériaux. Il a beaucoup étudié le papillon morpho notamment, la façon dont l’aile filtre l’onde lumineuse pour ajuster la température du corps du papillon. Les papillons diurnes ont besoin d’énergie solaire pour activer leur métabolisme. Ils se mettent au soleil, ouvrent leurs ailes, qui, comme un miroir, vont venir concentrer l’énergie solaire sur leurs corps tout en évitant la surchauffe. Les panneaux solaires que nous installons, fait paradoxal, surchauffent en cas de fort ensoleillement, ce qui fait chuter leur rendement. Serge Berthier travaille aujourd’hui avec des fabricants de panneaux solaires, pour développer des films inspirés de la structure de l’aile du papillon Morpho, pour limiter leur échauffement. Toujours dans le domaine des matériaux, l’un des enjeux industriels reconnus est l’amélioration de nos adhésifs. En effet, les adhésifs conventionnels, utilisés pour les aménagements intérieurs notamment, contiennent des solvants toxiques, comme le formaldéhyde. Or, la nature regorge de stratégies d’adhésion et d’assemblage. Le gecko, lézard observable sous nos latitudes, dispose, sur la face intérieure de ses doigts, de petits poils extrêmement fins que l’on appelle des setaes. Ces poils sont présents par centaines de milliers et les atomes à l’extrémité de ces poils vont interagir

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avec les atomes de surface sur laquelle il grimpe. Cette force d’interaction est extrêmement faible mais démultipliée à des milliers de setaes à la surface de la patte du gecko, vous obtenez une adhérence importante. Pour décoller sa patte, le gecko enroule ses doigts vers l’arrière. Interface, un fabricant de moquette très engagé dans sa politique de développement durable, a développé de petits patchs inspirés de cette stratégie. Sur chaque patch sont associés 4 coins de carrés de moquette. Plus vous marchez sur la surface, plus vous appliquez une force dans le sens de votre patch, plus il va coller. Pour le décoller, il suffit juste de soulever délicatement le coin. Ce système permet de supprimer le recours aux grandes quantités de colles ou bandes adhésives qui sont en général utilisées. La moule est un autre modèle intéressant. Elle adhère efficacement à son rocher grâce à de petits filaments, appelés le byssus. Des fournisseurs de mobiliers nautiques fabriquent des colles inspirées de la composition chimique du byssus. L’entreprise Gecko Biomédical ne s’est pas inspirée du lézard mais d’un ver marin et plus particulièrement de sa salive. Ce ver dit « tubicole » fabrique un tube pour se protéger du milieu extérieur en agrégeant des grains de sable avec sa salive. L’entreprise a développé une colle chirurgicale, inspirée de la salive de ce ver marin pour augmenter l’efficacité des sutures au moment de la chirurgie et faciliter le rétablissement.

ARAIGNÉE SOYEUSE ET PAPA MANCHOTS… DE VRAIS MODÈLES La soie d’araignée est un matériau organique, ne contenant aucun minéral et pourtant extrêmement résistant. Cette résistance provient des alternances entre des morceaux très rigides et d’autres très élastiques. Imaginez une succession de chaînes en métal rigides liées les unes aux autres par des élastiques. Cette juxtaposition procure au matériau une très grande extension, et en même temps, une résistance à de très larges étirements. C’est pour cela que la soie d’araignée est aussi résistante.

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Il se trouve que l’araignée est une espèce qui s’élève très mal en captivité car elle devient cannibale. Afin de tenter de produire de la soie d’araignée à l’échelle industrielle, des chercheurs ont identifié les gènes qui codent pour la protéine de la soie et incorporé ces derniers à des bactéries qui fabriquent ensuite la protéine pour nous. Cette protéine est utilisée sous forme liquide dans les cosmétiques ou est en cours d’expérimentation pour la régénération tissulaire. Cette soie artificielle est également produite pour fabriquer des textiles hautement résistants. Le plus remarquable avec tous ces matériaux, aussi sophistiqués soient-ils, est qu’ils sont majoritairement auto-assemblés et souvent réparables (le Graal des ingénieurs matériaux !). Autre qualité : ils sont produits à température et pression ambiantes, par voie de chimie douce, à partir de matériaux abondants. Les six atomes principaux qui constituent le vivant sont le carbone, hydrogène, azote, oxygène, phosphore, et soufre (CHONPS). Les minéraux, les oligo-éléments, les métaux jouent aussi un rôle fondamental, mais sont présents à l’état de traces dans le vivant, contrairement à leur utilisation dans les technologies humaines. Il y a une corrélation presque parfaite entre les atomes utilisés par le vivant et leur disponibilité dans l’environnement immédiat : air, eau ou à la surface de la croûte terrestre. Le vivant s’est adapté pour utiliser ce qui était le plus facilement accessible, et ainsi assurer la sobriété dans l’utilisation des ressources. Cette sobriété est la condition de survie première des organismes vivants. Les chercheurs Jacques Livage et Clément Sanchez se sont inspirés de l’éponge Euplectella ou des diatomées pour fabriquer du verre. Les diatomées sont des algues unicellulaires qui ont la capacité de développer une petite boîte en verre autour d’elles leur permettant d’être relativement protégés de l’environnement extérieur tout en captant l’énergie solaire. Il ne s’agit pas de fabriquer du verre massif en imitant la chimie de la diatomée ou de l’éponge, mais de fabriquer de fines couches auxquelles conférer certaines fonctions qu’il est impossible d’obtenir par voie de fabrication conventionnelle à hautes températures et pression. On peut ainsi même incorporer des cellules vivantes. Les applications de cette voie de synthèse

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Fleur Daugey est écrivaine, journaliste et éthologue. Elle a consacré le début de sa carrière à plusieurs ONG de conservation de la nature avant de se tourner vers l’écriture. Elle écrit aussi bien des albums documentaires pour la jeunesse et des essais scientifiques pour les adultes, que des scénarios de bande-dessinée et de la poésie. Elle aime particulièrement travailler sur des thèmes peu explorés et méconnus car ces sujets sont souvent à la pointe des dernières découvertes scientifiques.


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L’HOMOSEXUALITÉ ANIMALE, UN SUJET TABOU On me demande souvent comment j’ai eu l’idée de travailler sur ce thème, ce qui est une bonne question parce que pendant mes études je n’avais jamais entendu parler d’homosexualité chez les animaux. C’est un comble, parce qu’en éthologie et en biologie de l’évolution, on travaille beaucoup sur la sexualité. On peut remercier (une fois n’est pas coutume) la Manif pour tous, parce qu’à force d’entendre que « l’homosexualité serait contre nature », j’ai commencé à me poser la question. Et j’ai décidé d’aller voir ce que nous disait la science sur le sujet. J’ai découvert un monde totalement méconnu, dont je n’avais pas idée, parce que j’ai découvert qu’effectivement l’homosexualité chez les animaux existe, est assez commune, fréquente parfois et que ces comportements traversent vraiment toutes les classes qu’on peut imaginer dans le règne animal. Quelque temps plus tard, l’idée a mûri de faire un livre sur ce sujet parce qu’en français, un ouvrage consacré uniquement à ce sujet-là n’existait pas. Certains scientifiques en parlent dans des livres sur la sexualité, comme Thierry Lodé par exemple (je vous recommande ses livres), mais aucun ouvrage n’y était exclusivement dévolu. Même en anglais, il y a quelques livres scientifiques très intéressants mais pas de vulgarisation. Il fallait donc que quelqu’un s’y colle et mon livre a vu le jour : Animaux homos, histoire naturelle de l’homosexualité, aux éditions Albin Michel. L’homosexualité animale a été observée chez environ 1 500 espèces et a été scientifiquement étudiée chez 500 espèces. Un auteur canadien, Bruce Bagemihl, qui a écrit une bible sur le sujet, en anglais, recense la majorité de ces études. Cinq cents espèces, cela paraît beaucoup, mais quand on y réfléchit, ce n’est vraiment pratiquement rien ; d’ailleurs, je n’ai jamais compté combien il y a eu d’études sur la sexualité en général dans le monde animal, mais ça doit être des dizaines de milliers, peut-être des centaines de milliers d’articles. Mais 500 espèces, et donc quelques centaines d’articles, c’est vraiment très peu, et je me suis rendue compte en creusant le sujet que l’homosexualité était, non seulement un tabou dans la société, mais également chez les scientifiques.

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Accouplement de deux lions mâles dans un zoo. Si on a si peu d’études sur ce sujet, c’est que bien souvent, c’est quelque chose qu’on ne veut pas voir. Les scientifiques sont pétris des préjugés de leur époque, aussi bien que tout un chacun dans la société. Ils observent des comportements homosexuels mais ils choisissent de ne pas les étudier. Parce que d’abord ils disent : « Oh, mais non, ça c’est juste une anomalie, une bizarrerie », alors que d’habitude dans la nature, quand on observe quelque chose qui sort de l’ordinaire, justement, les scientifiques sautent dessus, creusent, essaient de comprendre pourquoi, comment, etc.

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Avec l’homosexualité, cela a été le contraire, ou alors quand c’était étudié, on nommait cela : «  Comportement anormal, aberrant, perversion, abaissement du niveau moral chez les Lépidoptères » – Les lépidoptères ce sont les papillons. Il y a énormément de discours de ce genre, même aujourd’hui, et c’est vraiment un domaine d’étude très peu exploré, où il y a plein de choses à découvrir.

LE KAMA-SUTRA DES ANIMAUX Je vous disais que l’homosexualité existe chez toutes les classes d’animaux qu’on connaît, chez les insectes, les poissons, les reptiles, les oiseaux, les mammifères. Comment cela se manifeste-t-il ? Qu’est-ce que c’est l’homosexualité, chez l’animal ? C’est vraiment un domaine comportemental d’une infinie variété. On va observer des caresses, par exemple chez les bonobos dont on parle souvent pour la sexualité et l’homosexualité. On a observé chez des femelles, donc des primates, des baisers sur la bouche, avec la langue, des caresses toutes simples, ou des accouplements entre mâles, entre femelles. Il y a une sorte de Kama-sutra différent en fonction des espèces, parce que les corps des animaux sont différents. Par exemple, chez les dauphins, il y a pléthore de caresses, de positions différentes, parce qu’il peut y avoir des pénétrations dans l’évent par exemple — c’est le trou qui leur sert à respirer. Les mâles ont aussi une fente où est rangé le pénis, dans laquelle il peut y avoir une pénétration, mais aussi dans l’anus. Il y a des fellations, des cunnilingus. On observe aussi des couples, qui ne vont pas durer longtemps, par exemple chez les bonobos ; c’est un peu tout le monde avec tout le monde, donc il n’y a pas forcément de couples qui durent. Certains, au contraire, ont une grande longévité. Chez le grand dauphin, qui est une espèce hypersexuelle comme le bonobo, mais davantage encore, les couples de mâles notamment durent toute la vie. Il y a aussi de la parentalité homosexuelle. On va souvent entendre : « Ah, mais si on était tous homosexuels, l’espèce humaine disparaîtrait parce qu’il n’y aurait pas de reproduction. ». C’est une

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Les vaches montent fréquemment leurs congénères du même sexe. idée totalement étriquée, puisque souvent, l’homosexualité chez les animaux n’est pas forcément une homosexualité stricte, il y a beaucoup de bisexualité, même si l’homosexualité stricte existe aussi. Être dans un couple d’animaux homosexuel n’empêche pas les individus d’aller s’accoupler avec un individu du sexe opposé pour avoir des petits. Des adoptions ont aussi cours dans la nature, on en parle très peu, mais ce sont des comportements qui existent.

ARISTOTE ET LES CAILLES « LICENCIEUSES » On va remonter un petit peu dans le temps, pour parler de la façon dont certains scientifiques se sont posés des questions sur ce sujet. Parce qu’il y a quand même des scientifiques qui se posent des questions qui sortent du cadre, et c’est souvent grâce à eux que la science avance. Charles Darwin est un bon exemple de personne qui a dépassé les préjugés de son époque pour faire des découvertes fondamentales. L’homosexualité animale a toujours été connue. Dans l’Antiquité, on en parlait déjà. Aristote en parle dans ses livres, notamment Histoire des animaux, dans lequel il évoque : « La lascivité des

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cailles et les comportements licencieux des perdrix ». Il note que les mâles ont des rapports sexuels avec les mâles, les femelles avec les femelles. On en parle tout au long de l’histoire dans des livres plus ou moins scientifiques évidemment puisque la véritable science n’arrive que plus tard. Buffon en parle aussi, mais le traite comme quelque chose d’anecdotique, de bizarre : « Ah ! la Nature a fait quelque chose de pas naturel ». En plus, souvent, les scientifiques tournent autour du pot. Ils ne veulent pas parler de rapports homosexuels chez les animaux. Certains vont évoquer un comportement agressif par exemple, alors qu’en réalité, il y a eu accouplement, et on ne peut pas parler d’une agression. Ils essaient souvent de contourner le sujet, et refusent le caractère normal de ces comportements.

LE MYSTÈRE DES HANNETONS PÉDÉRASTES Je vais vous raconter l’histoire d’Henri Gadeau de Kerville, qui avait une façon de penser un petit peu différente des autres. Il était entomologiste, mais aussi archéologue, spéléologue, zoologiste. Comme souvent à l’époque, les scientifiques travaillaient sur de nombreux sujets différents. Gadeau de Kerville a travaillé sur « le mystère des hannetons pédérastes ». Il discute avec un autre entomologiste, Paul Noël, qui travaille sur les hannetons — à l’époque, c’était une plaie pour les agriculteurs. Paul Noël, lui dit : « On m’a amené un lot gigantesque de hannetons », il les a gardés en captivité pendant un certain temps pour les étudier. « Des mâles s’accouplaient avec des mâles, j’en ai vu un certain nombre. » Henri écoute son collègue puis Paul lui dit : « Ce qui est vraiment le plus étonnant, c’est qu’ils avaient des femelles à disposition, donc pourquoi est-ce qu’ils allaient s’accoupler avec des mâles ? ». À l’époque, une idée répandue était que l’homosexualité était un second choix. Les hommes faisaient l’amour avec les hommes en prison, par exemple, parce qu’ils n’avaient pas de femmes à disposition. Cette conception était très présente dans l’esprit des scientifiques et des médecins, notamment. Quand on observait

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cela dans la nature, on se disait : « C’est parce qu’il n’y avait pas de femelles à ce moment-là, les pauvres, ils avaient besoin de faire leur petite affaire et se sont jetés sur un mâle. » Gadeau de Kerville s’est emparé du sujet et s’est demandé : « Est-ce qu’il y aurait une pédérastie par choix chez les hannetons, et non seulement par nécessité ? » Il a écrit un article, Perversion sexuelle chez les coléoptères mâles, qu’il a présenté devant la Société entomologiste de France, en essayant de démontrer qu’il y aurait peut-être une pédérastie par goût, donc un choix, et pourquoi pas un comportement normal et naturel, car c’est la question que posait Gadeau de Kerville. Évidemment, cela a provoqué un tollé parmi les messieurs bien mis et bien-pensants de cette assistance — puisqu’évidemment il n’y avait que des messieurs à l’époque — et il a été rudement reçu. Je vais vous proposer une hypothèse d’explication de l’utilité pour le hanneton de pratiquer l’homosexualité, mais ce n’est vraiment qu’une hypothèse. Un scientifique, en réponse à Gadeau de Kerville, a fait des expériences mais pas de statistiques sur les données recueillies. Dans le livre, avec un doctorant en éthologie, nous avons fait ces calculs et les résultats donnent un indice sur l’hypothèse que je vais vous présenter aujourd’hui. Après un accouplement hétérosexuel chez le hanneton, le mâle reste accroché à sa partenaire et entre dans une sorte de torpeur. Pendant un certain temps, elle le traîne à sa suite puis il finit par se détacher. Ce comportement est le résultat d’un phénomène bien connu en biologie, qu’on appelle la compétition spermatique. La femelle se retrouve bloquée avec le mâle à l’intérieur et il n’y a plus aucun autre mâle qui peut venir s’accoupler avec elle. C’est un comportement pratique pour ce mâle-là, parce qu’il n’y a que son sperme qui donnera des petits, normalement. En tout cas, il donne une meilleure chance à son sperme. Les observations qu’avait faites cet autre scientifique tendaient à montrer que souvent, le mâle qui monte sur un autre s’était déjà accouplé au préalable avec une femelle, tandis que celui qui était monté ne s’était pas encore accouplé avec une femelle. On pourrait donc penser que pour celui qui monte, s’accoupler avec un mâle qui

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LES TOUTES DERNIÈRES DÉCOUVERTES SCIENTIFIQUES QUI BOULEVERSENT NOTRE REGARD SUR L’ANIMAL Dans notre société devenue hors-sol, une nouvelle vision se dégage, positive, étonnante, déstabilisante, drôle parfois, mais toujours enrichissante de l’animal qui finalement nous ressemble comme un frère. Ce livre rassemble les conférences données lors de l’Université d’été de l’animal (août 2018) et de la Journée mondiale des intelligences animales (février 2019) créées par Yolaine de La Bigne. Homosexualité des hannetons, calcul mental des abeilles, stations de toilettages des poissons, art de la cavale chez les poulpes… Plongée dans un monde mal connu et merveilleux.

AU SOMMAIRE - Les mille facettes de l’intelligence animale (Georges Chapouthier) - Les dessous de l’intelligence animale (Eric Baratay) - Crânes de piafs et autres têtes de linottes… et si les oiseaux avaient de l’intelligence à revendre ? (Agatha Liévin-Bazin) - Biomimétisme, quand la biodiversité du vivant nous inspire (Kalina Raskin) - L’intelligence des pieuvres et de ses cousins (Ludovic Dickel) - La fourmi, simple robot biologique ou animal doté d’une intelligence collective ? (Raphaël Gamand) - Qui sont les poissons ? (Sébastien Moro) -C e que nous apprennent les peuples autochtones sur l’intelligence animale à travers leur relation avec la nature (Julie Garnier) - Les animaux homos (Fleur Daugey) - Et si tu étais une abeille ? (Didier van Cauwelaert)

ISBN : 978-2-37922-065-4

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