Extrait Les formes de la nature

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de la Nature Les formes

CE QUE LA GÉOMÉTRIE DU VIVANT NOUS RÉVÈLE

DAVID MAITLAND

Vrille

Passiflore ( Passiflora pittieri ) et ponte de papillon de la passiflore ( Heliconius sp.)

Cette passiflore grimpante, Passiflora pittieri, déploie une vrille dans le vide à la recherche d’un point d’ancrage, et un papillon, Heliconius sp., a déposé un œuf à sa pointe.

Pourquoi la vrille s’enroule-t-elle en une parfaite hélice dextre ? Et pourquoi le papillon a-t-il pondu un unique œuf juste sur la pointe de la vrille en cours de croissance ?

Les passiflores doivent grimper sur des structures verticales pour atteindre la lumière. Les jeunes vrilles sont d’abord droites ; pour explorer l’espace environnant, leur extrémité balaye d’un côté à l’autre en arcs toujours plus larges : c’est la circumnutation. À mesure que la vrille s’allonge en quête de contact, la croissance asymétrique des cellules et leur rigidité produisent un enroulement, comme on le voit ici. En cas de contact, la pointe s’enroule autour du point d’ancrage et l’hélice se resserre comme un ressort, rapprochant la plante du support. L’hélice peut être dextre ou sénestre, mais dans tous les cas, elle parviendra au même point.

Les papillons Heliconius et les passiflores sont intimement liés : la passiflore produit des glycosides cyanogènes toxiques pour repousser les herbivores, mais la chenille Heliconius est immune à la toxine, qu’elle accumule pour se protéger des prédateurs. Cette stratégie fonctionne si bien que d’autres papillons non toxiques imitent les couleurs d’avertissement d’Heliconius : c’est le mimétisme müllérien.

La passiflore a d’autres défenses pour décourager les Heliconius de déposer leurs œufs, à commencer par les poils (trichomes) crochus et mortels de ses feuilles. Elle a aussi des protubérances imitant les œufs du papillon, ce qui est dissuasif pour les adultes, qui pondent leurs œufs suffisamment espacés pour que leurs chenilles cannibales ne s’entredévorent pas. D’autres organes, des nectaires floraux surnuméraires, produisent une solution sucrée destinée à attirer des fourmis prédatrices, qui protègent la plante des insectes en patrouillant en quête d’œufs, de larves et autres proies. Malgré cela, on a constaté que les fourmis prélèvent moins de proies à la pointe des vrilles.

Roseau

Roseau commun ( Phragmites australis)

La section transversale d’une tige de roseau commun (Phragmites australis) révèle la disposition étonnante des feuilles, qui s’enroulent les unes autour des autres en spires dessinant une spirale d’Archimède presque parfaite.

Mais observez bien et suivez chaque feuille du regard (il y en a quatre). La première s’enroule vers la gauche, la seconde vers la droite, et ainsi de suite. La disposition alterne des feuilles est une forme de phyllotaxie spirale qui préserve la symétrie générale de la tige.

La plante tire le meilleur parti de l’espace enclos dans la forme circulaire de la tige. La disposition spirale des feuilles leur permet de s’élargir en glissant les unes sur les autres, de se séparer et de se dérouler. À mesure que la tige croît en hauteur, les feuilles se déroulent une à une selon un mouvement spiral qui suit la forme hélicoïdale de la tige.

J’ai récolté une jeune pousse de roseau au début de la saison végétative et j’en ai coupé une mince tranche que j’ai placée sous mon microscope. Je l’ai éclairée avec une lumière ultraviolette pour provoquer une autofluorescence en diverses couleurs : les tissus contenant de la chlorophylle brillent en rouge, la lignine et la cellulose en bleu.

Les petits « visages » bleus sont les faisceaux vasculaires, xylème et phloème. Voyez comme l’espacement entre les faisceaux est constant d’une feuille à l’autre (la largeur des feuilles et le diamètre de la tige augmentent simultanément), les faisant paraître alignés comme les rayons d’une roue de bicyclette.

La tige cylindrique des roseaux est haute, mince et facile à courber. Cette stratégie autorise une croissance rapide, mais un roseau isolé serait rapidement ployé par le vent et la pluie et se renverserait. Les roseaux se protègent en vivant en massifs denses qui, dans le Norfolk, en Angleterre, peuvent couvrir des kilomètres carrés.

Bonnes vibrations

Moustique commun (Culex pipiens)

Si vous êtes comme moi, la présence de moustiques ne vous ravit pas. Ils piquent, ils sucent le sang et la démangeaison autour de la piqûre est insupportable.

Mais tous les moustiques adultes ne sucent pas le sang. Les mâles ne se nourrissent que de nectar des fleurs et meurent au bout de quatre jours si on les en prive. Ce sont les femelles qui sucent le sang, complété par du nectar, qui leur procure des glucides énergétiques et des nutriments essentiels, notamment certains acides aminés nécessaires pour produire des œufs. Curieusement, le lactose est toxique pour les moustiques, qui évitent les nectars qui en contiennent, comme celui des polémoines.

Le Culex pipiens de la photo est un mâle, équipé de la paire d’antennes plumeuses peut-être la plus impressionnante du règne animal. Chez la plupart des insectes à antennes plumeuses, comme le bombyx du mûrier mâle, elles servent à capter les molécules de phéromone (odeur) diffusées par les femelles. On pourrait donc penser que les antennes du moustique mâle ont la même fonction. Après tout, elles possèdent toutes les caractéristiques attendues d’un organe destiné à « filtrer » les petites particules dans un fluide en mouvement : une structure filamenteuse finement ramifiée à très grande surface de contact. (Une structure similaire permet à la bernacle de la page 128 de filtrer les particules dans l’eau de mer).

Ce n’est pas le cas. Les antennes du moustique mâle sont conçues pour entendre les vibrations des ailes de la femelle : elles captent les ondes sonores et non les molécules odorantes. Elles sont ajustées pour résonner précisément à la fréquence du son produit par les battements d’ailes de la femelle. À nos oreilles, le « zzzziiii » aigu caractéristique annonce une nuit sans sommeil, mais pour le mâle, c’est un délice ! Vibrant entre 445 et 475 hertz (Hz), c’est une note musicale presque parfaite – un La, pour être précis.

Flottant dans le vent

Antenne de Hanneton commun ( Melolontha melolontha)

Le hanneton commun (Melolontha melolontha) est malaimé des jardiniers, car les adultes mangent non seulement les feuilles de nombreuses plantes, mais aussi les pétales des fleurs – et ils raffolent des roses. De plus, leurs larves ou « vers blancs », qui peuvent séjourner jusqu’à trois ans sous terre, dévorent les racines des graminées, créant parfois d’affreuses taches mortes dans les pelouses soignées.

En vol, les ailes des hannetons produisent un vrombissement profond à basse fréquence. À voir leur vol gauche, on croirait qu’ils apprennent à voler pour la première fois, s’envolant avec difficulté et se cognant dans les obstacles. Leur corpulence ne les aide pas : ils sont relativement grands et lourds avec leurs 25 mm de long environ.

Les antennes du mâle sont des structures curieuses mais belles, qui ressemblent à une paire de mains posée au sommet de la tête de l’animal. Chaque antenne possède sept « doigts » plats, les lamelles, qui augmentent fortement la surface de contact. Chaque lamelle est entièrement couverte d’organes sensoriels, les sensilles, qu’on voit sur la photographie à l’état de disques en forme de beignet avec un bouton central.

À la recherche de partenaires sexuels, les hannetons mâles s’aident de leurs antennes, qui sont d’excellents senseurs chimiques. Les lamelles peuvent être écartées non par l’action de muscles, mais en pompant de l’hémolymphe (du sang) à l’intérieur de l’antenne, comme des vérins hydrauliques. L’air peut ainsi circuler entre les lamelles, apportant éventuellement les molécules chimiques escomptées qui les guideront vers les femelles.

Les femelles mâchent les feuilles des arbres, provoquant la libération par ces dernières de composés volatiles en réaction à l’agression, notamment des alcools, des aldéhydes et des acétates. Les mâles remontent l’odeur d’alcool flottant dans le vent. De loin, ils ne savent pas forcément que ces composés sont libérés par les femelles, mais, en se rapprochant, ils se mettent à suivre les phéromones sexuelles libérées par ces dernières.

L’œil invisible

Rainette aux yeux rouges ( Agalychnis callidryas)

Les rainettes sont des maîtresses du camouflage. Pendant leur sommeil diurne, leur peau verte prend exactement la même nuance que la feuille sur laquelle elles se reposent. Il s’agit d’un camouflage cryptique. Mais la rainette à yeux rouges a un problème : comment peut-elle cacher les spectaculaires iris rouge vif de ses yeux ?

Pour commencer, la rainette endormie rétracte ses yeux à l’intérieur du crâne. Ce n’est pas aussi étrange qu’il y paraît, car les grenouilles, les crapauds et les salamandres s’aident de leurs yeux pour avaler leurs proies : la cavité buccale est réduite par la rétraction des yeux, poussant la proie dans la gorge. La rétraction des yeux aplatit la silhouette de la rainette, simplifiant sa forme et éliminant les bosses caractéristiques qui attireraient à coup sûr un éventuel prédateur.

Le camouflage de la rainette est complété par sa paupière inférieure d’une beauté incroyable, dont le quart supérieur reste transparent à l’intérieur d’un filigrane tacheté d’or qui dissimule l’iris rouge (ici, le rouge n’est visible que grâce au positionnement donné à la lumière artificielle). Ainsi, la rainette surveille même en dormant. Mais comment voit-elle à travers sa fenêtre grillagée ? Et si la paupière est transparente, qu’est-ce qui masque l’iris rouge ?

La réponse réside dans la géométrie optique et dans le comportement de la lumière. Imaginez-vous en plein jour derrière une fenêtre occultée par un voilage : vous (la rainette) pouvez voir dehors, mais les passants (les prédateurs) ne peuvent pas voir à l’intérieur. L’intensité de la lumière reflétée par l’œil de la rainette, augmentée par la réflectivité du filigrane, noie la petite quantité de lumière réfléchie par l’iris, dont les trois quarts sont cachés par la partie opaque de la paupière. Grâce à son propre voilage, la rainette peut voir ses prédateurs, mais eux ne peuvent pas la voir.

Mortel

Strychnine de vomiquier ( Strychnos nux-vomica)

Au premier regard, l’arbre tropical qu’est le vomiquier, Strychnos nux-vomica, ressemble beaucoup aux autres arbres tropicaux qui l’environnent dans les forêts côtières sèches du sud de l’Inde. Mais l’apparence est trompeuse, car cet arbre se protège avec un des poisons végétaux les plus mortels qui soient : la strychnine. Évoquant un patchwork de feuilles psychédéliques, ces cristaux de strychnine ont été photographiés en lumière polarisée, illustrant que les différentes orientations des cristaux produisent des couleurs différentes. Mort et beauté combinées dans une même image.

La strychnine est un alcaloïde complexe présent dans tous les organes de l’arbre et servant à dissuader les prédateurs. Elle est particulièrement concentrée dans les baies orange de l’arbre, de la taille d’une balle de golf, qui renferment d’une à cinq graines discoïdes, les noix vomiques, source de strychnine pharmaceutique. La structure chimique de la strychnine a été déchiffrée par Robert Robinson et Robert Woodward, ce qui leur a valu le prix Nobel en 1947 pour le premier et en 1965 pour le second.

Quel est le niveau de toxicité de la strychnine ? Extrême ! Il suffit de 0,03 mg (30 µg) pour tuer un adulte, et il n’existe pas d’antidote. Cette neurotoxine provoque une mort extrêmement pénible et dramatique, ce qui en a fait une arme de prédilection dans les enquêtes criminelles d’un Sherlock Holmes ou d’un Hercule Poirot. Mais elle ne tue pas que les humains, elle est également mortelle pour de nombreux animaux et elle a été employée à partir du XIXe siècle pour tuer les rats (notamment à bord des navires), les souris, les chats et les chiens, un usage aujourd’hui proscrit.

Nous avons appris que les fruits sont faits pour attirer les animaux : lorsqu’un animal les mange, cela bénéficie à la plante, car l’animal disperse les graines dans de nouveaux habitats. Mais comment le vomiquier profite-t-il de ce mécanisme si ses très grosses baies (4 cm) sont si mortelles ? Il s’avère que certains animaux sont insensibles à la strychnine. Dans le sud de l’Inde, le renard-volant d’Inde (Pteropus giganteus) et le macaque à bonnet (Macaca radiata) sont les seuls responsables de la dispersion des fruits et des graines du vomiquier.

Que se cache-t-il derrière les prodigieuses formes du monde vivant ? Spirales des escargots, hexagones des yeux de papillon, coquilles translucides des diatomées ou voiles de dentelle des champignons doivent leurs formes, leurs motifs, leur taille et leurs couleurs à des phénomènes physiques et à des lois géométriques. L’auteur, photographe et scientifique de renom, a exploré le monde des animaux, celui des plantes et celui, microscopique, des protistes et des bactéries. Utilisant les ressources de la microscopie et de nouvelles techniques d’éclairage pour révéler, entre formes et fonctions, les origines biologiques du vivant, il a rapporté des images saisissantes de ses expéditions naturalistes. Dans un langage accessible, il nous raconte comment les contraintes physiques et évolutives déterminent la structure des êtres vivants. Un fabuleux voyage visuel qui dévoile l’ordre caché de la nature.

DAVID MAITLAND est un photographe naturaliste et scientifique de renommée internationale. Docteur en zoologie, membre de la Société royale de photographie, il a consacré ses recherches universitaires à la forme et à la fonction des êtres vivants, associant l’art et la science. Ses compétences en macro- et en microscopie spécialisées ont été mises à profit, notamment pour des séries documentaires de la BBC. Il a été récompensé par de nombreux prix internationaux de photographie, dont le Nikon Small World et le Wildlife Photographer of the Year. Il a remporté le prix international Images for Science, ainsi que la médaille d’or 2015 de la Société royale de photographie. Il vit à Saint Andrews, en Écosse.

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